Voyage en Orient (Nerval)/De Paris à Cythère/I

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 331-338).


I — ROUTE DE GENÈVE


J’ignore si tu prendras grand intérêt aux pérégrinations d’un touriste parti de Paris en plein novembre. C’est une assez triste litanie de mésaventures, c’est une bien pauvre description à faire, un tableau sans horizon, sans paysage, où il devient impossible d’utiliser les trois ou quatre vues de Suisse ou d’Italie qu’on a faites avant de partir, les rêveries mélancoliques sur la mer, la vague poésie des lacs, les études alpestres, et toute cette flore poétique des climats aimés du soleil qui donnent à la bourgeoisie de Paris tant de regrets amers de ne pouvoir aller plus loin que Montreuil ou Montmorency.

Aussi bien la terre est partout revêtue de neige, et, sur cette neige d’hier, il pleut très-fort aujourd’hui. On traverse Melun, Montereau, Joigny, on dîne à Auxerre ; tout cela n’a rien de fort piquant. Seulement, imagine-toi l’imprudence d’un voyageur qui, trop capricieux pour consentir à suivre la ligne, à peu près droite, des chemins de fer, s’abandonne à toutes les chances des diligences, plus ou moins pleines, qui pourront passer le lendemain ! Ce hardi compagnon laisse partir sans regret le Laffite et Caillard rapide, qui l’avait amené à une table d’hôte bien servie ; il sourit au malheur des autres convives, forcés de laisser la moitié du dîner, et trinque en paix avec les trois ou quatre habitués pensionnaires de l’établissement, qui ont encore une heure à rester à table. Satisfait de son idée, il s’informe, en outre, des plaisirs de la ville, et finit par se laisser entraîner au début de M. Auguste dans Buridan lequel s’effectue dans le chœur d’une église transformée en théâtre.

Le lendemain, notre homme s’éveille à son heure ; il a dormi pour deux nuits, de sorte que la Générale est déjà passée. Pourquoi ne pas reprendre Laffitte et Caillard, l’ayant pris la veille ? Il déjeune : Laffitte passe et n’a de place que dans le cabriolet.

— Vous avez encore la Berline du commerce, dit l’hôte désireux de garder un voyageur agréable.

La Berline arrive à quatre heures, remplie de compagnons tisseurs en voyage pour Lyon. C’est une voiture fort gaie : elle chante et fume tout le long de la route ; mais elle porte déjà deux couches superposées de voyageurs.

— Reste la Chalonaise.

— Qu’est-ce que cela ?

— C’est la doyenne des voitures de France. Elle ne part qu’à cinq heures ; vous avez le temps de dîner.

Ce raisonnement est séduisant ; je fais retenir ma place, et je m’assieds, deux heures après, dans le coupé, à côté du conducteur.

Cet homme est aimable ; il était de la table d’hôte et ne paraissait nullement pressé de partir. C’est qu’il connaissait trop sa voiture, lui !

— Conducteur, le pavé de la ville est bien mauvais !

— Oh ! monsieur, ne m’en parlez pas ! Ils sont un tas dans le conseil municipal qui ne s’y entendent pas plus… On leur a offert des chaussées anglaises, des macadam, des pavés de bois, des aigledons de pavés ; eh bien, ils aiment mieux les cailloux, les moellons ; tout ce qu’ils peuvent trouver pour faire sauter les voitures !

— Mais, conducteur, nous voilà sur la terre et nous sautons presque autant.

— Monsieur, je ne m’aperçois pas… C’est que le cheval est au trot,

— Le cheval ?

— Oui, oui ; mais nous allons en prendre un autre pour la montée.

À cette délibération, je frémis…

— Au fond, qu’est-ce que c’est donc que la Chalonaise ?

— Oh ! elle est bien connue ; c’est la première voiture de la France.

— La plus ancienne ?

— Précisément.

Au relais suivant, je descends pour examiner la Chalonaise, cette œuvre de haute antiquité. Elle était digne de figurer dans un musée, auprès des fusils à rouet, des canons à pierre et des presses en bois : la Chalonaise est peut-être aujourd’hui la seule voiture de France qui ne soit pas suspendue.

Alors, tu comprends le reste ; ne trouver de repos qu’en se suspendant momentanément aux lanières de l’impériale, prendre sans cheval une leçon de trot de trente-six heures, et finir par être déposé proprement sur le pavé de Chalon à deux heures du matin, par un des plus beaux orages de la saison.

— Le bateau à vapeur part à cinq heures du matin.

— Fort bien.

Aucune maison n’est ouverte. Est-il bien sûr que ce soit là Chalon-sur-Saône ?… Si c’était Châlons-sur-Marne !… Non, c’est bien le port de Chalon-sur-Saône, avec ses marches en cailloux, d’où l’on glisse agréablement vers le fleuve ; les deux bateaux rivaux reposent encore, côte à côte, en attendant qu’ils luttent de vitesse ; il y en a un qui est parvenu à couler bas son adversaire tout récemment. Nous demandons qu’il passe à l’état de vaisseau de guerre, et qu’on l’envoie en Orient.

Déjà le pyroscaphe se remplit de gros marchands, d’Anglais, de commis voyageurs et des joyeux ouvriers de la Berline. Tout cela descend vers la seconde ville de France ; mais, moi, je m’arrête à Mâcon. Mâcon ! c’est devant cette ville même que je passais il y a trois ans, dans une saison plus heureuse ; je descendais vers l’Italie, et les jeunes filles, en costume presque suisse, qui venaient offrir sur le pont des grappes de raisin monstrueuses, étaient les premières jolies filles du peuple que j’eusse vues depuis Paris. En effet, le Parisien n’a pas l’idée de la beauté des paysannes et des ouvrières telles qu’on peut les voir dans les villes du Midi. Mâcon est une ville à demi suisse, à demi méridionale, assez laide d’ailleurs.

On m’a montré la maison de M. de Lamartine, grande et sombre ; il existe une jolie église sur la hauteur. Un regard du soleil est venu animer un instant les toits plats, aux tuiles arrondies, et détacher le long des murs quelques feuilles de vigne jaunies ; la promenade aux arbres effeuillés souriait encore sous ce rayon.

La voiture de Bourg part à deux heures ; on a visité tous les recoins de Mâcon ; on roule bientôt doucement dans ces monotones campagnes de la Bresse, si riantes en été ; puis on arrive vers huit heures à Bourg.

Bourg mérite surtout d’être remarqué par son église, qui est de la plus charmante architecture byzantine, si j’ai bien pu distinguer dans la nuit, ou bien peut-être de ce style quasi renaissance qu’on admire à Saint-Eustache. Tu voudras bien excuser un voyageur, encore brisé par la Chalonaise de n’avoir pu éclaircir ce doute en pleine obscurité.

J’avais bien étudié mon chemin sur la carte. Au point de vue des messageries, des voitures Laffitte, de la poste, en un mot, selon la route officielle, j’aurais pu me laisser transporter à Lyon et prendre la diligence pour Genève ; mais la route dans cette direction formait un coude énorme. Je connais Lyon et je ne connais pas la Bresse. J’ai pris, comme on dit, le chemin de traverse… Est-ce le chemin le plus court ?

Ô Alphonse Karr ! ô Jules Janin ! ce problème vous intéresserait sans doute ; mais, moi, que m’importe ? je n’écris pas de romans.

Si le journal naïf d’un voyageur enthousiaste a quelque intérêt pour qui risque de le devenir, apprends que, de Bourg à Genève, il n’y a pas de voitures directes. Fais un détour de dix-huit lieues vers Lyon, un retour de quinze heures vers Pont-d’Ain, et tu résoudras le problème en perdant dix heures.

Mais il est plus simple de se rendre de Bourg à Pont-d’Ain, et, là, d’attendre la voiture de Lyon.

— Vous en avez le droit, me dit-on ; la voiture passe à onze heures ; vous arriverez à trois heures du matin.

Une patache vient à l’heure dite, et, quatre heures après, le conducteur me dépose sur la grande route avec mon bagage à mes pieds.

Il pleuvait un peu ; la route était sombre, on ne voyait ni maisons ni lumières.

— Vous allez suivre la route tout droit, me dit le conducteur avec bonté. À un kilomètre et demi environ, vous trouverez une auberge ; on vous ouvrira, si l’on n’est pas couché.

Et la voiture continua sa route vers Lyon.

Je ramasse ma valise et mon carton à chapeau… J’arrive à l’auberge désignée ; je frappe à coups de pavé pendant une heure… Mais, une fois entré, j’oublie tous mes maux…

L’auberge de Pont-d’Ain est une auberge de cocagne. En descendant le lendemain matin, je me trouve dans une cuisine immense et grandiose. Des volailles tournaient aux broches, des poissons cuisaient sur les fourneaux. Une table bien garnie réunissait des chasseurs très-animés. L’hôte était un gros homme et l’hôtesse une forte femme, très-aimables tous les deux.

Je m’inquiétais un peu de la voiture de Genève.

— Monsieur, me dit-on, elle passera demain vers deux heures.

— Oh ! oh !

— Mais vous avez le soir le courrier.

— La poste ?

— Oui, la poste.

— Ah ! très-bien.

Je n’ai plus qu’à me promener toute la journée. J’admire l’aspect de l’auberge, bâtiment en briques, à coins de pierre du temps de Louis XIII. Je visite le village, composé d’une seule rue encombrée de bestiaux, d’enfants et de villageois avinés : — c’était un dimanche ; — et je reviens en suivant le cours de l’Ain, rivière d’un bleu magnifique, dont le cours rapide fait tourner une foule de moulins.

À dix heures du soir, le courrier arrive. Pendant qu’il soupe, on me conduit, pour marquer ma place, dans la remise où était sa voiture.

Ô surprise ! c’était un panier.

Oui, un simple panier suspendu sur un vieux train de voiture, excellent pour contenir les paquets et les lettres ; mais le voyageur y passait à l’état de simple colis.

Une jeune dame en deuil et en larmes arrivait de Grenoble par ce véhicule incroyable ; je dus prendre place à ses côtés.

L’impossibilité de se faire une position fixe parmi les paquets confondait forcément nos destinées : la dame finit par faire trêve à ses larmes, qui avaient pour cause un oncle décédé à Grenoble. Elle retournait à Ferney, pays de sa famille.

Nous causâmes beaucoup de Voltaire. Nous allions doucement, à cause des montées et des descentes continuelles. Le courrier, trop dédaigneux de sa voiture pour y prendre place lui-même, fouettait d’en bas le cheval, qui frisait de temps en temps la crête des précipices.

Le Rhône coulait à notre droite, à quelques centaines de pieds au-dessous de la route ; des postes de douaniers se montraient çà et là dans les rochers, car de l’autre côté du fleuve est la frontière de Savoie.

De temps en temps, nous nous arrêtions un instant dans de petites villes, dans des villages où l’on n’entendait que les cris des animaux réveillés par notre passage. Le courrier jetait des paquets à des mains ou à des pattes invisibles, et puis nous repartions au grand trot de son petit cheval.

Vers le point du jour, nous aperçûmes, du haut des montagnes, une grande nappe d’eau, vaste et coupant au loin l’horizon comme une mer : c’était le lac Léman.

Une heure après, nous prenions le café à Ferney en attendant l’omnibus de Genève.

De là, en deux heures, par des campagnes encore vertes, par un pays charmant, au travers des jardins et des joyeuses villas, j’arrivais dans la patrie de Jean-Jacques Rousseau.

Il est bon de convenir aujourd’hui que l’Europe est parfaitement connue à tout le monde ; un voyageur ne peut donc faire tout au plus que l’itinéraire de sa route, la chronique de ses aventures, et, au besoin, transcrire la carte de son dîner, comme faisait Louis XVIII, dans le plus intéressant itinéraire qu’on ait jamais donné. Par exemple, n’est-il pas intéressant de savoir qu’à Genève il est fort difficile d’avoir des truites, et que ces poissons sont aussi rares dans le Léman que les huîtres à Ostende, et les carpes dans le Rhin ? L’an dernier, je m’émerveillais, à une table d’hôte de Mannheim, de ne jamais manger de carpe, l’aimant beaucoup. (Il faut ajouter encore que je n’ai pu obtenir de cidre à Rouen, ni de pâté de foies à Strasbourg, sous prétexte que ce n’était pas la saison.)

— Monsieur, me répondit un Allemand de cette bonne ville de Mannheim, croyez-vous que l’on pêche comme cela des carpes dans le Rhin ?

— On m’a montré, répondis-je froidement, chez Chevet, quelques-uns de ces animaux qui avaient la prétention d’y avoir séjourné.

— Je ne dis pas, monsieur, observa l’Allemand, qu’il n’y ait pas de carpes dans le Rhin…

— Dites-le, si vous voulez, monsieur ; à Paris, nous appellerions cela un paradoxe ; mais, ici, cela peut-être parfaitement vrai.

— Monsieur, dit l’Allemand, les carpes du Rhin sont fort belles ; c’est un régal de têtes couronnées. On en sait le compte, et les pêcheurs du Rhin, qui forment une corporation, se les sont partagées depuis longtemps. Ils les connaissent ; et, quand un pêcheur en rencontre une, il dit : « Tiens, c’est la carpe d’un tel ; » et il la remet honnêtement dans l’eau.

Je pense qu’il en est de même des truites du Léman. Du reste, la cuisine est assez bonne à Genève, et la société fort agréable. Tout le monde parle parfaitement le français, mais avec une espèce d’accent qui rappelle un peu la prononciation de Marseille. Les femmes sont fort jolies, et ont presque toutes un type de physionomie qui permettrait de les distinguer parmi d’autres. Elles ont, en général, les cheveux noirs ou châtains ; mais leur carnation est d’une blancheur et d’une finesse éclatantes ; leurs traits sont réguliers, leurs joues sont colorées, leurs yeux beaux et calmes. Il m’a semblé voir que les plus belles étaient celles d’un certain âge, ou plutôt d’un âge certain. Alors, les bras et les épaules sont admirables, mais la taille est un peu forte. Ce sont des femmes dans les idées de Sainte-Beuve, des beautés lakistes ; et, si elles ont des bas bleus, il doit y avoir de fort belles jambes dedans.