Voyage en Orient (Lamartine)/Visite au Pacha

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VISITE AU PACHA




Le 20 au soir, j’allai remercier Youssouf, bey de Négrepont et d’Athènes ; j’entrai dans une cour moresque ; les larges galeries des deux étages étaient supportées par de petites colonnes de marbre noir. Une fontaine vide était au milieu de la cour ; — des écuries tout autour. Je remontai un escalier de bois au bas duquel étaient rangés plusieurs spahis, et l’on m’introduisit chez le bey. Au fond d’un vaste et riche appartement décoré de boiseries à petits compartiments peints en fleurs, en arabesque et en or, dans le coin d’un large divan d’étoffe des Indes, le bey était assis à la turque ; — sa tête était entre les mains de son barbier, beau jeune homme revêtu d’un costume militaire très-riche, et ayant des armes superbes dans sa ceinture ; huit ou dix esclaves, dans diverses attitudes, étaient disséminés dans la chambre. Le bey me fit demander pardon de s’être laissé surprendre dans le moment de sa toilette, et me pria de m’asseoir sur le divan, non loin de lui. — Je m’assis, et la conversation commença. Nous parlâmes de l’objet de mon voyage, de l’état de la Grèce, des nouvelles limites assignées par la conférence de Londres, des négociations terminées de M. Stratford-Canning, toutes choses que le bey paraissait ignorer profondément, et sur lesquelles il m’interrogeait avec le plus vif intérêt. Bientôt un esclave, portant une longue pipe dont le bout était d’ambre jaune et le tuyau revêtu de soie plissée, s’approcha de moi à pas comptés, et en regardant la terre. Quand il eut calculé exactement en lui-même la distance précise du point du parquet où il poserait la pipe à ma bouche, il la plaça à terre ; et, marchant circulairement pour ne point la déranger de son aplomb, il vint à moi par un demi-tour, et me remit, en s’inclinant, le bout d’ambre entre les mains à portée de mes lèvres. Je m’inclinai à mon tour vers le pacha, qui me rendit mon salut, et nous commençâmes à fumer. Un lévrier blanc d’Athènes, la queue et les pattes peintes en jaune, dormait aux pieds du bey. Je lui fis compliment sur la beauté de cet animal, et lui demandai s’il était chasseur. Il me dit que non, mais que son fils, alors à Négrepont, aimait passionnément cet exercice ; il ajouta qu’il m’avait vu passer dans les rues d’Athènes avec un lévrier blanc aussi, mais de plus petite race, qu’il avait trouvé incomparablement beau ; et que si j’en avais plusieurs, il serait au comble de la joie d’en posséder un pareil. Je lui promis, à mon retour dans ma patrie, de lui en faire parvenir un, en signe de souvenir et de reconnaissance de ses bontés, à Athènes. — Un autre esclave apporta alors le café dans de très-petites tasses de porcelaine de la Chine, contenues elles-mêmes dans de petits réseaux de fil d’argent doré.

La figure de ce Turc avait le caractère que j’ai reconnu depuis dans toutes les figures des musulmans que j’ai eu occasion de voir en Syrie et en Turquie : — noblesse, douceur, et cette résignation calme et sereine que donne à ces hommes la doctrine de la prédestination, et aux vrais chrétiens la foi dans la Providence ; — même culte de la volonté divine : — l’un, poussé jusqu’à l’absurde et jusqu’à l’erreur ; — l’autre, expression triste et vraie de l’universelle et miséricordieuse sagesse qui préside à la destinée de tout ce qu’elle a daigné créer. Si une conviction pouvait être une vertu, le fatalisme, ou plutôt le providentisme, serait la mienne ! Je crois à l’action complète, toujours agissante, toujours présente, de la volonté de Dieu ; — le mal seul s’oppose en nous à ce que cette volonté divine produise toujours le bien. Aussitôt que notre destinée est altérée, gâtée, pervertie, si nous regardons bien, nous reconnaîtrons toujours que c’est par une volonté de nous, une volonté humaine, c’est-à-dire corrompue et perverse ; si nous laissions agir la seule volonté toujours bonne, nous serions toujours bons et toujours heureux nous-mêmes : le mal n’existerait pas ! Les dogmes du Koran ne sont que du christianisme altéré, mais cette altération n’a pas pu les dénaturer entièrement. Le peuple est plein de vertus ; je l’aime ce peuple, car c’est le peuple de la prière !




22 août 1832.


Vives inquiétudes sur la santé de ma fille ; — triste promenade au temple de Jupiter Olympien et au Stadi. Bu des eaux du ruisseau bourbeux et infect qui est l’Ilissus. J’y trouvai à peine assez d’eau pour y tremper mon doigt ; — aridité, nudité, couleur de mâchefer, répandue sur toute cette campagne d’Athènes. Ô campagne de Rome, tombeaux dorés des Scipions, fontaine verte et sombre d’Égérie ! quelle différence ! et que le ciel aussi surpasse à Rome le ciel tant vanté de l’Attique !




23 août 1832.


Partis la nuit. — Belle aurore sous le bois d’oliviers du Pirée, en allant à la mer.

Le brick de guerre le Génie, capitaine Cunéo d’Ornano, nous attendait, et nous levons l’ancre. — Une belle brise du nord nous jette en trois heures devant le cap Sunium, dont nous voyons les colonnes jaunes marquer à l’horizon la trace toujours vivante du verbe de la sagesse grecque, de ce Platon dont je serais le disciple, si le Christ n’avait ni parlé, ni vécu, ni souffert, ni pardonné en expirant.

Nuit terrible passée au milieu des Cyclades. — Le vent baisse au milieu du jour ; — belle et douce navigation jusqu’au soir. À la nuit, coup de vent furieux entre l’île d’Armagos et celle de Stampalia. — Gémissement douloureux du navire ; coups sourds de la lame sur la poupe. — Roulis qui nous jette tantôt sur une vague, tantôt sur une autre. Je passe la nuit à soigner l’enfant et à me promener sur le pont. Nuit douloureuse ! Combien de fois je frémis en pensant que j’ai mis tant de vies sur une seule chance ! Que je serais heureux si un esprit céleste emportait Julia sous les ombres paisibles de Saint-Point ! Ma vie à moi, à moitié usée, a perdu plus de la moitié de son prix pour moi-même, mais cette vie, encore mienne, qui brille dans ces beaux yeux, qui palpite dans cette jeune poitrine, m’est cent fois plus chère que la mienne ! c’est pour celle-là surtout que je prie avec ferveur le souffle qui soulève les vagues d’épargner ce berceau que je lui ai si imprudemment confié. — Il m’exauce ; les vagues s’aplanissent, le jour paraît, les îles fuient derrière nous ; Rhodes se montre à droite, dans le lointain brumeux de l’horizon d’Asie ; et les hautes cimes de la côte de Caramanie, blanches comme la neige des Alpes, s’élèvent resplendissantes au-dessus des nuages flottants de la nuit. — Voilà donc l’Asie !

L’impression surpasse celle des horizons de la Grèce : on sent un air plus doux ; la mer et le ciel sont teints d’un bleu plus calme et plus pâle ; la nature se dessine en masses plus majestueuses ; je respire, et je sens mon entrée dans une région plus large et plus haute ! La Grèce est petite, — tourmentée, dépouillée ; c’est le squelette d’un nain : voici celui d’un géant ! De noires forêts tachent les flancs des montagnes de Marmoriza, et l’on voit de loin tomber des torrents blancs d’écume dans les profonds ravins de la Caramanie.

Rhodes sort comme un bouquet de verdure du sein des flots ; les minarets légers et gracieux de ses blanches mosquées se dressent au-dessus de ses forêts de palmiers, de caroubiers, de sycomores, de platanes, de figuiers ; ils attirent de loin l’œil du navigateur sur ces retraites délicieuses des cimetières turcs, où l’on voit chaque soir les musulmans, couchés sur le gazon de la tombe de leurs amis, fumer et conter tranquillement, comme des sentinelles qui attendent qu’on vienne les relever, comme des hommes indolents qui aiment à se coucher sur leurs lits et à essayer le sommeil avant l’heure du dernier repos. À dix heures du matin, notre brick se trouve tout à coup entouré de cinq ou six frégates turques à pleines voiles qui croisent devant Rhodes : — l’une d’elles s’approche à portée de la voix et nous interroge en français ; — on nous salue avec politesse, et nous jetons bientôt l’ancre dans la rade de Rhodes, au milieu de trente-six bâtiments de guerre du capitan-pacha, Halid-Pacha. — Deux bâtiments de guerre français, l’un à vapeur, le Sphinx, commandé par le capitaine Sarlat, l’autre une corvette, l’Actéon, commandée par le capitaine Vaillant, sont mouillés non loin de nous. Les officiers viennent à bord nous demander des nouvelles d’Europe. Le soir, nous remercions le commandant du brick le Génie, M. d’Ornano ; — il repart avec l’Actéon. — Nous continuerons seuls notre navigation vers Chypre et la Syrie.

Deux jours passés à Rhodes à parcourir cette première ville turque : — caractère oriental des bazars, boutiques moresques en bois sculpté : — rue des Chevaliers, où chaque maison garde encore intacts, sur sa porte, les écussons des anciennes maisons de France, d’Espagne, d’Italie et d’Allemagne. — Rhodes a de beaux restes de ses fortifications antiques ; la riche végétation d’Asie qui les couronne et les enveloppe leur donne plus de grâce et de beauté que n’en ont celles de Malte : — un ordre qui put se laisser chasser d’une si magnifique possession recevait le coup mortel ! Le ciel semble avoir fait cette île comme un poste avancé sur l’Asie : — une puissance européenne qui en serait maîtresse tiendrait à la fois la clef de l’Archipel, de la Grèce, de Smyrne, des Dardanelles, de la mer d’Égypte et de la mer de Syrie. — Je ne connais au monde ni une plus belle position militaire maritime, ni un plus beau ciel, ni une terre plus riante et plus féconde. — Les Turcs y ont imprimé ce caractère d’inaction et d’indolence qu’ils portent partout : tout y est dans l’inertie et dans une sorte de misère. — Mais ce peuple, qui ne crée rien, qui ne renouvelle rien, ne brise et ne détruit rien non plus : il laisse au moins agir la nature librement autour de lui ; il respecte les arbres jusqu’au milieu même des rues et des maisons qu’il habite ; de l’eau et de l’ombre, le murmure assoupissant et la fraîcheur voluptueuse, sont ses premiers, sont ses seuls besoins. — Aussi, dès que vous approchez, en Europe ou en Asie, d’une terre possédée par les musulmans, vous la reconnaissez de loin au riche et sombre voile de verdure qui flotte gracieusement sur elle. — Des arbres pour s’asseoir à leur ombre, des fontaines jaillissantes pour rêver à leur bruit ; du silence, et des mosquées aux légers minarets s’élevant à chaque pas du sein d’une terre pieuse : — voilà tout ce qu’il faut à ce peuple ; il ne sort de cette douce apathie que pour monter ses coursiers du désert, les premiers serviteurs de l’homme, et pour voler sans peur à la mort pour son prophète et pour son Dieu. Le dogme du fatalisme en a fait le peuple le plus brave du monde ; et quoique la vie lui soit légère et douce, celle que lui promet le Koran, pour prix d’une vie donnée pour sa cause, est tellement mieux rêvée encore, qu’il n’a qu’un faible effort à faire pour s’élancer de ce monde au monde céleste qu’il voit devant lui, rayonnant de beauté, de repos et d’amour ! C’est la religion des héros ; mais cette religion pâlit dans la foi du musulman, et l’héroïsme s’éteint avec la foi qui est son principe : à mesure que les peuples croiront moins, soit à un dogme, soit à une idée, ils mourront moins volontiers et moins noblement. — C’est comme en Europe : pourquoi mourir, si la vie vaut mieux que la mort ; s’il n’y a rien d’immortel à gagner en s’immolant à un devoir ? Aussi la guerre va diminuer et s’éteindre en Europe, jusqu’à ce qu’une foi se ranime, et parle dans le cœur de l’homme plus haut que le vil instinct de la vie.

Ravissantes figures de femmes vues le soir assises sur les terrasses, au clair de la lune. — C’est l’œil des femmes d’Italie, mais plus doux, plus timide, plus pénétré de tendresse et d’amour ; — c’est la taille des femmes grecques, mais plus arrondie, plus assouplie, avec des mouvements plus suaves, plus gracieux. — Leur front est large, uni, blanc, poli comme celui des plus belles femmes d’Angleterre ou de Suisse ; mais la ligne régulière, droite et large du nez donne plus de majesté et de noblesse antique à la physionomie. — Les sculpteurs grecs eussent été bien plus parfaits encore, s’ils eussent pris leurs modèles de figures de femmes en Asie ! — Et puis il est si doux pour un Européen accoutumé aux traits fatigués, à la physionomie travaillée et contractée des femmes d’Europe, et surtout des femmes de salon, de voir enfin des figures aussi simples, aussi pures, aussi calmes que le marbre qui sort de la carrière ; des figures qui n’ont qu’une seule expression, le repos et la tendresse, et dans lesquelles l’œil lit aussi vite et aussi facilement que dans les caractères majuscules d’une magnifique édition de luxe !

La société et la civilisation sont évidemment ennemies de la beauté physique. Elles multiplient trop les impressions et les sentiments ; et comme la physionomie en reçoit et en garde involontairement l’empreinte, elle se complique et s’altère elle-même ; elle a quelque chose de confus et d’incertain qui détruit sa simplicité et son charme ; c’est une langue qui a trop de mots et qui ne s’entend plus, parce qu’elle est trop riche.




27 août 1832.


À midi, nous mettons à la voile de Rhodes pour Chypre, par une magnifique soirée. J’ai les yeux tournés sur Rhodes, qui s’enfonce enfin dans la mer. — Je regrette cette belle île comme une apparition qu’on voudrait ranimer ; je m’y fixerais, si elle était moins séparée du monde vivant avec lequel la destinée et le devoir nous imposent la loi de vivre. Quelles délicieuses retraites aux flancs de hautes montagnes, et sur ces gradins ombragés de tous les arbres de l’Asie ! On m’y a montré une maison magnifique appartenant à l’ancien pacha, entourée de trois grands et riches jardins baignés de fontaines abondantes, ornés de kiosques ravissants. — On en demande 16,000 piastres de capital, c’est-à-dire quatre mille francs. Voilà du bonheur à bon marché !




28 août 1832.


La mer est belle, mais lourde ; point de vent ; d’immenses lames viennent de l’ouest rouler majestueusement sous notre poupe, et nous jettent, pendant trois jours et trois nuits, tantôt sur un flanc, tantôt sur l’autre. Insupportable martyre qu’un mouvement sans résultat ! — c’est rouler le tonneau des enfers. Le quatrième jour, nous apercevons la pointe orientale de Chypre ; un jour passé à longer l’île ; nous ne jetons l’ancre dans la rade de Larcana que le sixième jour, au matin.

M. Bottu, consul de France à Chypre, reconnaît le bâtiment où il nous sait embarqués. Il envoie à bord une des personnes de son consulat pour nous engager à descendre chez lui, et à accepter une hospitalité à laquelle nous n’avons d’autre droit que son obligeance et son amabilité. — J’accepte ; — nous descendons. — Excellent et cordial accueil de M. et madame Bottu ; — M. Perthier et M. Guillois, attachés au consulat, nous comblent des mêmes prévenances ; nous rendons et recevons des visites ; — présents ; — café, vin de Chypre envoyés par M. Mathéi, un des magnats de Chypre.




31 août.


Deux jours passés à Chypre ; charme du repos après une longue navigation ; — soins de l’hospitalité la plus inattendue et la plus aimable ; voilà l’état de mon esprit à Chypre ; mais c’est tout. Ce pays, qu’on m’avait vanté comme une oasis des îles de la Méditerranée, ressemble entièrement à toutes les îles pelées, ternes, nues de l’Archipel ; — c’est la carcasse d’une de ces îles enchantées où l’antiquité avait placé la scène de ses cultes les plus poétiques. Il est vrai que, pressé d’arriver en Asie, je n’ai visité que de l’œil les scènes éloignées et pittoresques dont cette île est, dit-on, remplie ; à mon retour, je dois y faire un séjour d’un mois, et parcourir en détail les montagnes de Chypre.

L’île est fertile dans toutes ses parties : oranges, olives, raisins, figues, vignes, cotons, tout y réussit, même la canne à sucre. Cette terre de promission, ce beau royaume pour un chevalier des croisades ou pour un compagnon de Bonaparte, nourrissait autrefois jusqu’à deux millions d’hommes ; il n’y reste que trente mille habitants grecs et quelques Turcs. Rien ne serait plus aisé que de s’emparer de cette souveraineté ; un aventurier y réussirait sans peine avec une poignée de soldats et quelques millions de piastres ; cela en vaudrait la peine, s’il y avait chance de la conserver. Mais l’Europe, qui a tant besoin de colonies, s’oppose à ce qu’on lui en fasse ; la jalousie des puissances viendrait au secours des Turcs, sèmerait la discorde dans la nouvelle conquête, et le conquérant aurait le sort du roi Théodore. — Quel dommage ! c’est un beau rêve ; et huit jours le changeraient en réalité.




En mer, partis de l’île de Chypre, le 2 septembre 1832.


Nous avons mis à la voile hier, à minuit. Nos amis de Chypre, MM. Bottu et Perthier, ont passé la soirée avec nous sur le pont du brick, et ne nous ont quittés qu’à minuit. Nous emportons les plus vifs sentiments de reconnaissance pour l’accueil vraiment amical que nous ont fait M. et madame Bottu. C’est une singulière destinée que celle du voyageur : il sème partout des affections, des souvenirs, des regrets ; il ne quitte jamais un rivage sans le désir et l’espérance d’y revenir retrouver ceux qu’il ne connaissait pas quelques jours auparavant. Quand il arrive, tout lui est indifférent sur la terre où il promène sa vue : quand il part, il sent que des yeux et des cœurs le suivent de ce rivage qu’il voit s’enfuir derrière lui. Il y attache lui-même ses regards, il y laisse quelque chose de son propre cœur ; puis le vent l’emporte vers un autre horizon où les mêmes scènes, où les mêmes impressions vont se renouveler pour lui. Voyager, c’est multiplier, par l’arrivée et le départ, par le plaisir et les adieux, les impressions que les événements d’une vie sédentaire ne donnent qu’à de rares intervalles ; c’est éprouver cent fois dans l’année un peu de ce qu’on éprouve dans la vie ordinaire, à connaître, à aimer et à perdre des êtres jetés sur notre route par la Providence. Partir, c’est comme mourir, quand on quitte ces pays lointains où la destinée ne conduit pas deux fois le voyageur. Voyager, c’est résumer une longue vie en peu d’années ; c’est un des plus forts exercices que l’homme puisse donner à son cœur comme à sa pensée. Le philosophe, l’homme politique, le poëte, doivent avoir beaucoup voyagé. Changer d’horizon moral, c’est changer de pensée.




3 septembre 1832.


Nous nous réveillons en pleine mer. Nous ne voyons plus les côtes blanches de cette île, ni le sommet arrondi de l’Olympe. La mer est calme comme un vaste lac ; une brume épaisse et argentée borde de toute part l’horizon. Une faible brise paresseuse et inégale vient par moments mourir dans nos larges voiles. Un soleil de plomb brûle les planches du pont, que nous arrosons pour le rafraîchir. Tout le monde est couché sur les barres ou sur les cordages, sans parole, sans mouvement, le front ruisselant de sueur. L’air manque à la respiration ; c’est un véritable simoûn sur la mer. Il semble qu’on respire d’avance la moite et brûlante réverbération des sables du désert, dont nous sommes encore à cent cinquante lieues. Les journées se passent ainsi. On n’a pas la force de parler, pas même la force de lire. J’entr’ouvre quelquefois la Bible pour y chercher ce qui concerne le Liban, premières cimes qui doivent bientôt frapper nos yeux. Je lis l’histoire d’Hérode dans l’historien Josèphe.




4 septembre 1832.


Même absence du vent ; même incendie du ciel. La mer fume de chaleur, et ses eaux mortes sont voilées d’un brouillard qu’aucun souffle ne soulève. Nous épions à perte de vue les légères rides que quelques brises perdues tracent à sa surface : nous voyons l’une d’elles lentement s’approcher du brick, en rendant un peu de couleur vive à la mer ; elle donne une légère enflure à nos grandes voiles : le navire craque, et soulève un peu d’écume à sa proue. Les poitrines se dilatent ; on s’approche du bord où la brise est venue. On sent un peu de fraîcheur glisser sur son front, sous les boucles humides de ses cheveux ; et puis tout rentre dans le calme et dans la fournaise accoutumée. L’eau que nous buvons est tiède ; personne n’a la force de manger. Si cet état se prolongeait, l’homme ne vivrait pas longtemps. Heureusement nous n’avons que six semaines de ces chaleurs à craindre ; elles finissent au milieu d’octobre.




4 septembre, au soir.


De cinq à huit heures un vent frais, venu du golfe d’Alexandrette, nous a fait faire quelques lieues. Nous devons être à peu près à moitié du chemin entre Chypre et les côtes de Syrie ; peut-être demain à notre réveil serons-nous en vue des côtes.




5 septembre 1832.


J’ai entendu, en me réveillant, le léger murmure produit par le sillage du vaisseau quand il marche. Je me suis hâté de monter sur le pont pour voir les côtes ; mais on ne voyait rien encore. Les courants fréquents dans cette mer pouvaient nous avoir emportés bien loin de notre estime ; peut-être étions-nous à la hauteur des côtes basses de l’Idumée ou de l’Égypte. L’impatience nous gagnait tous.




Même date, à deux heures.


Le capitaine du brick a reconnu les cimes du mont Liban. Il m’appelle pour me les montrer ; je les cherche en vain dans la brume enflammée où son doigt me les indique. Je ne vois rien que le brouillard transparent que la chaleur élève, et, au-dessus, quelques couches de nuages d’un blanc mat. Il insiste, je regarde encore, mais en vain. Tous les matelots me montrent en souriant le Liban ; le capitaine ne comprend pas comment je ne le vois pas comme lui. « Mais où le cherchez-vous donc ? me dit-il ; vous regardez trop loin. Ici, plus près, sur nos têtes. » En effet, je levai les yeux alors vers le ciel, et je vis la crête blanche et dorée du Sannin, qui planait dans le firmament au-dessus de nous. — La brume de la mer m’empêchait de voir sa base et ses flancs. — Sa tête seule apparaissait rayonnante et sereine dans le bleu du ciel. C’est une des plus magnifiques et des plus douces impressions que j’aie ressenties dans mes longs voyages. C’était la terre où tendaient toutes mes pensées du moment, comme homme et comme voyageur ; c’était la terre sacrée, la terre où j’allais de si loin chercher les souvenirs de l’humanité primitive ; et puis c’était la terre où j’allais enfin faire reposer dans un climat délicieux, à l’ombre des orangers et des palmiers, au bord des torrents de neige, sur quelque colline fraîche et verdoyante, tout ce que j’avais de plus cher au monde, ma femme et Julia. Je ne doute pas qu’un an ou deux passés sous ce beau ciel ne fortifient la santé de Julia, qui depuis six mois me donne quelquefois des pressentiments funestes. Je salue ces montagnes de l’Asie comme un asile où Dieu la mène pour la guérir ; une joie secrète et profonde remplit mon cœur ; je ne puis plus détacher mes yeux du mont Liban.

Nous dînons à l’ombre de la tente étendue sur le pont. La brise continue, et se ranime à mesure que le soleil descend. À chaque instant, nous courons à la proue pour mesurer la marche du navire au bruit qu’il fait en creusant la mer ; enfin le vent devient frais, les vagues moutonnent ; nous filons cinq nœuds d’heure en heure ; les flancs des hautes montagnes percent le brouillard et s’avancent comme des caps aériens devant nous. Nous commençons à distinguer les profondes et noires vallées qui s’ouvrent sur les côtes ; les ravins blanchissent, les rochers des crêtes se dressent et s’articulent, les premières collines qui partent du voisinage de la mer s’arrondissent ; peu à peu nous croyons reconnaître des villages jetés au penchant des collines, et de grands monastères qui couronnent, comme des châteaux gothiques, les sommets des montagnes intermédiaires. Chaque objet que nous saisissons du regard est une joie dans le cœur ; tout le monde est sur le pont. Chacun fait remarquer à son voisin un objet qui lui était échappé ; l’un voit les cèdres du Liban comme une tache noire sur les flancs d’une montagne, l’autre comme un donjon au sommet des monts de Tripoli ; quelques-uns croient distinguer l’écume des cascades sur les déclivités des précipices. — On voudrait pouvoir, avant la nuit, toucher à ce rivage tant rêvé, tant désiré ; on tremble qu’au moment d’y atteindre, un calme nouveau n’endorme le navire pendant de longues journées sur ces flots qui nous impatientent, ou qu’un vent contraire ne vienne de la côte, et ne nous repousse sur la mer de Candie : cette mer de Syrie, golfe immense, entouré des hautes cimes du Liban et du Taurus, est perfide pour les marins ; tout ce qui n’y est pas tempête y est calme ou courant ; ces courants entraînent invinciblement les navires bien loin de leur route ; et puis il n’y a pas de ports sur les côtes ; il faut mouiller dans des rades dangereuses, à une grande distance du rivage ; une houle presque constante laboure ces rades et coupe les ancres : nous ne serons tranquilles et sûrs d’être arrivés qu’après être descendus à terre. Pendant que nous faisions tous ces raisonnements, et que nous flottions entre l’espoir et la crainte, la nuit tombe tout à coup, non pas comme dans nos climats, avec la lenteur et la gradation d’un crépuscule, mais comme un rideau qu’on tire sur le ciel et sur la terre. Tout s’éteint, tout s’efface sur les flancs noircis du Liban, et nous ne voyons plus que les étoiles entre lesquelles nos mâts se balancent. Le vent tombe aussi ; la mer dort ; et nous descendons chacun dans nos cabines, dans l’incertitude du lendemain.

Je ne dormais pas ; mon esprit était trop agité : j’entendais, à travers les planches mal jointes qui séparaient ma chambre de celle de Julia, le souffle de mon enfant endormie, et tout mon cœur reposait sur elle. Je pensais que demain, peut-être, je dormirais à mon tour plus tranquille sur cette vie si chère, que je me repentais d’avoir hasardée ainsi sur la mer, — qu’une tempête pouvait enlever dans sa fleur. Je priais Dieu, dans ma pensée, de me pardonner cette imprudence, de ne pas me punir de m’être confié trop en lui, de lui avoir demandé plus que je n’avais eu droit de le faire. Je me rassurais ; je me disais : C’est un ange visible qui protége à la fois sa propre destinée et toutes les nôtres. Le ciel nous comptera son innocence et sa pureté pour rançon ; il nous mènera, il nous ramènera à cause d’elle. Elle aura vu au plus bel âge de la vie, à cet âge où toutes les impressions s’incorporent, pour ainsi dire, avec nous, et deviennent les éléments mêmes de notre existence, elle aura vu tout ce qu’il y a de beau dans la nature, dans la création ; les souvenirs de son enfance seront les monuments merveilleux, les chefs-d’œuvre des arts en Italie ; Athènes et le Parthénon seront gravés dans sa mémoire, comme des sites paternels ; les belles îles de l’Archipel, le mont Taurus, les montagnes du Liban, Jérusalem, les Pyramides, le désert, les tentes de l’Arabe, les palmiers de la Mésopotamie, seront les récits de son âge avancé. Dieu lui a donné la beauté, l’innocence, le génie, et un cœur où tout s’allume en sentiments généreux et sublimes ; je lui aurai donné, moi, ce que je pouvais ajouter à ces dons célestes : le spectacle des scènes les plus merveilleuses, les plus enchantées de la terre. Quel être ce sera à vingt ans ! Tout aura été bonheur, piété, amour et merveilles dans sa vie ! Oh ! qui sera digne de la compléter par l’amour ? Je pleurais, et je priais avec ferveur et confiance ; car je ne puis jamais avoir un sentiment fort dans le cœur, sans qu’il tende à l’infini, sans qu’il se résolve en un hymne ou en une invocation à Celui qui est la fin de tous nos sentiments, à Celui qui les produit et qui les absorbe tous : à Dieu !

Comme j’allais m’endormir, j’entendis sur le pont quelques pas précipités, comme pour une manœuvre : je fus étonné, car le silence était complet depuis longtemps, et la mer ne rendait qu’un petit frémissement de lame, qui m’annonçait que le brick marchait encore. Bientôt j’entendis les anneaux sonores de la chaîne de l’ancre se dérouler pesamment du cabestan ; puis je sentis ce coup sec qui fait vibrer tout le navire quand l’ancre a roulé jusqu’au fond solide, et mord enfin le sable ou l’herbe marine. Je me levai, j’ouvris mon étroite fenêtre. Nous étions arrivés, nous étions en rade devant Bayruth ; j’apercevais quelques lumières disséminées sur un rivage éloigné ; j’entendais les aboiements des chiens sur la plage. Ce fut le premier bruit qui m’arriva de la côte d’Asie ; il me réjouit le cœur. Il était minuit. Je rendis grâce à Dieu, et je m’endormis d’un profond et paisible sommeil. Personne n’avait été réveillé que moi sous le pont.