Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Du Rhin au Mein/III

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 455-459).

III — LES VOYAGES À PIED


Je vous préviens qu’une fois passé sur le pont de Kehl, qui balance sur le Rhin son chapelet immense de bateaux, après avoir payé le passage du pont aux douaniers badois et échangé mes gros sous français contre des kreutzers légèrement argentés, voilà que j’entre en pleine forêt Noire. Est-ce moi qui ai à redouter les voleurs ? est-ce moi que les voyageurs ont à redouter ?

Cette forêt n’a rien de bien terrible au premier abord ; du haut des remparts de Strasbourg, ou aperçoit sa verte lisière qui cerne des monts violets ; des villages riants se montrent dans les éclaircies ; les charbonneries fument de loin en loin. Les maisons n’ont pas un air trop sauvage ; les cabarets présentent cette particularité locale, que, quand vous demandez un verre d’eau-de-vie, on vous sert un verre de kirsch. Du moment qu’on s’est bien entendu sur ces deux mots, l’on vit avec eux en parfaite intelligence.

Mon voyage à pied à travers cette contrée ne tiendra donc pas ce qu’il semble promettre ; et, d’ailleurs, la route est peuplée de piétons comme moi, et, si ce n’était la grande traite que j’ai à faire, justement à la tombée du jour, avec le risque de ne plus reconnaître les routes, je n’aurais nulle inquiétude sur ma position. Mais il est dur de songer, en regardant les poteaux dressés de lieue en lieue, et qui indiquent en même temps les heures de marche, que je ne puis arriver à Bade avant trois heures du matin. De plus, une fois la nuit tombée, je ne verrai plus les poteaux.

Depuis Bichoffsheim, j’étais accompagné obstinément d’un grand particulier chargé d’un havresac, et qui semblait tenir beaucoup à régler son pas sur le mien. Malgré le vide de mes poches, mon extérieur était assez soigné pour annoncer… que je ne voyageais à pied que parce que ma voiture était brisée, ou que, habitant quelque château, je me promenais dans les environs, cherchant des végétaux ou des minéraux, égaré peut-être. Mon compagnon de route, qui était Français, commença par m’ouvrir ces diverses suppositions.

— Monsieur, lui dis-je pour lui ôter tout espoir de bourse ou de portefeuille, je suis un artiste, voyageant pour mon instruction, et je vous avouerai que je n’ai plus qu’une vingtaine de kreutzers pour aller à Bade ce soir. Si je trouvais un cabaret où je pusse souper pour ce prix, cela me donnerait des jambes pour arriver.

— Comment, monsieur, ce soir à Bade ? Mais ce sera demain matin ; vous ne pouvez pas marcher toute la nuit.

— J’aimerais mieux dormir en effet dans un bon lit ; mais j’ai toujours vu que, dans les auberges les plus misérables, on payait le coucher au moins le double de ce que je possède. Alors, il faut bien que je marche jusqu’à ce que j’arrive.

— Moi, me dit-il, je couche à Schœndorf, dans deux heures d’ici. Pourquoi n’y couchez vous pas ? Vous ferez demain le reste de la route.

— Mais je vous dis que je n’ai que vingt kreutzers !

— Eh bien, monsieur, avec cela, on soupe, on dort et on déjeune ; je ne dépenserai pas davantage, moi.

Je le priai de m’expliquer sa théorie, n’ayant jamais rencontré de pareils gîtes, et pourtant j’ai couché dans de bien affreuses auberges, en Italie surtout. Il m’apprit alors une chose que je soupçonnais déjà, c’est qu’il y avait partout deux prix très-différents pour les voyageurs en voiture et pour les voyageurs à pied.

— Par exemple, me dit-il, moi, je vais à Constantinople, et j’ai emporté cinquante francs, avec quoi je ferai la route.

Cette confiance m’étonna tellement, que je lui fis expliquer en détail toutes ses dépenses ; il est clair qu’il ne pouvait y aller ainsi par le paquebot du Danube.

— Combien dépensez-vous par jour ? lui dis-je,

— Vingt sous de France par jour, au plus. Je vous ai dit ce que coûtait la dépense d’auberge ; le reste est pour les petits vers de rack, et un bon morceau de pain vers midi.

Il m’assura qu’il avait déjà fait la route de Strasbourg à Vienne pour seize francs. Les auberges les plus chères étaient dans les pays avoisinant la France. En Bavière, le lit ne coûte plus que trois kreutzers (deux sous). En Autriche et en Hongrie, il n’y a plus de lits ; on couche sur la paille, dans la salle du cabaret ; on n’a à payer que le souper et le déjeuner, qui sont deux fois moins chers qu’ailleurs. Une fois la frontière hongroise passée, l’hospitalité commence. À partir de Semlin, les lieues de poste s’appellent lieues de chameau ; pour quelques sous par jour, on peut monter sur ces animaux, et chevaucher fort noblement ; mais c’est plus fatigant que la marche.

La profession de ce brave homme était de travailler dans les cartonnages ; je ne sais trop ce qui le poussait à l’aller exercer à Stamboul. Il me dit seulement qu’il s’ennuyait en France. La conquête d’Alger a développé chez beaucoup de nos ouvriers le désir de connaître l’Orient ; mais on va à Constantinople par terre, et, pour se rendre à Alger, il faut payer le passage ; ceux donc qui ont de bonnes jambes préfèrent ce dernier voyage.

Je laissai mon compagnon s’arrêter à Schœndorf, et je continuai à marcher ; mais, à mesure que j’avançais, la nuit devenait plus noire, et une pluie fine ne tarda pas à tomber. Dans la crainte qu’elle ne devint plus grosse, et, malgré tout mon courage, je n’avais pas prévu ce désagrément, je résolus de m’arrêter au premier village, et de réclamer pour moi le tarif des compagnons, étudiants et autres piétons.

J’arrive enfin à une auberge d’une apparence fort médiocre et dont la salle était déjà remplie de voyageurs du même ordre que celui que j’avais rencontré ; les uns soupaient, les autres jouaient aux cartes. Je me mêle le plus possible à leur société, je hasarde des manières simples, et je demande à souper en même temps que l’un d’eux.

— Faut-il tuer un poulet ? me dit l’hôte.

— Non ; je veux manger, comme ce garçon qui est là, de la soupe et un morceau de rôti.

— De quel vin désire monsieur ?

— Un pot de bière, comme à tous ces messieurs.

— Monsieur couche-t-il ici ?

— Oui, comme tous les autres ; mettez-moi où vous voudrez.

On me sert, en effet, le même souper qu’à mon vis-à-vis ; seulement, l’hôte était allé chercher une nappe, de l’argenterie, et avait couvert la table autour de moi de hors-d’œuvre auxquels prudemment je ne touchai pas.

Ce brillant service me parut de mauvais augure, et je vis tout de suite que le monsieur perçait sous le piéton ; c’était à la fois flatteur et inquiétant. Ma redingote n’avait rien de merveilleux ; en somme, plusieurs des jeunes gens qui étaient là en portaient d’aussi propres ; ma chemise fine peut-être m’avait trahi. Je suis sûr que ces gens me prenaient pour un prince d’opéra-comique, qui se découvrirait plus tard, montrerait son cordon, et les couvrirait de bienfaits. Autrement, je m’expliquerais mal les cérémonies qui se firent pour mon coucher. On commença par m’apporter des pantoufles dans la salle même du gasthaus (cabaret) ; puis la maîtresse de la maison avec un flambeau, et l’hôte avec les pantoufles, que je n’avais pas voulu chausser devant tout le monde, m’accompagnèrent, par un escalier tortueux, dont ces gens paraissaient honteux, à une chambre, la plus belle de la maison, qui était à la fois la chambre nuptiale et celle des enfants ; on avait déplacé à la hâte ces malheureux petits, traîné leurs lits dans le corridor, et rassemblé dans la chambre, ainsi débarrassée, toutes les richesses de la famille : deux miroirs, des flambeaux de plaqué, une timbale, une gravure de Napoléon, un petit Jésus en cire orné de clinquant sous un verre, des pots de fleurs, une table à ouvrage, et un châle rouge pour parer le lit.

Voyant tout ce remue-ménage, je pris décidément mon parti, je me confiai à Dieu et à la fortune, et je dormis profondément dans ce lit qui était fort dur et d’une propreté médiocre sous toutes ces magnificences.

Le lendemain, je demandai mon compte sans oser déjeuner. On m’apporta une carte fort bien rédigée par articles, dont le total était de deux florins (près de deux francs cinquante centimes). L’hôte fut bien étonné quand je tirai ma bourse, ou plutôt mes vingt kreutzers. Je ne voulus pas discuter, et les offris au garçon pour m’accompagner jusqu’à Bade. Là, grâce à mon bagage, l’hôte du Soleil prit assez de confiance en moi pour acquitter ma dette, et, huit jours après, ayant vécu fort bien chez ce brave homme, toujours sur la foi du même bagage, je reçus enfin de Francfort tout l’argent de la lettre de change, cette fois par les packwagan (messageries), et en beaux frédérics d’or collés sur une carte avec de la cire. Ceci me parut valoir beaucoup mieux que le papier de commerce qui m’avait été adressé d’abord, et mon hôte fut du même avis.