Voyage en Orient (Nerval)/Le Baïram/IV

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 208-214).


IV — L’ATMÉIDAN


Le lendemain matin était le premier jour du Baïram. Le canon de tous les forts et de tous les vaisseaux retentit au lever du jour, dominant le chant des muezzins saluant Allah du haut d’un millier de minarets. La fête était, cette fois, à l’Atméidan, place illustrée par le souvenir des empereurs de Byzance qui y ont laissé des monuments. Cette place est oblongue et présente toujours son ancienne forme d’hippodrome, ainsi que les deux obélisques autour desquels tournaient les chars au temps de la lutte byzantine des verts et des bleus. L’obélisque le mieux conservé, dont le granit rose est couvert d’hiéroglyphes encore distincts, est supporté par un piédestal de marbre blanc entouré de bas-reliefs qui représentent des empereurs grecs entourés de leur cour, des combats et des cérémonies. Ils ne sont pas d’une fort belle exécution ; mais leur existence prouve que les Turcs ne sont pas aussi ennemis des sculptures que nous le supposons en Europe.

Au milieu de la place se trouve une singulière colonne composée de trois serpents enlacés, laquelle, dit-on, servait autrefois de trépied dans le temple de Delphes.

La mosquée du sultan Ahmed borde un des côtés de la place. C’était là que Sa Hautesse Abdul-Medjid devait venir faire la grande prière du Baïram.

Le lendemain, qui était le premier jour du Baïram, un million peut-être d’habitants de Stamboul, de Scutari, de Péra et des environs encombrait le triangle immense, qui se termine par la pointe du sérail. Grâce à la proximité de ma demeure, je pus me trouver sur le passage du cortège qui se rendait sur la place de l’Atméidan. Le défilé, qui tournait par les rues environnant Sainte-Sophie, dura au moins une heure. Mais les costumes des troupes n’avaient rien de fort curieux pour un Franc, car, à part le fezzi rouge qui leur sert uniformément de coiffure, les divers corps portaient à peu près les uniformes européens. Les mirlivas (généraux) avaient des costumes pareils à ceux des nôtres, brodés de palmes d’or sur toutes les coutures. Seulement, c’étaient partout des redingotes bleues ; on ne voyait pas un seul habit.

Les Européens de Péra se trouvaient mêlés en grand nombre à la foule ; car, dans les journées du Baïram, toutes les religions prennent part à l’allégresse musulmane. C’est au moins une fête civile pour ceux qui ne s’unissent pas de cœur aux cérémonies de l’islam. La musique du sultan, dirigée par le frère de Donizetti, exécutait des marches fort belles, en jouant à l’unisson, selon, le système oriental. La curiosité principale du cortège était le défilé des icoglans, ou gardes du corps, portant des casques ornés d’immenses cimiers garnis de hauts panaches bleus. On eût cru voir une forêt qui marche, comme au dénoûment de Macbeth.

Le sultan parut ensuite, vêtu avec une grande simplicité, et portant seulement sur son bonnet une aigrette brillante. Mais son cheval était tellement couvert de broderies d’or et de diamants, qu’il éblouissait tous les regards. Plusieurs chevaux, également caparaçonnés de harnais étincelant de pierreries, étaient menés par des saïs à la suite du souverain. Les vizirs, les sérasquiers, les kasiasker, les chefs des ulémas et tout un peuple d’employés suivaient naturellement le chef de l’État, puis de nouvelles troupes fermaient la marche.

Tout ce cortège, arrivant sur l’immense place de l’Atméidan, se fondit bientôt dans les vastes cours et dans les jardins de la mosquée. Le sultan descendit de cheval et fut reçu par les imans et les mollahs, qui l’attendaient à l’entrée et sur les marches. Un grand nombre de voitures se trouvaient rangées sur la place, et toutes les grandes dames de Constantinople s’étaient réunies là, regardant la cérémonie par les grilles dorées des portières. Les plus distinguées avaient obtenu la faveur d’occuper les tribunes hautes de la mosquée.

Je ne pus voir ce qui se passait à l’intérieur ; mais j’ai entendu dire que la cérémonie principale était le sacrifice d’un mouton. La même pratique a lieu, ce jour-là, dans toutes les maisons musulmanes.

La place était couverte de jeux, de divertissements et de marchands de toute sorte. Après le sacrifice, chacun se précipita sur les vivres et les rafraîchissements. Les galettes, les crèmes sucrées, les fritures, et les kébabs, mets favori du peuple, composé de grillades de mouton que l’on mange avec du persil et avec des tranches découpées de pain sans levain, étaient distribuées à tous, aux frais des principaux personnages. De plus, chacun pouvait se présenter dans les maisons et prendre part aux repas qui s’y trouvaient servis. Pauvres ou riches, tous les musulmans occupant des maisons particulières traitent selon leur pouvoir les personnes qui viennent chez eux, sans se préoccuper de leur état ni de leur religion. C’est, du reste, une coutume qui existait aussi chez les juifs, à la fête des Sacrifices.

Le second et le troisième jour du Baïram n’offrent que la continuation des fêtes publiques du premier.




Je n’ai pas entrepris de peindre Constantinople ; ses palais, ses mosquées, ses bains et ses rivages ont été tant de fois décrits ! j’ai voulu seulement donner l’idée d’une promenade à travers ses rues et ses places à l’époque des principales fêtes. Cette cité est, comme autrefois, le sceau mystérieux et sublime qui unit l’Europe à l’Asie. Si son aspect extérieur est le plus beau du monde, on peut critiquer, comme l’ont fait tant de voyageurs, la pauvreté de certains quartiers et la malpropreté de beaucoup d’autres. Constantinople semble une décoration de théâtre, qu’il faut regarder de la salle sans en visiter les coulisses. Il y a des Anglais maniérés qui se bornent à tourner la pointe du sérail, à parcourir la Corne-d’or et le Bosphore en bateau à vapeur, et qui se disent : « J’ai vu tout ce qu’il est bon de voir. » Là est l’exagération. Ce qu’il faut regretter, c’est peut-être que Stamboul, ayant en partie perdu sa physionomie d’autrefois, ne soit pas encore, comme régularité et comme salubrité, comparable aux capitales européennes. Il est sans doute fort difficile d’établir des rues régulières sur les montagnes de Stamboul et sur les hauts promontoires de Péra et de Scutari ; mais on y parviendrait avec un meilleur système de construction et de pavage. Les maisons peintes, les dômes d’étain, les minarets élancés, sont toujours admirables au point de vue de la poésie ; mais ces vingt mille habitations de bois, que l’incendie visite si souvent ; ces cimetières où les colombes roucoulent sur les ifs, mais où souvent les chacals déterrent les morts quand les grands orages ont amolli le sol, tout cela forme le revers de cette médaille byzantine, qu’on peut se plaire encore à nettoyer, après les savantes et gracieuses descriptions de lady Montagne.

Rien, dans tous les cas, ne peut peindre les efforts que font les Turcs pour mettre aujourd’hui leur capitale au niveau de tous les progrès européens. Aucun procédé d’art, aucun perfectionnement matériel ne leur est inconnu. Il faut déplorer seulement l’esprit de routine particulier à certaines classes, et appuyé sur le respect des vieilles coutumes. Les Turcs sont sur ce point formalistes comme des Anglais.

Satisfait d’avoir vu, dans Stamboul même, les trente nuits du Ramazan, je profitai du retour de la lune de Schaban pour donner congé du local que l’on m’avait loué à Ildiz-Khan. L’un des Persans qui m’avait pris en amitié, et qui m’appelait toujours le myrza (lettré), voulut me faire un cadeau au moment de mon départ. Il me fit descendre dans un caveau plein, à ce qu’il disait, de pierreries. Je crus que c’était le trésor d’Aboulcasem ; mais la cave ne renfermait que des pierres et des cailloux fort ordinaires.

— Venez, me dit-il, il y a là des escarboucles, là des améthystes, là des grenats, là des turquoises, là encore des opales : choisissez quelqu’une de ces pierres que je puisse vous offrir.

Cet homme me semblait un fou : à tout hasard, je choisis les opales. Il prit une hache, et fendit en deux une pierre blanche grosse comme un pavé. L’éclat des opales renfermées dans ce calcaire m’éblouit aussitôt.

— Prenez, me dit-il en m’offrant un des fragments du pavé. En arrivant à Malte, je voulus faire apprécier quelques-unes des opales renfermées dans le bloc de chaux, la plupart, les plus brillantes et les plus grosses en apparence, étaient friables. On put en tailler cinq ou six, qui m’ont laissé un bon souvenir de mes amis d’Ildiz-Khan.




Malte.

J’échappe enfin aux dix jours de quarantaine qu’il faut faire à Malte, avant de regagner les riants parages de l’Italie et de la France. Séjourner si longtemps dans les casemates poudreuses d’un fort, c’est une bien amère pénitence de quelques beaux jours passés au milieu des horizons splendides de l’Orient. J’en suis à ma troisième quarantaine ; mais du moins celles de Beyrouth et de Smyrne se passaient à l’ombre de grands arbres, au bord de la mer se découpant dans les rochers, bornés au loin par la silhouette bleuâtre des côtes ou des îles. Ici, nous n’avons eu pour tout horizon que le bassin d’un port intérieur et les rocs découpés en terrasse de la cité de la Valette, où se promenaient quelques soldats écossais aux jambes nues. — Triste impression ! je regagne le pays du froid et des orages, et déjà l’Orient n’est plus pour moi qu’un de ces rêves du matin auxquels viennent bientôt succéder les ennuis du jour.

Que te dirai-je encore, mon ami ? Quel intérêt auras-tu trouvé dans ces lettres heurtées, diffuses, mêlées à des fragments de journal de voyage et à des légendes recueillies au hasard ? Ce désordre même est le garant de ma sincérité ; ce que j’ai écrit, je l’ai vu, je l’ai senti. — Ai-je eu tort de rapporter ainsi naïvement mille incidents minutieux, dédaignés d’ordinaire dans les voyages pittoresques ou scientifiques ?

Dois-je me défendre auprès de toi de mon admiration successive pour les religions diverses des pays que j’ai traversés ? Oui, je me suis senti païen en Grèce, musulman en Égypte, panthéiste au milieu des Druses, et dévot sur les mers aux astres-dieux de la Chaldée ; mais, à Constantinople, j’ai compris la grandeur de cette tolérance universelle qu’exercent aujourd’hui les Turcs.

Ces derniers ont une légende des plus belles que je connaisse : « Quatre compagnons de route, un Turc, un Arabe, un Persan et un Grec, voulurent faire un goûter ensemble. Ils se cotisèrent de dix paras chacun. Mais il s’agissait de savoir ce qu’on achèterait : » — Uzum, dit le Turc. » — Ineb, dit l’Arabe. » — Inghûr, dit le Persan. » — Staphidion, dit le Grec.

» Chacun voulant faire prévaloir son goût sur celui des autres, ils en étaient venus aux coups, lorsqu’un derviche qui savait les quatre langues appela un marchand de raisins, et il se trouva que c’était ce que chacun avait demandé. »

J’ai été fort touché à Constantinople en voyant de bons derviches assister à la messe. La parole de Dieu leur paraissait bonne dans toutes les langues. Du reste, ils n’obligent personne à tourner comme un volant au son des flûtes ; — ce qui pour eux-mêmes est la plus sublime façon d’honorer le ciel.