Voyage en Orient (Nerval)/Les conteurs/XI

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 170-178).


XI — LE SOUPER DU ROI


À la séance suivante, le conteur reprit :

Le soleil commençait à baisser ; l’haleine enflammée du désert embrasait les campagnes illuminées par les reflets d’un amas de nuages cuivreux ; l’ombre de la colline de Moria projetait seule un peu de fraîcheur sur le lit desséché du Cédron : les feuilles s’inclinaient mouvantes, et les fleurs consumées des lauriers-roses pendaient éteintes et froissées ; les caméléons, les salamandres, les lézards frétillaient parmi les roches, et les bosquets avaient suspendu leurs chants, comme les ruisseaux avaient tari leurs murmures.

Soucieux et glacé durant cette journée ardente et morne, Adoniram, comme il l’avait annoncé à Soliman, était venu prendre congé de sa royale amante, préparée à une séparation qu’elle avait elle-même demandée.

— Partir avec moi, avait-elle dit, ce serait affronter Soliman, l’humilier à la face de son peuple, et joindre un outrage à la peine que les puissances éternelles m’ont contrainte de lui causer. Rester ici après mon départ, cher époux, ce serait chercher votre mort. Le roi vous jalouse, et ma fuite ne laisserait à la merci de ses ressentiments d’autre victime que vous.

— Eh bien, partageons la destinée des enfants de notre race, et soyons sur la terre errants et dispersés. J’ai promis à ce roi d’aller à Tyr. Soyons sincères dès que votre vie n’est plus à la merci d’un mensonge. Cette nuit même, je m’acheminerai vers la Phénicie, où je ne séjournerai guère avant d’aller vous rejoindre dans l’Yémen, par les frontières de la Syrie, de l’Arabie Pierreuse, et en suivant les défilés des monts Cassanites. Hélas ! reine chérie, faut-il déjà vous quitter, vous abandonner sur une terre étrangère, à la merci d’un despote amoureux ?

— Rassurez-vous, monseigneur, mon âme est toute à vous, mes serviteurs sont fidèles, et ces dangers s’évanouiront devant ma prudence. Orageuse et sombre sera la nuit prochaine qui cachera ma fuite. Quant à Soliman, je le hais ; ce sont mes États qu’il convoite : il m’a environnée d’espions ; il a cherché à séduire mes serviteurs, à suborner mes officiers, à traiter avec eux de la remise de mes forteresses. S’il eût acquis des droits sur ma personne, jamais je n’aurais revu l’heureux Yémen. Il m’avait extorqué une promesse, il est vrai ; mais qu’est-ce que mon parjure au prix de sa déloyauté ? Étais-je libre, d’ailleurs, de ne point le tromper, lui qui tout à l’heure m’a fait signifier, avec des menaces mal déguisées, que son amour est sans bornes et sa patience à bout ?

— Il faut soulever les corporations !

— Elles attendent leur solde ; elles ne bougeraient pas. À quoi bon se jeter dans des hasards si périlleux ? Cette déclaration, loin de m’alarmer, me satisfait ; je l’avais prévue, et je l’attendais impatiente. Allez en paix, mon bien-aimé ! Balkis ne sera jamais qu’à vous !

— Adieu donc, reine : il faut quitter cette tente où j’ai trouvé un bonheur que je n’avais jamais rêvé ; il faut cesser de contempler celle qui est pour moi la vie. Vous reverrai-je ? hélas ! et ces rapides instants auront passé comme un songe !

— Non, Adoniram ; bientôt, réunis pour toujours !… Mes rêves, mes pressentiments, d’accord avec l’oracle des génies, m’assurent de la durée de notre race, et j’emporte avec moi un gage précieux de notre hymen. Vos genoux recevront ce fils destiné à nous faire renaître et à affranchir l’Yémen et l’Arabie entière du faible joug des héritiers de Soliman. Un double attrait vous appelle ; une double affection vous attache à celle qui vous aime, et vous reviendrez.

Adoniram, attendri, appuya ses lèvres sur une main où la reine avait laissé tomber des pleurs, et, rappelant son courage, il jeta sur elle un long et dernier regard ; puis, se détournant avec effort, il laissa retomber derrière lui le rideau de la tente, et regagna le bord du Cédron.

C’est à Mello que Soliman, partagé entre la colère, l’amour, le soupçon et des remords anticipés, attendait, livré à de vives angoisses, la reine souriante et désolée, tandis qu’Adoniram, s’efforçant d’enfouir sa jalousie dans les profondeurs de son chagrin, se rendait au temple pour payer les ouvriers avant de prendre le bâton de l’exil. Chacun de ces personnages pensait triompher de son rival, et comptait sur un mystère pénétré de part et d’autre. La reine déguisait son but, et Soliman, trop bien instruit, dissimulait à son tour, demandant le doute à son amour-propre ingénieux.

Du sommet des terrasses de Mello, il examinait la suite de la reine de Saba, qui serpentait le long du sentier d’Émathie, et, au-dessus de Balkis, les murailles empourprées du temple où régnait encore Adoniram, et qui faisaient briller sur un nuage sombre leurs arêtes vives et dentelées. Une moiteur froide baignait la tempe et les joues pâles de Soliman ; son œil agrandi dévorait l’espace. La reine fit son entrée, accompagnée de ses principaux officiers et des gens de son service, qui se mêlèrent à ceux du roi.

Durant la soirée, le prince parut préoccupé ; Balkis se montra froide et presque ironique : elle savait Soliman épris. Le souper fut silencieux ; les regards du roi, furtifs ou détournés avec affectation, paraissaient fuir l’impression de ceux de la reine, qui, tour à tour abaissés ou soulevés par une flamme languissante et contenue, ranimaient en Soliman des illusions dont il voulait rester maître. Son air absorbé dénotait quelque dessein. Il était fils de Noé, et la princesse observa que, fidèle aux traditions du père de la vigne, il demandait au vin la résolution qui lui manquait. Les courtisans s’étant retirés, des muets remplacèrent les officiers du prince ; et, comme la reine était servie par ses gens, elle substitua aux Sabéens des Nubiens, à qui le langage hébraïque était inconnu.

— Madame, dit avec gravité Soliman-Ben-Daoud, une explication est nécessaire entre nous.

— Cher seigneur, vous allez au-devant de mon désir.

— J’avais pensé que, fidèle à la foi donnée, la princesse de Saba, plus qu’une femme, était une reine…

— Et c’est le contraire, interrompit vivement Balkis ; je suis plus qu’une reine, seigneur, je suis femme. Qui n’est sujet à l’erreur ? Je vous ai cru sage ; puis je vous ai cru amoureux… C’est moi qui subis le plus cruel mécompte.

Elle soupira.

— Vous le savez trop bien, que je vous aime, repartit Soliman ; sans quoi, vous n’auriez pas abusé de votre empire, ni foulé à vos pieds un cœur qui se révolte, à la fin.

— Je comptais vous faire les mêmes reproches. Ce n’est pas moi que vous aimez, seigneur, c’est la reine. Et, franchement, suis-je d’un âge à ambitionner un mariage de convenance ? Eh bien, oui, j’ai voulu sonder votre âme : plus délicate que la reine, la femme, écartant la raison d’État, a prétendu jouir de son pouvoir : être aimée, tel était son rêve, Reculant l’heure d’acquitter une promesse subitement surprise, elle vous a mis à l’épreuve ; elle espérait que vous ne voudriez tenir votre victoire que de son cœur, et elle s’est trompée ; vous avez procédé par sommations, par menaces ; vous avez employé avec mes serviteurs des artifices politiques, et déjà vous êtes leur souverain plus que moi-même. J’espérais un époux, un amant ; j’en suis à redouter un maître. Vous le voyez, je parle avec sincérité.

— Si Soliman vous eût été cher, n’auriez-vous point excusé des fautes causées par l’impatience de vous appartenir ? mais non, votre pensée ne voyait en lui qu’un objet de haine, ce n’est pas pour lui que…

— Arrêtez, seigneur, et n’ajoutez pas l’offense à des soupçons qui m’ont blessée. La défiance excite la défiance, la jalousie intimide un cœur, et, je le crains, l’honneur que vous vouliez me faire eût coûté cher à mon repos et à ma liberté.

Le roi se tut, n’osant, de peur de tout perdre, s’engager plus avant sur la foi d’un vil et perfide espion…

La reine reprit avec une grâce familière et charmante :

— Écoutez, Soliman, soyez vrai, soyez vous-même, soyez aimable. Mon illusion m’est chère encore… mon esprit est combattu ; mais, je le sens, il me serait doux d’être rassurée,

— Ah ! que vous banniriez tout souci, Balkis, si vous lisiez dans ce cœur où vous régnez sans partage ! Oublions mes soupçons, et les vôtres, et consentez enfin à mon bonheur. Fatale puissance des rois ! que ne suis-je, aux pieds de Balkis, fille des pâtres, un pauvre Arabe du désert !

— Votre vœu s’accorde avec les miens, et vous m’avez comprise. Oui, ajouta-t-elle en approchant de la chevelure du roi son visage à la fois candide et passionné ; oui, c’est l’austérité du mariage hébreu qui me glace et m’effraye : l’amour, l’amour seul m’eût entraînée, si…

— Si ?… Achevez, Balkis : l’accent de votre voix me pénètre et m’embrase.

— Non, non… Qu’allais-je dire, et quel éblouissement soudain ?… Ces vins si doux ont leur perfidie, et je me sens tout agitée.

Soliman fit un signe : les muets et les Nubiens remplirent les coupes, et le roi vida la sienne d’un seul trait, en observant avec satisfaction que Balkis en faisait autant.

— Il faut avouer, poursuivit la princesse avec enjouement, que le mariage, suivant le rite juif, n’a pas été établi à l’usage des reines, et qu’il présente des conditions fâcheuses.

— Est-ce là ce qui vous rend incertaine ? demanda Soliman en dardant sur elle des yeux accablés d’une certaine langueur.

— N’en doutez pas. Sans parler du désagrément de s’y préparer par des jeûnes qui enlaidissent, n’est-il pas douloureux de livrer sa chevelure au ciseau et d’être enveloppée de coiffes le reste de ses jours ? À la vérité, ajouta-t-elle en déroulant de magnifiques tresses d’ébène, nous n’avons pas de riches atours à perdre.

— Nos femmes, objecta Soliman, ont la liberté de remplacer leurs cheveux par des touffes de plumes de coq agréablement frisées[1].

La reine sourit avec quelque dédain.

— Puis, dit-elle, chez vous, l’homme achète la femme comme une esclave ou une servante ; il faut même qu’elle vienne humblement s’offrir à la porte du fiancé. Enfin, la religion n’est pour rien dans ce contrat tout semblable à un marché, et l’homme, en recevant sa compagne, étend la main sur elle en lui disant Mekudescheth-li ; en bon hébreu : « Tu m’es consacrée. » De plus, vous avez la faculté de la répudier, de la trahir, et même de la faire lapider sur le plus léger prétexte… Autant je pourrais être fière d’être aimée de Soliman, autant je redouterais de l’épouser.

— Aimée ! s’écria le prince en se soulevant du divan où il reposait ; être aimée, vous ! jamais femme exerça-t-elle un empire plus absolu ? J’étais irrité : vous m’apaisez à votre gré ; des préoccupations sinistres me troublaient : je m’efforce à les bannir. Vous me trompez ; je le sens, et je conspire avec vous à abuser Soliman…

Balkis éleva sa coupe au-dessus de sa tête en se détournant par un mouvement voluptueux. Les deux esclaves remplirent les hanaps et se retirèrent.

La salle du festin demeura déserte ; la clarté des lampes, en s’affaiblissant, jetait de mystérieuses lueurs sur Soliman pâle, les yeux ardents, la lèvre frémissante et décolorée. Une langueur étrange s’emparait de lui : Balkis le contemplait avec un sourire équivoque.

Tout à coup il se souvint… et bondit sur sa couche.

— Femme, s’écria-t-il, n’espérez plus vous jouer de l’amour d’un roi… La nuit nous protège de ses voiles, le mystère nous environne, une flamme ardente parcourt tout mon être ; la rage et la passion m’enivrent. Cette heure m’appartient, et, si vous êtes sincère, vous ne me déroberez plus un bonheur si chèrement acheté. Régnez, soyez libre ; mais ne repoussez pas un prince qui se donne à vous, que le désir consume, et qui, dans ce moment, vous disputerait aux puissances de l’enfer.

Confuse et palpitante, Balkis répondit en baissant les yeux :

— Laissez-moi le temps de me reconnaître ; ce langage est nouveau pour moi…

— Non ! interrompit Soliman en délire, en achevant de vider la coupe où il puisait tant d’audace ; non, ma constance est à son terme. Il s’agit pour moi de la vie ou de la mort. Femme, tu seras à moi, je le jure. Si tu me trompais,… je serai vengé, si tu m’aimes, un amour éternel achètera mon pardon.

Il étendit les mains pour enlacer la jeune fille ; mais il n’embrassa qu’une ombre : la reine s’était reculée doucement, et les bras du fils de Daoud retombèrent appesantis. Sa tête s’inclina ; il garda le silence, et, tressaillant soudain, se mit sur son séant… Ses yeux étonnés se dilatèrent avec effort ; il sentait le désir expirer dans son sein et les objets vacillaient sur sa tête. Sa figure morne et blême, encadrée d’une barbe noire, exprimait une terreur vague ; ses lèvres s’entr’ouvrirent sans articuler aucun son, et sa tête, accablée du poids du turban, retomba sur les coussins du lit. Garrotté par des liens invisibles et pesants, il les secouait par la pensée, et ses membres n’obéissaient plus à son effort imaginaire.

La reine s’approcha, lente et grave ; il la vit avec effroi, debout, la joue appuyée sur ses doigts repliés, tandis que, de l’autre main, elle faisait un support à son coude. Elle l’observait, il l’entendit parler et dire :

— Le narcotique opère…

La prunelle noire de Soliman tournoya dans l’orbite blanc de ses grands yeux de sphinx, et il resta immobile.

— Eh bien, poursuivit-elle, j’obéis, je cède, je suis à vous !…

Elle s’agenouilla et toucha la main glacée de Soliman, qui exhala un profond soupir.

— Il entend encore,… murmura-t-elle. Écoute, roi d’Israël, toi qui imposes au gré de ta puissance l’amour avec la servitude et la trahison, écoute ! J’échappe à ton pouvoir. Mais, si la femme t’abusa, la reine ne t’aura point trompé. J’aime, et ce n’est pas toi ; les destins ne l’ont point permis. Issue d’une lignée supérieure à la tienne, j’ai dû, pour obéir aux génies qui me protègent, choisir un époux de mon sang. Ta puissance expire devant la leur ; oublie-moi. Qu’Adonaï te choisisse une compagne. Il est grand et généreux : ne t’a-t-il pas donné la sagesse et bien payé de tes services en cette occasion ? Je t’abandonne à lui et te retire l’inutile appui des génies que tu dédaignes et que tu n’as pas su commander…

Et Balkis, s’emparant du doigt où elle voyait briller le talisman de l’anneau qu’elle avait donné à Soliman, se disposa à le reprendre ; mais la main du roi, qui respirait péniblement, se contractant par un sublime effort, se referma crispée, et Balkis s’efforça inutilement de la rouvrir.

Elle allait parler de nouveau, lorsque la tête de Soliman-Ben-Daoud se renversa en arrière, les muscles de son cou se détendirent, sa bouche s’entr’ouvrit, ses yeux à demi clos se ternirent ; son âme s’était envolée dans le pays des rêves.

Tout dormait dans le palais de Mello, hormis les serviteurs de la reine de Saba, qui avaient assoupi leurs hôtes. Au loin grondait la foudre ; le ciel noir était sillonné d’éclairs ; les vents déchaînés dispersaient la pluie sur les montagnes.

Un coursier d’Arabie, noir comme la tombe, attendait la princesse, qui donna le signal de la retraite, et bientôt le cortège, tournant le long des ravines autour de la colline de Sion, descendit dans la vallée de Josaphat. On traversa à gué le Cédron, qui déjà s’enflait des eaux pluviales pour protéger cette fuite ; et, laissant à droite le Thabor couronné d’éclairs, on parvint à l’angle du jardin des Oliviers et du chemin montueux de Béthanie.

— Suivons cette route, dit la reine à ses gardes ; nos chevaux sont agiles ; à cette heure, les tentes sont repliées, et nos gens s’acheminent déjà vers le Jourdain. Nous les retrouverons à la deuxième heure du jour au delà du lac Salé, d’où nous gagnerons les défilés des monts d’Arabie.

Et, lâchant la bride à sa monture, elle sourit à la tempête en songeant qu’elle en partageait les disgrâces avec son cher Adoniram, sans doute errant sur la route de Tyr.

Au moment où ils s’engageaient dans le sentier de Béthanie, le sillage des éclairs démasqua un groupe d’hommes qui le traversaient en silence, et qui s’arrêtèrent stupéfaits au bruit de ce cortège de spectres chevauchant dans les ténèbres.

Balkis et sa suite passèrent devant eux, et l’un des gardes, s’étant avancé pour les reconnaître, dit à voix basse à la reine :

— Ce sont trois hommes qui emportent un mort enveloppé d’un linceul.

  1. En Orient, encore aujourd’hui, les juives mariées sont obligées de substituer des plumes à leurs cheveux, qui doivent rester coupés à la hauteur des oreilles et enrobés sous leur coiffure.