Voyage en Orient (Nerval)/Les esclaves/V

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 92-98).


V — VISITE AU CONSUL DE FRANCE


Je me prive, autant que je puis, en voyage, de lettres de recommandation. Du jour où l’on est connu dans une ville, il n’est plus possible de rien voir. Nos gens du monde, même en Orient, ne consentiraient pas à se montrer hors de certains endroits reconnus convenables, ni à causer publiquement avec des personnes d’une classe inférieure, ni à se promener en négligé à certaines heures du jour. Je plains beaucoup ces gentlemen toujours coiffés, bridés, gantés, qui n’osent se mêler au peuple pour voir un détail curieux, une danse, une cérémonie, qui craindraient d’être vus dans un café, dans une taverne, de suivre une femme, de fraterniser même avec un Arabe expansif qui vous offre cordialement le bouquin de sa longue pipe, ou vous fait servir du café sur sa porte, pour peu qu’il vous voie arrêté par la curiosité ou par la fatigue. Les Anglais surtout sont parfaits, et je n’en vois jamais passer sans m’amuser de tout mon cœur. Imaginez un monsieur monté sur un âne, avec ses longues jambes qui trament presque à terre. Son chapeau rond est garni d’un épais revêtement de coton blanc piqué. C’est une invention contre l’ardeur des rayons du soleil, qui s’absorbent, dit-on, dans cette coiffure moitié matelas, moitié feutre. Le gentleman a sur les yeux deux espèces de coques de noix en treillis d’acier bleu, pour briser la réverbération lumineuse du sol et des murailles ; il porte par-dessus tout cela un voile de femme vert contre la poussière. Son paletot de caoutchouc est recouvert encore d’un surtout de toile cirée pour le garantir de la peste et du contact fortuit des passants. Ses mains gantées tiennent un long bâton qui écarte de lui tout Arabe suspect, et généralement il ne sort que flanqué à droite et à gauche de son groom et de son drogman.

On est rarement exposé à faire connaissance avec de pareilles caricatures, l’Anglais ne parlant jamais à qui ne lui est pas présenté ; mais nous avons bien des compatriotes qui vivent jusqu’à un certain point à la manière anglaise, et, du moment que l’on a rencontré un de ces aimables voyageurs, on est perdu, la société vous envahit.

Quoi qu’il en soit, j’ai fini par me décider à retrouver au fond de ma malle une lettre de recommandation pour notre consul général, qui habitait momentanément le Caire. Le soir même, je dinai chez lui sans accompagnement de gentlemen anglais ou autres. Il y avait là seulement le docteur Clot-Bey, dont la maison était voisine, et M. Lubbert, l’ancien directeur de l’Opéra, devenu historiographe du pacha d’Égypte.

Ces deux messieurs, ou, si vous voulez, ces deux effendis, c’est le titre de tout personnage distingué dans la science, dans les lettres ou dans les fonctions civiles, portaient avec aisance le costume oriental. La plaque étincelante du nichan décorait leur poitrine, et il eût été difficile de les distinguer des musulmans ordinaires. Les cheveux rasés, la barbe et ce hâle léger de la peau qu’on acquiert dans les pays chauds, transforment bien vite l’Européen en un Turc très-passable.

Je parcourus avec empressement les journaux français étalés sur le divan du consul. Faiblesse humaine ! lire les journaux dans le pays du papyrus et des hiéroglyphes ! ne pouvoir oublier, comme madame de Staël aux bords du Léman, le ruisseau de la rue du Bac !

L’Égypte ne possédait encore que deux journaux à elle, une sorte de Moniteur arabe, qui s’imprime à Boulaq, et le Phare d’Alexandrie. À l’époque de sa lutte contre la Porte, le pacha fit venir à grands frais un rédacteur français, qui lutta pendant quelques mois contre les journaux de Constantinople et de Smyrne. Le journal était une machine de guerre comme une autre ; sur ce point-là aussi, l’Égypte a désarmé ; ce qui ne l’empêche pas de recevoir encore souvent les bordées des feuilles publiques du Bosphore.

On s’entretint pendant le dîner d’une affaire qui était jugée très-grave et faisait grand bruit dans la société franque. Un pauvre diable de Français, un domestique, avait résolu de se faire musulman, et ce qu’il y avait de plus singulier, c’est que sa femme aussi voulait embrasser l’islamisme. On s’occupait des moyens d’empêcher ce scandale : le clergé franc avait pris à cœur la chose, mais le clergé musulman mettait de l’amour-propre à triompher de son côté. Les uns offraient au couple infidèle de l’argent, une bonne place et différents avantages ; les autres disaient au mari : « Tu auras beau faire, en restant chrétien, tu seras toujours ce que tu es : ta vie est clouée là ; on n’a jamais vu en Europe un domestique devenir seigneur. Chez nous, le dernier des valets, un esclave, un marmiton, devient émir, pacha, ministre. ; il épouse la fille du sultan ; l’âge n’y fait rien ; l’espérance du premier rang ne nous quitte qu’à la mort. » Le pauvre diable, qui peut-être avait de l’ambition, se laissait aller à ces errances. Pour sa femme aussi, la perspective n’était pas moins brillante ; elle devenait tout de suite une cadine, l’égale des grandes dames, avec le droit de mépriser toute femme chrétienne ou juive, de porter le habbarah noir et les babouches jaunes ; elle pouvait divorcer, chose peut-être plus séduisante encore, épouser un grand personnage, hériter, posséder la terre, ce qui est défendu aux yavours, sans compter les chances de devenir favorite d’une princesse ou d’une sultane mère gouvernant l’empire du fond d’un sérail.

Voilà la double perspective qu’on ouvrait à de pauvres gens et il faut avouer que cette possibilité des personnages de bas étage d’arriver, grâce au hasard ou à leur intelligence naturelle, aux plus hautes positions, sans que leur passé, leur éducation ou leur condition première y puissent faire obstacle, réalise assez bien ce principe d’égalité qui, chez nous, n’est écrit que dans les codes. En Orient, le criminel lui-même, s’il a payé sa dette à la loi, ne trouve aucune carrière fermée : le préjugé moral disparaît devant lui.

— Eh bien, il faut le dire, malgré toutes ces séductions de la loi turque, les apostasies sont très-rares. L’importance qu’on attachait à l’affaire dont je parle en est une preuve. Le consul avait l’idée de faire enlever l’homme et la femme pendant la nuit, et de les faire embarquer sur un vaisseau français ; mais le moyen de les transporter du Caire à Alexandrie ? Il faut cinq jours pour descendre le Nil. En les mettant dans une barque fermée, on risquait que leurs cris fussent entendus sur la route. En pays turc, le changement de religion est la seule circonstance où cesse le pouvoir des consuls sur les nationaux,

— Mais pour quoi faire enlever ces pauvres gens ? dis-je au consul ; en auriez-vous le droit au point de vue de la loi française ?

— Parfaitement ; dans un port de mer, je n’y verrais aucune difficulté.

— Mais si l’on suppose chez eux une conviction religieuse ?

— Allons donc, est-ce qu’on se fait Turc ?

— Vous avez quelques Européens qui ont pris le turban.

— Sans doute ; de hauts employés du pacha, qui autrement n’auraient pas pu parvenir aux grades qu’on leur a conférés, ou qui n’auraient pu se faire obéir des musulmans.

— J’aime à croire que, chez la plupart, il y a un changement sincère ; autrement, je ne verrais là que des motifs d’intérêt.

— Je pense comme vous ; mais voici pourquoi, dans les cas ordinaires, nous nous opposons de tout notre pouvoir à ce qu’un sujet français quitte sa religion. Chez nous, la religion est isolée de la loi civile ; chez les musulmans, ces deux principes sont confondus. Celui qui embrasse le mahométisme devient sujet turc en tout point, et perd sa nationalité. Nous ne pouvons plus agir sur lui en aucune manière ; il appartient au bâton et au sabre ; et, s’il retourne au christianisme, la loi turque le condamne à mort. En se faisant musulman, on ne perd pas seulement sa foi, on perd son nom, sa famille, sa patrie ; on n’est plus le même homme, on est un Turc ; c’est fort grave, comme vous voyez.

Cependant le consul nous faisait goûter un assez bel assortiment de vins de Grèce et de Chypre dont je n’appréciais que difficilement les diverses nuances, à cause d’une saveur prononcée de goudron, qui, selon lui, en prouvait l’authenticité. Il faut quelque temps pour se faire à ce raffinement hellénique, nécessaire sans doute à la conservation du véritable malvoisie, du vin de commanderie ou du vin de Ténédos.

Je trouvai dans le cours de l’entretien un moment pour exposer ma situation domestique ; je racontai l’histoire de mes mariages manqués, de mes aventures modestes.

— Je n’ai aucunement l’idée, ajoutai-je, de faire ici le séducteur. Je viens au Caire pour travailler, pour étudier la ville, pour en interroger les souvenirs, et voilà qu’il est impossible d’y vivre à moins de soixante piastres par jour ; ce qui, je l’avoue, dérange mes prévisions.

— Vous comprenez, me dit le consul, que, dans une ville où les étrangers ne passent qu’à de certains mois de l’année, sur la route des Indes, où se croisent les lords et les nababs, les trois ou quatre hôtels qui existent s’entendent facilement pour élever les prix et éteindre toute concurrence.

— Sans doute ; aussi ai-je loué une maison pour quelques mois.

— C’est le plus sage.

— Eh bien, maintenant on veut me mettre dehors, sous prétexte que je n’ai pas de femme.

— On en a le droit : M. Clot-Bey a enregistré ce détail dans son livre. M. William Lane, le consul anglais, raconte dans le sien qu’il a été soumis lui-même à cette nécessité. Bien plus, lisez l’ouvrage de Maillet, le consul général de Louis XIV, vous verrez qu’il en était de même de son temps ; il faut vous marier.

— J’y ai renoncé. La dernière femme qu’on m’a proposée m’a gâté les autres, et, malheureusement, je n’avais pas assez en mariage pour elle.

— C’est différent.

— Mais les esclaves sont beaucoup moins coûteuses : mon drogman m’a conseillé d’en acheter une, et de l’établir dans mon domicile.

— C’est une bonne idée.

— Serai-je ainsi dans les termes de la loi ?

— Parfaitement.

La conversation se prolongea sur ce sujet. Je m’étonnais un peu de cette facilité donnée aux chrétiens d’acquérir des esclaves en pays turc : on m’expliqua que cela ne concernait que les femmes plus ou moins colorées ; mais on peut avoir des Abyssiniennes presque blanches. La plupart des négociants établis au Caire en possèdent. M. Clot-Bey en élève plusieurs pour l’emploi de sages-femmes. Une preuve encore qu’on me donna que ce droit n’était pas contesté, c’est qu’une esclave noire, s’étant échappée récemment de la maison de M. Lubbert, lui avait été ramenée par la police.

J’étais encore tout rempli des préjugés de l’Europe, et je n’apprenais pas ces détails sans quelque surprise. Il faut vivre un peu en Orient pour s’apercevoir que l’esclavage n’est là en principe qu’une sorte d’adoption. La conclusion de l’esclave y est certainement meilleure que celle du fellah et du rayah libres. Je comprenais déjà en outre, d’après ce que j’avais appris sur les mariages, qu’il n’y avait pas grande différence entre l’Égyptienne vendue par ses parents et l’Abyssinienne exposée au bazar.

Les consuls du Levant diffèrent d’opinion touchant le droit des Européens sur les esclaves. Le code diplomatique ne contient rien de formel là-dessus. Notre consul m’affirma, du reste, qu’il tenait beaucoup à ce que la situation actuelle ne changeât pas à cet égard, et voici pourquoi. Les Européens ne peuvent pas être propriétaires fonciers en Égypte ; mais, à l’aide de fictions légales, ils exploitent cependant des propriétés, des fabriques ; outre la difficulté de faire travailler les gens du pays, qui, dès qu’ils ont gagné la moindre somme, s’en vont vivre au soleil jusqu’à ce qu’elle soit épuisée, ils ont souvent contre eux le mauvais vouloir des cheiks ou de personnages puissants, leurs rivaux en industrie, qui peuvent tout d’un coup leur enlever tous leurs travailleurs sous prétexte d’utilité publique. Avec des esclaves, du moins, ils peuvent obtenir un travail régulier et suivi, si toutefois ces derniers y consentent, car l’esclave mécontent d’un maître peut toujours le contraindre à le faire revendre au bazar. Ce détail est un de ceux qui expliquent le mieux, la douceur de l’esclavage en Orient.