Voyage en Orient (Nerval)/Histoire du calife Hakem/II

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 348-352).


II — LA DISETTE


Quelques jours après, le calife sortit comme à l’ordinaire de son palais pour se rendre à l’observatoire du Mokattam. Tout le monde était accoutumé à le voir sortir ainsi, de temps en temps, monté sur un âne et accompagné d’un seul esclave qui était muet. On supposait qu’il passait la nuit à contempler les astres, car on le voyait revenir au point du jour dans le même équipage, et cela étonnait d’autant moins ses serviteurs, que son père, Aziz-Billab, et son grand-père, Moëzzeldin, le fondateur du Caire, avaient fait ainsi, étant fort versés tous deux dans les sciences cabalistiques ; mais le calife Hakem, après avoir observé la disposition des astres et compris qu’aucun danger ne le menaçait immédiatement, quittait ses habits ordinaires, prenait ceux de l’esclave, qui restait à l’attendre dans la tour, et, s’étant un peu noirci la figure de manière à déguiser ses traits, il descendait dans la ville pour se mêler au peuple et apprendre des secrets dont plus tard il faisait son profit comme souverain. C’est sous un pareil déguisement qu’il s’était introduit naguère dans l’okel des sabéens.

Cette fois-là, Hakem descendit vers la place de Roumelieh, le lieu du Caire où la population forme les groupes les plus animés : on se rassemblait dans les boutiques et sous les arbres pour écouter ou réciter des contes et des poèmes, en consommant des boissons sucrées, des limonades et des fruits confits. Les jongleurs, les almées et les montreurs d’animaux attiraient ordinairement autour d’eux une foule empressée de se distraire après les travaux de la journée ; mais, ce soir-là, tout était changé, le peuple présentait l’aspect d’une mer orageuse avec ses houles et ses brisants. Des voix sinistres couvraient çà et là le tumulte, et des discours pleins d’amertume retentissaient de toutes parts. Le calife écouta, et entendit partout cette exclamation :

— Les greniers publics sont vides !

En effet, depuis quelque temps, une disette très-forte inquiétait la population ; l’espérance de voir arriver bientôt les blés de la haute Égypte avait calmé momentanément les craintes : chacun ménageait ses ressources de son mieux ; pourtant, ce jour-là, la caravane de Syrie étant arrivée très-nombreuse, il était devenu presque impossible de se nourrir, et une grande foule excitée par les étrangers s’était portée aux greniers publics du vieux Caire, ressource suprême des plus grandes famines. Le dixième de chaque récolte est entassé là dans d’immenses enclos formés de hauts murs et construits jadis par Amrou. Sur l’ordre du conquérant de l’Égypte, ces greniers furent laissés sans toitures, afin que les oiseaux pussent y prélever leur part. On avait respecté depuis cette disposition pieuse, qui ne laissait perdre d’ordinaire qu’une faible partie de la réserve, et semblait porter bonheur à la ville ; mais, ce jour-là, quand le peuple en fureur demanda qu’il lui fût livré des grains, les employés répondirent qu’il était venu des bandes d’oiseaux qui avaient tout dévoré. À cette réponse, le peuple s’était cru menacé des plus grands maux, et, depuis ce moment, la consternation régnait partout.

— Comment, se disait Hakem, n’ai-je rien vu de ces choses ? Est-il possible qu’un prodige pareil se soit accompli ? J’en aurais vu l’annonce dans les astres ; rien n’est dérangé non plus dans le pentacle que j’ai tracé.

Il se livrait à cette méditation, quand un vieillard, qui portait le costume des Syriens, s’approcha de lui et dit :

— Pourquoi ne leur donnes-tu pas du pain, seigneur ?

Hakem leva la tête avec étonnement, fixa son œil de lion sur l’étranger et crut que cet homme l’avait reconnu sous son déguisement.

Cet homme était aveugle.

— Es-tu fou, dit Hakem, de t’adresser avec ces paroles à quelqu’un que tu ne vois pas et dont tu n’as entendu que les pas dans la poussière !

— Tous les hommes, dit le vieillard» sont aveugles vis-à-vis de Dieu.

— C’est donc à Dieu que tu t’adresses ?

— C’est à toi, seigneur.

Hakem réfléchit un instant, et sa pensée tourbillonna de nouveau comme dans l’ivresse du hachich.

— Sauve-les, dit le vieillard ; car toi seul es la puissance, toi seul es la vie, toi seul es la volonté !

— Crois-tu donc que je puisse créer du blé ici, sur l’heure ? répondit Hakem en proie à une pensée indéfinie.

— Le soleil ne peut luire à travers le nuage, il le dissipe lentement. Le nuage qui te voile en ce moment, c’est le corps où tu as daigné descendre, et qui ne peut agir qu’avec les forces de l’homme. Chaque être subit la loi des choses ordonnées par Dieu, Dieu seul n’obéit qu’à la loi qu’il s’est faite lui-même. Le monde, qu’il a formé par un art cabalistique, se dissoudrait à l’instant, s’il manquait à sa propre volonté.

— Je vois bien, dit le calife avec un effort de raison, que tu n’es qu’un mendiant ; tu as reconnu qui je suis sous ce déguisement, mais ta flatterie est grossière. Voici une bourse de sequins ; laisse-moi.

— J’ignore quelle est ta condition, seigneur, car je ne vois qu’avec les yeux de l’âme. Quant à de l’or, je suis versé dans l’alchimie et je sais en faire quand j’en ai besoin ; je donne cette bourse à ton peuple. Le pain est cher ; mais, dans cette bonne ville du Caire, avec de l’or, on a de tout.

— C’est quelque nécromant, se dit Hakem.

Cependant la foule ramassait les pièces semées à terre par le vieillard syrien et se précipitait au four du boulanger le plus voisin. On ne donnait, ce jour-là, qu’une ocque (deux livres) de pain pour chaque sequin d’or.

— Ah ! c’est comme cela ? dit Hakem. Je comprends ! Ce vieillard, qui vient du pays de la sagesse, m’a reconnu et m’a parlé par allégories. Le calife est l’image de Dieu ; ainsi que Dieu, je dois punir.

Il se dirigea vers la citadelle, où il trouva le chef du guet, Abou-Arous, qui était dans la confidence de ses déguisements. Il se fit suivre de cet officier et de son bourreau, comme il avait déjà fait en plusieurs circonstances, aimant assez, comme la plupart des princes orientaux, cette sorte de justice expéditive ; puis il les ramena vers la maison du boulanger qui avait vendu le pain au poids de l’or.

— Voici un voleur, dit-il au chef du guet.

— Il faut donc, dit celui-ci, lui clouer l’oreille au volet de sa boutique ?

— Oui, dit le calife, après avoir coupé la tête toutefois.

Le peuple, qui ne s’attendait pas à pareille fête, fit cercle avec joie dans la rue, tandis que le boulanger protestait en vain de son innocence. Le calife, enveloppé dans un abbah noir qu’il avait pris à la citadelle, semblait remplir les fonctions d’un simple cadi.

Le boulanger était à genoux et tendait le cou en recommandant son âme aux anges Monkir et Nekir. À cet instant, un jeune homme fendit la foule et s’élança vers Hakem en lui montrant un anneau d’argent constellé. C’était Yousouf le sabéen.

— Accordez-moi, s’écria-t-il, la grâce de cet homme.

Hakem se rappela sa promesse et reconnut son ami des bords du Nil. Il fit un signe ; le bourreau s’éloigna du boulanger, qui se releva joyeusement. Hakem, entendant les murmures du peuple désappointé, dit quelques mots à l’oreille du chef du guet, qui s’écria à haute voix :

— Le glaive est suspendu jusqu’à demain à pareille heure. Alors, il faudra que chaque boulanger fournisse le pain à raison de dix ocques pour un sequin.

— Je comprenais bien l’autre jour, dit le sabéen à Hakem, que vous étiez un homme de justice, en voyant votre colère contre les boissons défendues ; aussi cette bague me donne un droit dont j’userai de temps en temps.

— Mon frère, vous avez dit vrai, répondit le calife en l’embrassant. Maintenant, ma soirée est terminée ; allons faire une petite débauche de hachich à l’okel des sabéens.