Voyage en Orient (Nerval)/De Paris à Cythère/X

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 417-422).

X — SUITE DU JOURNAL


1er février. — Reprenons l’histoire de nos aventures… Et maintenant, sonnons de la trompette ; couvrons nos défaites passées avec tous les triomphes de ce qui nous arrive aujourd’hui. Ce sont de beaux drapeaux, des drapeaux de lin et de soie que nous élevons à présent. Nous voilà du faubourg dans la ville, et de la ville…

Pas encore.

Mon ami, je t’ai décrit jusqu’à présent fidèlement mes liaisons avec des beautés de bas lieu ; pauvres amours ! elles sont cependant bien bonnes et bien douces. La première m’a donné tout l’amour qu’elle a pu ; puis elle est partie comme un bel ange pour aller voir sa mère à Brünn. Les deux autres m’accueillaient fort amicalement et m’ouvraient leur bouche souriante comme des fleurs attendant les fruits ; ce n’était plus que patience à prendre quelque temps pour l’honneur de la ville et de ses faubourgs. Mais, ma foi, mes belles, le Français est volage !… le Français a rompu cette glace viennoise qui présente des obstacles au simple voyageur, à celui qui passe et qui s’envole. Maintenant, nous avons droit de cité, pignon sur rue : nous nous adressons à de grandes dames !… « Ce sont de grandes dames, voyez-vous ! » comme disait mon ami Bocage.

Tu vas croire que je suis fou de joie ; mais non, je suis très-calme ; cela est comme je te le dis, voilà tout.

J’hésite à te continuer ma confession, ô mon ami ! comme tu peux voir que j’ai longtemps hésité à t’envoyer cette lettre. Ma conduite n’est-elle pas perfide envers ces bonnes créatures, qui n’imaginaient pas que les secrets de leur beauté et de leurs caprices s’éparpilleraient dans l’univers, et s’en iraient à quatre cents lieues réjouir la pensée d’un moraliste blasé (c’est toi-même), et lui fournir une série d’observations physiologiques ?…

Ne va pas révéler, à des Parisiens surtout, le secret de nos confidences, ou bien dis-leur que tout cela est de pure imagination ; que, d’ailleurs, cela est si loin (comme disait Racine dans la préface de Bajazet) ! et enfin, que les noms, adresses et autres indications sont suffisamment déguisés pour que rien, en cela, ne ressemble à une indiscrétion. Et, d’ailleurs, qu’importe après tout ?… Nous ne vivons pas, nous n’aimons pas. Nous étudions la vie, nous analysons l’amour, nous sommes des philosophes, pardieu !

Représente-toi une grande cheminée de marbre sculpté. Les cheminées sont rares à Vienne, et n’existent guère que dans les palais. Les fauteuils et les divans ont des pieds dorés. Autour de la salle, il y a des consoles dorées ; et les lambris… ma foi, il y a aussi des lambris dorés. La chose est complète, comme tu vois.

Devant cette cheminée, trois dames charmantes sont assises : l’une est de Vienne ; les deux autres sont, l’une Italienne, l’autre Anglaise. L’une des trois est la maîtresse de la maison. Des hommes qui sont là, deux sont comtes, un autre est un prince hongrois, un autre est ministre, et les autres sont des jeunes gens pleins d’avenir. Les dames ont parmi eux des maris et des amants avoués, connus ; mais tu sais que les amants passent en général à l’état de maris, c’est-à-dire ne comptent plus comme individualité masculine. Cette remarque est très-forte, songes-y bien.

Ton ami se trouve donc seul d’homme dans cette société, à bien juger sa position ; la maîtresse de la maison mise à part (cela doit être), ton ami a donc des chances de fixer l’attention des deux dames qui restent, et même il a peu de mérite à cela par les raisons que je viens d’exposer.

Ton ami a dîné confortablement ; il a bu des vins de France et de Hongrie, pris du café et de la liqueur ; il est bien mis, son linge est d’une finesse exquise, ses cheveux sont soyeux et frisés très-légèrement ; ton ami fait du paradoxe, ce qui est usé depuis dix ans chez nous, et ce qui est ici tout neuf. Les seigneurs étrangers ne sont pas de force à lutter sur ce bon terrain que nous avons tant remué. Ton ami flamboie et pétille ; on le touche, il en sort du feu.

Voilà un jeune homme bien posé ; il plaît prodigieusement aux dames ; les hommes sont très-charmés aussi. Les gens de ce pays sont si bons ! Ton ami passe donc pour un causeur agréable. On se plaint qu’il parle peu ; mais, quand il s’échauffe, il est très-bien !

Je te dirai que, des deux dames, il en est une qui me plaît beaucoup, et l’autre beaucoup aussi. Toutefois, l’Anglaise a un petit parler si doux, elle est si bien assise dans son fauteuil ; elle a de si beaux cheveux blonds à reflets rouges, la peau si blanche ; de la soie, de la ouate et des tulles, des perles et des opales : on ne sait pas trop ce qu’il y a au milieu de tout cela, mais c’est si bien arrangé !

C’est là un genre de beauté et de charme que je commence à présent à comprendre ; je vieillis. Si bien que me voilà à m’occuper toute la soirée de cette jolie femme dans son fauteuil. L’autre paraissait s’amuser beaucoup dans la conversation d’un monsieur d’un certain âge qui semble fort épris d’elle, et dans les conditions d’un patito tudesque, ce qui n’est pas réjouissant. Je causais avec la petite dame bleue ; je lui témoignais avec feu mon admiration pour les cheveux et le teint des blondes. Voici l’autre, qui nous écoutait d’une oreille, qui quitte brusquement la conversation de son soupirant et se mêle à la nôtre. Je veux tourner la question. Elle avait tout entendu. Je me hâte d’établir une distinction pour les brunes qui ont la peau blanche ; elle me répond que la sienne est noire… De sorte que voilà ton ami réduit aux exceptions, aux conventions, aux protestations. Alors, je pensais avoir beaucoup déplu à la dame brune. J’en étais fâché, parce qu’après tout elle est fort belle et fort majestueuse dans sa robe blanche, et ressemble à la Grisi dans le premier acte de Don Juan. Ce souvenir m’avait servi, du reste, à rajuster un peu les choses. Deux jours après, je me rencontre au Casino avec l’un des comtes qui étaient là ; nous allons par occasion dîner ensemble, puis au spectacle. Nous nous lions comme cela. La conversation tombe sur les deux dames dont j’ai parlé plus haut ; il me propose de me présenter à l’une d’elles : la noire. J’objecte ma maladresse précédente. Il me dit qu’au contraire, cela avait très-bien fait. Cet homme est profond.

Je craignis d’abord qu’il ne fût l’amant de cette dame et ne tendît à s’en débarrasser, d’autant plus qu’il me dit :

— Il est très-commode de la connaître, parce qu’elle a une loge au théâtre de la Porte-de-Carinthie, et qu’alors vous irez quand vous voudrez.

— Cher comte, cela est très-bien ; présentez-moi à la dame.

Il l’avertit, et, le lendemain, me voici chez cette belle personne vers trois heures. Le salon est plein de monde. J’ai l’air à peine d’être là. Cependant, un grand Italien salue et s’en va, puis un gros individu, qui me rappelait le co-registrateur Heerbrand d’Hoffmann, puis mon introducteur, qui avait affaire. Restent le prince hongrois et le patito. Je veux me lever à mon tour ; la dame me retient en me demandant si… (j’allais écrire une phrase qui serait une indication). Enfin, sache seulement qu’elle me demande un petit service que je peux lui rendre. Le prince s’en va pour faire une partie de paume. Le vieux (nous l’appellerons marquis, si tu veux), le vieux marquis tient bon. Elle lui dit :

— Mon cher marquis, je ne vous renvoie pas, mais c’est qu’il faut que j’écrive.

Il se lève, et je me lève aussi. Elle me dit :

— Non, restez ; il faut bien que je vous donne la lettre.

Nous voilà seuls. Elle poursuit :

— Je n’ai pas de lettre à vous donner ; causons un peu ; c’est si ennuyeux de causer à plusieurs ! Je veux aller à Munich, dites-moi comment cela est ?

Je réponds :

— J’en ai un itinéraire superbe avec des gravures, je vous l’apporterai demain.

C’était assez adroit ; puis je dis quelques mots de Munich, et nous passons à d’autres sujets de conversation.

Mais… il me semble que je vais te raconter l’aventure la plus commune du monde. M’en vanter ? Pourquoi donc ? Je t’avouerai même que cela a mal fini. Je m’étais laissé aller avec complaisance à décrire mes amours de rencontre, mais ce n’était que comme étude de mœurs lointaines ; il s’agissait de femmes qui ne parlent à peu près aucune langue européenne… et, pour ce que j’aurais à dire encore, je me suis rappelé à temps le vers de Klopstock : « Ici, la discrétion me fait signe de son doigt d’airain. »

P.-S. — Ne sois pas trop sévère pour cette correspondance à bâtons rompus… À Vienne, cet hiver, j’ai continuellement vécu dans un rêve. Est-ce déjà la douce atmosphère de l’Orient qui agit sur ma tête et sur mon cœur ? — Je n’en sais pourtant ici qu’à moitié chemin.