Voyage en Orient (Nerval)/De Paris à Cythère/III

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 343-354).

iii — PAYSAGES SUISSES


Me voici donc parvenu à Genève : par quels chemins, hélas ! et par quelles voitures ! Mais, en vérité, qu’aurais-je à t’écrire, si je faisais route comme tout le monde, dans une bonne chaise de poste ou dans un bon coupé, enveloppé d’un cache-nez, de paletots et de manteaux, avec une chancelière et un rond sous moi ?… J’aime à dépendre un peu du hasard : l’exactitude numérotée des stations des chemins de fer, la précision des bateaux à vapeur arrivant à heure et à jour fixes, ne réjouissent guère un poëte, ni un peintre, ni même un simple archéologue, ou collectionneur comme je suis.

La vie sensuelle de Genève m’a tout à fait remis de mes premières fatigues. — Où vais-je ? Où peut-on souhaiter d’aller en hiver ? Je vais au-devant du printemps, je vais au-devant du soleil… Il flamboie à mes yeux dans les brumes colorées de l’Orient. — L’idée m’en est venue en me promenant sur les hautes terrasses de la ville, qui encadrent une sorte de jardin suspendu. Les soleils couchants y sont magnifiques.

Je n’ai nulle envie non plus de t’amuser beaucoup de mes dangers et de mes mésaventures, comme l’auteur fameux du Voyage à Saint-Cloud. Et pourtant tu ne m’empêcheras pas de regretter ces bons voyages difficiles de la vieille France, comme on les trouve peints dans Cyrano, dans le chevalier d’Assoucy, et même dans la tournée gastronomique de Bachaumont et de Chapelle. Te souviens-tu des joyeuses pérégrinations du baron de Fœneste, lequel avait soin de se payer de sa dépense dans les hôtelleries, en emportant tout au moins de sa chambre les serviettes, le peigne, et jusqu’au pot-à-eau s’il était d’étain. Et, dans les premiers chapitres de Marianne, quel voyage encore que celui de ce gros coche de Bordeaux, qui mettait trois semaines pour venir à Paris, versait cinq ou six fois en route et subissait au moins deux attaques de larrons !

Voilà des plaisirs que nous n’avons plus, et une grande source d’intérêt qu’ont perdue les récits des modernes voyageurs. Une fois hors de France, on espère retrouver encore cette bonne veine, dans les pays de montagnes surtout. Mais, hélas ! combien l’imprévu est devenu rare, même en Suisse, où l’on voyage à pied la moitié du temps ! l’imprévu, c’est-à-dire un torrent qui fait un bateau de votre voiture (tu n’as pas oublié l’histoire de l’attaché) ; une avalanche qui vous ensevelit ; un ours de Berne qui vient vous flairer au passage ; un flot de la mer de glace qui manque sous vos pieds, et peut-être (en cas de forte recommandation), une petite aventure de voleurs…

Pardon, je vais trop loin ; tu ne crois plus aux voleurs ; les voleurs n’existent plus en effet nulle part, et tu sais comme moi que l’on est obligé de payer des malheureux pour se déclarer criminels, afin que les magistrats, les procureurs du roi, les avocats et la gendarmerie départementale, aient quelque raison d’exister et de toucher leurs traitements, afin que les galères et les prisons soient encore habitées. Ce sont de petites comédies qui se jouent en plein jour entre des robes noires et des vestes trouées, et l’on peut voir, en lisant nos feuilles judiciaires, combien il se dépense là d’invention et d’esprit.

Mais, à défaut d’aventures, la description restait du moins au touriste littéraire ; il comptait les pierres des monuments et les feuilles des forêts ; il faisait des terrains, des fonds fuyants, des horizons ; le daguerréotype arrive, il lui coupe le paysage sous le pied ; déjà, dans chaque ville nouvelle, nous en rencontrons deux ou trois, qui n’attendent pour fonctionner qu’un rayon de soleil ; mais le soleil est rare dans la saison où nous sommes, et nos paysagistes mécaniques n’ont que la ressource de l’aller chercher au-dessus des nuages, en se livrant à des ascensions périlleuses.

Ce sont bien les hautes Alpes que l’on découvre de tous côtés à l’horizon. J’avoue que je ne les connaissais pas encore. On avait prétendu me les montrer à Lyon, du haut de Fourvières ; à Nice, du haut d’une montagne qui domine la ville ; mais je n’en avais pris qu’une idée fort nulle ou fort vague. Me voilà donc en face du mont Blanc ! Je voudrais bien me rappeler les vingt vers de Delille qui l’ont rendu célèbre ; mais je ne me souviens que de ceux qui ont immortalisé le café :

Et je crois, du génie éprouvant le réveil,
Boire dans chaque goutte un rayon de soleil !

Ce qui n’est nullement applicable ! C’était anciennement un poëte bien commode que celui-là, qui avait cloué sur chaque paysage une belle épigraphe d’alexandrins. Toute la nature se trouvait étiquetée comme au Jardin botanique. Les gens du monde rencontraient là de l’enthousiasme tout fait, comme les compliments de bonne année. Il existe encore à Genève beaucoup d’admirateurs de Delille.

J’ai donc cherché le mont Blanc toute la soirée ; j’ai suivi les bords du lac, j’ai monté sur les plus hautes terrasses de la ville ; j’ai fait le tour des remparts, n’osant demander à personne : « Où est donc le mont Blanc ? » Et j’ai fini par l’admirer sous la forme d’un immense nuage blanc et rouge, qui réalisait le rêve de mon imagination. Malheureusement, pendant que je calculais en moi-même les dangers que pouvait présenter le projet d’aller planter tout en haut un drapeau tricolore, pendant qu’il me semblait voir circuler des ours noirs sur la neige immaculée de sa cime, voilà que ma montagne a manqué de base tout à coup, elle s’est trouvée coupée et suspendue dans le ciel comme le pays de Laputa ; quant au véritable mont Blanc, tu comprendras qu’ensuite il m’ait causé peu d’impression.

Mais la promenade de Genève était fort belle à ce soleil couchant, avec son horizon immense et ses vieux tilleuls aux branches effeuillées. La partie de la ville qu’on aperçoit en se retournant est aussi très-bien disposée pour le coup d’œil, et présente un amphithéâtre de rues et de terrasses plus agréable à voir qu’à parcourir.

J’entrai dans le théâtre, qui est assez grand, mais qui paraît peu florissant dans son intérieur ; on y jouait trois vaudevilles avec une troupe d’invalides dramatiques, dont je n’ai pu suffisamment apprécier le talent. Genève a le même désavantage que la Belgique de se trouver française sans le vouloir ; ces fausses nations sont toujours malheureuses, soit dans leur déférence servile, soit dans leur prétention à l’individualité. Depuis 1830, la France a donné un coup de main à l’une et un coup de pied à l’autre ; ce qui fait que les Français ne sont guère aimés dans ces deux endroits. À Genève comme à Bruxelles, j’ai vu force caricatures sur nous ; la plupart se rapportent à l’époque des menaces de guerre de 1836. Il y en a une qui représente un voltigeur français s’avançant sur la frontière avec une mine de sabreur extrêmement féroce. Du côté de la Suisse, se pose un volontaire génevois, petit mais intrépide, qui lui crie :

Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées, etc.


J’ai trouvé remarquable que ces messieurs eussent retourné contre nous, en guise de canons, deux vers de Corneille. Il faut convenir, d’ailleurs, que ceci est moins amer que la fameuse caricature de l’entrée des Fransquillons en Belgique.

En descendant du théâtre vers le lac, on suit la grande rue parisienne, la rue de la Corraterie, où sont les plus riches boutiques. La rue du Léman, qui fait angle avec cette dernière, et dont une partie jouit de la vue du port, est toutefois la plus commerçante et la plus animée. Du reste, Genève, comme toutes les villes du Midi, n’est pavée que de cailloux. Le bitume commence à s’y montrer de loin en loin ; et, en effet, dans les pays si nombreux où le grès manque, le bitume dont Paris s’est lassé si vite, a toujours un bel avenir. De longs passages sombres, à l’antique, établissent des communications entre les rues. Les fabriques qui couvrent le fond du lac et la source du Rhône donnent aussi une physionomie originale à la ville.

Te parlerai-je encore du quartier neuf, situé de l’autre côté du Rhône, et tout bâti dans le goût de la rue de Rivoli ; du palais du philanthrope Eynard, dont tu connais les innombrables portraits lithographiés, qui se vendaient jadis au profit des Grecs et des noirs ? Mais il vaut mieux s’arrêter au milieu du pont, sur un terre-plein planté d’arbres, où se trouve la statue de Jean-Jacques Rousseau. Le grand homme est là, drapé en Romain, dans la position d’Henri iv sur le pont Neuf ; seulement, Rousseau est à pied, comme il convient à un philosophe. Il suit des yeux le cours du Rhône, qui sort du lac, si beau, si clair, si rapide déjà, — et si bleu, que l’empereur Alexandre y retrouvait un souvenir de la Néva, bleue aussi comme la mer !

L’extrémité du lac Léman, tout emboîtée dans les quais de la ville, est couverte en partie de ces laides cabanes qui servent de moulins à eau ou de buanderies, ce qui offre un spectacle plus varié qu’imposant. Au contraire, lorsqu’on tourne le dos à la ville pour se diriger vers Lausanne, lorsque le bateau à vapeur sort du port encombré de petits navires, le coup d’œil présente tout à fait l’illusion de la grande mer. Jamais pourtant on ne perd entièrement de vue les deux rives, mais la ligne du fond tranche nettement l’horizon de sa lame d’azur ; des voiles blanches se balancent au loin, et les rives s’effacent sous une teinte violette, tandis que les palais et les villas éclatent par intervalles au soleil levant ; c’est l’image affaiblie de ces riants détroits du golfe de Naples, que l’on suit si longtemps avant d’aborder. D’ailleurs, pourquoi te décrirais-je encore ce lac illustré, que Victor Hugo a parcouru vingt-cinq ans après Byron ? Pourquoi te parlerais-je de Vevay, de Clarens, de Chillon, que, d’ailleurs, je n’ai point vus ? Avant d’arriver à ces lieux immortels, le bateau s’arrête à Lausanne, et me dépose sur la rive, avec tout mon bagage, entre les bras des douaniers. Lorsqu’il devient bien constaté que je n’importe pas de cigares français (vraie régie) dont l’Helvétie est avide, on me livre à quatre commissionnaires, qui tiennent à se partager mes effets. L’un porte ma valise, l’autre mon chapeau, l’autre mon parapluie, l’autre ne porte rien. Alors, ils me font comprendre difficilement — car ici s’arrête la langue française — qu’il s’agit de faire une forte lieue à pied, toujours en montant. Une heure après, par le plus rude et le plus gai chemin du monde, j’arrive à Lausanne, et je traverse la charmante plate-forme qui sert de promenade publique et de jardin au Casino.

De là, la vue est admirable. Le lac s’étend à droite à perte de vue, étincelant des feux du soleil, tandis qu’à gauche il semble un fleuve qui se perd entre les hautes montagnes, obscurci par leurs grandes ombres. Les cimes de neige couronnent cette perspective d’Opéra, et, sous la terrasse, à nos pieds, les vignes jaunissantes se déroulent en tapis jusqu’au bord du lac. Voilà, comme dirait un artiste, le poncif de la nature suisse : depuis la décoration jusqu’à l’aquarelle, nous avons vu cela partout ; il n’y manque que des naturels en costume ; mais ces derniers ne s’habillent que dans la saison des Anglais ; autrement, ils sont mis comme toi et moi. Ne va pas croire maintenant que Lausanne soit la plus riante ville du monde. Il n’en est rien. Lausanne est une ville tout en escaliers ; les quartiers se divisent par étages ; la cathédrale est au moins au septième. C’est une fort belle église gothique, gâtée et dépouillée aujourd’hui par sa destination protestante, comme toutes les cathédrales de la Suisse, magnifiques au dehors, froides et nues à l’intérieur. Lorsque j’y entrai, on faisait queue à l’une des portes en se battant un peu : c’étaient des gamins du pays qui venaient chercher leur carte d’électeur ; car il paraît que la sacristie est une succursale de la municipalité. Je m’étonnai de voir cette marmaille affublée de droits politiques.

La vue est encore plus belle sur la plate-forme de l’église ; toute cette ville biscornue a beaucoup de l’aspect de Blois.

Les clochers même ont l’air gauche et provincial.

Il y a une foule de girouettes de clinquant et de toits pointus d’un aspect fort gai.

Comme je pensais à dîner, en sortant de l’église, il me fut répondu partout que ce n’était plus l’heure. Je finis par me rendre au Casino, comme à l’endroit le plus apparent ; et, là, le maître, accoutumé aux fantaisies bizarres de MM. les Anglais, ne fit que sourire de ma demande et voulut bien me faire tuer un poulet.

Ne sachant plus que faire, le reste de la soirée, jusqu’au départ de la voiture de Berne, je m’établis dans un café, où je retrouvai les mêmes numéros du Constitutionnel et du Siècle qui ont paru le jour de mon départ, ce qui m’obligea encore à me jeter sur les journaux du lieu. La politique de tous ces petits pays est très-amusante, dans ce sens qu’elle a les mêmes nuances, les mêmes divisions, les mêmes colères, les mêmes lieux communs que la nôtre ; c’est une révolution dans un verre d’eau. Les querelles religieuses y jettent encore des complications que nous n’avons plus ; il paraît, d’après le premier-Lausanne que j’avais sous les yeux, qu’il y a encore des straussiens dans beaucoup d’endroits. Le parti de Strauss, vaincu dans le temps à Zurich, levait la tête à Lausanne ; le grand conseil a frappé un grand coup. Il y avait là un certain professeur Scherr, straussien déclaré, auquel la ville donnait, ainsi qu’aux autres professeurs, cinquante louis d’or, le logement, le jardin et le bois : pour le punir d’un discours peu orthodoxe, on lui a retranché le jardin, et, s’il parle encore, on lui retranchera le bois ; ainsi de suite. Ces moyens doux valent assurément mieux que la grande prise d’armes de Zurich, et sont beaucoup plus faits pour convaincre les schismatiques. Autrefois, on les eût traités plus durement dans ce même canton où Calvin fit rôtir Michel Servet avec du bois vert, afin que le supplice durât plus longtemps. Aujourd’hui, l’on se contente de leur ôter le bois ; au lieu de les faire brûler sur la place publique, on les laisse geler dans leurs maisons.

Je suis là tellement désœuvré, que je passe de la politique aux annonces. J’en trouve de fort amusantes ; je serais heureux de pouvoir ajouter à leur publicité, mais elle leur viendrait trop tard en aide. Les avis judiciaires, sont conçus dans une forme tout à fait paternelle ; aussi recommandons ces formules d’épîtres à nos juges d’instruction ; cela peut épargner beaucoup de gendarmes, et, si les criminels lisent les journaux, ils ne peuvent manquer d’être touchés par des avertissements si polis.

Ces lectures étant, après tout, peu récréatives, j’ai été charmé de monter dans la diligence, et de m’y incruster chaudement entre deux fortes dames de Lausanne qui se rendaient aussi à Berne. N’est-ce pas moi qui ai dit dernièrement que toutes les femmes de Genève ont quarante ans ? Cela vient sans doute de ce que, ces dames étant en général fort jolies, Paris les enlève dans leur belle saison, et ne les rend à leur patrie qu’après les avoir un peu fanées, un peu brisées… Elles demeurent là quelques années, à l’état d’illusions perdues, elles vont mirer leurs bas bleus dans le lac bleu ; c’est l’école encore vigoureuse de Rousseau, de madame de Staël, de Benjamin Constant. Puis, quand les quarante ans qui leur servaient à en avoir trente, commencent à friser le demi-siècle, ces beautés passent un jour de Genève à Lausanne par la douce transition du lac Léman. C’est alors l’école de Senancour, de madame de Krudner, de madame de Charrière, etc. ; cela fait des anges tombés, déchus, abattus, abîmés, à un point extraordinaire ; puis Balzac les relève un jour de son souffle puissant. La femme de cinquante ans demande à s’appuyer sur la canne de notre ami. Je ne fais que lui transmettre ce désir, et lui apprendre combien il est aimé et espéré dans ce pays.

Voici que je quitte enfin cette petite France mystique et rêveuse qui nous a doués de toute une littérature et de toute une politique ; je vais mordre cette fois dans la vraie Suisse à pleines dents. C’est le lac de Neuchâtel que nous laissons sur notre gauche, et qui, toute la nuit, nous jette ses reflets d’argent. On monte et l’on descend, on traverse des bois et des plaines, et la blanche dentelure des Alpes brille toujours à l’horizon. Au point du jour, nous roulons sur un beau pavé, nous passons sous plusieurs portes, nous admirons de grands ours de pierre sculptés partout comme les ours de Bradwardine dans Waverley : ce sont les armes de Berne. Nous sommes à Berne, la plus belle ville de la Suisse assurément.

Rien n’est ouvert. Je parcours une grande rue d’une demi-lieue toute bordée de lourdes arcades qui portent d’énormes maisons ; de loin en loin, il y a de grandes tours carrées supportant de vastes cadrans. C’est la ville où l’on doit le mieux savoir l’heure qu’il est. Au centre du pavé, un grand ruisseau couvert de planches réunit une suite de fontaines monumentales espacées entre elles d’environ cent pas. Chacune est défendue par un beau chevalier sculpté qui brandit sa lance. Les maisons, d’un goût rococo comme architecture, sont ornées aussi d’armoiries et d’attributs : Berne a une allure semi-bourgeoise et semi-aristocratique qui, d’ailleurs, lui convient sous tous les rapports. Les autres rues, moins grandes, sont du même style, à peu près. En descendant à gauche, je trouve une rivière profondément encaissée et toute couverte de cabanes en bois, comme le Léman à Genève ; il en est qui portent le titre de bains et ne sont pas mieux décorées que les autres. Cela m’a remis en mémoire un chapitre de Casanova, qui prétend qu’on y est servi par des baigneuses nues, choisies parmi les filles du canton les plus innocentes. Elles ne quittent point l’eau par pudeur, n’ayant pas d’autre voile ; mais elles folâtrent autour de vous comme des naïades de Rubens. Je doute, malgré les attestations de voyageurs plus modernes, que l’ont ait conservé cet usage bernois du xviiie siècle. Du reste, un bain froid dans cette saison serait de nature à détruire le sentiment de toute semblable volupté.

En remontant dans la grand’rue, je pense à déjeuner et j’entre à cet effet dans l’auberge des Gentilshommes, auberge aristocratique s’il en fut, toute chamarrée de blasons et de lambrequins ; on me répond qu’il n’est pas encore l’heure : c’était l’écho inverse de mon souper de Lausanne. Je me décide donc à visiter l’autre moitié de la ville. Ce sont toujours de grandes et lourdes maisons, un beau pavé, de belles portes, enfin une ville cossue, comme disent les marchands. La cathédrale gothique est aussi belle que celle de Lausanne, mais d’un goût plus sévère. Une promenade en terrasse, comme toutes les promenades de Suisse, donne sur un vaste horizon de vallées et de montagnes ; la même rivière que j’avais vue déjà le matin se replie aussi de ce côté ; les magnifiques maisons ou palais situés le long de cette ligne ont des terrasses couvertes de jardins qui descendent par trois ou quatre étages jusqu’à son lit rocailleux. C’est un fort beau coup d’œil dont on ne peut se lasser. Maintenant, quand tu sauras que Berne a un casino et un théâtre, beaucoup de libraires ; que c’est la résidence du corps diplomatique et le palladium de l’aristocratie suisse ; qu’on n’y parle qu’allemand et qu’on y déjeune assez mal, tu en auras appris tout ce qu’il faut, et tu seras pressé de faire route vers Zurich.

Pardonne-moi de traverser si vite et de si mal décrire des lieux d’une telle importance ; mais la Suisse doit t’être si connue d’avance, ainsi qu’à moi, par tous les paysages et par toutes les impressions de voyage possibles, que nous n’avons nul besoin de nous déranger de la route pour voir les curiosités.

Je cherche à constater simplement les chemins du pays, la solidité des voitures, ce qui se dit, se fait et se mange çà et là dans le moment actuel.

Par exemple, je dois dire que je n’ai demandé aucun bifteck, craignant qu’il ne soit d’ours ; et qu’ayant appris que, dans les chalets, séjours de l’hospitalité, une tasse de lait se vendait quatre francs, je m’en suis refusé la consommation. L’expérience des voyageurs passés n’est donc point inutile ; voilà ce qui doit recommander la présente lettre à ton attention.

Ainsi, lorsque, parti de Berne, tu auras employé une ennuyeuse journée à traverser des bois de sapins et de bouleaux ornés de chalets fort médiocres, et deux gros villages encombrés d’une population moins belle qu’à l’Opéra, tu seras heureux de souper, vers onze heures, à Aarau, dans la maison d’une hôtesse fort jolie, fort décolletée et vêtue (par pure bonté pour toi) du costume national. Là, moyennant un nombre de batz raisonnable, vous faites un repas où rien ne manque, et où paraît enfin la véritable truite des lacs et des torrents, la petite truite bleue, tachetée, cette fraise du règne animal, modeste, délicate et parfumée, qu’on doit se garder de confondre avec la truite génevoise, qui, en admettant qu’elle existe encore, n’est rien qu’un saumon déguisé.

Les murs de la salle à manger sont ornés de vues d’Aarau, parmi lesquelles on remarque celle de la maison de Zschokke, l’illustre romancier. Il est triste de quitter enfin cette auberge agréable, où l’on aimerait à passer la nuit sous plusieurs rapports. L’hôtesse vous fait un salut gracieux, et vous rougissez de lui glisser, en partant, dans la main, l’humble monnaie que la Suisse appelle des batz. Nous reparlerons sans doute de ce billon, à propos des kreutzers allemands, non moins fallacieux pour le voyageur.

L’inégal pavé de Zurich nous éveille à cinq heures du matin. Voilà donc cette ville fameuse qui a renouvelé les beaux jours de Guillaume Tell en renversant la toque insolente du professeur Strauss ; voilà ces montagnes d’où descendaient des chœurs de paysans en armes ; voilà ce beau lac qui ressemble à celui de Cicéri. Après cela, l’endroit est aussi vulgaire que possible. Sauf quelques maisons anciennes, ornées de rocailles et de sculptures contournées, avec des grilles et des balcons d’un travail merveilleux, cette ville est fort au-dessous des avantages de sa position naturelle. Son lac et ses montagnes lui font, d’ailleurs, des vues superbes. La route qui mène à Constance domine longtemps ce vaste panorama et se poursuit toute la journée au milieu des plus beaux contrastes de vallées et de montagnes.

Déjà le paysage a pris un nouveau caractère : c’est l’aspect moins tourmenté de la verte Souabe ; ce sont les gorges onduleuses de la forêt Noire, si vaste toujours, mais éclaircie par les routes et les cultures. Vers midi, l’on traverse la dernière ville suisse, dont la grande rue est étincelante d’enseignes dorées. Elle a toute la physionomie allemande ; les maisons sont peintes ; les femmes sont jolies ; les tavernes sont remplies de fumeurs et de buveurs de bière. Adieu donc à la Suisse, et sans trop de regrets. Une heure plus tard, la couleur de notre postillon tourne du bleu au jaune. Le lion de Zœringen brille sur les poteaux de la route, dans son champ d’or et de gueules, et marque la limite des deux pays. Nous voilà sur le territoire de Constance, et déjà son lac étincelle dans les intervalles des monts.