Voyage en Orient (Nerval)/Les pyramides/III

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 185-191).


III — LES ÉPREUVES


Voilà avec quels souvenirs nous cherchions à repeupler cette solitude imposante. Entourés des Arabes qui s’étaient remis à dormir, en attendant, pour quitter la grotte de marbre, que la brise du soir eût rafraîchi l’air, nous ajoutions les hypothèses les plus diverses aux faits réellement constatés par la tradition antique. Ces bizarres cérémonies des initiations tant de fois décrites par les auteurs grecs, qui ont pu encore les voir s’accomplir, prenaient pour nous un grand intérêt, les récits se trouvant parfaitement en rapport avec la disposition des lieux.

— Qu’il serait beau, dis-je à l’Allemand, d’exécuter et de représenter ici la Flûte enchantée de Mozart ! Comment un homme riche n’a-t-il pas eu la fantaisie de se donner un tel spectacle ? Avec fort peu d’argent, on arriverait à déblayer tous ces conduits, et il suffirait ensuite d’amener en costumes exacts toute la troupe italienne du théâtre du Caire. Imaginez-vous la voix tonnante de Zarastro résonnant du fond de la salle des pharaons, ou la Reine de la nuit apparaissant sur le seuil de la chambre dite de la Reine et lançant à la voûte sombre ses trilles éblouissants. Figurez-vous les sons de la flûte magique à travers ces longs corridors, et les grimaces et l’effroi de Papayeno, forcé, sur les pas de l’initié son maître, d’affronter le triple Anubis, puis la forêt incendiée, puis ce sombre canal agité par des roues de fer, puis encore cette échelle étrange dont chaque marche se détache à mesure qu’on monte et fait retentir l’eau d’un clapotement sinistre…

— Il serait difficile, dit l’officier, d’exécuter tout cela dans l’intérieur même des pyramides… Nous avons dit que l’initié suivait, à partir du puits, une galerie d’environ une lieue. Cette voie souterraine le conduisait jusqu’à un temple situé aux portes de Memphis, dont vous avez vu l’emplacement du haut de la plate-forme. Lorsque, ses épreuves terminées, il revoyait la lumière du jour, la statue d’Isis restait encore voilée pour lui : c’est qu’il lui fallait subir une dernière épreuve toute morale, dont rien ne l’avertissait et dont le but lui restait caché. Les prêtres l’avaient porté en triomphe, comme devenu l’un d’entre eux ; les chœurs et tes instruments avaient célébré sa victoire. Il lui fallut encore se purifier par un jeûne de quarante et un jours, avant de pouvoir contempler la grande déesse, veuve d’Osiris[1]. Ce jeûne cessait chaque jour au coucher du soleil, où on lui permettait de réparer ses forces avec quelques onces de pain et une coupe d’eau du Nil. Pendant cette longue pénitence, l’initié pouvait converser, à de certaines heures, avec les prêtres et les prêtresses, dont toute la vie s’écoulait dans les cités souterraines. Il avait le droit de questionner chacun et d’observer les mœurs de ce peuple mystique qui avait renoncé au monde extérieur, et dont le nombre immense épouvanta Sémiramis la Victorieuse, lorsqu’en faisant jeter les fondations de la Babylone d’Égypte (le vieux Caire), elle vit s’effondrer les voûtes d’une de ces nécropoles habitées par des vivants.

— Et après les quarante et un jours, que devenait l’initié ?

— Il avait encore à subir dix-huit jours de retraite où il devait garder un silence complet. Il lui était permis seulement de lire et d’écrire. Ensuite on lui faisait subir un examen où toutes les actions de sa vie étaient analysées et critiquées. Cela durait encore douze jours ; puis on le faisait coucher neuf jours encore derrière la statue d’Isis, après avoir supplié la déesse de lui apparaître dans ses songes et de lui inspirer la sagesse. Enfin, au bout de trois mois environ, les épreuves étaient terminées. L’aspiration du néophyte vers la Divinité, aidée des lectures, des instructions et du jeûne, l’amenait à un tel degré d’enthousiasme, qu’il était digne enfin de voir tomber devant lui les voiles sacrés de la déesse. Là, son étonnement était au comble en voyant s’animer cette froide statue dont les traits avaient pris tout à coup la ressemblance de la femme qu’il aimait le plus ou de l’idéal qu’il s’était formé de la beauté la plus parfaite.

» Au moment où il tendait les bras pour la saisir, elle s’évanouissait dans un nuage de parfums. Les prêtres entraient en grande pompe et l’initié était proclamé pareil aux dieux. Prenant place ensuite au banquet des Sages, il lui était permis de goûter aux mets les plus délicats et de s’enivrer de l’ambroisie terrestre, qui ne manquait pas à ces fêtes. Un seul regret lui était resté, c’était de n’avoir admiré qu’un instant la divine apparition qui avait daigné lui sourire… Ses rêves allaient la lui rendre. Un long sommeil, dû sans doute au suc du lotus exprimé dans sa coupe pendant le festin, permettait aux prêtres de le transporter à quelques lieues de Memphis, au bord du lac célèbre qui porte encore le nom de Karoun (Caron) Une cange le recevait, toujours endormi, et le transportait dans cette province du Fayoum, oasis délicieuse, qui, aujourd’hui encore, est le pays des roses. Il existait là une vallée profonde, entourée de montagnes en partie, en partie aussi séparée du reste du pays par des abîmes creusés de main d’homme, où les prêtres avaient su réunir les richesses dispersées de la nature entière. Les arbres de l’Inde et de l’Yémen y mariaient leurs feuillages touffus et leurs fleurs étranges aux plus riches végétations de la terre d’Égypte.

» Des animaux apprivoisés donnaient de la vie à cette merveilleuse décoration, et l’initié, déposé là tout endormi sur le gazon, se trouvait à son réveil dans un monde qui semblait la perfection même de la nature créée. Il se levait, respirant l’air pur du matin, renaissant aux feux du soleil qu’il n’avait pas vus depuis longtemps ; il écoutait le chant cadencé des oiseaux, admirait les fleurs embaumées, la surface calme des eaux bordées de papyrus et constellées de lotus rouges, où le flamant rose et l’ibis traçaient leurs courbes gracieuses. Mais quelque chose manquait encore pour animer la solitude. Une femme, une vierge innocente, si jeune, qu’elle semblait elle-même sortir d’un rêve matinal et pur, si belle, qu’en la regardant de plus près on pouvait reconnaître en elle les traits admirables d’Isis entrevus à travers un nuage : telle était la créature divine qui devenait la compagne et la récompense de l’initié triomphant.

Ici, je crus devoir interrompre le récit imagé du savant Berlinois :

— Il me semble, lui dis-je, que vous me racontez là l’histoire d’Adam et d’Ève.

— À peu près, répondit-il.

En effet, la dernière épreuve, si charmante, mais si imprévue, de l’initiation égyptienne était la même que Moïse a racontée au chapitre de la Genèse. Dans ce jardin merveilleux existait un certain arbre dont les fruits étaient défendus au néophyte admis dans le paradis. Il est tellement certain que cette dernière victoire sur soi-même était la clause de l’initiation, qu’on a trouvé dans la haute Égypte des bas reliefs de quatre mille ans, représentant un homme et une femme, sous un arbre[2], dont cette dernière offre le fruit à son compagnon de solitude. Autour de l’arbre est enlacé un serpent, représentation de Typhon, le dieu du mal. En effet, il arrivait généralement que l’initié qui avait vaincu tous les périls matériels se laissait prendre à cette séduction, dont le dénoûment était son exclusion du paradis terrestre. Sa punition devait être alors d’errer dans le monde, et de répandre chez les nations étrangères les instructions qu’il avait reçues des prêtres.

S’il résistait, au contraire, ce qui était bien rare, à la dernière tentation, il devenait l’égal d’un roi. On le promenait en triomphe dans les rues de Memphis, et sa personne était sacrée.

C’est pour avoir manqué cette épreuve que Moïse fut privé des honneurs qu’il attendait. Blessé de ce résultat, il se mit en guerre ouverte avec les prêtres égyptiens, lutta contre eux de science et de prodiges, et finit par délivrer son peuple au moyen d’un complot dont on sait le résultat.

Le Prussien qui me racontait tout cela était évidemment un fils de Voltaire… Cet homme en était encore au scepticisme religieux de Frédéric II. Je ne pus m’empêcher de lui en faire l’observation.

— Vous vous trompez, me dit-il : nous autres protestants, nous analysons tout ; mais nous n’en sommes pas moins religieux. S’il parait démontré que l’idée du paradis terrestre, de la pomme et du serpent, a été connue des anciens Égyptiens, cela ne prouve nullement que la tradition n’en soit pas divine. Je suis même disposé à croire que cette dernière épreuve des mystères n’était qu’une représentation mystique de la scène qui a dû se passer aux premiers jours du monde. Que Moïse ait appris cela des Égyptiens dépositaires de la sagesse primitive, ou qu’il se soit servi, en écrivant la Genèse, des impressions qu’il avait lui-même connues, cela n’infirme pas la vérité première. Triptolème, Orphée et Pythagore subirent aussi les mêmes épreuves. L’un a fondé les mystères d’Éleusis, l’autre ceux des Cabires de Samothrace, le troisième les associations mystiques du Liban.

» Orphée eut encore moins de succès que Moïse ; il manqua la quatrième épreuve, dans laquelle il fallait avoir la présence d’esprit de saisir les anneaux suspendus au-dessus de soi, quand les échelons de fer commençaient à manquer sous les pieds… Il retomba dans le canal, d’où on le tira avec peine, et, au lieu de parvenir au temple, il lui fallut retourner en arrière et remonter jusqu’à la sortie des pyramides. Pendant l’épreuve, sa femme lui avait été enlevée par un de ces accidents naturels dont les prêtres créaient aisément l’apparence. Il obtint, grâce à son talent et à sa renommée, de recommencer les épreuves, et les manqua une seconde fois. C’est ainsi qu’Eurydice fut perdue à jamais pour lui, et qu’il se vit réduit à la pleurer dans l’exil.

— Avec ce système, dis-je, il est possible d’expliquer matériellement toutes les religions. Mais qu’y gagnerons-nous ?

— Rien. Nous venons seulement de passer deux heures en causant d’origines et d’histoire. Maintenant, le soir vient ; regagnons la plaine et allons visiter le sphinx de Gizèh.

Le sphinx a été trop souvent décrit pour que je parle ici d’autre chose que de l’admirable conservation de sa figure — haute de dix-huit pieds. Il est évident que ce rocher de granit fut sculpté dans une époque où l’art était très-avancé. Son nez brisé lui donne de loin un air d’Éthiopien ; mais le reste du visage appartient à quelqu’une des races les plus belles de l’Asie, — Nous nous contentâmes d’admirer ensuite les deux autres pyramides, qui ont conservé une partie de leur revêtement. La seconde a été ouverte ; mais on y a trouvé seulement deux ou trois tables pareilles à celles que nous avions visitées dans la première ; la troisième, la plus petite, que les Arabes appellent la pyramide la Fille, — en souvenir sans doute de la courtisane Rhodope, qu’on suppose l’avoir fait bâtir, — est vierge de toute exploration. Autour du plateau sablonneux des trois pyramides, sont des restes de temples et d’hypogées. Quelques sarcophages brisés gisent çà et là, ainsi qu’une multitude de figurines en pâte verte, parmi lesquelles on en rencontre rarement d’entières. Les Arabes voulaient nous en vendre quelques-unes ; mais il nous parut probable qu’ils ne les avaient pas ramassées sur le lieu même. Il doit en exister des fabriques au Caire, comme pour les vases étrusques que l’on vend à Naples.

Nous passâmes la nuit dans une locanda italienne, située près de là, et, le lendemain, on nous conduisit sur l’emplacement de Memphis, situé à près de deux lieues vers le midi. Les ruines y sont méconnaissables ; et, d’ailleurs, le tout est recouvert par une forêt de palmiers, au milieu de laquelle on rencontre l’immense statue de Sésostris, haute de soixante pieds, mais couchée à plat ventre dans le sable. Parlerai-je encore de Saccarah, où l’on arrive ensuite ; de ses pyramides, plus petites que celles de Gizèh, parmi lesquelles on distingue la grande pyramide de briques construite par les Hébreux ? Un spectacle plus curieux est l’intérieur des tombeaux d’animaux qui se rencontrent dans la plaine en grand nombre. Il y en a pour les chats, pour les crocodiles et pour les ibis. On y pénètre fort difficilement, en respirant la cendre et la poussière, ou se traînant parfois dans des conduits où l’on ne peut passer qu’à genoux. Puis on se trouve au milieu de vastes souterrains où sont entassés par millions et symétriquement rangés tous ces animaux que les bons Égyptiens se donnaient la peine d’embaumer et d’ensevelir ainsi que des hommes. Chaque momie de chat est entortillée de plusieurs aunes de bandelettes, sur lesquelles, d’un bout à l’autre, sont inscrites, en hiéroglyphes, probablement la vie et les vertus de l’animal[3]. Il en est de même des crocodiles… Quant aux ibis, leurs restes sont enfermés dans des vases en terre de Thèbes, rangés également sur une étendue incalculable, comme des pots de confitures dans une office de campagne.

Je pus remplir facilement la commission que m’avait donnée le consul ; puis je me séparai de l’officier prussien, qui continuait sa route vers la haute Égypte, et je revins au Caire, en descendant le Nil dans une cange.

Je me hâtai d’aller porter au consulat l’ibis obtenu au prix de tant de fatigues ; mais on m’apprit que, pendant les trois jours consacrés à mon exploration, notre pauvre consul avait senti s’aggraver son mal et s’était embarqué pour Alexandrie.

J’ai appris depuis qu’il était mort en Espagne.

  1. Lactanoe, Meursius, le père Laffitteau, l’abbé Terrasson, etc.
  2. Voir l’histoire des Religions de l’abbé Bamer, et les Dieux de Moïse de M. Lacour.
  3. Lorsque l’armée d’Égypte visita les sépulcres de Saccurali, elle s’étonna surtout de la quantité de chats que plusieurs d’entre eux contenaient. Quelques soldats eurent l’idée de mettre le feu dans un de ces souterrains pour en connaître la profondeur. Les momies des chats, imprégnées de bitume, brûlèrent pendant huit jours, puis le feu s’étouffa de lui-même. Lorsque l’on crut la fumée dissipée, on redescendit dans le souterrain. Au delà de l’espace immense que le feu avait découvert, au delà des matières charbonnées qu’il fallait extraire, on trouva encore de nouvelles rangées de chats, qui semblaient défier la destruction d’arriver au bout de son œuvre.