Voyage en Orient (Nerval)/Appendice/X

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 288-294).


X — LA VIE DOMESTIQUE CHEZ LES ÉGYPTIENS


La vie domestique des classes inférieures est, en général, si simple, comparée à celle des classes plus élevées, qu’elle n’offre que fort peu d’intérêt.

À l’exception d’une petite partie qui demeure dans les villes, la majorité des classes inférieures se compose de gens nommés fellahs (agriculteurs). Ceux qui habitent les grandes villes, et même les villes d’une moindre étendue, ainsi qu’un petit nombre de ceux qui se trouvent dans les villages, sont de petits marchands, des artisans ou bien des domestiques ; leur salaire est très-minime, et presque généralement il est insuffisant pour les nourrir, eux et leurs familles.

Leur principale nourriture est du pain de millet ou du maïs, du laitage, du fromage mou, des œufs et des petits poissons salés nommés fiseck. Ils se nourrissent aussi de concombres, de melons et de gourdes que l’on a en abondance, d’oignons, de poireaux, de fèves, de pois chiches, de lentilles, de dattes fraîches ou séchées, et de légumes marinés. Ils mangent les légumes toujours crus ; les paysans se régalent quelquefois d’épis de maïs presque mûrs qu’ils font rôtir devant le feu ou cuire au four. Le prix du riz ne permet pas aux paysans d’en manger ; il en est de même de la viande.

Le grand luxe de ces gens simples est le tabac, peu coûteux, qu’ils cultivent et font sécher eux-mêmes. Ce tabac est verdâtre, et son arôme est assez agréable.

Quoique toutes les denrées dont il est question ci-dessus soient à bon marché, les personnes pauvres ne peuvent guère se procurer autre chose que du pain grossier qu’elles humectent dans un mélange nommé sukkah, qui est composé de sel, de poivre et de zalaar (espèce de marjolaine sauvage), ou bien de menthe ou de graine de cumin. À chaque bouchée, le pain est trempé dans ce mélange. — En songeant combien est pauvre la nourriture des paysans égyptiens, on est étonné de voir leur air de santé, leur structure robuste et la somme de travail qu’ils peuvent supporter.

Les femmes des classes inférieures sont rarement inactives, et beaucoup d’entre elles sont vouées à des travaux plus pénibles que ceux des hommes. Leurs occupations consistent notamment à préparer la nourriture du mari, à aller chercher l’eau, qu’elles portent dans de grands vases sur la tête, à filer du coton, du lin ou de la laine, et à faire une espèce de gâteau rond et plat, composé de fumier de bestiaux et de paille hachée qu’elles pétrissent ensemble et qui sert pour le chauffage.

C’est avec ce combustible nommé gelley que les fours sont chauffés et les aliments préparés. Dans les classes inférieures, l’assujettissement des femmes à leur mari est bien plus grand que dans les classes élevées. Il n’est pas toujours permis à ces pauvres femmes de dîner avec les hommes, et, lorsqu’elles sortent en compagnie du mari, elles marchent presque toujours derrière ; s’il y a quelque chose à porter, c’est la femme qui en est chargée.

Dans les villes, quelques femmes ont des boutiques où elles vendent du pain, des légumes, etc. ; de sorte qu’elles contribuent autant et souvent même plus que le mari à l’entretien de la famille.

Lorsqu’un Égyptien pauvre désire se marier, son premier soin est la réalisation du douaire, qui comporte ordinairement la somme de vingt ryals (de douze à treize francs) ; si l’homme voit la possibilité de donner le douaire, il n’hésite guère à se marier, car il ne lui faudra que peu de travail de plus pour pourvoir à l’entretien d’une femme et de deux ou trois enfants. Dès l’âge de cinq ou six ans, les enfants sont utiles à la conduite et à la garde des troupeaux, et, ensuite, jusqu’à l’époque où ils se marient, ils aident le père dans son travail aux champs. Les pauvres, en Égypte, dépendent souvent entièrement, dans leur vieillesse, du travail de leurs enfants ; mais bien des parents sont privés de cette aide et se trouvent réduits à mendier ou à mourir de faim. Il y a peu de temps que le pacha, faisant le voyage d’Alexandrie au Caire, débarqua dans un village au bord du Nil ; un pauvre homme de l’endroit se saisit de la manche du vêtement du pacha, et tous les efforts des assistants pour lui faire lâcher prise furent vains. Ce pauvre homme se plaignait de ce que, ayant été autrefois à son aise, il se trouvait réduit à la dernière misère, parce que, arrivé à la vieillesse, on lui avait enlevé ses fils pour en faire des soldats. Le pacha, qui examine ordinairement avec attention les demandes qu’on lui fait en personne, vint au secours du malheureux, mais ce fut en ordonnant au plus riche habitant du village de lui donner une vache.

Quelquefois, une jeune famille est une charge insupportable pour de pauvres parents ; il n’est donc pas très-rare de voir des enfants qu’on offre à vendre ; ces offres se font par la mère elle-même, ou par quelque femme que le père en a chargée ; mais il faut que la misère de ces pauvres gens soit extrême. Si, à sa mort, une femme laisse un ou plusieurs enfants non sevrés, et si le père ou les autres parents sont trop pauvres pour se procurer une nourrice, on met les enfants en vente, ou bien on les expose à la porte d’une mosquée lorsque la foule s’y trouve assemblée pour la prière du vendredi, et il arrive, généralement, que quelqu’un, en voyant ce pauvre être ainsi exposé, est saisi de compassion, qu’il l’emporte pour l’élever dans sa famille, non comme esclave, mais comme enfant adoptif ; si cela n’a pas lieu, on le confie à quelque personne, jusqu’à ce qu’un père ou une mère d’adoption puisse être découvert.

Il y a quelque temps qu’une femme offrit à une dame un enfant né depuis peu de jours, et que cette femme prétendait avoir trouvé à la porte d’une mosquée. La dame lui dit qu’elle était disposée à l’élever pour l’amour de Dieu, dans l’espoir que son unique enfant, qu’elle chérissait, serait garanti de tout mal, en récompense de cet acte de charité ; en même temps, elle mit dix piastres, équivalant alors à deux francs cinquante centimes, dans la main de la femme ; mais celle-ci refusa le cadeau. Cela prouve néanmoins que l’on fait quelquefois un objet de trafic des enfants, et que ceux qui les achètent en peuvent faire des esclaves ou les revendre. Un marchand d’esclaves m’a dit, et d’autres personnes m’ont confirmé le fait, qu’on lui avait remis pour les vendre plusieurs jeunes filles, et cela, de leur propre consentement. On les décidait en leur faisant le tableau des riches habillements et des objets de luxe qu’on leur donnerait ; on les instruisait à dire qu’elles étaient étrangères, mais qu’ayant été conduites en Égypte dès l’âge de trois ou quatre ans, elles avaient oublié leur langue maternelle et qu’elles ne connaissaient plus que l’arabe.

Il arrive souvent aux fellahs de se voir réduits à un état de pauvreté si grand, qu’ils sont forcés, pour de l’argent, de placer leurs fils dans une position pire que l’esclavage ordinaire. Lorsqu’un village est requis de fournir un certain nombre de recrues, le cheik suit souvent la marche qui doit lui donner le moins de peine, c’est-à-dire qu’il prend les fils les plus riches de l’endroit. Dans ces circonstances, un père, afin de ne pas se séparer de son fils, offre à l’un des villageois pauvres vingt-cinq ou cinquante francs, afin de se procurer un remplaçant, et souvent il réussit, quoique l’amour des Égyptiens pour leurs enfants soit aussi fort que leur piété filiale, et qu’ils aient, en général, une grande horreur de les voir enrôlés. Cette horreur est poussée à un tel point, que souvent ils emploient des moyens violents pour éviter ce malheur ; par exemple, du temps de la guerre de 1834, on ne trouvait presque pas de jeunes gens bien conformés auxquels il ne manquât une ou plusieurs dents qu’on leur avait brisées pour les rendre incapables de mordre la cartouche, ou bien on leur coupait un doigt, ou on leur arrachait un œil ; il y a même eu des exemples qu’on leur crevait les deux yeux pour empêcher qu’ils ne pussent être pris et envoyés à l’armée. Des vieilles femmes et d’autres personnes se sont fait un état de parcourir les villages pour faire ces opérations aux garçons, et quelquefois les parents eux-mêmes se chargent d’être les opérateurs.

Les Fellaheen d’Égypte ne peuvent guère être favorablement notés sous le rapport de leur condition domestique et sociale, ni sous celui des mœurs. Ils ont une grande ressemblance, au point de vue le plus défavorable, avec leurs ancêtres les Bedawees, sans posséder beaucoup des vertus des habitants du désert, et, s’ils en ont quelques-unes, elles sont dégénérées. Quant aux défauts dont ils ont hérité, ils exercent souvent une influence bien funeste sur leur position domestique. Il a déjà été dit qu’ils descendent de diverses races arabes qui se fixèrent en Égypte à différentes époques ; la distinction des tribus est encore observée par les habitants de tous les villages. L’espace du temps a fait que chacune des tribus originaires s’est divisée en branches nombreuses ; ces petites tribus ont des noms distincts, et ces noms sont souvent donnés aux villages ou au district qu’elles habitent. Celles dont l’établissement en Égypte est le plus ancien ont moins retenu des mœurs des premiers Bedawees, et la pureté de leur race a été mélangée par des mariages réciproques avec les Cophtes devenus prosélytes de la foi mahométane, ou avec leurs descendants : ce qui fait qu’elles sont méprisées dans leurs tribus plus récemment établies dans le pays ; celles-ci les appellent Fellaheen et s’arrogent la dénomination d’Arabes ou de Bedawees. Lorsque ces derniers convoitent les filles des premiers, ils n’ont aucune répugnance à les épouser ; mais jamais ils ne permettent le mariage de leurs filles avec ceux qu’ils appellent Fellaheen. Si quelqu’un des leurs est tué par un individu appartenant à une tribu inférieure, pour le venger ils tuent deux, trois et même quatre personnes de cette tribu. L’homicide est ordinairement puni par la mort de quelqu’un de la famille du meurtrier, et, lorsque l’homicide a été commis par une personne d’une tribu autre que celle de la victime, il en résulte souvent de petits combats qui deviennent souvent des guerres ouvertes entre les deux tribus et dont la durée est souvent de quelques années. Une légère insulte, faite par un individu d’une tribu à un membre d’une autre tribu, a souvent les mêmes conséquences.

Dans beaucoup de cas, la vengeance par le sang a lieu un siècle ou davantage après le meurtre commis, si l’un ou l’autre individu la réveille après qu’un si long espace de temps semblait l’avoir fait oublier. Il y a dans la basse Égypte deux tribus, Saad et Haram, qui se distinguent par leurs combats et leur rancune (il en est de même des Keys et des Yemen de la Syrie) ; de là vient qu’on donne ces noms à des personnes ou à des partis qui vivent dans l’inimitié. Il est étonnant que l’on tolère, même en ce moment, de pareils forfaits, qui, s’ils avaient lieu autre part que dans des villages, c’est-à-dire dans de petites ou de grandes villes de l’Égypte, seraient punis d’une sentence de mort qui frapperait plusieurs des personnes impliquées. La vengeance par le sang est permise d’après le Coran ; mais il est recommandé d’y mettre de la modération et de la justice : les petites guerres qu’elle occasionne de notre temps sont donc en opposition avec le précepte du prophète, qui dit : « Si deux musulmans tirent le glaive l’un contre l’autre, celui qui aura tué, ainsi que celui qui sera tué, sera puni par le feu (l’enfer). »

Sous d’autres rapports, les Fellaheen ressemblent aux Bedawees. Lorsqu’une Fellahah est convaincue d’infidélité envers son mari, lui-même, ou le frère de la femme adultère, la précipite dans le Nil avec une pierre au cou, ou bien, après l’avoir coupée en morceaux, jette ses restes à la rivière. Une fille ou une sœur non mariée qui se rend coupable d’incontinence est presque toujours punie de la même manière, et c’est le père ou le frère qui se charge du supplice. On considère les parents de telles filles comme plus offensés que ne l’est un mari par l’adultère de sa femme, et, si la punition ne suit pas le crime, la famille est souvent méprisée par toute la tribu.