Voyage en Orient (Lamartine)/Les Ruines de Balbek

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Chez l’auteur (Œuvres complètes, tome 7p. 159-181).


LES RUINES DE BALBEK




En quittant Zaklé, jolie ville chrétienne au pied du Liban, aux bords de la plaine, en face de l’Anti-Liban, on suit d’abord les racines du Liban, en remontant vers le nord ; on passe auprès d’un édifice ruiné, sur les débris duquel les Turcs ont élevé une maison de derviche et une mosquée d’un effet grandiose et pittoresque. — C’est, disent les traditions arabes, le tombeau de Noé, dont l’arche toucha le sommet du Sanium, et qui habita la belle vallée de Balbek, où il mourut et fut enseveli. Quelques restes d’arches et de structures antiques, des temps grecs ou romains, confirment ici les traditions. On voit, du moins, que de tout temps ce lieu a été consacré par quelque grand souvenir ; la pierre est là, témoin de l’histoire. Nous passâmes, non sans reporter notre esprit à ces jours antiques où les enfants du patriarche, ces nouveaux hommes nés d’un seul homme, habitaient ces séjours primitifs, et fondaient des civilisations et des édifices qui sont restés des problèmes pour nous.

Nous employâmes sept heures à traverser obliquement la plaine qui conduit à Balbek. Au passage du fleuve qui partage la plaine, nos escortes arabes voulurent nous forcer à prendre à droite, et à coucher dans un village turc, à trois lieues de Balbek. Mon drogman ne put se faire obéir, et je fus forcé de pousser mon cheval au galop de l’autre côté du fleuve, pour forcer les deux chefs de la caravane à nous suivre. Je m’avançai sur eux la cravache à la main ; ils tombèrent de cheval à la seule menace, et nous accompagnèrent en murmurant.

En approchant de l’Anti-Liban, la plaine s’élève, devient plus sèche et plus rocailleuse. — Anémones et perce-neige, aussi nombreuses que les cailloux sous nos pieds. Nous commençons à apercevoir une masse immense qui se détachait en noir sur les flancs blanchâtres de l’Anti-Liban. C’était Balbek ; mais nous ne distinguions rien encore. — Enfin, nous arrivâmes à la première ruine. C’est un petit temple octogone, porté sur des colonnes de granit rouge égyptien, colonnes évidemment coupées dans les colonnes plus élevées, dont les unes ont une volute au chapiteau, les autres aucune trace de volute, et qui furent, selon moi, transportées, coupées et dressées là dans des temps très-modernes, pour porter la calotte d’une mosquée turque ou le toit d’un santon : ce doit être du temps de Fakar-el-Din. — Les matériaux sont beaux ; il y a encore, dans ce travail de la corniche et de la voûte, la trace de quelques sentiments de l’art ; mais ces matériaux sont évidemment des fragments de ruines, rajustés par une main plus faible et par un goût déjà corrompu. Ce temple est à un quart d’heure de marche de Balbek.

Impatients de voir ce que l’antiquité la plus reculée nous a laissé de beau, de grand, de mystérieux, nous pressions le pas de nos chevaux fatigués, dont les pieds commençaient à heurter çà et là les blocs de marbre, les tronçons de colonnes, les chapiteaux renversés ; toutes les murailles d’enceinte des champs qui avoisinent Balbek sont construites de ces débris : nos antiquaires trouveraient une énigme à chaque pierre. Quelque culture commençait à reparaître, et de larges noyers, les premiers que j’eusse revus en Syrie, s’élevaient entre Balbek et nous, et poussaient jusque entre les ruines des temples, que leurs rameaux nous cachaient encore. Ils parurent enfin : ce n’est pas, à proprement parler, un temple, un édifice, une ruine ; c’est une colline d’architecture qui sort tout à coup de la plaine, à quelque distance des collines véritables de l’Anti-Liban. On se traîne parmi les décombres, dans le village arabe ruiné qu’on appelle Balbek. Nous longeâmes un des côtés de cette colline de ruines, sur laquelle une forêt de gracieuses colonnes s’élevait, dorée par le soleil couchant, et jetait à l’œil les teintes jaunes et mates du marbre du Parthénon ou du travertin du Colisée à Rome. Parmi ces colonnes, quelques-unes, en file élégante et prolongée, portent encore leurs chapiteaux intacts, leurs corniches richement sculptées, et bordent les murs de marbre qui servent à enclore les sanctuaires ; quelques autres sont couchées entières contre ces murs qui les soutiennent, comme un arbre dont la racine a manqué, mais dont le tronc est encore sain et vigoureux ; d’autres, en plus grand nombre, sont répandues çà et là, en immenses morceaux de marbre ou de pierre, sur les pentes de la colline, dans les fossés profonds qui l’entourent, et jusque dans le lit de la rivière qui coule à ses pieds. Au sommet du plateau de la montagne de pierre, six colonnes d’une taille plus gigantesque s’élèvent isolées, non loin d’un temple inférieur, et portent encore leurs corniches colossales. Nous verrons plus tard ce qu’elles témoignent, dans cet isolement des autres édifices. En continuant à longer le pied des monuments, les colonnes et l’architecture finissent, et vous ne voyez plus que des murs gigantesques, bâtis de pierres énormes, et presque toutes portant les traces de la sculpture ; débris d’une autre époque, dont on s’est servi à l’époque reculée où l’on a élevé les temples à présent ruinés.

Nous n’allâmes pas plus loin ce jour-là ; le chemin s’écartait des ruines, et nous conduisait, parmi des ruines encore et sur des voûtes retentissantes du pas de nos chevaux, vers une maisonnette construite parmi les décombres : c’était le palais de l’évêque de Balbek, qui, revêtu de sa pelisse violette, et entouré de quelques paysans arabes, vint au-devant de nous et nous conduisit à son humble porte. La moindre chaumière de paysan de Bourgogne ou d’Auvergne a plus de luxe et d’élégance que le palais de l’évêque de Balbek : une masure sans fenêtres ni porte, mal jointe, et dont le toit, écroulé en partie, laisse ruisseler la pluie sur un pavé de boue, voilà l’édifice. Au fond de la cour cependant, un mur propre et neuf, construit de blocs de travertin ; une porte et une fenêtre en ogive, d’architecture moresque, et dont les ogives étaient formées de pierres admirablement sculptées, attiraient mon œil : c’était l’église de Balbek, la cathédrale de cette ville, où d’autres dieux eurent de splendides asiles ; c’est la chapelle où le peu de chrétiens arabes qui vivent sur ces débris de tant de cultes viennent adorer, sous une forme plus pure, cette même Divinité dont la pensée a travaillé les hommes de tous les siècles, et leur a fait remuer tant de pierres et tant d’idées.

Nous déposâmes nos manteaux sous ce toit hospitalier ; nous attachâmes nos chevaux au piquet, sur la vaste pelouse qui s’étend entre la maison du prêtre et les ruines ; nous allumâmes un feu de broussailles pour sécher nos habits mouillés par la pluie du jour ; et nous soupâmes dans la petite cour de l’évêque, sur une table formée de quelques pierres des temples, pendant que, dans la chapelle voisine, les litanies de la prière du soir retentissaient en un chant plaintif, et que la voix grave et sonore de l’évêque murmurait les pieuses oraisons à son troupeau : ce troupeau se composait de quelques bergers arabes et de quelques femmes. Quand ces paysans du désert sortirent de l’église et s’arrêtèrent autour de nous pour nous contempler, nous ne vîmes que des visages amis, des regards bienveillants ; nous n’entendîmes que des paroles obligeantes et affectueuses, ces touchants saluts, ces vœux prolongés et naïfs des peuples primitifs, qui n’ont pas fait encore une vaine formule du salut de l’homme à l’homme, mais qui ont concentré dans un petit nombre de paroles applicables aux diverses rencontres du matin, du midi ou du soir, tout ce que l’hospitalité peut souhaiter de plus touchant et de plus efficace à ses hôtes, tout ce qu’un voyageur peut souhaiter au voyageur pour le jour, la nuit, la route, le retour. Nous étions chrétiens ; — c’était assez pour eux : les religions communes sont la plus puissante sympathie des peuples ; — une idée commune entre les hommes est plus qu’une patrie commune ; et les chrétiens de l’Orient, noyés dans le mahométisme qui les entoure, qui les menace, qui les persécuta souvent, voient toujours dans les chrétiens de l’Occident des protecteurs actuels et des libérateurs futurs ! Il est temps, selon moi, de reporter la civilisation moderne aux lieux d’où la civilisation antique est sortie. Rien n’est plus facile que de rouvrir à ces fécondes races du Liban des sources intarissables de population, d’industrie, de prospérité ; et pour accomplir cette transformation il ne faut que leur garantir la sécurité et la propriété.

La population turque est saine, bonne et morale ; sa religion n’est ni aussi superstitieuse ni aussi exclusive qu’on nous la peint ; mais sa résignation passive, mais l’abus de sa foi dans le règne sensible de la Providence tue les facultés de l’homme en remettant tout à Dieu. Dieu n’agit pas pour l’homme, chargé d’agir dans sa propre cause ; il est spectateur et juge de l’action humaine : le mahométisme a pris le rôle divin ; il s’est constitué spectateur inactif de l’action divine ; il croise les bras à l’homme, et l’homme périt volontairement dans cette inaction. À cela près, il faut rendre justice au culte de Mahomet : ce n’est qu’un culte très-philosophique, qui n’a imposé que deux grands devoirs à l’homme : la prière et la charité. — Ces deux grandes idées sont en effet les deux plus hautes vérités de toute religion. Le mahométisme peut entrer, sans effort et sans peine, dans un système de liberté religieuse et civile, et former un des éléments d’une grande agglomération sociale en Asie ; il est moral, patient, résigné, charitable et tolérant de sa nature. Toutes ces qualités le rendent propre à une fusion nécessaire dans les pays qu’il occupe, et où il faut l’éclairer et non l’exterminer ; il a l’habitude de vivre en paix et en harmonie avec les cultes chrétiens, qu’il a laissés subsister et agir librement au sein même de ses villes les plus saintes, comme Damas et Jérusalem ; l’empire lui importe peu : pourvu qu’il ait la prière, la justice et la paix, cela lui suffit. On peut, dans la civilisation européenne, tout humaine, toute politique, tout ambitieuse, lui laisser aisément sa place à la mosquée, et sa place à l’ombre ou au soleil.

Alexandre a conquis l’Asie avec trente mille soldats grecs et macédoniens ; — Ibrahim a renversé l’empire turc avec trente ou quarante mille enfants égyptiens, sachant seulement charger une arme et marcher au pas. Un aventurier européen, avec cinq ou six mille soldats d’Europe, peut aisément renverser Ibrahim, et conquérir l’Asie, de Smyrne à Bassora et du Caire à Bagdhad, en marchant pas à pas ; en prenant les Maronites du Liban pour pivots de ses opérations ; en organisant derrière lui à mesure qu’il avancerait, et en faisant des chrétiens de l’Orient son moyen d’action, d’administration et de recrutement. Les Arabes du désert même seront à lui, le jour où il les pourra solder : ceux-là n’ont d’autre culte que l’argent, leur divinité sera toujours le sabre et l’or : avec ce vice, on peut les tenir assez de temps pour que leur soumission devienne ensuite inévitable ; ils y serviront eux-mêmes. Après cela, on repoussera leurs tentes plus loin dans le désert, qui est leur seule patrie ; on les attirera peu à peu à une civilisation plus douce, dont ils n’ont pas eu l’exemple autour d’eux.

Nous nous levâmes avec le soleil, dont les premiers rayons frappaient sur les temples de Balbek, et donnaient à ces mystérieuses ruines cet éclat d’éternelle jeunesse que la nature sait rendre à son gré, même à ce que le temps a détruit. Après un court déjeuner, nous allâmes toucher de la main ce que nous n’avions encore touché que de l’œil ; nous approchâmes lentement de la colline artificielle, pour bien embrasser du regard les différentes masses d’architecture qui la composent ; nous arrivâmes bientôt, par la partie du nord, sous l’ombre même des murailles gigantesques qui, de ce côté, enveloppent les ruines : — un beau ruisseau, répandu hors de son lit de granit, courait sous nos pieds, et formait, çà et là, de petits lacs d’eau courante et limpide qui murmurait et écumait autour des énormes pierres tombées du haut des murailles, et des sculptures ensevelies dans le lit du ruisseau. Nous passâmes le torrent de Balbek à l’aide de ces ponts que le temps y a jetés, et nous montâmes, par une brèche étroite et escarpée, jusqu’à la terrasse qui enveloppait ces murs : à chaque pas, à chaque pierre que nos mains touchaient, que nos regards mesuraient, notre admiration et notre étonnement nous arrachaient une exclamation de surprise et de merveille. Chacun des moellons de cette muraille d’enceinte avait au moins huit à dix pieds de longueur, sur cinq à six de largeur et autant de hauteur. Ces blocs, énormes pour la main de l’homme, reposent sans ciment l’un sur l’autre, et presque tous portent les traces de sculpture d’une époque indienne ou égyptienne. On voit, au premier coup d’œil, que ces pierres écroulées ou démolies ont servi primitivement à un tout autre usage qu’à former un mur de terrasse et d’enceinte, et qu’elles étaient les matériaux précieux des monuments primitifs, dont on s’est servi plus tard pour enceindre les monuments des temps grecs et romains. C’était un usage habituel, je crois même religieux, chez les anciens, lorsqu’un édifice sacré était renversé par la guerre ou par le temps, ou que les arts plus avancés voulaient le renouveler en le perfectionnant, de se servir des matériaux pour les constructions accessoires des monuments restaurés, afin de ne pas laisser profaner sans doute, à des usages vulgaires, les pierres qu’avait touchées l’ombre des dieux ; et aussi peut-être par respect pour les ancêtres, et afin que le travail humain des différentes époques ne fût pas enseveli sous la terre, mais portât encore le témoignage de la piété des hommes et des progrès successifs de l’art : il en est ainsi au Parthénon, où les murs de l’Acropolis, réédifiés par Périclès, contiennent les matériaux travaillés du temple de Minerve.

Beaucoup de voyageurs modernes ont été induits en erreur, faute de connaître ce pieux usage des anciens, et ont pris, pour des constructions barbares des Turcs ou des croisés, des édifices ainsi construits dès la plus haute antiquité.

Quelques-unes des pierres de la muraille avaient jusqu’à vingt et trente pieds de longueur, sur sept et huit pieds de hauteur.

Arrivés au sommet de la brèche, nos yeux ne savaient où se poser : c’était partout des portes de marbre, d’une hauteur et d’une largeur prodigieuses ; des fenêtres ou des niches bordées de sculptures les plus admirables, des cintres revêtus d’ornements exquis ; des morceaux de corniches, d’entablements ou de chapiteaux, épars comme la poussière sous nos pieds ; des voûtes à caissons sur nos têtes ; tout mystère, confusion, désordre, chef-d’œuvre de l’art, débris du temps, inexplicables merveilles autour de nous. À peine avions-nous jeté un coup d’œil d’admiration d’un côté, qu’une merveille nouvelle nous attirait de l’autre : chaque interprétation de la forme ou du sens religieux des monuments était détruite par une autre. Dans ce labyrinthe de conjectures, nous nous perdions inutilement : on ne peut reconstruire avec la pensée les édifices sacrés d’un temps ou d’un peuple dont on ne connaît à fond ni la religion ni les mœurs. Le temps emporte ses secrets avec lui, et laisse ses énigmes à la science humaine, pour la jouer et la tromper. Nous renonçâmes promptement à bâtir aucun système sur l’ensemble de ces ruines ; nous nous résignâmes à regarder et à admirer, sans comprendre autre chose que la puissance colossale du génie de l’homme et la force de l’idée religieuse, qui avaient pu remuer de telles masses et accomplir tant de chefs-d’œuvre.

Nous étions séparés encore de la seconde scène des ruines par des constructions intérieures qui nous dérobaient la vue des temples. Nous n’étions, selon toute apparence, que dans les logements des prêtres, ou sur le terrain de quelques chapelles particulières, consacrées à des usages inconnus. Nous franchîmes ces constructions monumentales, beaucoup plus riches que les murs d’enceinte, et la seconde scène des ruines fut sous nos yeux. Beaucoup plus large, beaucoup plus longue, beaucoup plus décorée encore que la première d’où nous sortions, elle offrait à nos regards une immense plate-forme en carré long, dont le niveau était souvent interrompu par des restes de pavés plus élevés, et qui semblaient avoir appartenu à des temples tout entiers détruits, ou à des temples sans toits, sur lesquels le soleil, adoré à Balbek, pouvait voir son autel. Tout autour de cette plate-forme règne une série de chapelles décorées de niches, admirablement sculptées ; de frises, de corniches, de caissons, du travail le plus achevé, mais du travail d’une époque déjà corrompue des arts : on y sent l’empreinte des goûts, surchargés d’ornements, des époques de décadence des Grecs et des Romains. Mais pour éprouver cette impression, il faut avoir déjà l’œil exercé par la contemplation des monuments purs d’Athènes ou de Rome : tout autre œil serait fasciné par la splendeur des formes et par le fini des ornements. Le seul vice ici, c’est trop de richesse : la pierre est écrasée sous son propre luxe, et les dentelles de marbre courent de toutes parts sur les murailles. Il existe, presque intactes encore, huit ou dix de ces chapelles qui semblent avoir existé toujours ainsi, ouvertes sur le carré long qu’elles entourent, et où les mystères des cultes de Baal étaient sans doute accomplis au grand jour. Je n’essayerai pas de décrire les mille objets d’étonnement et d’admiration que chacun de ces temples, que chacune de ces pierres offrent à l’œil du spectateur. Je ne suis ni sculpteur ni architecte ; j’ignore jusqu’au nom que la pierre affecte dans telle ou telle place, dans telle ou telle forme. Je parlerais mal une langue inconnue ; — mais cette langue universelle que le beau parle à l’œil même de l’ignorant, que le mystérieux et l’antique parlent à l’esprit et à l’âme du philosophe, je l’entends ; et je ne l’entendis jamais aussi fortement que dans ce chaos de marbres, de formes, de mystères qui encombrent cette merveilleuse cour.

Et cependant ce n’était rien encore auprès de ce que nous allions découvrir tout à l’heure. — En multipliant par la pensée les restes des temples de Jupiter Stator à Rome, du Colisée, du Parthénon, on pourrait se représenter cette scène architecturale ; il n’y avait encore de prodiges que la prodigieuse agglomération de tant de monuments, de tant de richesses et de tant de travail dans une seule enceinte et sous un seul regard, au milieu du désert, et sur les ruines d’une cité presque inconnue.

Nous nous arrachâmes lentement à ce spectacle, et nous marchâmes vers le midi, où la tête de six colonnes gigantesques s’élevait comme un phare au-dessus de cet horizon de débris : pour y parvenir, nous fûmes obligés de franchir encore des murs d’enceintes extérieures, de hauts parvis, des piédestaux et des fondations d’autels qui obstruaient partout l’espace entre ces colonnes et nous : nous arrivâmes enfin à leur pied. Le silence est le seul langage de l’homme, quand ce qu’il éprouve dépasse la mesure ordinaire de ses impressions. Nous restâmes muets à contempler ces six colonnes, et à mesurer de l’œil leur diamètre, leur élévation, et l’admirable sculpture de leurs architraves et de leurs corniches : elles ont sept pieds de diamètre et plus de soixante-dix pieds de hauteur ; elles sont composées de deux ou trois blocs seulement, si parfaitement joints ensemble qu’on peut à peine discerner les lignes de jonction ; leur matière est une pierre d’un jaune légèrement doré, qui tient le milieu entre l’éclat du marbre et le mat du travertin. Le soleil les frappait alors d’un seul côté, et nous nous assîmes un moment à leur ombre ; de grands oiseaux, semblables à des aigles, volaient, effrayés du bruit de nos pas, au-dessus de leurs chapiteaux où ils ont leurs nids, et, revenant se poser sur les acanthes des corniches, les frappaient du bec et remuaient leurs ailes, comme des ornements animés de ces restes merveilleux : ces colonnes, que quelques voyageurs ont prises pour les restes d’une avenue de cent quatre pieds de long et de cinquante-six pieds de large, conduisant autrefois à un temple, me paraissent évidemment avoir été la décoration extérieure du même temple. En examinant d’un œil attentif le temple plus petit qui existe dans son entier tout auprès, on reconnaît qu’il a été construit sur le même dessin. Ce qui me paraît probable, c’est qu’après la ruine du premier par un tremblement de terre, on construisit le second sur le même modèle ; qu’on employa même à sa construction une partie des matériaux conservés du premier temple ; qu’on en diminua seulement les proportions, trop gigantesques pour une époque décroissante ; qu’on changea les colonnes brisées par leur chute ; qu’on laissa subsister celles que le temps avait épargnées, comme un souvenir sacré de l’ancien monument : s’il en était autrement, il resterait d’autres débris de grandes colonnes autour des six qui subsistent. Tout indique, au contraire, que l’aire qui les environne était vide et déblayée de débris dès les temps les plus reculés, et qu’un riche parvis servait encore aux cérémonies d’un culte autour d’elles.

Nous avions en face, du côté du midi, un autre temple placé sur le bord de la plate-forme, à environ quarante pas de nous ; c’est le monument le plus entier et le plus magnifique de Balbek, et j’oserai dire du monde entier : si vous redressiez une ou deux colonnes du péristyle, roulées sur le flanc de la plate-forme, et la tête encore appuyée sur les murs intacts du temple ; si vous remettiez à leur place quelques-uns des caissons énormes qui sont tombés du toit dans le vestibule ; si vous releviez un ou deux blocs sculptés de la porte intérieure, et que l’autel, recomposé avec les débris qui jonchent le parvis, reprît sa forme et sa place, vous pourriez rappeler les dieux et ramener les prêtres et le peuple ; ils reconnaîtraient leur temple aussi complet, aussi intact, aussi brillant du poli des pierres et de l’éclat de la lumière, que le jour où il sortit des mains de l’architecte. Ce temple a des proportions inférieures à celui que rappellent les six colonnes colossales ; il est entouré d’un portique soutenu par des colonnes d’ordre corinthien ; chacune de ces colonnes a environ cinq pieds de diamètre et quarante-cinq pieds de fût ; les colonnes sont composées chacune de trois blocs superposés ; elles sont à neuf pieds l’une de l’autre, et à la même distance du mur intérieur du temple ; sur les chapiteaux des colonnes s’étend une riche architrave et une corniche admirablement sculptée. Le toit de ce péristyle est formé de larges blocs de pierre concaves, découpés avec le ciseau, en caissons, dont chacun représente la figure d’un dieu, d’une déesse ou d’un héros : nous reconnûmes un Ganymède enlevé par l’aigle de Jupiter. Quelques-uns de ces blocs sont tombés à terre au pied des colonnes ; nous les mesurâmes ; ils ont seize pieds de largeur et cinq pieds à peu près d’épaisseur : ce sont là les tuiles de ces monuments ! La porte intérieure du temple, formée de blocs aussi énormes, a vingt-deux pieds de large ; nous ne pûmes mesurer sa hauteur, parce que d’autres blocs sont écroulés en cet endroit, et la comblent à demi. L’aspect des pierres sculptées qui composent les faces de cette porte, et sa disproportion avec les restes de l’édifice, me font présumer que c’est la porte du grand temple écroulé qu’on a insérée dans celui-ci ; les sculptures mystérieuses qui la décorent sont, à mon avis, d’une tout autre époque que l’époque antonine, et d’un travail infiniment moins pur : un aigle, tenant un caducée dans ses serres, étend ses ailes sur l’ouverture ; de son bec s’échappent des festons de rubans ou de chaînes, qui sont soutenus à leur extrémité par deux Renommées. L’intérieur du monument est décoré de piliers et de niches de la sculpture la plus riche et la plus chargée ; nous emportâmes quelques-uns des fragments de sculpture qui parsemaient le parvis. Il y a des niches parfaitement intactes, et qui semblent sortir de l’atelier du sculpteur. Non loin de l’entrée du temple, nous trouvâmes d’immenses ouvertures, et des escaliers souterrains qui nous conduisirent dans des constructions inférieures dont on ne peut assigner l’usage ; tout y est également vaste et magnifique : c’étaient sans doute les demeures des pontifes, les colléges des prêtres, les salles des initiations, peut-être aussi des demeures royales ; elles recevaient le jour d’en haut, ou par les flancs de la plate-forme auxquels ces chambres aboutissent. Craignant de nous égarer dans ces labyrinthes, nous n’en visitâmes qu’une petite partie ; ils semblent régner sur toute l’étendue de ce mamelon. Le temple que je viens de décrire est placé à l’extrémité sud-ouest de la colline monumentale de Balbek ; il forme l’angle même de la plate-forme. En sortant du péristyle, nous nous trouvâmes sur le bord du précipice ; nous pûmes mesurer les pierres cyclopéennes qui forment le piédestal de ce groupe de monuments : ce piédestal a trente pieds environ au-dessus du niveau du sol de la plaine de Balbek ; il est construit en pierres, dont la dimension est tellement prodigieuse que, si elle n’était attestée par des voyageurs dignes de foi, l’imagination des hommes de nos jours serait écrasée sous l’invraisemblance ; l’imagination des Arabes eux-mêmes, témoins journaliers de ces merveilles, ne les attribue pas à la puissance de l’homme, mais à celle des génies ou puissances surnaturelles.

Quand on considère que ces blocs de granit taillé ont, quelques-uns, jusqu’à cinquante-six pieds de long sur quinze ou seize pieds de large, et une épaisseur inconnue, et que ces masses énormes sont élevées les unes sur les autres à vingt ou trente pieds du sol, qu’elles ont été tirées de carrières éloignées, apportées là, et hissées à une telle élévation pour former le pavé des temples, on recule devant une telle épreuve des forces humaines ; la science de nos jours n’a rien qui l’explique, et l’on ne doit pas être étonné qu’il faille alors recourir au surnaturel. Ces merveilles ne sont évidemment pas de la date des temples ; elles étaient mystère pour les anciens comme pour nous ; elles sont d’une époque inconnue, peut-être antédiluvienne ; elles ont vraisemblablement porté beaucoup de temples consacrés à des cultes successifs et divers. À l’œil simple, on reconnaît cinq ou six générations de monuments, appartenant à des époques diverses, sur la colline des ruines de Balbek.

Quelques voyageurs et quelques écrivains arabes attribuent ces constructions primitives à Salomon, trois mille ans avant notre âge. Il bâtit, dit-on, Tadmor et Balbek dans le désert. L’histoire de Salomon remplit l’imagination des Orientaux ; mais cette supposition, en ce qui concerne au moins les constructions gigantesques d’Héliopolis, n’est nullement vraisemblable. Comment un roi d’Israël, qui ne possédait pas même un port de mer à dix lieues de ses montagnes, qui était obligé d’emprunter la marine d’Hiram, roi de Tyr, pour lui apporter les cèdres du Liban, aurait-il étendu sa domination au delà de Damas et jusqu’à Balbek ? comment un prince qui, voulant élever le temple des temples, la maison du Dieu unique dans sa capitale, n’y employa que des matériaux fragiles, et qui ne purent résister au temps ni laisser aucune trace durable, aurait-il pu élever, à cent lieues de son peuple, dans des déserts inconnus, des monuments bâtis en matériaux impérissables ? n’aurait-il pas plutôt employé sa force et sa richesse à Jérusalem ? et que reste-t-il à Jérusalem qui indique des monuments semblables à ceux de Balbek ? rien : ce ne peut donc être Salomon. Je crois plutôt que ces pierres gigantesques ont été remuées, soit par ces premières races d’hommes que toutes les histoires primitives appellent géants, soit par les hommes antédiluviens. On assure que, non loin de là, dans une vallée de l’Anti-Liban, on découvre des ossements humains d’une grandeur immense : ce bruit a une telle consistance parmi les Arabes voisins, que le consul général d’Angleterre en Syrie, M. Farren, homme d’une haute instruction, se propose d’aller incessamment visiter ces sépulcres mystérieux. Les traditions orientales, et le monument même élevé sur la soi-disant tombe de Noé, à peu de distance de Balbek, assignent ce séjour au patriarche. Les premiers hommes sortis de lui ont pu conserver longtemps encore la taille et les forces que l’humanité avait avant la submersion totale ou partielle du globe ; ces monuments peuvent être leur ouvrage. À supposer même que la race humaine n’eût jamais excédé ses proportions actuelles, les proportions de l’intelligence humaine peuvent avoir changé : qui nous dit que cette intelligence plus jeune n’avait pas inventé des procédés mécaniques plus parfaits pour remuer, comme un grain de poussière, ces masses qu’une armée de cent mille hommes n’ébranlerait pas aujourd’hui ? Quoi qu’il en soit, quelques-unes de ces pierres de Balbek, qui ont jusqu’à soixante-deux pieds de longueur et vingt de large sur quinze d’épaisseur, sont les masses les plus prodigieuses que l’humanité ait jamais remuées. Les plus grandes pierres des pyramides d’Égypte ne dépassent pas dix-huit pieds, et ne sont que des blocs exceptionnels placés, pour une fin de solidité spéciale, dans certaines parties de cet édifice.

En tournant l’angle nord de la plate-forme, les murailles qui la soutiennent sont d’une aussi belle conservation ; mais la masse des matériaux qui la composent est moins étonnante. Les pierres cependant ont, en général, vingt à trente pieds de long sur huit à dix de large. Ces murailles, beaucoup plus antiques que les temples supérieurs, sont couvertes d’une teinte grise, et percées çà et là de trous à leurs angles de jonction. Ces ouvertures sont bordées de nids d’hirondelles, et laissent pendre des touffes d’arbustes et de fleurs pariétaires. La couleur grave et sombre des pierres de la base contraste avec la teinte splendide et dorée des murs des temples et des rangées de colonnes du sommet. Au coucher du soleil, quand ses rayons jouent entre les piliers et ruissellent en ondes de feu entre les volutes et les acanthes des chapiteaux, les temples resplendissent comme de l’or pur sur un piédestal de bronze. Nous descendîmes par une brèche formée à l’angle sud de la plate-forme. Là, quelques colonnes du petit temple ont roulé, avec leur architrave, dans le torrent qui coule le long des murs cyclopéens. Ces énormes tronçons de colonnes, groupés au hasard dans le lit du torrent et sur la pente rapide du fossé, sont restés et resteront sans doute éternellement où le temps les a secoués ; quelques noyers et d’autres arbres ont germé entre ces blocs, les couvrent de leurs rameaux et les embrassent de leurs larges racines. Les arbres les plus gigantesques ressemblent à des roseaux poussés d’hier, à côté de ces troncs de colonnes de vingt pieds de circonférence, et de ces morceaux d’acanthe dont un seul couvre la moitié du lit du torrent.

Non loin de là, du côté du nord, une immense gueule, dans les flancs de la plate-forme, s’ouvrait devant nous. Nous y descendîmes. Le jour extérieur qui y pénétrait par les deux extrémités l’éclairait suffisamment : nous la suivîmes dans toute sa longueur de cinq cents pieds ; elle règne sous toute l’étendue des temples ; elle a une trentaine de pieds d’élévation, et les parois de la voûte sont formées de blocs qui nous étonnèrent par leur masse, même après ceux que nous venions de contempler. Ces blocs de pierre de travertin, taillée au ciseau, ont une grandeur inégale ; mais le plus grand nombre a de dix à vingt pieds de longueur ; la voûte est à plein cintre, les pierres jointes sans ciment : nous ne pûmes en deviner la destination. À l’extrémité occidentale, cette voûte a un embranchement plus élevé et plus vaste encore, qui se prolonge sur la plate-forme des petits temples que nous avions visités les premiers. Nous retrouvâmes là le grand jour, le torrent épars parmi d’innombrables morceaux d’architecture roulés des plates-formes, et de beaux noyers croissant dans la poussière de ces marbres. Les autres édifices antiques de Balbek, disséminés devant nous dans la plaine, attiraient nos regards ; mais rien n’avait la force de nous intéresser après ce que nous venions de parcourir. Nous jetâmes, en passant, un coup d’œil superficiel sur quatre temples qui seraient encore des merveilles à Rome, et qui ressemblent ici à des œuvres de nains. Ces temples, les uns de forme octogone, et très-élégants d’ornements, les autres de forme carrée avec des péristyles de colonnes de granit égyptien, et même des colonnes de porphyre, me semblent d’époque romaine. L’un d’eux a servi d’église, dans les premiers temps du christianisme ; on distingue encore des symboles chrétiens ; il est découvert et ruiné maintenant ; les Arabes le dépouillent à mesure qu’ils ont besoin d’une pierre pour supporter leur toit, ou d’une auge pour abreuver leurs chameaux.

Un messager de l’émir des Arabes de Balbek nous cherchait et nous rencontra là. Il venait, de la part du prince, nous souhaiter une heureuse arrivée, et nous prier de vouloir bien assister à une course de djérid, espèce de tournoi qu’il donnerait en notre honneur, le lendemain matin, dans la plaine au-dessous des temples. Nous lui fîmes nos remercîments, nous acceptâmes, et j’envoyai mon drogman, accompagné de quelques-uns de mes janissaires, faire, de ma part, une visite à l’émir. Nous rentrâmes chez l’évêque pour nous reposer de la journée ; mais à peine avions-nous mangé un morceau de galette et le mouton au riz préparé par nos moukres, que nous étions déjà tous à errer, sans guide et au hasard, autour de la colline des ruines ou dans les temples, dont nous avions appris la route le matin. Chacun de nous s’attachait aux débris ou au point de vue qu’il venait de découvrir, et appelait de loin ses compagnons de recherche à venir en jouir avec lui ; mais on ne pouvait s’arracher à un objet sans en perdre un autre, et nous finîmes par nous abandonner, chacun de son côté, au hasard de nos découvertes.

Les ombres du soir, qui descendaient lentement des montagnes de Balbek, et ensevelissaient une à une les colonnes et les ruines dans leur obscurité, ajoutaient un mystère de plus et des effets plus pittoresques à cette œuvre magique et mystérieuse de l’homme et du temps ; nous sentions là ce que nous sommes, comparés à la masse et à l’éternité de ces monuments : des hirondelles qui nichent une saison dans les interstices de ces pierres, sans savoir pour qui et par qui elles ont été rassemblées. Les idées qui ont remué ces masses, qui ont accumulé ces blocs, nous sont inconnues ; la poussière de marbre que nous foulons en sait plus que nous, mais ne peut rien nous dire ; et, dans quelques siècles, les générations qui viendront visiter à leur tour les débris de nos monuments d’aujourd’hui se demanderont de même, sans pouvoir se répondre, pourquoi nous avons bâti et sculpté. Les œuvres de l’homme durent plus que sa pensée ; le mouvement est la loi de l’esprit humain ; le définitif est le rêve de son orgueil ou de son ignorance ; Dieu est un but qui se pose sans cesse plus loin, à mesure que l’humanité s’en approche ; nous avançons toujours, nous n’arrivons jamais. La grande figure divine, que l’homme cherche depuis son enfance à arrêter définitivement dans son imagination et à emprisonner dans ses temples, s’élargit, s’agrandit toujours, dépasse les pensées étroites et les temples limités, et laisse les temples vides et les autels s’écrouler, pour appeler l’homme à la chercher et à la voir où elle se manifeste de plus en plus, dans la pensée, dans l’intelligence, dans la vertu, dans la nature et dans l’infini !




Même date, le soir.


Heureux celui qui a des ailes pour planer sur les siècles écoulés, pour se poser sans vertiges sur ces monuments merveilleux des hommes, pour sonder de là les abîmes de la pensée, de la destinée humaine, pour mesurer de l’œil la route de l’esprit humain, marchant pas à pas dans ce demi-jour des philosophies, des religions, des législations successives ; pour prendre hauteur, comme le navigateur sur des mers sans rivages visibles, et pour deviner à quel point des temps il vit lui-même, et à quelle manifestation de vérité et de divinité Dieu appelle la génération dont il fait partie !




Balbeck, 29 mars, à minuit.


Je suis allé hier seul sur la colline des Temples, au clair de lune, penser, pleurer et prier. Dieu sait ce que je pleure et pleurerai tant qu’il me restera un souvenir, une larme ! Après avoir prié pour moi et pour ceux qui sont partie de moi, j’ai prié pour tous les hommes. Cette grande tente renversée de l’humanité, sur les ruines de laquelle j’étais assis, m’a inspiré des sentiments si forts et si ardents, qu’ils se sont presque d’eux-mêmes échappés en vers, langage naturel de ma pensée toutes les fois que ma pensée me domine.

Je les ai écrits ce matin, au lieu même et sur la pierre où je les ai sentis cette nuit.