Voyage en Orient (Nerval)/Appendice/XIV

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 309-313).


xiv — LETTRE D’AMROU

L’histoire du calife Bakem a été pour l’auteur un motif de compléter la description du Caire moderne par une description du Caire ancien, animée par les souvenirs de la plus belle époque historique.

Un document qu’il ne faut pas oublier comme première impression de l’Égypte devenue musulmane, c’est la lettre écrite par Amrou ou Gamrou au calife Omar, à l’époque de la conquête de ce pays par les musulmans.

Nous ne pouvons mieux conclure des remarques sur l’Égypte actuelle qu’en la citant. Ce détail nous permet, en outre, de fixer un point d’histoire qui paraît avoir égaré bien des savants. M. Ampère, qui a publié un travail fort étudié et fort important sur l’Égypte, s’est laissé aller à l’erreur commune qui suppose que le calife Omar a fait lui-même le siége d’Alexandrie. On verra, par les faits suivants, que c’est son général Amrou ou Gamrou qui fut chargé de cette expédition. Nous avons conservé ici le vieux style d’un ancien orientaliste, Pierre Vattier, qui rend admirablement le style arabe.

Voici d’abord la lettre qu’écrivit le commandeur des fidèles, Omar, à Amrou ou Gamrou (la langue française ne rend qu’imparfaitement les consonnances de l’arabe) :

« De la part de Gabdolle Omar, fils du Chettabe, à Gamrou, fils du Gase. Dieu vous donne sa paix, ô Gamrou ! et sa miséricorde et ses bénédictions, et à tous les musulmans généralement. Après cela, je remercie Dieu des faveurs qu’il vous a faites, il n’est point d’autre Dieu que lui, et je prie de bénir Mahomet et sa famille. Je sais, ô Gamrou, par le rapport qui m’a été fait, que la province où vous commandez est belle et bien fortifiée, bien cultivée, et bien peuplée ; que les Pharaons et les Amalécites y ont régné ; qu’ils y ont fait des ouvrages exquis et des choses excellentes ; qu’ils y ont étalé les marques de leur grandeur et de leur orgueil, s’imaginait être éternels, et prenant où ils n’avaient point fait de compte. Cependant Dieu vous a établi en leurs demeures, et a mis en votre puissance leurs biens et leurs serviteurs et leurs enfants, et vous a fait hériter de leur terre. Qu’il en soit loué et béni et remercié ; c’est à lui qu’appartient l’honneur et la gloire. Quand vous aurez lu ma lettre que voici, écrivez-moi les qualités particulières de l’Égypte, tant en sa terre qu’en sa mer, et me la faites connaître comme si je la voyais moi-même. »

Amrou, ayant reçu cette lettre, et vu ce qu’elle contenait, fit réponse à Omar ; il lui écrivit en ces termes :

« De la part de Gabdolle ; fils du Gase, fils de Vaïl Le Saharien, au successeur de l’apôtre de Dieu, à qui Dieu fasse paix et miséricorde, Omar, fils du Chettabe, commandeur des fidèles, l’un des califes suivant le droit chemin, dont j’ai reçu et lu la lettre et entendu l’intention ; c’est pourquoi je veux ôter de dessus son esprit la nuée de l’incertitude par la vérité de mon discours. C’est de Dieu que viendra la force et la puissance, et toutes choses retournent à lui. Sachez, seigneur commandeur des fidèles, que le pays d’Égypte n’est autre chose que des terres noirâtres et des plantes vertes entre une montagne poudreuse et un sable rougeâtre. Il y a entre sa montagne et son sable des plaines relevées et des éminences abaissées. Elle est environnée d’un penchant qui lui fournit de quoi vivre, et qui a de tour, depuis Syène jusqu’à la fin de la terre et au bord de la mer, un mois de chemin pour un homme de cheval. Par le milieu du pays, il descend un fleuve béni au matin et favorisé du ciel au soir, qui coule en augmentant et en diminuant, suivant le cours du soleil et de la lune. Il a son temps auquel les fontaines et les sources de la terre lui sont ouvertes, suivant le commandement qui leur est fait par son Créateur, qui gouverne et dispense son cours pour fournir de quoi vivre à la province, et il court, suivant ce qui lui est prescrit, jusqu’à ce que, ses eaux étant enflées et ses ondes roulant avec bruit, et ses flots étant parvenus à la plus grande élévation, les habitants du village ne peuvent passer de village en autre que dans de petites barques, et l’on voit tournoyer les nacelles qui paraissent comme des chameaux noirs et blancs dans les imaginations. Puis, lorsqu’il est dans cet état, voici qu’il commence à retourner en arrière et à se renfermer dans son canal, comme il en était sorti auparavant, et s’y était élevé peu à peu. Et alors, les plus prompts et les plus tardifs s’apprêtent au travail ; ils se répandent par la campagne en troupes, les gens de la loi que Dieu garde, et les hommes de l’alliance, que les hommes protègent ; on les voit marcher comme des fourmis, les uns faibles, les autres forts, et se lasser à la tâche qui leur a été ordonnée. On les voit fendre la terre et ce qui en est abreuvé, et y jeter de toutes les espèces de grains qu’ils espèrent y pouvoir multiplier avec l’aide de Dieu ; et la terre ne tarde point, après la noirceur de son engrais, à se revêtir de vert et à répandre une agréable odeur, tant qu’elle produit des tuyaux et des feuilles et des épis, faisant une belle montre et donnant une bonne espérance, la rosée l’abreuvant d’en haut, et l’humidité donnant nourriture à ses productions par bas. Quelquefois, il vient quelques nuées avec une pluie médiocre ; quelquefois, il tombe seulement quelques gouttes d’eau, et, quelquefois, point du tout. Après cela, seigneur commandeur des fidèles, la terre étale ses beautés et fait parade de ses grâces, réjouissant ses habitants et les assurant de la récolte de ses fruits pour leur nourriture et celle de leurs montures, et pour en transporter ailleurs, et pour faire multiplier leur bétail. Elle paraît aujourd’hui, seigneur commandeur des fidèles, comme une terre poudreuse, puis incontinent comme une mer bleuâtre et comme une perle blanche, puis comme de la boue noire, puis comme un taffetas vert, puis comme une broderie de diverses couleurs, puis comme une fonte d’or rouge. Alors, on moissonne ses blés, et on les bat pour en tirer le grain, qui passe ensuite diversement entre les mains des hommes, les uns en prenant ce qui leur appartient, et les autres ce qui ne leur appartient pas. Cette vicissitude revient tous les ans, chaque chose en son temps, suivant l’ordre et la providence du Tout-Puissant : qu’il soit loué à jamais ce grand Dieu, qu’il soit béni le meilleur des créateurs ! Quant à ce qui est nécessaire pour l’entretien de ces ouvrages, et qui doit rendre le pays bien peuplé et bien cultivé, le maintenir en bon état et le faire avancer de bien en mieux, suivant ce que nous en ont dit ceux qui en ont connaissance pour en avoir eu le gouvernement entre leurs mains, nous y avons remarqué particulièrement trois choses, dont la première est de ne recevoir point les mauvais discours que fait la canaille contre les principaux du pays, parce qu’elle est envieuse ; et ingrate du bien qu’on lui fait ; la seconde est d’employer le tiers du tribut que l’on lève à l’entretien des ponts et chaussées, et la troisième est de ne tirer le tribut d’une espèce, sinon d’elle même, quand elle est en sa perfection. Voilà la description de l’Égypte, seigneur commandeur des fidèles, par laquelle vous la pouvez connaître comme si vous la voyiez vous-même. Dieu vous maintienne dans votre bonne conduite, et vous fasse heureusement gouverner votre empire, et vous aide à vous acquitter de la charge qu’il vous a imposée. La paix soit avec vous. Que Dieu soit loué, et qu’il assiste de ses faveurs et de ses bénédictions notre seigneur Mahomet, et ceux de sa nation, et ceux de son parti. »

Le commandeur des fidèles, Omar, ayant lu, dit l’auteur, la lettre de Gamrou, parla ainsi : « Il s’est fort bien acquitté de la description de la terre d’Égypte et de ses appartenances ; il l’a si bien marquée, qu’elle ne peut être méconnue par ceux qui sont capables de connaître les choses. Loué soit Dieu, ô assemblée des musulmans, des grâces qu’il vous a faites en vous mettant en possession de l’Égypte et des autres pays ! C’est lui dont nous devons implorer le secours. »