Voyage en Orient (Nerval)/La Cange/VI

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 211-217).


VI — UN DÉJEUNER EN QUARANTAINE


Nous voilà de nouveau sur le Nil. Jusqu’à Batn-el-Bakarah, le ventre de la vache, où commence l’angle inférieur du Delta, je ne faisais que retrouver des rives connues. Les pointes des trois pyramides, teintes de rose le matin et le soir, et que l’on admire si longtemps avant d’arriver au Caire, si longtemps encore après avoir quitté Boulaq, disparurent enfin tout à fait de l’horizon. Nous voguions désormais sur la branche orientale du Nil, c’est-à-dire sur le véritable lit du fleuve ; car la branche de Rosette, plus fréquentée des voyageurs d’Europe, n’est qu’une large saignée qui se perd à l’occident.

C’est de la branche de Damiette que partent les principaux canaux deltaïques ; c’est elle aussi qui présente le paysage le plus riche et le plus varié. Ce n’est plus cette rive monotone des autres branches, bordée de quelques palmiers grêles, avec des villages bâtis en briques crues, et, çà et là, des tombeaux de santons égayés de minarets, des colombiers ornés de renflements bizarres, minces silhouettes panoramiques toujours découpées sur un horizon qui n’a pas de second plan ; la branche, ou, si vous voulez, la brame de Damiette, baigne des villes considérables, et traverse partout des campagnes fécondes ; les palmiers sont plus beaux et plus touffus ; les figuiers, les grenadiers et les tamarins présentent partout des nuances infinies de verdure. Les bords du fleuve, aux affluents des nombreux canaux d’irrigation, sont revêtus d’une végétation toute primitive ; du sein des roseaux qui jadis fournissaient le papyrus et des nénufars variés, parmi lesquels peut-être on retrouverait le lotus pourpré des anciens, on voit s’élancer des milliers d’oiseaux et d’insectes. Tout papillote, étincelle et bruit, sans tenir compte de l’homme, car il ne passe pas là dix Européens par année ; ce qui veut dire que les coups de fusil viennent rarement troubler ces solitudes populeuses. Le cygne sauvage, le pélican, le flamant rose, le héron blanc et la sarcelle se jouent autour des djermes et des canges ; mais des vols de colombes, plus facilement effrayées, s’égrènent çà et là en longs chapelets dans l’azur du ciel.

Nous avions laissé à droite Charakhanieh, situé sur l’emplacement de l’antique Cercasorum ; Dagoueh, vieille retraite des brigands du Nil qui suivaient, la nuit, les barques à la nage en cachant leur tête dans la cavité d’une courge creusée ; Atrib, qui couvre les ruines d’Atribis, et Methram, ville moderne fort peuplée, dont la mosquée, surmontée d’une tour carrée, fut dit-on, une église chrétienne avant la conquête arabe.

Sur la rive gauche, on retrouve l’emplacement de Busiris sous le nom de Bouzir, mais aucune ruine ne sort de terre ; de l’autre côté du fleuve, Semenhoud, autrefois Sebennitus, fait jaillir du sein de la verdure ses dômes et ses minarets. Les débris d’un temple immense, qui paraît être celui d’Isis, se rencontrent à deux lieues de là. Des têtes de femmes servaient de chapiteau à chaque colonne ; la plupart de ces dernières ont servi aux Arabes à fabriquer des meules de moulin.

Nous passâmes la nuit devant Mansourah, et je ne pus visiter les fours à poulets célèbres de cette ville, ni la maison de Ben-Lockman, où vécut saint Louis prisonnier. Une mauvaise nouvelle m’attendait à mon réveil : le drapeau jaune de la peste était arboré sur Mansourah, et nous attendait encore à Damiette, de sorte qu’il était impossible de songer à faire des provisions autres que d’animaux vivants. C’était de quoi gâter assurément le plus beau paysage du monde ; malheureusement aussi, les rives devenaient moins fertiles ; l’aspect des rizières inondées, l’odeur malsaine des marécages, dominaient décidément, au delà de Pharescour, l’impression des dernières beautés de la nature égyptienne. Il fallut attendre jusqu’au soir pour rencontrer enfin le magique spectacle du Nil élargi comme un golfe, des bois de palmiers plus touffus que jamais, de Damiette, enfin, bordant les deux rives de ses maisons italiennes et de ses terrasses de verdure ; spectacle qu’on ne peut comparer qu’à celui qu’offre l’entrée du grand canal de Venise, et où, de plus, les mille aiguilles des mosquées se découpaient dans la brume colorée du soir.

On amarra la cange au quai principal, devant un vaste bâtiment décoré du pavillon de France ; mais il fallait attendre le lendemain pour nous faire reconnaître et obtenir le droit de pénétrer avec notre belle santé dans le sein d’une ville malade. Le drapeau jaune flottait sinistrement sur le bâtiment de la marine, et la consigne était toute dans notre intérêt. Cependant nos provisions étaient épuisées, et cela ne nous annonçait qu’un triste déjeuner pour le lendemain.

Au point du jour toutefois, notre pavillon avait été signalé, ce qui prouvait l’utilité du conseil de madame Bonhomme, et le janissaire du consulat français venait nous offrir ses services. J’avais une lettre pour le consul, et je demandai à le voir lui-même. Après être allé l’avertir, le janissaire vint me prendre et me dit de faire grande attention, afin de ne toucher personne et de ne point être touché pendant la route. Il marchait devant moi avec sa canne à pomme d’argent, et faisait écarter les curieux. Nous montons enfin dans un vaste bâtiment de pierre, fermé de portes énormes, et qui avait la physionomie d’un okel ou caravansérail. C’était pourtant la demeure du consul ou plutôt de l’agent consulaire de France, qui est en même temps l’un des plus riches négociants en riz de Damiette.

J’entre dans la chancellerie ; le janissaire m’indique son maître, et j’allais bonnement lui remettre ma lettre dans la main.

Aspetta ! me dit-il d’un air moins gracieux que celui du colonel Barthélémy quand on voulait l’embrasser.

Et il m’écarte avec un bâton blanc qu’il tenait à la main. Je comprends l’intention, et je présente simplement la lettre. Le consul sort un instant sans rien dire, et revient tenant une paire de pincettes ; il saisit ainsi la lettre, en met un coin sous son pied, déchire très-adroitement l’enveloppe avec le bout des pinces, et déploie ensuite la feuille, qu’il tient à distance devant ses yeux en s’aidant du même instrument.

Alors, sa physionomie se déride un peu, il appelle son chancelier, qui seul parle français, et me fait inviter à déjeuner, mais en me prévenant que ce sera en quarantaine. Je ne savais trop ce que pouvait valoir une telle invitation ; mais je pensai d’abord à mes compagnons de la cange, et je demandai ce que la ville pouvait leur fournir.

Le consul donna des ordres au janissaire, et je pus obtenir pour eux du pain, du vin et des poules, seuls objets de consommation qui soient supposés ne pouvoir transmette la peste. La pauvre esclave se désolait dans la cabine ; je l’en fis sortir pour la présenter au consul.

En me voyant revenir avec elle, ce dernier fronça le sourcil.

— Est-ce que vous voulez emmener cette femme en France ? me dit le chancelier.

— Peut-être, si elle consent et si je puis ; en attendant, nous partons pour Beyrouth.

— Vous savez qu’une fois en France, elle est libre ?

— Je la regarde comme libre dès à présent.

— Savez-vous aussi que, si elle s’ennuie en France, vous serez obligé de la faire revenir en Égypte à vos frais ?

— Mais j’ignorais cela !

— Vous ferez bien d’y songer. Il vaudrait mieux la revendre ici.

— Dans une ville où est la peste ? Ce serait peu généreux !

— Enfin, c’est votre affaire, dit le chancelier.

Il expliqua le tout au consul, qui finit par sourire et qui voulut présenter l’esclave à sa femme. En attendant, on nous fit passer dans la salle à manger, dont le centre était occupé par une grande table ronde. Ici commença une cérémonie nouvelle.

Le consul m’indiqua un bout de la table où je devais m’asseoir ; il prit place à l’autre bout avec son chancelier et un petit garçon, son fils sans doute, qu’il alla chercher dans la chambre des femmes. Le janissaire se tenait debout à droite de la table pour bien marquer la séparation.

Je pensais qu’on inviterait aussi la pauvre Zeynab ; mais elle s’était assise, les jambes croisées, sur une natte, avec la plus parfaite indifférence, comme si elle se trouvait encore au bazar. Elle croyait peut-être au fond que je l’avais amenée là pour la revendre.

Le chancelier prit la parole et me dit que notre consul était un négociant catholique natif de Syrie, et que l’usage n’étant pas, même chez les chrétiens, d’admettre les femmes à table, on allait faire paraître la khanoun seulement pour me faire honneur.

En effet, la porte s’ouvrit ; une femme d’une trentaine d’années et d’un embonpoint marqué s’avança majestueusement dans la salle, et prit place en face du janissaire sur une chaise haute, avec escabeau adossé au mur. Elle portait sur la tête une immense coiffure conique, drapée d’un cachemire jaune avec des ornements d’or. Ses cheveux nattés et sa poitrine étincelaient de diamants. Elle avait l’air d’une madone, et son teint de lis pale faisait ressortir l’éclat sombre de ses yeux, dont les paupières et les sourcils étaient peints selon la coutume.

Des domestiques, placés de chaque côté de la salle, nous servaient des mets pareils dans des plats différents, et l’on m’expliqua que ceux de mon côté n’étaient pas en quarantaine, et qu’il n’y avait rien à craindre, si par hasard ils touchaient mes vêtements. Je comprenais difficilement comment, dans une ville pestiférée, il y avait des gens tout à fait isolés de la contagion. J’étais cependant moi-même un exemple de cette singularité.

Le déjeuner fini, la khanoun, qui nous avait regardés silencieusement sans prendre place à notre table, avertie par son mari de la présence de l’esclave amenée par moi, lui adressa la parole, lui fit des questions et ordonna qu’on lui servit à manger. On apporta une petite table ronde pareille à celles du pays, et le service en quarantaine s’effectua pour elle comme pour moi.

Le chancelier voulut bien ensuite m’accompagner pour me faire voir la ville. La magnifique rangée des maisons qui bordent le Nil n’est pour ainsi dire qu’une décoration de théâtre ; tout le reste est poudreux et triste ; la fièvre et la peste semblent transpirer des murailles. Le janissaire marchait devant nous en faisant écarter une foule livide vêtue de haillons bleus. Je ne vis de remarquable que le tombeau d’un santon célèbre, honoré par les marins turcs, une vieille église bâtie par les croisés dans le style byzantin, et une colline aux portes de la ville entièrement formée, dit on, des ossements de l’armée de saint Louis.

Je craignais d’être obligé de passer plusieurs jours dans cette ville désolée. Heureusement, le janissaire m’apprit le soir même que la bombarde la Santa-Barbara allait appareiller au point du jour pour les côtes de Syrie. Le consul voulut bien y retenir mon passage et celui de l’esclave ; le soir même, nous quittions Damiette pour aller rejoindre en mer ce bâtiment, commandé par un capitaine grec.