Voyage en Orient (Nerval)/Théâtres et fêtes/III

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 44-58).

III — CARAGUEUS


Parmi ces jouets, on distingue de tous côtés la bizarre marionnette appelée Caragueus, que les Français connaissent déjà de réputation. Il est incroyable que cette indécente figure soit mise sans scrupule dans les mains de la jeunesse. C’est pourtant le cadeau le plus fréquent qu’un père ou une mère fasse à ses enfants. L’Orient a d’autres idées que nous sur l’éducation et sur la morale. On cherche là à développer les sens, comme nous cherchons à les éteindre…

J’étais arrivé sur la place du Sérasquier : une grande foule se pressait devant un théâtre d’ombres chinoises signalé par un transparent sur lequel on lisait en grosses lettres : Caragueus, victime de sa chasteté !

Effroyable paradoxe pour qui connaît le personnage… L’adjectif et le substantif que je viens de traduire hurlaient sans doute d’effroi de se trouver réunis sous un tel nom. J’entrai cependant à ce spectacle, bravant les chances d’une déception grossière.

À la porte de ce cheb-basi (jeu de nuit) se tenaient quatre acteurs, qui devaient jouer dans la seconde pièce ; car, après Caragueus, on promettait encore le Mari des Deux Veuves, farce-comédie, de celles qu’on appelle taklid.

Les acteurs, vêtus de vestes brodées d’or, portaient sous leurs tarbouchs élégants de longs cheveux nattés comme ceux des femmes. Les paupières rehaussées de noir et les mains teintes de rouge, avec des paillettes appliquées sur la peau du visage et des mouchetures sur leurs bras nus, ils faisaient au public un accueil bienveillant, et recevaient le prix d’entrée en adressant un sourire gracieux aux effendis qui payaient plus que le simple populaire. Un irmelikalten (pièce d’or d’un franc vingt-cinq centimes) assurait au spectateur l’expression d’une vive reconnaissance et une place réservée sur les premiers bancs. Au demeurant, personne n’était astreint qu’à une simple cotisation de dix paras. Il faut ajouter même que le prix de l’entrée donnait droit à une consommation uniforme de café et de tabac. Les scherbets (sorbets) et les divers rafraîchissements se payaient à part.

Dès que je fus assis sur l’une des banquettes, un jeune garçon, élégamment vêtu, les bras découverts jusqu’aux épaules, et qui, d’après la grâce pudique de ses traits, eût pu passer pour une jeune fille, vint me demander si je voulais un chibouk ou un narghilé, et, quand j’eus choisi, il m’apporta en outre une tasse de café.

La salle se remplissait peu à peu de gens de toute sorte ; on n’y voyait pas une seule femme ; mais beaucoup d’enfants avaient été amenés par des esclaves ou des serviteurs. Ils étaient la plupart bien vêtus, et, dans ces jours de fête, leurs parents avaient sans doute voulu les faire jouir du spectacle, mais ils ne les accompagnaient pas ; car, en Turquie, l’homme ne s’embarrasse ni de la femme ni de l’enfant : chacun va de son côté, et les petits garçons ne suivent plus les mères après le premier âge. Les esclaves auxquels on les confie sont, du reste, regardés comme faisant partie de la famille. Dispensés des travaux pénibles, se bornant, comme ceux des anciens, aux services domestiques, leur sort est envié par les simples rayas, et, s’ils ont de l’intelligence, ils arrivent presque toujours à se faire affranchir, après quelques années de service, avec une rente qu’il est d’usage de constituer en pareil cas. Il est honteux de penser que l’Europe chrétienne ait été plus cruelle que les Turcs, en forçant à de durs travaux ses esclaves des colonies.

Revenons à la représentation. Quand la salle se trouva suffisamment garnie, un orchestre, placé dans une haute galerie, fit entendre une sorte d’ouverture. Pendant ce temps, un des coins de la salle s’éclairait d’une manière inattendue. Une gaze transparente entièrement blanche, encadrée d’ornements en festons, désignait le lieu où devaient paraître les ombres chinoises. Les lumières qui éclairaient d’abord la salle s’étaient éteintes, et un cri joyeux retentit de tous côtés lorsque l’orchestre se fut arrêté. Un silence se fit ensuite ; puis on entendit derrière la toile un retentissement pareil à celui de morceaux de bois tournés qu’on secouerait dans un sac. C’étaient les marionnettes, qui, selon l’usage, s’annonçaient par ce bruit, accueilli avec transport par les enfants.

Aussitôt, un spectateur, un compère probablement, se mit à crier à l’acteur chargé de faire parler les marionnettes :

— Que nous donneras-tu aujourd’hui ?

À quoi celui-ci répondit :

— Cela est écrit au-dessus de la porte pour ceux qui savent lire.

— Mais j’ai oublié ce qui m’a été appris par le hodja… (C’est le religieux chargé d’instruire les enfants dans les mosquées.)

— Eh bien, il s’agit ce soir de l’illustre Caragueus, victime de sa chasteté.

— Comment pourras-tu justifier ce titre ?

— En comptant sur l’intelligence des gens de goût, et en implorant l’aide d’Ahmad aux yeux noirs.

Ahmad, c’est le petit nom, le nom familier que les fidèles donnent à Mahomet. Quant à la qualification des yeux noirs, on peut remarquer que c’est la traduction même du nom de caragueus

— Tu parles bien ! répondit l’interlocuteur ; il reste à savoir si cela continuera !

— Sois tranquille ! répondit la voix qui partait du théâtre ; mes amis et moi, nous sommes à l’épreuve des critiques.

L’orchestre reprit ; puis l’on vit apparaître derrière la gaze une décoration qui représentait une place de Constantinople, avec une fontaine et des maisons, sur le devant. Ensuite passèrent successivement un cavas, un chien, un porteur d’eau, et autres personnages mécaniques dont les vêtements avaient des couleurs fort distinctes, et qui n’étaient pas de simples silhouettes, comme dans les ombres chinoises que nous connaissons.

Bientôt l’on vit sortir d’une maison un Turc, suivi d’un esclave qui portait un sac de voyage. Il paraissait inquiet, et, prenant tout à coup une résolution, il alla frapper à une autre maison de la place, en criant :

— Caragueus ! Caragueus ! mon meilleur ami, est-ce que tu dors encore ?

Caragueus mit le nez à la fenêtre, et, à sa vue, un cri d’enthousiasme résonna dans tout l’auditoire ; puis, ayant demandé le temps de s’habiller, il reparut bientôt et embrassa son ami.

— Écoute, dit ce dernier, j’attends de toi un grand service ; une affaire importante me force d’aller à Brousse. Tu sais que je suis le mari d’une femme fort belle, et je t’avouerai qu’il m’en coûte de la laisser seule, n’ayant pas beaucoup de confiance dans mes gens… Eh bien, mon ami, il m’est venu cette nuit une idée : c’est de te faire le gardien de sa vertu. Je sais ta délicatesse et l’affection profonde que tu as pour moi, je suis heureux de te donner cette preuve d’estime.

— Malheureux ! dit Caragueus, quelle est ta folie ! regarde-moi donc un peu !

— Eh bien ?

— Quoi ! tu ne comprends pas que ta femme, en me voyant, ne pourra résister au désir de m’appartenir ?

— Je ne vois pas cela, dit le Turc ; elle m’aime, et, si je puis craindre quelque séduction à laquelle elle se laisse prendre, ce n’est pas de ton côté, mon pauvre ami, qu’elle viendra ; ton honneur m’en répond d’abord… et ensuite… Ah ! par Allah ! tu es si singulièrement bâti… Enfin, je compte sur toi.

Le Turc s’éloigne.

— Aveuglement des hommes ! s’écrie Caragueus. Moi ! singulièrement bâti ! dis donc : Trop bien bâti ! trop beau ! trop séduisant ! trop dangereux !… Enfin, dit-il en monologue, mon ami m’a commis à la garde de sa femme ; il faut répondre à cette confiance. Entrons dans sa maison comme il l’a voulu, et allons nous établir sur son divan… Oh ! malheur ! mais sa femme, curieuse comme elles le sont toutes, voudra me voir… et, du moment que ses yeux se seront portés sur moi, elle sera dans l’admiration et perdra toute retenue. Non ! n’entrons pas !… restons à la porte de ce logis comme un spahi en sentinelle. Une femme est si peu de chose… et un véritable ami est un bien si rare !

Cette phrase excita une véritable sympathie dans l’auditoire masculin du café ; elle était encadrée dans un couplet, ces sortes de pièces étant mêlées de vaudevilles, comme beaucoup des nôtres ; les refrains reproduisent souvent le mot bakkaloum, qui est le terme favori des Turcs, et qui veut dire : « Qu’importe ! » ou : « Cela m’est égal. »

Quant à Caragueus, à travers la gaze légère qui fondait les tons de la décoration et des personnages, il se dessinait admirablement avec son œil noir, ses sourcils nettement tracés et les avantages les plus saillants de sa désinvolture. Son amour-propre, au point de vue des séductions, ne paraissait pas étonner les spectateurs.

Après son couplet, il sembla plongé dans ses réflexions.

— Que faire ? se dit-il. Veiller à la porte, sans doute, en attendant le retour de mon ami… Mais cette femme peut me voir à la dérobée par les moucharabyrs (jalousies). De plus, elle peut être tentée de sortir avec ses esclaves pour aller au bain… Aucun mari, hélas ! ne peut empêcher sa femme de sortir sous ce prétexte… Alors, elle pourra m’admirer à loisir… Ô imprudent ami ! pourquoi m’avoir donné cette surveillance ?

Ici, la pièce tourne au fantastique. Caragueus, pour se soustraire aux regards de la femme de son ami, se couche sur le ventre, en disant :

— J’aurai l’air d’un pont…

Il faudrait se rendre compte de sa conformation particulière pour comprendre cette excentricité. On peut se figurer Polichinelle posant la bosse de son ventre comme une arche, et figurant le pont avec ses pieds et ses bras. Seulement, Caragueus n’a pas de bosse sur les épaules. Il passe une foule de gens, des chevaux, des chiens, une patrouille, puis enfin un arabas traîné par des bœufs et chargé de femmes. L’infortuné Caragueus se lève à temps pour ne pas servir de pont à une aussi lourde machine.

Une scène plus comique à la représentation que facile à décrire succède à celle où Caragueus, pour se dissimuler aux regards de la femme de son ami, a voulu avoir l’air d’un pont. Il faudrait, pour se l’expliquer, remonter au comique des atellanes latines… Aussi bien Caragueus lui-même n’est-il autre que le Polichinelle des Osques, dont on voit encore de si beaux exemplaires au musée de Naples. Dans cette scène, d’une excentricité qu’il serait difficile de faire supporter chez nous, Caragueus se couche sur le dos, et désire avoir l’air d’un pieu. La foule passe, et tout le monde dit :

— Qui est-ce qui a planté là ce pieu ? Il n’y en avait pas hier. Est-ce du chêne ? est-ce du sapin ?

Arrivent des blanchisseuses, revenant de la fontaine, qui étendent du linge sur Caragueus. Il voit avec plaisir que sa supposition a réussi. Un instant après, on voit entrer des esclaves menant des chevaux à l’abreuvoir ; un ami les rencontre et les invite à entrer dans une galère (sorte de cabaret) pour se rafraîchir ; mais où attacher les chevaux ?

— Tiens, voilà un pieu.

Et on attache les chevaux à Caragueus.

Bientôt des chants joyeux, provoqués par l’aimable chaleur du vin de Ténédos, retentissent dans le cabaret. Les chevaux, impatients, s’agitent : Caragueus, tiré à quatre, appelle les passants à son secours, et démontre douloureusement qu’il est victime d’une erreur. On le délivre et on le remet sur pieds. En ce moment, l’épouse de son ami sort de la maison pour se rendre au bain. Il n’a pas le temps de se cacher, et l’admiration de cette femme éclate par des transports que l’auditoire s’explique à merveille.

— Le bel homme ! s’écrie la dame ; je n’en ai jamais vu de pareil.

— Excusez-moi, madame, dit Caragueus toujours vertueux, je ne suis pas un homme à qui l’on puisse parler… Je suis un veilleur de nuit, de ceux qui frappent avec leur hallebarde pour avertir le public s’il se déclare quelque incendie dans le quartier.

— Et comment te trouves-tu là encore à cette heure du jour ?

— Je suis un malheureux pécheur,… quoique bon musulman ; je me suis laissé entraîner au cabaret par des giaours. Alors, je ne sais comment, on m’a laissé mort-ivre sur cette place : que Mahomet me pardonne d’avoir enfreint ses prescriptions !

— Pauvre homme !… tu dois être malade… Entre dans la maison et tu pourras y prendre du repos.

Et la dame cherche à prendre la main de Caragueus en signe d’hospitalité.

— Ne me touchez pas ! s’écrie ce dernier avec terreur ; je suis impur !… Je ne saurais, du reste, entrer dans une honnête maison musulmane… J’ai été souillé par le contact d’un chien.

Pour comprendre cette supposition héroïque qu’élève la délicatesse menacée de Caragueus, il faut savoir que les Turcs, bien que respectant la vie des chiens, et même les nourrissant au moyen de fondations pieuses, regardent comme une impureté de les toucher ou d’être touchés par eux.

— Comment cela est-il arrivé ? dit la dame.

— Le ciel m’a puni justement ; j’avais mangé des confitures de raisin pendant mon affreuse débauche de cette nuit ; et, quand je me suis réveillé là sur la voie publique, j’ai senti avec horreur qu’un chien me léchait le visage… Voilà la vérité ; qu’Allah me pardonne !

De toutes les suppositions qu’entasse Caragueus pour repousser les avances de la femme de son ami, celle-là paraît être la plus victorieuse.

— Pauvre homme ! dit-elle avec compassion ; personne, en effet, ne pourra te toucher avant que tu aies fait cinq ablutions d’un quart d’heure chacune, en récitant des versets du Coran. Va-t’en à la fontaine, et que je te retrouve ici quand je reviendrai du bain.

— Que les femmes de Stamboul sont hardies ! s’écrie Caragueus, resté seul. Sous ce féredjé qui cache leur figure, elles prennent plus d’audace pour insulter à la pudeur des honnêtes gens. Non, je ne me laisserai pas prendre à ces artifices, à cette voix mielleuse, à cet œil qui flamboie dans les ouvertures de son masque de gaze. Pourquoi la police ne force-t-elle pas ces effrontées de couvrir aussi leurs yeux ?

Il serait trop long de décrire les autres malheurs de Caragueus. Le comique de la scène consiste toujours dans cette situation de la garde d’une femme confiée à l’être qui semble la plus complète antithèse de ceux auxquels les Turcs accordent ordinairement leur confiance. La dame sort du bain, et retrouve de nouveau à son poste l’infortuné gardien de sa vertu, que divers contre-temps ont retenu à la même place. Mais elle n’a pu s’empêcher de parler aux autres femmes qui se trouvaient au bain avec elle de l’inconnu si beau et si bien fait qu’elle a rencontré dans la rue ; de sorte qu’une foule de baigneuses se précipitent sur les pas de leur amie. On juge de l’embarras de Caragueus en proie à ces nouvelles Ménades.

La femme de son ami déchire ses vêtements, s’arrache les cheveux et n’épargne aucun moyen pour combattre sa rigueur. Il va succomber… lorsque tout à coup passe une voiture qui sépare la foule. C’est un carrosse dans l’ancien goût français, celui d’un ambassadeur. Caragueus se rattache à cette dernière chance ; il supplie l’ambassadeur franc de le prendre sous sa protection, de le laisser monter dans sa voiture pour pouvoir échapper aux tentations qui l’assiègent. L’ambassadeur descend ; il porte un costume fort galant : chapeau à trois cornes posé sur une immense perruque, habit et gilet brodés, culotte courte, épée en verrouil ; il déclare aux dames que Caragueus est sous sa protection, que c’est son meilleur ami… Ce dernier l’embrasse avec effusion et se hâte de monter dans la voiture, qui disparaît, emportant le rêve des pauvres baigneuses.

Le mari revient et s’applaudit d’apprendre que la chasteté de Caragueus lui a conservé une femme pure. Cette pièce est le triomphe de l’amitié.

J’aurais donné moins de développement à cette analyse, si cette pièce populaire ne représentait quelque chose des mœurs du pays. D’après le costume de l’ambassadeur, on peut juger qu’elle remonte au siècle dernier, et se joue traditionnellement comme nos arlequinades. Le Caragueus est l’éternel acteur de ces farces, où cependant il ne tient pas toujours le principal rôle. J’ai tout lieu de croire que les mœurs de Constantinople sont changées depuis la réforme. Mais, aux époques qui précédèrent l’avénement du sultan Mahmoud, on peut croire que le sexe le plus faible protestait à sa manière contre l’oppression du fort. C’est ce qui expliquerait la facilité des femmes à se rendre aux mérites de Caragueus.

Dans les pièces modernes, presque toujours ce personnage appartient à l’opposition. C’est ou le bourgeois railleur, ou l’homme du peuple dont le bon sens critique, les actes des autorités secondaires. À l’époque où les règlements de police ordonnaient, pour la première fois, qu’on ne pût sortir sans lanterne après la chute du jour, Caragueus parut avec une lanterne singulièrement suspendue, narguant impunément le pouvoir, parce que l’ordonnance n’avait pas dit que la lanterne dût enfermer une bougie. Arrêté par les cavas et relâché d’après la légalité de son observation, on le vit reparaître avec une lanterne ornée d’une bougie qu’il avait négligé d’allumer… Cette facétie est pareille à celles que nos légendes populaires attribuent à Jean de Calais ; ce qui prouve que tous les peuples sont les mêmes. Caragueus a son franc-parler ; il a toujours défié le pal, le sabre et le cordon.

Après l’entr’acte, pendant lequel on renouvela les provisions de tabac et les divers rafraîchissements, nous vîmes tomber tout à coup la toile de gaze derrière laquelle s’étaient dessinées les marionnettes, et de véritables acteurs parurent sur l’estrade pour représenter le Mari des Deux Veuves. Il y avait dans cette pièce trois femmes et un seul homme ; cependant, il n’y avait que des hommes pour la représenter ; mais, sous le costume féminin, des jeunes gens orientaux, avec cette grâce toute féminine, cette délicatesse de teint et cette intrépidité d’imitation qu’on ne trouverait pas chez nous, arrivent à produire une illusion complète. Ce sont ordinairement des Grecs ou des Circassiens.

On vit paraître d’abord une juive, de celles qui font à peu près le métier de revendeuses à la toilette, et qui favorisent les intrigues des femmes chez lesquelles elles sont admises. Elle faisait le compte des sommes qu’elle avait gagnées, et espérait tirer plus encore d’une affaire nouvelle, étant liée avec un jeune Turc nommé Osman, amoureux d’une riche veuve, épouse principale d’un bimbachi (colonel) tué à la guerre. Toute femme pouvant se remarier après trois mois de veuvage, il était à croire que la dame choisirait l’amant qu’elle avait distingué déjà du vivant de son mari, et qui plusieurs fois lui avait offert, par l’entremise de la juive, des bouquets emblématiques.

Aussi cette dernière se hâte-t-elle d’introduire l’heureux Osman, de qui la présence dans la maison est désormais sans danger.

Osman espère qu’on ne tardera pas à allumer le flambeau, et presse son amante d’y songer… Mais, ô ingratitude ! ou plutôt caprice éternel des femmes ! celle-là refuse de consentir au mariage, à moins qu’Osman ne lui promette d’épouser aussi la seconde femme du bimbachi.

— Par Tcheytan (le diable) ! se dit Osman, épouser deux femmes, c’est plus grave… Mais, lumière de mes yeux, dit-il à la veuve, qui a pu vous donner cette idée ? C’est une exigence qui n’est pas ordinaire.

— Je vais vous l’expliquer, dit la veuve. Je suis belle et jeune, comme vous me l’avez dit toujours… Eh bien, il y a dans cette maison une femme moins belle que moi, moins jeune aussi, qui, par ses artifices, s’est fait épouser et ensuite aimer de feu mon mari. Elle m’a imitée en tout, et a fini par lui plaire plus que moi… Eh bien, sûre comme je suis de votre affection, je voudrais qu’en m’épousant, vous prissiez aussi cette laide créature comme seconde femme. Elle m’a tellement fait souffrir par l’empire que sa ruse lui avait procuré sur l’esprit très-faible de mon premier mari, que je veux désormais qu’elle souffre, qu’elle pleure de me voir préférée, de se trouver l’objet de vos dédains… d’être enfin aussi malheureuse que je l’ai été.

— Madame, répond Osman, le portrait que vous me faites de cette femme me séduit peu en sa faveur. Je comprends qu’elle est fort désagréable… et qu’au bonheur de vous épouser il faut joindre l’inconvénient d’une seconde union qui peut m’embarrasser beaucoup… Vous savez que, selon la loi du prophète, le mari se doit également à ses épouses, soit qu’il en prenne un petit nombre ou qu’il aille jusqu’à quatre… ce que je me dispenserai de faire.

— Eh bien, j’ai fait un vœu à Fathima (la fille du prophète), et je n’épouserai qu’un homme qui fera ce que je vous dis.

— Madame, je vous demande la permission d’y réfléchir… Que je suis malheureux !… se dit Osman resté seul ; épouser deux femmes, dont l’une est belle et l’autre laide. Il faut passer par l’amertume pour arriver au plaisir…

La juive revient et il l’instruit de sa position.

— Que dites-vous ? répond cette dernière ; mais la seconde épouse est charmante ! N’écoutez donc pas une femme qui parle de sa rivale. Il est vrai que celle que vous aimez est blonde et l’autre brune. Est-ce que vous haïssez les brunes ?

— Moi ? dit l’amant. Je n’ai pas de tels préjugés.

— Eh bien, dit la juive, craignez-vous tant la possession de deux femmes également charmantes ? car, quoique différentes de teint, elles se valent l’une l’autre… Je m’y connais !

— Si tu dis vrai, reprend Osman, la loi du prophète qui oblige tout époux à se partager également entre ses femmes me deviendra moins dure.

— Vous allez la voir, dit la juive ; je l’ai prévenue que vous étiez amoureux d’elle, et que, quand elle vous avait vu passer dans la rue et vous arrêter sous ses fenêtres, c’était toujours à son intention.

Osman se hâte de récompenser l’intelligente messagère et voit bientôt entrer la seconde veuve du bimbachi. Elle est fort belle, en effet, quoique un peu bronzée. Elle se montre flattée des attentions du jeune homme et ne recule pas devant le mariage.

— Vous m’aimiez en silence, dit-elle, et l’on m’a instruite que vous ne vous déclariez pas par timidité… J’ai été touchée de ce sentiment. Maintenant, je suis libre et je veux récompenser vos vœux. Faites demander le cadi.

— Il n’y a point de difficultés, dit la juive ; seulement, ce malheureux jeune homme doit de l’argent à la grande dame (la première).

— Quoi ! dit la seconde, cette créature laide et méchante fait l’usure ?

— Hélas, oui !… et c’est moi qui me suis entremise dans cette affaire, par l’empressement que j’ai toujours de rendre service à la jeunesse. Ce pauvre garçon a été sauvé d’un mauvais pas, grâce à mon intervention, et, comme il ne peut pas rendre l’argent, la khanoun ne veut donner quittance que moyennant le mariage.

— Telle est la triste vérité, dit le jeune homme.

La dame s’attendrit.

— Mais quel plaisir vous auriez, lui dit la juive, à voir cette femme astucieuse méprisée et dédaignée par l’homme qui vous aime !

Il est dans la nature d’une femme fière et convaincue de ses avantages de ne pas douter d’un pareil résultat.

On signe le contrat. Dès lors, la question est de savoir laquelle des deux femmes aura la prééminence. La juive apporte à l’heureux Osman un bouquet, qui doit devenir le signe du choix que fera le nouvel époux pour la première nuit des noces. Embarras de ce dernier : chacune des femmes tend déjà la main pour recevoir le gage de préférence. Mais, au moment où il hésite entre la brune et la blonde, un grand bruit se fait dans la maison ; les esclaves accourent effrayés en disant qu’ils viennent de voir un revenant. Tableau des plus dramatiques. Le bimbachi entre en scène avec un bâton. Cet époux si peu regretté n’est pas mort comme on l’imaginait. Il manquait au cadre de l’armée, ce qui l’avait fait noter parmi les morts, mais il n’avait été que prisonnier. Un traité de paix intervenu entre les Russes et les Turcs l’a rendu à sa patrie… et à ses affections. Il ne tarde pas à comprendre la scène qui se passe et administre une volée de coups de bâton à tous les assistants. Les deux femmes, la juive et l’amant s’enfuient après les premiers coups, et le cadi, moins alerte, est battu pour tout le monde, aux applaudissements les plus enthousiastes du public.

Telle est cette scène, dont le dénoûment moral réjouit tous les maris présents à la représentation.

Ces deux pièces peuvent donner une idée de l’état où l’art dramatique se trouve encore en Turquie. Il est impossible d’y méconnaître ce sentiment de comique primitif que l’on retrouve dans les pièces grecques et latines. Mais cela ne va pas plus loin. L’organisation de la société musulmane est contraire à l’établissement d’un théâtre sérieux. Un théâtre est impossible sans les femmes, et, quoi qu’on fasse, on ne pourra pas amener les maris à les laisser paraître en public. Les marionnettes, les acteurs même qui paraissent dans les représentations des cafés, ne servent qu’à amuser les habitués de ces établissements, peu généreux d’ordinaire… L’homme riche donne des représentations chez lui. Il invite ses amis, ses femmes invitent également leurs connaissances, et la représentation a lieu dans une grande salle de la maison. En sorte qu’il est impossible d’établir un théâtre machiné, excepté chez les grands personnages. Le sultan lui-même, quoique fort amateur de représentations théâtrales, n’a chez lui aucune salle de spectacle solidement construite ; il arrive souvent que les dames du sérail, entendant parler de quelque représentation brillante qui s’est donnée au théâtre de Péra, veulent en jouir à leur tour, et le sultan s’empresse alors d’engager la troupe pour une ou plusieurs soirées.

On fait aussitôt construire, au palais d’été, un théâtre provisoire, adossé à l’une des façades du bâtiment. Les fenêtres des cadines (dames), parfaitement grillées d’ailleurs, deviennent des loges, d’où partent parfois des éclats de rire ou des signes d’approbation ; et la salle en amphithéâtre placée entre ces loges et le théâtre n’est garnie que des invités masculins, des personnages diplomatiques et autres conviés à ces fêtes théâtrales.

Le sultan a eu récemment la curiosité de faire jouer devant lui une comédie de Molière : c’était M. de Pourceaugnac ; l’effet en a été immense. Des interprètes expliquaient à mesure les situations aux personnes de la cour qui ne comprenaient pas le français. Mais il faut reconnaître que la plupart des hommes d’État turcs connaissent plus ou moins notre langue, attendu que, comme on sait, le français est la langue diplomatique universelle. Les fonctionnaires turcs, pour correspondre avec les cabinets étrangers, sont obligés d’employer notre langue. C’est ce qui explique l’existence à Paris des colléges turcs et égyptiens.

Quant aux femmes du sérail, ce sont des savantes : toute dame appartenant à la maison du sultan reçoit une instruction très-sérieuse en histoire, poésie, musique, peinture et géographie. Beaucoup de ces dames sont artistes ou poëtes, et l’on voit souvent courir à Péra des pièces de vers ou des morceaux lyriques dus aux talents de ces aimables recluses.