Voyage en Orient (Nerval)/Les Akkals - L’Antiliban/V

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 410-413).


V — LE DÎNER DU PACHA


La journée était avancée, et la fraicheur amenée par la brise maritime mettait fin au sommeil des gens de la ville. Nous sortîmes du café et je commençais à m’inquiéter du dîner ; mais les cavas, dont je ne comprenais qu’imparfaitement le baragouin plus turc qu’arabe, me répétaient toujours : Ti sabir ? comme des Levantins de Molière,

— Demandez-leur donc ce que je dois savoir, dis-je enfin au Marseillais.

— Ils disent qu’il est temps de retourner chez le pacha.

— Pour quoi faire ?

— Pour dîner avec lui.

— Ma foi, dis-je, je n’y complais plus ; le pacha ne m’avait pas invité.

— Du moment qu’il vous faisait accompagner, cela allait de soi-même.

— Mais, dans ces pays-ci, le dîner a lieu ordinairement vers midi.

— Non pas chez les Turcs, dont le repas principal se fait au coucher du soleil, après la prière.

Je pris congé du Marseillais et je retournai au kiosque du pacha. En traversant la plaine couverte d’herbes sauvages brûlées par le soleil, j’admirais l’emplacement de l’ancienne ville, si puissante et si magnifique, aujourd’hui réduite à cette langue de terre informe qui s’avance dans les flots et où se sont accumulés les débris de trois bombardements terribles depuis cinquante ans. On heurte à tout moment du pied dans la plaine des débris de bombes et des boulets dont le sol est criblé.

En rentrant au pavillon où j’avais été reçu le matin, je ne vis plus d’amas de chaussures au bas de l’escalier, plus de visiteurs encombrant le mabahim (pièce d’entrée) ; on me fit seulement traverser la salle aux pendules, et je trouvai dans la pièce suivante le pacha, qui fumait assis sur l’appui de la fenêtre, et qui, se levant sans façon, me donna une poignée de main à la française.

— Comment cela va-t-il ? Vous êtes-vous bien promené dans notre belle ville ? me dit-il en français ; avez-vous tout vu ?

Son accueil était si différent de celui du matin, que je ne pus m’empêcher d’en faire paraître quelque surprise.

— Ah ! pardon, me dit-il, si je vous ai reçu ce matin en pacha, Ces braves gens qui se trouvaient dans la salle d’audience ne m’auraient point pardonné de manquer à l’étiquette en faveur d’un Frangui. À Constantinople, tout le monde comprendrait cela ; mais, ici, nous sommes en province.

Après avoir appuyé sur ce dernier mot, le pacha voulut bien m’apprendre qu’il avait habité longtemps Metz en Lorraine, comme élève de l’École préparatoire d’artillerie. Ce détail me mit tout à fait à mon aise en me fournissant l’occasion de lui parler de quelques-uns de mes amis qui avaient été ses camarades. Pendant cet entretien, le coup de canon du port, saluant le coucher du soleil, retentit du côté de la ville. Un grand bruit de tambours et de fifres annonça l’heure de la prière aux Albanais répandus dans les cours. Le pacha me quitta un instant, sans doute pour aller remplir ses devoirs religieux ; ensuite il revint et me dit :

— Nous allons dîner à l’européenne.

En effet, on apporta des chaises et une table haute, au lieu de retourner un tabouret et de poser dessus un plateau de métal et des coussins à l’entour, comme cela se fait d’ordinaire. Je sentis tout ce qu’il y avait d’obligeant dans le procédé du pacha, et toutefois, je l’avouerai, je n’aime pas ces coutumes de l’Europe envahissant peu à peu l’Orient ; je me plaignis au pacha d’être traité par lui en touriste vulgaire.

— Vous venez bien me voir en habit noir !… me dit-il.

La réplique était juste ; pourtant je sentais bien que j’avais eu raison. Quoi que l’on fasse, et si loin que l’on puisse aller dans la bienveillance d’un Turc, il ne faut pas croire qu’il puisse y avoir tout de suite fusion entre notre façon de vivre et la sienne. Les coutumes européennes qu’il adopte dans certains cas deviennent une sorte de terrain neutre où il nous accueille sans se livrer lui-même ; il consent à imiter nos mœurs comme il use de notre langue, mais à l’égard de nous seulement. Il ressemble à ce personnage de ballet qui est moitié paysan et moitié seigneur ; il montre à l’Europe le côté gentleman, il est toujours un pur Osmanli pour l’Asie.

Les préjugés des populations font, d’ailleurs, de cette politique une nécessité.

Au demeurant, je retrouvai dans le pacha d’Acre un très-excellent homme, plein de politesse et d’affabilité, attristé vivement de la situation que les puissances font à la Turquie. Il me racontait qu’il venait de quitter la haute position de pacha de Tophana à Constantinople, par ennui des tracasseries consulaires.

— Imaginez, me disait-il, une grande ville où cent mille individus échappent à l’action de la justice locale : il n’y a pas là un voleur, un assassin, un débauché qui ne parvienne à se mettre sous la protection d’un consulat quelconque. Ce sont vingt polices qui s’annulent les unes par les autres, et c’est le pacha qui est responsable pourtant !… Ici, nous ne sommes guère plus heureux, au milieu de sept ou huit peuples différents, qui ont leurs cheiks, leurs cadis et leurs émirs. Nous consentons à les laisser tranquilles dans leurs montagnes, pourvu qu’ils payent le tribut… Eh bien, il y a trois ans que nous n’en avons reçu un para.

Je vis que ce n’était pas encore l’instant de parler en faveur du cheik druse prisonnier à Beyrouth, et je portai la conversation sur un autre sujet. Après le dîner, j’espérais que le pacha suivrait au moins l’ancienne coutume en me régalant d’une danse d’almées, car je savais bien qu’il ne pousserait pas la courtoisie française jusqu’à me présenter à ses femmes ; mais je devais subir l’Europe jusqu’au bout. Nous descendîmes à une salle de billard où il fallut faire des carambolages jusqu’à une heure du matin. Je me laissai gagner tant que je pus, aux grands éclats de rire du pacha, qui se rappelait avec joie ses amusements de l’école de Metz.

— Un Français, un Français qui se laisse battre ! s’écriait-il.

— Je conviens, disais-je, que Saint-Jean-d’Acre n’est pas favorable à nos armes ; mais, ici, vous combattez seul, et l’ancien pacha d’Acre avait les canons de l’Angleterre.

Nous nous séparâmes enfin. On me conduisit dans une salle très-grande, éclairée par un cierge, placé à terre au milieu, dans un chandelier énorme. Ceci rentrait dans les coutumes locales. Les esclaves me firent un lit avec des coussins disposés à terre, sur lesquels on étendit des draps cousus d’un seul côté avec les couvertures ; je fus, en outre, gratifié d’un grand bonnet de nuit en soie jaune matelassée, qui avait des côtes comme un melon.