Voyage en Orient (Nerval)/Le Baïram/I

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 193-200).


I — LES EAUX-DOUCES D’ASIE


Nous n’avions pas renoncé à nous rendre un vendredi aux Eaux-Douces d’Asie. Cette fois, nous choisîmes la route de terre qui mène plus loin à Buyukdéré.

Sur le chemin, nous nous arrêtâmes à une maison de campagne, qui était la demeure de B***-Effendi, l’un des hauts employés du sultan. C’était un Arménien qui avait épousé une parente des Arméniens chez lesquels se trouvait mon ami. Un jardin orné de plantes rares précédait l’entrée de la maison, et deux petites filles fort jolies, vêtues comme des sultanes en miniature, jouaient au milieu des parterres sous la surveillance d’une négresse. Elles vinrent embrasser le peintre, et nous accompagnèrent jusque dans la maison. Une dame, en costume levantin, vint nous recevoir, et mon ami lui dit :

Kaliméra, kokona ! (Bonjour, madame.)

Il la saluait en grec, car elle était de cette nation, quoique alliée des Arméniens.

On est toujours embarrassé d’avoir à parler, dans une relation de voyage, de personnes qui existent, et qui ont accueilli de leur mieux l’Européen qui passe, cherchant à rapporter dans son pays quelque chose de vrai sur les mœurs étrangères ; sur des sociétés sympathiques partout aux nôtres, et vers lesquelles la civilisation franque jette aujourd’hui des rayons de lumière… Dans le moyen âge, nous avons tout reçu de l’Orient ; maintenant, nous voudrions rapporter à cette source commune de l’humanité les puissances dont elle nous a doués, pour faire grande de nouveau la mère universelle.

Le beau nom de la France est cher à ces nations lointaines : c’est là notre force future ;… c’est ce qui nous permet d’attendre, quoi que fasse la dynastie usée de nos gouvernements.

On peut se dire, en citant des personnes de ces pays, ce que disait Racine dans la préface de Bajazet : « C’est si loin ! » Mais n’est-il pas permis de remercier d’un bon accueil des hôtes si empressés que le sont pour nous les Arméniens ? Plus en rapport que les Turcs avec nos idées, ils servent, pour ainsi dire, de transition à la bonne volonté de ces derniers, pour qui la France a toujours été particulièrement la nation amie.

J’avoue que ce fut pour moi un grand charme de retrouver, après une année d’absence de mon pays, un intérieur de famille tout européen, sauf les costumes des femmes, qui, heureusement pour la couleur locale, ne se rapportaient qu’aux dernières modes de Stamboul.

Madame B*** nous fit servir une collation par ses petites filles ; ensuite, nous passâmes dans la principale pièce, où se trouvaient plusieurs dames levantines. L’une d’elles se mit au piano pour exécuter un des morceaux le plus nouvellement venus de Paris : c’était une politesse que nous appréciâmes vivement en admirant des fragments d’un opéra nouveau d’Halévy.

Il y avait aussi des journaux sur les tables, des livres de poésie et de théâtre, du Victor Hugo, du Lamartine. Cela semble étrange quand on arrive de Syrie, et c’est fort simple quand on songe que Constantinople consomme presque autant que Pétersbourg les ouvrages littéraires et artistiques venus de Paris.

Pendant que nous parcourions des yeux les livres illustrés et les albums, M. B*** rentra ; il voulait nous retenir à dîner ; mais, ayant projeté d’aller aux Eaux-Douces, nous remerciâmes. M. B*** voulut nous accompagner jusqu’au Bosphore.

Nous restâmes quelque temps sur la berge à attendre un caïque. Pendant que nous parcourions le quai, nous vîmes venir de loin un homme d’un aspect majestueux, d’un teint pareil à celui des mulâtres, magnifiquement vêtu à la turque, non dans le costume de la réforme, mais selon la mode ancienne. Il s’arrêta en voyant M. B***, qui le salua avec respect, et nous les laissâmes causer un instant. Mon ami m’avertit que c’était un grand personnage, et qu’il fallait avoir soin de faire un beau salamalek, quand il nous quitterait, en portant la main à la poitrine et à la bouche, selon l’usage oriental. Je le fis d’après son indication, et le mulâtre y répondit fort gracieusement.

J’étais sûr que ce n’était pas le sultan, que j’avais vu déjà.

— Qui est-ce donc ? dis-je lorsqu’il se fut éloigné.

— C’est le kislar-aga, me répondit le peintre avec un sentiment d’admiration, et un peu aussi de terreur.

Je compris tout. Le kislar-aga, c’est le chef des eunuques au sérail, l’homme le plus redouté après le sultan et avant le premier vizir. Je regrettai de n’avoir pas fait plus intimement la connaissance de ce personnage, qui paraissait, du reste, fort poli, mais fort convaincu de son importance.

Des attachés arrivèrent enfin ; nous quittâmes B***-Effendi, et un caïque à six rameurs nous emporta vers la côte d’Asie.

Il fallut une heure et demie environ pour arriver aux Eaux-Douces. À droite et à gauche des rivages, nous admirâmes les châteaux crénelés qui gardent, du côté de la mer Noire, Péra, Stamboul et Scutari contre les invasions de Crimée ou de Trébizonde. Ce sont des murailles et des tours génoises, comme celles qui séparent Péra et Galata.

Quand nous eûmes dépassé les châteaux d’Asie et d’Europe, notre barque entra dans la rivière des Eaux-Douces. De hautes herbes, d’où s’envolaient çà et là des échassiers, bordaient cette embouchure, qui me rappelait un peu les derniers courants du Nil se jetant près de la mer dans le lac de Péluse. Mais, ici, la nature, plus calme, plus verte, plus septentrionale, traduisait les magnificences du Delta d’Égypte, à peu près comme le latin traduit le grec… en l’affaiblissant.

Nous débarquâmes dans une prairie délicieuse et coupée d’eaux vives. Les bois, éclaircis avec art, jetaient leur ombre par endroits sur les hautes herbes. Quelques tentes, dressées par des vendeurs de fruits et de rafraîchissements, donnaient à la scène l’aspect d’une de ces oasis où s’arrêtent les tribus errantes. La prairie était couverte de monde. Les teintes variées des costumes nuançaient la verdure comme les couleurs vives des fleurs sur une pelouse du printemps. Au milieu de l’éclaircie la plus vaste, on distinguait une fontaine de marbre blanc, ayant cette forme de pavillon chinois dont l’architecture spéciale domine à Constantinople.

La joie de boire de l’eau a fait inventer à ces peuples les plus charmantes constructions dont on puisse avoir l’idée. Ce n’était pas là une source comme celle d’Arnaut-Keuil, devant laquelle il fallait attendre le bon plaisir d’un saint, qui ne fait couler la fontaine qu’à partir du jour de sa fête. Cela est bon pour des giaours, qui attendent patiemment qu’un miracle leur permette de s’abreuver d’eau claire… Mais, à la fontaine des Eaux-Douces d’Asie, on n’a pas à souffrir de ces hésitations. Je ne sais quel saint musulman fait couler les eaux avec une abondance et une limpidité inconnues aux saints grecs. Il fallait payer un para pour un verre de cette boisson, qui, pour l’obtenir sur les lieux mêmes, coûtait comme voyage environ dix piastres.

Des voitures de toute sorte, la plupart dorées et attelées de bœufs, avaient amené aux Eaux-Douces les dames de Scutari. On ne voyait près de la fontaine que des femmes et des enfants, parlant, criant, causant avec des expansions, des rires ou des lutineries charmantes, dans cette langue turque dont les syllabes douces ressemblent à des roucoulements d’oiseaux.

Si les femmes sont plus ou moins cachées sous leurs voiles, elles ne cherchent cependant pas à se dérober d’une façon trop cruelle à la curiosité des Francs. Les règlements de police qui leur ordonnent, le plus souvent possible, d’épaissir leurs voiles, de soustraire aux infidèles toute attitude extérieure qui pourrait avoir action sur les sens, leur inspirent une réserve qui ne céderait pas facilement devant une séduction ordinaire.

La chaleur du jour était en ce moment très-forte, et nous avions pris place sous un énorme platane entouré de divans rustiques. Nous essayâmes de dormir ; mais, pour des Français, le sommeil de midi est impossible. Le peintre, voyant que nous ne pouvions dormir, raconta une histoire.

C’étaient les aventures d’un autre de ses amis, qui était venu à Constantinople pour faire fortune, au moyen d’un daguerréotype.

Il cherchait les endroits où se trouvait la plus grande affluence, et vint un jour installer son instrument reproducteur sous les ombrages des Eaux-Douces.

Un enfant jouait sur le gazon : l’artiste eut le bonheur d’en fixer l’image parfaite sur une plaque ; puis, dans sa joie, de voir une épreuve si bien réussie, il l’exposa devant les curieux, qui ne manquent jamais dans ces occasions.

La mère s’approcha, par une curiosité bien naturelle, et s’étonna de voir son enfant si nettement reproduit. Elle croyait que c’était de la magie.

L’artiste ne connaissait pas la langue turque, de sorte qu’il ne comprit point, au premier abord, les compliments de la dame. Seulement, une négresse qui accompagnait cette dernière lui fit un signe. La dame avait monté dans un arabas et se rendait à Scutari.

Le peintre prit sous son bras la boite du daguerréotype, instrument qu’il n’est pas facile de porter, et se mit à suivre l’arabas pendant une lieue.

En arrivant aux premières maisons de Scutari, il vit de loin l’arabas s’arrêter et la femme descendre à un kiosque isolé qui donnait vers la mer.

La vieille lui fît signe de ne pas se montrer et d’attendre ; puis, quand la nuit fut tombée, elle l’introduisit dans la maison.

L’artiste parut devant la dame, qui lui déclara qu’elle l’avait fait venir pour qu’il se servit de son instrument en faisant son portrait de la même façon qu’il avait employée pour reproduire )a figure de son enfant,

— Madame, répondit l’artiste, — ou du moins il chercha à le faire comprendre, — cet înstrument ne fonctionne qu’avec le soleil.

— Eh bien, attendons le soleil, dit la dame.

C’était une veuve, heureusement pour la morale musulmane.

Le lendemain matin, l’artiste, profitant d’un beau rayon de soleil qui pénétrait à travers les fenêtres grillées, s’occupa de reproduire les traits de la belle dame du faubourg de Scutari. Elle était fort jeune, quoique mère d’un petit garçon assez grand, car les femmes d’Orient, comme on sait, se marient la plupart dès l’âge de douze ans. Pendant qu’il polissait ses plaques, on entendit frapper à la porte extérieure.

— Cachez-vous ! s’écria la dame.

Et, aidée de sa servante, elle se hâta de faire entrer l’homme, avec son appareil daguerrien, dans une cellule fort étroite, qui dépendait de la chambre à coucher. Le malheureux eut le temps de faire des réflexions fort tristes. Il ignorait que cette femme fût veuve, et pensait naturellement que le mari était survenu inopinément à la suite de quelque voyage. Il y avait une autre hypothèse non moins dangereuse : l’intervention de la police dans cette maison où l’on avait pu, la veille, remarquer l’entrée d’un giaour. Cependant il prêta l’oreille, et, comme les maisons de bois des Turcs n’ont que des cloisons fort légères, il se rassura un peu en n’entendant qu’un chuchotement de voix féminines.

En effet, la dame recevait simplement la visite d’une de ses amies ; mais les visites que se font les femmes de Constantinople durent d’ordinaire toute une journée, ces belles désœuvrées cherchant toute occasion de tuer le plus de temps possible. Se montrer était dangereux : la visiteuse pouvait être vieille ou laide ; de plus, quoique les musulmanes s’accommodent forcément d’un partage d’époux, la jalousie n’est point absente de leur âme quand il s’agit d’une affaire de cœur. Le malheureux avait plu.

Quand le soir arriva, l’amie importune, après avoir dîné, pris des rafraîchissements plus tard, et s’être livrée longtemps, sans doute, à des causeries médisantes, finit par quitter la place, et l’on put faire sortir enfin le Français de son étroite cachette.

Il était trop tard pour reprendre l’œuvre longue et difficile du portrait. De plus, l’artiste avait contracté une faim et une soif de plusieurs heures. On dut alors remettre la séance au lendemain.

Au troisième jour, il se trouvait dans la position du matelot qu’une chanson populaire suppose avoir été longtemps retenu chez une certaine présidente du temps de Louis XV… ; il commença à s’ennuyer.

La conversation des dames turques est assez uniforme. De plus, lorsqu’on n’entend pas la langue, il est difficile de se distraire longtemps dans leur compagnie. Il était parvenu à réussir le portrait demandé, et fit comprendre que des affaires majeures le rappelaient à Péra. Mais il était impossible de sortir de la maison en plein jour, et, le soir venu, une collation magnifique, offerte par la dame, le retint encore, non moins que la reconnaissance d’une si charmante hospitalité. Cependant, le jour suivant, il marqua énergiquement sa résolution de partir. Il fallait encore attendre le soir. Mais on avait caché le daguerréotype, et comment sortir de cette maison sans ce précieux instrument, dont, à cette époque, on n’aurait pas retrouvé le pareil dans la ville ? C’était de plus son gagne-pain. Les femmes de Scutari sont un peu sauvages dans leurs attachements ; celle-ci fit comprendre à l’artiste, qui, après tout, finissait par saisir quelques mots de la langue, que, s’il voulait la quitter désormais, elle appellerait les voisins en criant qu’il était entré furtivement dans la maison pour attenter à son honneur.

Un attachement si incommode finit par mettre à bout la patience du jeune homme. Il abandonna son daguerréotype, et parvint à s’échapper par la fenêtre pendant que la dame dormait.

Le triste de l’aventure, c’est que ses amis de Péra, ne l’ayant pas vu pendant plus de trois jours, avaient averti la police. On avait obtenu quelques indications sur la scène qui s’était passée aux Eaux-Douces d’Asie. Des gens de la campagne avaient vu passer l’arabas, suivi de loin par l’artiste. La maison fut signalée, et la pauvre dame turque eût été tuée par la population fanatique pour avoir accueilli un giaour, si la police ne l’eût fait enlever secrètement. Elle en fut quitte pour cinquante coups de bâton, et la négresse pour vingt-cinq, la loi n’appliquant jamais à l’esclave que la moitié de la peine qui frappe une personne libre.

Cette anecdote peut donner une idée de la force des penchants chez des femmes dont la vie s’écoule séparée de la société des hommes, quoique sans réclusion positive. Peut-être aussi cette pauvre dame de Scutari était elle-même une dévote qui espérait obliger l’artiste à se faire mahométan pour pouvoir l’épouser. En général, la conduite des femmes turques est digne et réservée ; les bonnes fortunes dont se vantent les Européens se rapportant pour la plupart à une certaine classe de femmes peu estimée, qui, toujours les mêmes, profitent de la facilité que leur donne leur vêtement mystérieux pour se rendre chez quelques Européens, où les guident des revendeuses de toilette ou des esclaves corrompues. Presque toujours, c’est l’attrait seul de quelque parure — refusée par un époux vieux ou avare — qui les fait manquer à leur devoir. Le danger n’est alors que pour elles seules ; car on ne violerait pas le domicile d’un Européen, tandis qu’il risquerait de se faire écharper dans une maison turque.