Voyage en Orient (Nerval)/Théâtres et fêtes/V

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 64-68).

V — LE PACHA DE SCUTARI


Pendant que nous nous reposions sous un énorme sycomore, un Turc d’un âge mûr, vêtu de sa longue redingote boutonnée, coiffé de son fezzi à houppe de soie bleue, et décoré d’un petit nichan presque imperceptible, était venu s’asseoir sur le banc qui entourait l’arbre. Il avait amené un jeune garçon vêtu comme lui en diminutif, et qui nous salua avec la gravité qu’ont d’ordinaire les enfants turcs lorsque, sortis du premier âge, ils ne sont plus sous la surveillance des mères. Le Turc, nous voyant louer la gentillesse de son fils, nous salua à son tour, et appela un cafedji qui se tenait près de la fontaine. Un instant après, nous fûmes étonnés de voir apporter des pipes et des rafraîchissements, que l’inconnu nous pria d’accepter. Nous hésitions, lorsque le cafetier dit :

— Vous pouvez accepter ; c’est un grand personnage qui vous fait cette politesse ; c’est le pacha de Scutari.

On ne refuse rien d’un pacha.

Je fus étonné d’être le seul à n’avoir point part à la distribution mon ami en fit l’observation au cafedji, qui répondit :

— Je ne sers point un kafir (un hérétique).

Kafir ! m’écriai-je, car c’était une insulte : un kafir, c’est toi-même, fils de chien !

Je n’avais pas songé que cet homme, sans doute fidèle musulman sunnite, n’adressait son injure qu’au costume persan que je portais, et qui me déguisait en sectateur d’Ali ou schiite.

Nous échangeâmes quelques mots vifs, car il ne faut jamais laisser le dernier mot à un homme grossier en Orient ; sans quoi, il vous croit timide et peut vous frapper, tandis que les plus grosses injures n’aboutissent qu’à faire triompher l’un ou l’autre dans l’esprit des assistants. Cependant, comme le pacha voyait la scène avec étonnement, mes compagnons, qui avaient ri beaucoup d’abord de la méprise, me firent reconnaître pour un Franc. Je ne cite cette scène que pour marquer le fanatisme qui existe encore dans les classes inférieures, et qui, très-calmé à l’égard des Européens, s’exerce toujours avec force entre les différentes sectes. Il en est, du reste, à peu près de même du côté des chrétiens : un catholique romain estime plus un Turc qu’un Grec.

Le pacha rit beaucoup de l’aventure et se mit à causer avec le peintre. Nous nous rembarquâmes en même temps que lui après la fête ; et, comme nos barques avaient à passer devant le palais d’été du sultan, situé sur la côte d’Asie, il nous permit de le visiter.

Ce sérail d’été, qu’il ne faut pas confondre avec l’autre, situé sur la côte européenne, est la plus délicieuse résidence du monde. D’immenses jardins, étagés en terrasses, arrivent jusqu’au sommet de la montagne, d’où l’on aperçoit nettement Scutari sur la droite, et, aux derniers plans, la silhouette bleuâtre de l’Olympe de Bithynie. Le palais est bâti dans le style du XVIIIe siècle. Il fallut, avant d’y entrer, remplacer nos bottes par des babouches qui nous furent prêtées ; puis nous fûmes admis à visiter les appartements des sultanes, vides, naturellement, dans ce moment-là.

Les salles inférieures sont construites sur pilotis, la plupart de bois précieux ; on nous a parlé même de pilotis d’aloès, qui résistent davantage à la corruption que produit l’eau de mer. Après avoir visité les vastes pièces du rez-de-chaussée que l’on n’habite pas, nous fûmes introduits dans les appartements. Il y avait, au milieu, une grande salle, sur laquelle s’ouvraient une vingtaine de cabinets avec des portes distinctes, comme dans les galeries des établissements de bains.

Nous pûmes entrer dans chaque pièce, uniformément meublée d’un divan, de quelques chaises, d’une commode d’acajou et d’une cheminée de marbre, surmontée d’une pendule à colonnes. On se serait cru dans la chambre d’une Parisienne, si le mobilier eût été complété par un lit à bateau ; mais, en Orient, les divans seuls servent de lits.

Chacune de ces chambres était celle d’une cadine. La symétrie et l’exacte uniformité de ces chambres me frappèrent : on m’apprit que l’égalité la plus parfaite régnait entre les femmes du sultan… Le peintre m’en donna pour preuve ce fait : que, lorsque Sa Hautesse commande à Péra des boîtes de bonbons, achetées ordinairement chez un confiseur français, on est obligé de les composer de sucreries exactement pareilles. Une papillote de plus, un bonbon d’une forme particulière, des pastilles ou des dragées en plus ou en moins seraient cause de complications graves dans les relations de ces belles personnes ; comme tous les musulmans, quels qu’ils soient, elles ont le sentiment de l’égalité.

On fit jouer pour nous, dans la salle principale, une pendule à musique, exécutant plusieurs airs d’opéras italiens. Des oiseaux mécaniques, des rossignols chantants, des paons faisant la roue, égayaient l’aspect de ce petit monument. Au second étage se trouvaient les logements des odaleuk, qui se divisent en chanteuses et en servantes. Plus haut se trouvaient logées les esclaves. Il règne dans le harem un ordre pareil à celui qui existe dans les pensions bien tenues. La plus ancienne cadine exerce la principale autorité ; mais elle est toujours au-dessous de la sultane mère, qu’elle doit, de temps en temps, aller consulter au vieux Séraï, à Stamboul.

Voilà ce que j’ai pu saisir des habitudes intérieures du sérail. Tout s’y passe en général beaucoup plus simplement que ne le supposent les imaginations dépravées des Européens. La question du nombre de femmes ne tient chez les Turcs à aucune autre idée que celle de la reproduction. La race caucasienne, si belle, si énergique, a diminué de beaucoup par un de ces faits physiologiques qu’il est difficile de définir. Les guerres du siècle dernier ont surtout affaibli beaucoup la population spécialement turque. Le courage de ces hommes les a décimés, comme il est arrivé pour les races franques du moyen âge.

Le sultan parait fort disposé, pour sa part, à repeupler l’empire turc, si l’on se rend compte du nombre de naissances de princes et de princesses annoncées à la ville de temps en temps par le bruit du canon et par les illuminations de Stamboul.

On nous fit voir ensuite les celliers, les cuisines, les appartements de réception et la salle de concert ; tout est arrangé de manière à ce que les femmes puissent participer, sans être vues, à tous les divertissements des personnes invitées par le sultan. Partout on remarque des loges grillées ouvertes sur les salles comme des tribunes, et qui permettent aux dames du harem de s’associer d’intention à la politique ou aux plaisirs.

Nous admirâmes la salle des bains, construite en marbre, et la mosquée particulière du palais. Ensuite on nous fit sortir par un péristyle donnant sur les jardins, orné de colonnes et fermé d’une galerie en vitrages qui contenait des arbustes, des plantes et des fleurs de l’Inde. Ainsi, Constantinople, déjà froid à cause de sa position montueuse et des orages fréquents de la mer Noire, a des serres de plantes tropicales comme nos pays du Nord.

Nous parcourûmes de nouveau les jardins, et l’on nous fit entrer dans un pavillon où l’on nous avait servi une collation de fruits du jardin et de confitures. Le pacha nous invita à ce régal ; mais il ne mangea rien lui-même, parce que la lune du Ramazan n’était pas encore levée. Nous étions tout confus de sa politesse, et un peu embarrassés de ne pouvoir la reconnaître qu’en paroles.

— Vous pourrez dire, répondit-il à nos remercîments, que vous avez fait un repas chez le sultan !

Sans s’exagérer l’honneur d’une réception si gracieuse, on peut y voir du moins beaucoup de bienveillance, et l’oubli, presque complet aujourd’hui chez les Turcs, des préjugés religieux.