Voyage en Orient (Nerval)/Épilogue/II

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 427-430).


II

Galata.

Du pied de la tour de Galata, — ayant devant moi tout le panorama de Constantinople, de son Bosphore et de ses mers, — je tourne encore une fois mes regards vers l’Égypte, depuis longtemps disparue !

Au delà de l’horizon paisible qui m’entoure, sur cette terre d’Europe, musulmane, il est vrai, mais rappelant déjà la patrie, je sens toujours l’éblouissement de ce mirage lointain qui flamboie et poudroie dans mon souvenir… comme l’image du soleil qu’on a regardé fixement poursuit longtemps l’œil fatigué qui s’est replongé dans l’ombre.

Ce qui m’entoure ajoute à cette impression : un cimetière turc, à l’ombre des murs de Galata la Génoise. Derrière moi, une boutique de barbier arménien qui sert en même temps de café ; d’énormes chiens jaunes et rouges couchés au soleil dans l’herbe, couverts de plaies et de cicatrices résultant de leurs combats nocturnes. À ma gauche, un vénérable santon, coiffé de son bonnet de feutre, dormant de ce sommeil bienheureux qui est pour lui l’anticipation du paradis. En bas, c’est Tophana avec sa mosquée, sa fontaine et ses batteries de canon commandant l’entrée du détroit. De temps en temps, j’entends des psaumes de la liturgie grecque chantés sur un ton nasillard, et je vois passer sur la chaussée qui mène à Péra de longs cortèges funèbres conduits par des popes, qui portent au front des couronnes de forme impériale. Avec leur longue barbe, leur robe de soie semée de clinquant et leurs ornements de fausse orfèvrerie, ils semblent les fantômes des souverains du Bas-Empire.

Tout cela n’a rien de bien gai pour le moment. Rentrons dans le passé. Ce que je regrette aujourd’hui de l’Égypte, ce ne sont pas les oignons monstrueux dont les Hébreux pleuraient l’absence sur la terre de Chanaan. C’est un ami, c’est une femme, — l’un séparé de moi seulement par la tombe, l’autre à jamais perdue.

Mais pourquoi réunirais-je ici deux noms qui ne peuvent se rencontrer que dans mon souvenir, et pour des impressions toutes personnelles ! C’est en arrivant à Constantinople que j’ai reçu la nouvelle de la mort du consul général de France, dont je t’ai parlé déjà et qui m’avait si bien accueilli au Caire. C’était un homme connu de toute l’Europe savante, un diplomate et un érudit, ce qui se voit rarement ensemble. Il avait cru devoir prendre au sérieux un de ces postes consulaires qui, généralement, n’obligent personne à acquérir des connaissances spéciales.

En effet, selon les lois ordinaires de l’avancement diplomatique, un consul d’Alexandrie se trouve promu d’un jour à l’autre à la position de ministre plénipotentiaire au Brésil ; un chargé d’affaires de Canton devient consul général à Hambourg. Où est la nécessité d’apprendre la langue, d’étudier les mœurs d’un pays, d’y nouer des relations, de s’informer des débouchés qu’y pourrait trouver notre commerce ? Tout au plus pense-t-on à se préoccuper de la situation, du climat et des agréments de la résidence qu’on sollicite comme supérieure à celle qu’on occupe déjà.

Le consul, au moment où je l’ai rencontré au Caire, ne songeait qu’à des recherches d’antiquités égyptiennes. Un jour qu’il me parlait d’hypogées et de pyramides, je lui dis :

— Il ne faut pas tant s’occuper des tombeaux ?… Est-ce que vous sollicitez un consulat dans l’autre monde ?

Je ne croyais guère, en ce moment-là, dire quelque chose de cruel.

— Ne vous apercevez-vous pas, me répondit-il, de l’état où je suis ?… Je respire à peine. Cependant je voudrais bien voir les pyramides. C’est pour cela que je suis venu au Caire. Ma résidence à Alexandrie, au bord de la mer, était moins dangereuse… ; mais l’air qui nous entoure ici, imprégné de cendre et de poussière, me sera mortel.

En effet, le Caire, dans ce moment-là, n’offrait pas une atmosphère très-saine et me faisait l’effet d’un étouffoir fermé sur des charbons incandescents. Le khamsin soufflait dans les rues toutes les ardeurs de la Nubie. La nuit seule réparait nos forces, et nous permettait de subir encore le lendemain. C’est la triste contre-partie des splendeurs de l’Égypte ; c’est toujours comme autrefois le souffle funeste de Typhon qui triomphe de l’œuvre des dieux bienfaisants !

Le vent du midi, le khamsin, qui dure environ cinquante jours, a cependant des intervalles de calme. Un soir, après une journée plus belle qu’à l’ordinaire, le consul m’invita à l’accompagner le lendemain aux pyramides de Gizèh. Nous partâmes au point du jour dans sa voiture, et nous nous arrêtâmes pour déjeuner à l’île de Roddah, verte comme une île de la Baltique, cultivée à l’anglaise par les soins d’Ibrahim-Pacha, plantée en partie de peupliers, de saules et d’acacias, avec des étangs, des rivières factices, peuplés de cygnes et des ponts chinois sur des allées de gazon.

Le déjeuner fut servi dans un kiosque situé au nord de l’île et construit en rocailles, qui avait été longtemps le harem d’été d’Ibrahim. Ce dernier, séjournant presque toujours à Alexandrie, ne l’occupait plus depuis quelques années.

— Le palais où nous sommes, me dit le consul, a été mis à ma disposition par Ibrahim, et je l’habite lorsque le séjour du Caire me devient trop pénible.

Nous allâmes ensuite visiter toutes les parties de l’île, délicieuse retraite où les califes fatimites avaient jadis établi leur palais ; — le consul me fit voir, à l’extrémité du bras du Nil qui correspond au vieux Caire, l’endroit où l’on suppose que Moïse fut recueilli, dans son berceau flottant, par la fille du pharaon. Ce point est situé près du Mekkias, qui, comme on sait, est destiné à constater la hauteur des inondations. Un pilier de marbre, hexagone, consacré autrefois à Sérapis, est placé au milieu d’un puits, et a marqué déjà, durant trente siècles, l’étiage du fleuve sacré.

Le milieu du jour arriva, et mon pauvre compagnon de route ne parlait pas d’aller plus loin… Mais je t’ai déjà parlé de cela.

Est-ce l’atteinte des fièvres que j’ai moi-même éprouvée en Syrie, qui me fait revenir à la pensée de cette mort avec un sentiment si triste ?…

Et c’est au milieu du cimetière de Galata, devant l’éblouissant tableau de Constantinople et de Scutari, qui bordent sous mes yeux la côte d’Europe et la côte d’Asie, que je pense tristement à cette fin si prématurée, à cet homme dont les derniers entretiens m’avaient révélé tant de science modeste et tant d’affabilité, précieuse en voyage sur cette terre arabe… où l’on n’a qu’à choisir entre des tombes et des ruines.

Tout m’accable à la fois. J’ai écrit au consul de Beyrouth en le priant de s’informer du sort des personnes qui m’étaient devenues chères… Il n’a pu me donner que des renseignements vagues. Une révolte nouvelle avait éclaté dans le Hauran… Qui sait ce que seront devenus le bon cheik druse, et sa fille, et l’esclave que j’avais laissée dans leur famille ? Un prochain courrier me l’apprendra peut-être.