Voyage en Suède/03

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Voyage en Suède
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 130-163).
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VOYAGE EN SUÈDE

III[1]
LA SUÈDE RELIGIEUSE

Dans les Épîtres de Fredman, le grand poète suédois Bellman nous peint un pauvre paysan qui laboure sa terre : « Tout en labourant, il portait souvent sa pipe à sa bouche, satisfait, jusqu’au fond du cœur, de son champ étroit et maigre… Il pensait honnêtement et bien, et vivait sans dispute ni tapage… On ronflait dans le village, mais l’aurore réjouissait ses yeux… Toujours le premier à sortir, il rentrait toujours le dernier, chacune de ses hardes trempée de sueur… » Et l’idylle quasi virgilienne se termine par ces mots qui y répandent une pieuse clarté et qui mettent au front de son humble personnage le signe caractéristique de la nature suédoise : « Cérès avait dressé son autel dans un bouquet de bois, près de son champ. Quand se levait l’Etoile du soir, il chantait et sacrifiait. Ainsi le jour s’écoulait. » Le chansonnier du XVIIIe siècle pense Comme le vieux barde. Scandinave Snorre Sturleson, qui définissait les Suédois au temps du paganisme « la tribu religieuse et superstitieuse. » Les autres peuples du Nord se moquaient d’eux parce qu’ils restaient à la maison « léchant leurs autels et leurs pierres de sacrifice. » Et hier encore, Oscar Levertin écrivait : « Le mysticisme ou l’angoisse religieuse est partout dans l’histoire de la Suède. » Même aujourd’hui où les questions sociales nous pressent de toutes parts, le peuple suédois, attentif aux rumeurs de ses grévistes, ne s’échauffe vraiment qu’à la voix de ses théologiens. Il y a une quinzaine d’années, un roman de Rydberg, Le Dernier des Athéniens, paraissait en feuilleton dans un journal de Gotthenbourg. Un jour que le feuilleton manqua, les bonnes femmes, qui vendaient au marché, se plaignirent de ne pas savoir ce que devenait le héros Charmidès. Le roman, médiocre et froid exercice d’érudit, ne justifiait point tant de popularité ; mais on y retrouvait l’écho d’une querelle théologique récemment suscitée par les hypothèses d’un audacieux pasteur sur la nature de Dieu ; et les marchandes de Gotthenbourg, qui ne se formaient qu’une idée très vague de l’Acropole et du Pirée, s’étaient monté la tête sur ce livre d’où s’échappait un petit fumet de discussions cléricales et d’hérésie.

Ma première impression de l’esprit religieux du peuple suédois, je la reçus, à mon arrivée en Suède, d’un ouvrier de Karlskrona que mon hôtesse me mena visiter. C’était un dimanche ; depuis sept heures du matin, les cloches sonnaient à vous faire croire que ce port de guerre n’était qu’une ville de béguines. Notre ouvrier, qui était marié, qui avait huit enfans et qui gagnait environ six francs par jour, habitait, à l’extrémité de la ville carillonnante, dans une ruelle à pic sur la mer, une espèce de cambuse peinte en rouge, entourée d’un fouillis de fleurs. Il était en bras de chemise et jouait sur un harmonium qu’il avait acheté pour accompagner ses chants d’église. Sa femme plus âgée que lui, — comme il est fréquent chez les ouvriers et les paysans suédois qui préfèrent une compagne déjà très experte aux soins du ménage, — sa grosse femme et ses enfans remplissaient une des deux petites pièces dont se composait leur logis. Le fils aîné avait apporté son violon ; et leur après-midi du dimanche s’employait à louer Dieu. Mon hôtesse, qui était svedenborgienne, me dit que cet ouvrier appartenait, lui aussi, à la communion de Svedenborg. Mais sa piété ne dépendait point de sa foi particulière dans les visions du grand Mystique. De simples luthériens, qui demeuraient porte à porte, éprouvaient la même satisfaction à sanctifier leurs loisirs. Le mois précédent, l’ouvrier avait reçu chez lui un pasteur svedenborgien en tournée apostolique ; et le pasteur s’était émerveillé de découvrir dans cet homme rude et doux un disputeur aussi fertile en objections que la mer de Karlskrona en récifs.

Plus tard, quand je parcourus les campagnes suédoises, l’intelligence des paysans me sembla toute concentrée sur les problèmes de la religion. Un étudiant d’Upsal, qui achevait son service militaire, disait à un de mes amis que ses compagnons de chambrée, des campagnards, ne l’entretenaient que de leurs scrupules religieux. Et le fils d’un pasteur, pasteur lui-même et professeur de théologie, me racontait son étonnement lorsque, jeune homme féru d’exégèse, il accompagnait son père dans les fermes de son immense paroisse.

— J’y rencontrais, me disait-il, des paysans qui étaient les hommes d’un seul livre, la Bible. Ils y avaient tout appris : la géographie, l’histoire, la morale, la philosophie. « Parle-leur ! » disait mon père. Je brûlais d’épancher ma science upsalienne. Ils m’écoutaient, me comprenaient parfaitement, et, sans que la plus légère ironie effleurât leurs lèvres minces, par leurs questions et leurs réflexions, ils me prouvaient ma vanité. Mon père souriait.

Ces scènes d’un accent tolstoïen se reproduisent fréquemment dans les solitudes suédoises où les âmes, repliées sur elles-mêmes, lorsqu’elles ne se laissent pas envahir par les végétations du songe, atteignent parfois à une force de méditation singulière. Qu’un désir, un espoir, une douleur, une passion, tombe sur le désert de leur pensée, tout s’y accroche, tout y fait mousse et lichen, ou tout s’y cristallise en Dieu.

Si j’avais à établir la carte de la vie religieuse en Suède, j’étendrais sur les provinces du Nord une couleur sombre et orageuse, la couleur des eaux profondes, avec quelques îlots plus pâles qui marqueraient les rares petites villes et les milieux industriels. Les provinces centrales, Stockholm et Upsal, resteraient d’un bleu calme ; mais je recouvrirais les côtes de l’Ouest et du Sud d’une large bordure noire, tristement piétiste. Je ne tiendrais aucun compte de ce qu’on appelle les progrès de la libre pensée. Les libres penseurs suédois, quel que soit leur nombre, ne constituent pas un parti et travaillent encore moins à déchristianiser la Suède. Ils ont « l’horreur du long catéchisme » qu’on enseigne aux Ecoles communales. L’un d’eux, le plus humoristique, le docteur Kleen, dont j’ai déjà parlé, nous dira : « J’accepte le petit catéchisme, non parce qu’il est catéchisme, mais parce qu’il est petit… » Et il ajoutera : « Les religions ne sont pas le pluriel de ce que je nomme au singulier la religion. » Il ne me paraît pas que les esprits forts de la Suède soient beaucoup plus forts. Sur certains points, ils s’entendraient à merveille avec leurs nouveaux pasteurs. De temps en temps, un scandale éclate, toujours provoqué par l’obligation, tout au moins morale, du mariage religieux. Deux jeunes gens déclarent qu’ils refusent de passer sous le joug de l’Église, ou d’accomplir les formalités, d’ailleurs assez hypocrites, qui, à la rigueur, les en dispenseraient. Ils acquièrent à bas prix une réputation d’héroïsme dans un groupe de jeunesse trop timoré ou trop raisonnable pour les imiter, mais que son approbation grandit un instant à ses propres yeux. Nous désignons ces sortes d’aventures sous le terme très exact d’union libre : les héros suédois les appellent « mariages de conscience, » et je les reconnais, à ce signe, moins détachés qu’ils ne le supposent de la vieille orthodoxie protestante. Ajoutons que la tyrannie cléricale que subissent certaines villes de la Suède excuse ce que cette intransigeance a d’un peu emphatique.

Je n’ai séjourné que peu de temps à Gotthenbourg. Un de nos anciens ministres m’y avait précédé et, dans tous les journaux, il s’était copieusement extasié devant les restaurans de tempérance et la sévère tenue des écoles. Mais avait-il bien compris qu’il n’admirait là que les effets du sentiment religieux et même piétiste qui anime, sous leurs différentes formes, toutes les institutions suédoises ? Et si notre ancien ministre, très anticlérical, l’avait compris, je regrette que, par un respect élémentaire de la logique, il n’ait pas mis quelque sourdine à son admiration. Mais il ignorait peut-être de quel prix les habitans de Gotthenbourg payaient les bienfaits incontestables, et cependant exagérés, d’un régime qui supprime les ivresses d’occasion. Cette ville industrielle, — une grande ville, moins la hauteur des maisons, — dont les rues droites et les arbres des promenades se réfléchissent dans de calmes canaux, condense toute la monotonie morose du piétisme suédois. C’est la ville modèle, bâtie à coups d’héritages et de fondations. Ses oncles d’Amérique l’ont dotée ; et son clergé en a fait un couvent social. La religion d’Etat, si douce à Stockholm et à Upsal, y a ranci et y tourne au sectarisme. Défense d’aller au théâtre : le théâtre est immoral. Heureusement le cirque ne l’est pas. Défense de danser : l’évêque a frappé d’anathème les quadrilles et les valses. Les seules distractions permises aux honnêtes gens sont les offices de l’Église et les conférences d’une jeune Université privée qui possède une centaine d’étudians et une quinzaine de professeurs. A quoi bon parler de l’inquisition dont s’accommode la société ? On s’épie ; on s’interroge : « Es-tu moral, toi ? L’es-tu de la manière dont il faut l’être ? Ta parole porte-t-elle la bonne marque, la seule valable aux yeux des hommes et de Dieu ? » Il est trop évident que de pareils milieux offrent des primes à l’hypocrisie. Hâtons-nous d’en sortir pour ne pas nous exposer à confondre le masque et le visage. L’injustice serait d’autant plus criante que le caractère du Suédois est ennemi du mensonge et que souvent, dans les citadelles du cléricalisme, il se plie à la feinte uniquement par cette obéissance aux mœurs que lui semble exiger sa tranquillité intérieure.

Il est né hérétique si, pour employer la définition fameuse de Bossuet, l’hérétique est celui qui a une opinion particulière et qui s’attache à ses propres pensées. Converti assez tard à la religion du jeune Dieu que les Vikings appelaient le Blanc Christ, son éloignement de Rome l’a maintenu dans une solitude où son âme ne prenait de la foi nouvelle que ce qui cadrait avec sa rude humeur et avec l’âpreté de ses paysages. Qu’il ait planté sur le visage de son saint Olof la barbe rousse arrachée au dieu Thor et qu’il ait remplacé dans les mains de l’apôtre le marteau du Dieu par une hache symbolique : il ne faisait là que suivre l’exemple des autres peuples qui avaient déjà baptisé leurs vieilles idoles. Mais ses superstitions, dont les traces vivent encore, continuaient de l’isoler dans le monde catholique et respiraient puissamment au cœur de ses forêts. Elles n’étaient point affaiblissantes. Il s’en dégageait comme un farouche orgueil d’entrer directement et sans intermédiaire en communication avec la divinité. La liberté politique dont les tings lui avaient donné l’usage le prédisposaient à la liberté religieuse. En 1430, un évêque de Strängnäs, Thomas, composait, dans la forme liturgique des cantiques, un hymne sur la liberté, la « meilleure chose, disait-il, qu’on pût chercher par tout l’univers. » Il la compare à une tour où un gardien sonne du cor. « Si tu en sors et qu’elle tombe au pouvoir d’un autre, tu verseras des larmes !… L’Ancien Testament, comme le Nouveau, commande que la paix règne en chaque village, mais point de paix sans la liberté… Si tu tiens la liberté dans ta main, ferme bien ta main et noue autour de tes doigts de solides attaches, car la liberté ressemble à un faucon… » Voilà un faucon qu’apprivoisera Luther ! Du reste, nous connaissons assez mal les temps catholiques de la Suède. La Réforme s’est empressée de les noyer dans une ombre épaisse où l’auréole de sainte Brigitte ne fait qu’un point lumineux. Mais il me semble que Heidenstam, qui a toujours prononcé sur le peuple Scandinave des paroles essentielles, en a marqué l’esprit déjà protestant dans ce passage d’une poésie saisissante :

« C’est la veille de l’entrée de Sigurd à Jérusalem. L’ombre du soir grimpe la montagne, vive et hardie comme un cheval noir. Sur le rempart, les chevaliers Francs et Latins causent trop pour songer au soleil qui se couche et ne sentent pas la beauté du paysage. Les roses blanches que le plus jeune des chevaliers cueille avec tant de zèle près de Siloa seront dédiées à la Vierge et orneront son autel. C’est pourquoi il a enlevé son gant de fer et pourquoi ses doigts nus saignent sous les épines. Les autres chevaliers parlent des riches tapis que, le lendemain, à l’entrée de Sigurd, on étendra dans les rues de la Ville. Les plus beaux ont été fabriqués par les Sœurs Johannites avec du soleil et des roses blanches de Siloa. Personne n’a le courage d’y mettre le pied sans se déchausser et sans en baiser les franges tissées d’argent… Mais, dans le camp, Sigurd, assis au long festin bruyant, n’écoute pas les rires ; il presse sa main contre son front ; et ses cheveux jaunes retombent sur son bras vigoureux. Il songe à son home lointain, à l’aboiement des chiens dans le domaine royal de Lade. Il regarde fixement le crépuscule et l’emplit de sa mélancolie. « Hommes du Nord, crie-t-il, — et son poing fermé fait trembler la table, — demain on tapissera les rues des plus précieux tapis, pour nous. Hommes du Nord, nous ne nous montrerons pas éblouis comme de pauvres hères ; nous ne descendrons point de nos chevaux ; mais calmement nous chevaucherons, et nous laisserons le sabot de nos bêtes trouer les tapis pour montrer aux Chevaliers de la Croix quel peu de cas nous faisons de ces vaines œuvres humaines ! »

Un amour-propre indomptable, et, sous l’impassibilité du visage, une nostalgie toujours frémissante ; le mépris de l’art, mais le sentiment de la nature ; la défiance de tout ce qui flatte et caresse nos sens ; la volonté de se présenter devant Dieu sans l’ornement des œuvres et dans toute la nudité de la foi ; ces mêmes traits, que Heidenstam symbolise en son personnage de Sigurd, creusent la figure des compagnons de Gustave-Adolphe comme celle du Suédois d’aujourd’hui.

Partout la Réforme drapa de beaux prétextes les ambitions politiques et les violentes translations de propriétés ; mais, en Suède peut-être plus qu’ailleurs, elle répondait à ces natures d’hyperboréens solitaires qui n’avaient pas encore eu le temps de se façonner un catholicisme à leur image. La constitution de la nouvelle Église, en soumettant le choix des pasteurs à l’élection de leurs fidèles, acclimatait dans les affaires cléricales la vieille liberté parlementaire des tings. Son caractère laïque abaissait l’idéal de la vie religieuse ; mais elle le rendait plus accessible à tous. En somme, comme l’a dit dans un de ses beaux ouvrages[2] M. le Pasteur Nathan Soderblom, professeur de théologie à Upsal et un des maîtres de la pensée suédoise, deux esprits dérivent éternellement du christianisme. L’un tend à la contemplation et à l’extase et trouve son expression la plus haute dans ces paroles de l’Homme d’Assise : « Je vis l’ange qui joue de la viole devant le Seigneur ; il ne toucha ses cordes qu’une fois ; mais, s’il eût donné un coup d’archet de plus, je serais mort de volupté. » L’autre aboutit à l’angoisse de Jérémie ou de Luther sous la main dominatrice de Dieu. Pour le premier, la foi, la piété, les bonnes œuvres, les prières ne sont que les degrés par où l’on s’élève jusqu’au ravissement total. Pour l’autre, à chaque degré, la personnalité se sent plus libre, plus forte, et aussi plus consciente du poids de sa responsabilité. Ils coexistent souvent chez le même peuple, quelquefois chez les mêmes êtres ; et tout l’effort de la Religion devra viser à leur donner à chacun sa part de contentement, sans verser ni dans le mysticisme où Unissent par se diluer les âmes, ni dans une scolastique individuelle et douloureuse où elles finissent par s’endurcir.

C’était le second qui régnait surtout en Suède. Né de l’individualisme germanique, il s’alimentait des forces dont l’homme a besoin pour sauvegarder sa dignité dans les solitudes écrasantes. La révolution de Luther revêtait le chef de famille d’une autorité quasi sacerdotale. Elle lui permettait, ou du moins elle semblait lui permettre de fonder dans la religion nationale une religion particulière qu’il enseignerait aux siens. Elle lui restituait, ou du moins elle semblait lui restituer la libre disposition de ses anciens autels particuliers consacrés maintenant au vrai Dieu. Elle introduisait enfin dans les fermes perdues au milieu des bois et des marécages cette Bible d’où le naufragé de l’île déserte devait tirer un jour la substance d’une active et merveilleuse résignation. Et, avec cette Bible, une étrange poésie entrait sous les toits de tourbe et rejaillissait sur les pierres du foyer, une poésie d’autant plus fascinante que l’esprit, admis à l’interpréter, n’en saisissait que des lueurs et des éclairs, mais y voyait comme la traduction divine de tout le fantastique des aurores boréales et des soleils de minuit. L’Ancien Testament fut pour les hommes du Nord une source d’orgueil, d’énergie et de lyrisme intérieur. La lecture quotidienne qu’ils en faisaient les pénétrait, toutes proportions gardées, de cette intime complaisance envers nous-mêmes que nous éprouvons lorsque nous croyons avoir compris une prose difficile ou des vers symboliques. L’idée que la science leur était départie les affranchissait de cette humble et sainte frayeur dont le tremblement délicieux enveloppe les vertus catholiques. Ils s’acheminaient vers le « ting » de Dieu avec l’assurance des demi-savans que toutes les portes leur sont ouvertes. Et l’on ne dira jamais assez de quelle couleur à la fois mystique et trollesque la splendeur de l’Apocalypse enlumina la vie de leurs âmes. Dans un de ses chefs-d’œuvre, Selma Lagerlöf en met des versets sur les lèvres d’une vieille paysanne dalécarlienne. Les fondemens de la muraille étaient ornés de toutes sortes de pierres précieuses. Le premier fondement était de jaspe, le second de saphir, le troisième de calcédoine, le quatrième d’émeraude… Évidemment, ces paroles chatoyantes et sonores agissent en elle à la façon d’un sortilège et d’une conjuration païenne.

Mais ce n’est pas seulement l’imagination des campagnes que l’Ancien Testament ensorcelle ; les brutales ardeurs en ont passé dans les consciences. Prenez les livres du plus grand poète moderne de la Suède, de Fröding, sur qui, comme jadis sur Tegnér, « l’Alf noir » de la folie s’est abattu. Les premiers recueils de ce Burns suédois bruissaient de toutes les gaies rumeurs de la nature et de la vie vermlandaises. Déjà cependant on percevait, sous l’enivrement de la jeunesse et sous l’humour d’un libre génie, les échos du combat que sa première éducation protestante, dans une maison assombrie par l’hypocondrie du père, livrait à ses sens trop facilement enchantés « des infâmes plaisirs. » Ses fantaisies bibliques laissent percer l’invincible dégoût de l’irrésistible désir charnel. Tantôt il soupire vers le trône où siège Salomon, « sombre et royal comme la nuit. » Tantôt il écoute entre Adam et Eve un dialogue d’où s’exhale, comme d’un fumier remué, le relent de cette haine sexuelle que le remords d’une déchéance morale fait surgir du péché d’amour. Adam dit à Eve : « Chienne vile et vicieuse, je ne veux plus travailler pour toi qui m’appris à pécher. Ta beauté m’a ravalé au rang des bêtes… » Et Eve lui répond : « Tu me hais, mais tu n’oses briser le vase où se désaltère ton désir… Tu as soif de mon corps, et c’est pour cela que tu me lèches la main. » C’est en vain que le poète, toujours assailli du souvenir de ses débauches, s’écrie : « Pardonnons-nous seulement nous-mêmes, et nous serons quittes des tortures ! Ne creusons plus dans nos vieux péchés et dans nos hontes. » En vain, sa muse, folle de son corps, jette à la Nature toujours belle, toujours sainte, un hymne d’une telle audace qu’on traduit devant les tribunaux ce Lucrèce ivre. Il ne peut se pardonner, et il sait que, même acquitté par le jury, la beauté lyrique de ses priapées ne l’absoudra pas à ses propres yeux. Il voit l’Enfer ; il entend des voix gémir et mendier une goutte d’eau. Le Seigneur lui apparaît, chaud de colère. Tout périt où regarde son œil ; la terre est dévastée où son pied s’appuie, et les champs sont écorchés qu’a foulés sa semelle. « Mon âme était une puissante ville de pierre où le peuple, en une nuit d’orgie, courait avec des rires enroués au grondement du tonnerre et aux lueurs des éclairs. J’étais Bélial et je disais : Je veux rester éternellement une bête et boire et pécher jusqu’à la fin du monde. Mais le Seigneur a crié : Tombe ! O Seigneur, ta main est forte et rapide. Seigneur, à toi la gloire ! Cesse de frapper ! Fais grâce ! Mais la voix reprit : Maudit, va vers le feu et vers les tortures de la vallée de Hinnon d’où nul ne s’échappe ! Alors je me levai et je lui renvoyai ses malédictions : C’est toi qui m’as fait Bélial ! C’est toi qui as créé le monde ; c’est toi qui as créé le bien et le mal qui sont en moi ; et, si tu commandes le feu pour le mal, viens te précipiter toi-même dans ton Hinnon, et brûlons ensemble ! »

Inutile blasphème ! Le bien était en lui, et c’est pour cela qu’il pleure. « Mon étoile valait pourtant quelque chose, malgré ses taches et sa faible lumière… » Ce faune aux pieds de bouc aime la pureté. Ses derniers recueils, Gouttes tombées du Graal et Questions sans réponse sur le Bien et le Mal, incohérens et lugubres, ont encore des coins de mélancolie délicate où la pensée se pose comme sur un reste de clairière dans une forêt brûlée. « J’achetais mes amours avec de l’argent. Je n’en avais pas d’autres à trouver. Chantez bellement, cordes qui tremblez et grincez, chantez bellement l’amour ! Le rêve qui ne s’est jamais réalisé, il était tout de même beau de l’avoir rêvé. Pour celui qui est chassé de l’Éden, l’Eden est pourtant un Eden !… » Et ce cri déchirant : « Que serai-je après la mort ? Chargé de péchés et abîmé dans le royaume infernal ? »

Comparez maintenant à ces tressaillemens d’angoisse, à cette agonie où l’homme se raidit, se révolte, discute avec lui-même et avec Dieu, épluche d’une main tâtonnante les raisons de son salut ou de sa damnation ; comparez, dis-je, l’humilité des repentirs de Villon, — son besoin de faire intercéder près de Dieu, pour la rémission de ses péchés, la Vierge qui fut secourable à Marie l’Egyptienne, — son sentiment qu’il est comme un petit enfant, criminel, mais pardonnable, dans les mains d’une puissance redoutable, mais non pas inflexible. Et si vous arguez de la foi périmée du moyen âge, rapprochez de Froding Verlaine, cet autre ribaud qui, comme lui, fut hospitalisé dans l’asile des pauvres, et qui aurait pu s’écrier, comme lui : « Je ne suis qu’une fosse avec des braises éteintes de désirs consumés sans flamme ; mon haleine brûlante empeste l’alcool. » Verlaine, qui a maudit aussi l’amour sensuel, « cette chose cruelle, » n’en est plus à compter les chutes de son cœur. Mais il aime Dieu, il tend vers lui « sans détour subtil. » Et soudain, son visage est baigné des larmes d’une joie extraordinaire et déraisonnable. La voix qu’il entend lui fait du bien et du mal à la fois.


Et le bien et le mal, tout a les mêmes charmes.
J’ai l’extase, et j’ai la terreur d’être choisi.
Je suis indigne, mais je sais votre clémence…
Et j’aspire en tremblant.
— Pauvre âme, c’est cela !


Cette comparaison de Fröding et de Verlaine vous fera mieux comprendre, en même temps que la différence des deux conceptions religieuses, la possession des âmes du Nord par cette Bible, dont je distingue les feuillets noircis et les bords tordus dans l’incendie qui dévore la raison du poète suédois.

L’Eglise nationale, l’Eglise d’État, a-t-elle su discipliner un esprit religieux aussi puissant ? Je sais que beaucoup de protestans n’admettent plus qu’on « discipline » l’esprit religieux ; mais ce n’est pas notre faute s’ils ont changé ; et, comme l’Église luthérienne suédoise a combattu pendant plus de deux cents ans pour y parvenir, la question n’a rien de superflu.

Elle a commencé par s’installer solidement au centre de la vie morale et intellectuelle du pays, dont elle essayait de couper les relations avec les pays idolâtres. Une ordonnance de 1686, qui n’a pas encore été rayée, porte qu’on doit conseiller aux enfans de ne pas aller dans les pays étrangers, de peur qu’ils ne s’infectent, d’hérésies et qu’ils n’en rapportent le germe en Suède. « S’ils y vont, qu’on prenne garde à qui on les remet ! » Est-ce à cette ordonnance qu’il faut attribuer l’idée assez répandue chez les Suédois que nulle part on n’enseigne mieux le français qu’en Suisse ? Ce serait donc le seul effet qu’elle eût produit, car je ne crois pas que, depuis 1686, les Suédois aient moins voyagé. D’ailleurs, l’Eglise se trompait : rapporter des germes d’hérésie en Suède, c’eût été y apporter des boutures de pins. Ses Synodes tenus tous les six ans dans chaque évêché, ses Assemblées Paroissiales convoquées au moins trois fois par an, ses Conseils d’Eglise, mettaient à la merci du clergé non seulement l’enseignement public, mais encore la vie intérieure de la famille.

Les Conseils d’Eglise avaient l’œil ouvert sur les mœurs et surveillaient l’éducation des enfans. Ils citaient devant eux les époux qui faisaient mauvais ménage, et, s’ils le jugeaient à propos, leur enlevaient leurs fils et leurs filles pour les confier à une institution plus morale. Ils devaient surtout s’opposer à ce qu’on propageât des doctrines mensongères. Cette vigilance, dont la rigueur s’est relâchée dans les villes, subsiste encore dans les campagnes. Le pasteur y a maintenu l’usage des « examens de famille. » Il choisit une salle publique ou une maison particulière et y convoque tous les habitans du village qui comparaîtront devant son grand registre et seront interrogés sur les articles du catéchisme. Huit ou quinze jours avant l’examen, me racontait un habitant d’une commune lointaine, les maîtres, les maîtresses, les valets, les servantes, les repassent avec fureur. Le garçon d’écurie les repasse en étrillant ses bêtes, la vieille en filant sa quenouille, la cuisinière en laissant tourner les sauces. Le pasteur arrive, s’installe, questionne, s’enquiert des absens, et, s’il trouve un enfant qui ne sache pas encore lire, il menace de le faire réquisitionner par la police. C’est l’Assemblée Paroissiale qui nomme les instituteurs ; et c’est le Chapitre de l’évêque qui choisit les inspecteurs des Écoles Communales. L’Archevêque d’Upsal remplit les fonctions de Prochancelier de l’Université. Je me hâte d’ajouter que son autorité ne pèse à personne et que personne ne semble gêné de la mainmise des théologiens sur l’éducation nationale. Mais enfin, si l’action du temps et l’influence du siècle ont émoussé ou rouillé les armes dont se servait l’Eglise et dont elle se sert encore, ces armes n’en accusent pas moins la force et la portée du cléricalisme suédois.

Quant à son esprit, il était rude, non sans grandeur. Mais il a perpétuellement oscillé de la rigueur d’un christianisme primitif à la mollesse d’un rationalisme pratique ou sentimental. J’ai relevé dans la vieille Liturgie des traces de cette rudesse. Le rituel des suicidés qu’on enterre « sans cloche » a une telle beauté sombre que, lorsque, au dernier Concile de Stockholm, on proposa de le modifier, la proposition fut repoussée sur la réflexion d’un des membres que tout le monde serait heureux d’être enterré à ces mots du début : « Pauvre mort ! » Ne sommes-nous pas tous en effet de « pauvres morts ? » J’ai retenu aussi l’admirable prière que le pasteur prononce devant la femme dont l’enfant est né après les fiançailles et avant le mariage. C’est une des prières les plus fréquemment employées, car la Suède compte parmi les pays du monde où les enfans illégitimes sont le plus nombreux. Je rendais un jour visite à un pasteur dans une paroisse de la Dalécarlie. Il s’excusa de ne pouvoir me garder longtemps. Il partait pour un mariage. Mais un coup de téléphone l’avertit qu’il eût à faire dételer sa voiture, la fiancée étant prise des douleurs de l’enfantement. « C’est la quatrième depuis un an ! » soupira-t-il. Un autre gémissait de ce qu’on ne se mariait plus à l’église. « Nos paysans voudraient que la mariée portât la couronne ; mais la mariée a toujours perdu le droit de la porter ! On essaie des accommodemens ; on leur offre une couronne qui ne ferme pas, un diadème, quoi ! Ils préfèrent nous appeler à domicile. » Et j’avais envie de répondre : « Ne boudez pas contre l’occasion de réciter une des prières de votre Rituel où votre âpre biblisme se fond à la tiédeur d’une brise évangélique. Dieu tout-puissant, direz-vous, qui as fondé le mariage en honnêteté et en dignité parmi les hommes, regarde avec douceur cette femme qui a manqué à ton ordre et qui a si légèrement rompu tes commandemens. Pardonne-lui ce péché et fais-lui la grâce de mener une vie chaste… »

Mais l’Eglise de Suède, qui assurait à ses prêtres un pouvoir presque illimité, les défendait mal de l’énervement du bien-être et des sollicitations du vieil optimisme Scandinave. Elle n’avait point la ressource des ordres monastiques dont on a si bien dit que l’Eglise romaine infusait un peu de leur esprit à son clergé chaque fois que la société civile menaçait de l’englober. Un des premiers pasteurs de la Réforme suédoise poussa l’orgueil de l’émancipation et la revanche de la continence catholique jusqu’à se remarier cinq fois. Il faut plaindre au moins ses quatre premières femmes, qui furent traitées par lui comme des thèses d’argumentation ; mais je me demande ce qui pouvait rester de sacerdotal chez cet infatigable Viking. Et l’on peut se poser la même question quand on songe au clergé suédois de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe. Non seulement beaucoup de ses membres suivaient trop souvent les exemples d’intempérance que leur donnaient leurs paroissiens et titubaient avec leur paroisse ; mais la Suède très scolastique, qui associait l’idée de science à l’idée de religion, ménageait de temps en temps aux professeurs des Universités un délassement dans une cure de pasteur, et intronisait ainsi au cœur de son Eglise un rationalisme où s’appauvrissaient les croyances. Ce fut alors qu’on entendit dans la chaire des temples des sermons sur la manière de teindre la laine ou sur l’utilité de placer les cimetières en dehors des villes. Le jour de l’Epiphanie, on traitait la question du mouvement des astres, ou l’on discutait si les mages venaient de la Perse ou de l’Arabie. A la fin d’une série de conférences, un théologien d’Upsal recommandait aux étudians « de bien soigner leur corps pendant les vacances, car, à tout prendre, c’est la seule chose que nous soyons sûrs de posséder. »

Alors le grand poète et le grand humaniste Tegnér, professeur de grec à Lund, et, de ce fait, nommé évêque de Vexiœ, répétait que l’orthodoxie était la faillite de la raison en même temps que du christianisme et s’écriait : « Il nous faudrait beaucoup de Luther ! » Ce fut d’ailleurs un bon évêque et qui travailla pour son diocèse. Il déclara la guerre aux pasteurs ivrognes et matérialistes, dont il ne craignait point la haine. Mais, l’imagination encore plus amoureuse des héros antiques que des vieilles sagas, toujours altéré des sources de l’Hélicon, « où il n’y avait point, disait-il, d’eau baptismale, » les tristes cérémonies de l’Église protestante finissaient par lui causer une sorte de répulsion. De son petit évêché solitaire du Smâland, il écrivait à un ami de lui acheter deux chevaux, « et surtout pas noirs, ajoutait-il ; je ne puis souffrir cette couleur de prêtre. » Il allait plus loin dans ces vers intimes adressés à une dame et où sa sensualité païenne protestait contre l’étroite morale de son pays : « Né dis pas que cet amour est un crime. Ce crime-là, les dieux l’ont commis, les joyeux dieux qui régnaient sur Hellas !… Et leur nom restera, alors qu’on ne saura plus rien de nous avec notre morale de moine ! » Cet évêque luthérien eût été digne de s’asseoir, ô Luther, à la table des cardinaux de la moderne Babylone, qui juraient par les dieux immortels ! Je ne prétends point que tous les évêques et les pasteurs de Suède fussent à sa ressemblance. D’abord, ils n’avaient ni son génie, ni même son tempérament. Puis Tegnér, qui mourut en 1846, prolongeait jusqu’au milieu du XIXe siècle un état d’esprit plus voltairien que romantique et n’avait été touché ni de la poésie de Jean-Jacques ni des prédications de Schleiermacher.

Sous l’ascendant du Vicaire Savoyard et des théologiens allemands, et mieux encore, sous l’influence des désastres et de la patrie diminuée, l’Eglise suédoise se ranima et encouragea le pays dans sa renaissance morale. Mais, si les bons pasteurs s’y multiplièrent, elle ne produisit ni grand apôtre, ni grand théologien. Elle ne fut en théologie qu’une province de la pensée germanique. Je suis même surpris qu’une nation aussi hantée de problèmes religieux n’ait donné à l’histoire de la religion européenne qu’un maître de chapelle comme le visionnaire Svedenborg. Son XIXe siècle, riche en artistes et en savans, demeure pauvre de penseurs. Le plus original, j’entends le plus suédois, fut peut-être Vikner. Dans ses études sur les Vérités fondamentales du Christianisme, j’ai cru distinguer l’âme inquiète et tourmentée d’un poète lyrique. Il comparait le croyant au nageur dont le corps plonge dans l’élément terrestre, mais dont la tête, au-dessus des eaux, respire déjà l’atmosphère de l’éternité. Et il disait encore aux âmes meurtries : « Il vaut mieux voler avec une aile blessée. » Nobles images : elles me rappellent le passage où Almqvist soutient que l’esprit des Suédois participe de la nature des poissons qui remontent leurs torrens et des oiseaux sauvages ! Mais les Vikner ne font que raffermir ou consoler des cœurs solitaires. Leur parole meurt tout près du rivage.

L’Église d’État s’est transformée en une administration dont les fonctionnaires, parfaitement intègres et corrects, essaient de gérer au mieux les intérêts spirituels du pays. Ceux-ci, inébranlables dans leur orthodoxie, se convertissent au piétisme et règnent sur des coteries rigides ; ceux-là s’acquittent consciencieusement de tout ce que leurs fonctions ont d’officiel et de laïque. D’autres voient le double mal dont souffre l’Église : le piétisme qui limite l’horizon des âmes et le caractère froidement administratif qui dessèche la religion. Ils essaient, par la parole et par l’action, de disputer les fidèles aux communautés étroites et closes ; et ils voudraient, en réchauffant les prédications, faire rentrer les sacremens abandonnés dans « l’hygiène spirituelle » de leur paroisse. M. Söderblom, dans un récent opuscule sur l’Église suédoise, déclarait que l’Église a besoin de personnalités fortes et non d’hommes de science. D’autres enfin tâchent mélancoliquement de concilier leur sacerdoce avec leurs tendances philosophiques. La religion n’est à leurs yeux qu’une morale qui cherche dans les vieux symboles le moyen de se rendre plus sensible au cœur. Ne leur demandez pas s’ils croient à la divinité de Jésus-Christ. Ils vous objecteront que les Pères de l’Église grecque ne comprenaient pas le mot de Dieu ou de Fils de Dieu comme les Pères de l’Église latine. — « Mais vous, qui êtes de l’Église suédoise, comment le comprenez-vous ? » — Ils vous répondront qu’en effet Jésus se sépare des autres fondateurs de religion en ce qu’il fut plus exigeant qu’eux tous. Les autres nous apportaient des recettes de salut ; lui seul, il s’est établi comme l’intermédiaire entre l’humanité et son Père céleste. Est-il le premier des fanatiques ou l’unique fils de Dieu — « Je vois bien en quoi Jésus diffère de Bouddha ou de Mahomet ; mais est-ce une différence de degré ou de nature ? » — Ils vous assureront que le fondement historique de la religion chrétienne fait à la fois sa faiblesse et son incomparable supériorité. Le christianisme métaphysique repousse l’exégèse. Mais l’esprit réaliste, déjà marqué chez Tertullien, a besoin d’un Christ qui ait existé, dont nous connaissions l’histoire ; car c’est son histoire qui est divine, et c’est par son histoire que nous pouvons toucher à sa divinité. Seulement, l’exégèse est périlleuse… Si vous insistez, ils vous insinueront que la seule question qu’il faudrait poser à beaucoup de pasteurs serait, non pas : Croyez-vous en la divinité de Jésus-Christ ; mais : Croyez-vous en Dieu autrement qu’en Jésus-Christ ?

Et là-dessus, leurs conciles s’évertuent à découvrir quelle forme religieuse s’adapterait à la vie moderne. On échenille le catéchisme, on émonde le psautier. Il y a tant de vieux psaumes qui ne sont plus dans le goût du jour ! Insensiblement, et par des chemins tout neufs, on revient à un rationalisme aussi anti-chrétien que celui du XVIIIe siècle, mais nuancé de romantisme et de poésie renanienne. Les découvertes scientifiques créent aussi de nouveaux cas de conscience. Aux grandes fêtes, la communion est donnée sous les deux espèces du pain et du vin ; mais voici qu’un des pasteurs les plus réputés dénonce dans les journaux le danger que fait courir aux fidèles l’usage de la coupe où l’un après l’autre ils viennent tremper leurs lèvres. Supposons qu’un des communians soit attaqué d’une maladie terrible, et que le pasteur le sache. Si le médecin lui certifie que ce malade ne traverse point une période contagieuse, le pasteur ne souffle mot. Sinon, que faire ? A-t-il le droit d’exclure le malheureux ou la malheureuse ? Exposera-t-il ses voisins à gagner son mal ? Peut-être pourrait-on tremper le pain dans le vin. Mais les paroles sont là, formelles : « Prends, ceci est mon corps ; prends, ceci est mon sang. » Oserait-on changer l’Évangile ? J’ai vu les trois quarts de la Suède s’échauffer sur cette dramatique hypothèse. Les uns criaient au scandale ; les autres se demandaient anxieusement si la serviette dont le pasteur essuie les bords de la coupe était assez prophylactique. Le monde religieux était partagé entre la crainte de Dieu et la peur des bacilles.

Pense-t-on qu’une religion si raisonnable satisfasse l’imagination des paysans solitaires et des habitans de la forêt ? Est-elle capable de contenir leur éternelle aspiration au mysticisme ? Il y avait naguère à Upsal un théologien très doux, très bon, et dont la pensée un peu diffuse exerçait un charme sur la jeunesse. Il avait invité un soir à souper un certain nombre de ses étudians. On était déjà assis à table, autour du Maître ; mais rien ne venait, et les estomacs commençaient à crier. Une servante parut enfin qui tenait dans ses bras une vaste soupière. Nos convives relevèrent la tête et laissèrent percer sur leur visage toute la béatitude qu’autorisait la décence ecclésiastique. Hélas ! la soupière qu’on fit passer à la ronde n’était remplie que de petits versets de Bible enroulés. Chacun prit le sien, le déplia et baissa le nez : « Et d’abord, dit le Maître, méditons ! » Cette soupière me paraît assez symbolique d’une Eglise trop formaliste et trop administrative. Certes, je ne veux point diminuer le rôle de la Réforme dans la grandeur du pays. La Confession d’Augsbourg est le fond d’or sur lequel se détachent les austères figures de son histoire. Mais il est permis de constater que, depuis deux cents ans, les esprits souvent les plus religieux et les plus engagés dans la logique intérieure du protestantisme ont quitté la table où les avait conviés leur Eglise nationale, soit qu’ils y mourussent de faim, soit que leurs revendications les en eussent fait chasser. Depuis deux cents ans, elle n’a pas su les protéger par une nourriture substantielle contre les excès du mysticisme, ni assouvir leur belle avidité d’amour divin. Jusqu’en 1860, la « Bible ouverte » n’a été qu’une illusion dangereuse dont les hérétiques de la Réformation sont parvenus à faire une réalité. Les sectes ont enfin acquis le droit de vivre ; mais, durant deux siècles, elles ont été traquées et environnées de ces guêpes furieuses auxquelles Mélanchton comparaît ses collègues luthériens. Et cependant, la Suède y avait souvent réfugié le meilleur de sa vie religieuse : son ardeur apostolique, sa sombre poésie, la souffrance de son âme déchirée tour à tour par un désir d’indépendance forcené et par le besoin de communion, bref, toute la beauté troublé de ses rêves. Et l’histoire en est tantôt lamentable et tantôt tragique.


Quand Selma Lagerlöf publia, en 1901, son roman de Jérusalem, les critiques suédois saluèrent en elle « la vraie filleule de la mère Svéa. » Ce nom de Svéa, l’ancien nom de la Suède, signifiait dans leur pensée qu’aucune œuvre n’était plus nationale. L’action se passait dans la Dalécarlie qui est le cœur du royaume et dans la classe paysanne qui en fait la stabilité, car chez aucun peuple germanique les paysans n’ont plus vite compris l’importance de leur rôle politique et social. Enfin, par son titre même, la romancière marquait « d’un trait génial » les affinités de ses campagnards avec la Palestine. étude du paysan suédois dans toute la sincérité de son tempérament ; récit d’une de ces bourrasques de mysticisme qui se lèvent par intervalles du sein des campagnes et qui s’abattent en cyclone sur une commune qu’elles ravagent : je ne connais pas de livre dont les peintures puissent mieux porter témoignage devant la postérité de ce que fut la Suède religieuse au XIXe siècle. Quand une œuvre descend ainsi dans l’âme d’un pays, il est sûr qu’elle atteint, à travers les singularités de la race, la couche immuable de l’humanité. Pour moi, il n’y a rien de plus humain dans Adam Bede que dans Jérusalem. Je n’ignore pas que la culture philosophique de George Eliot est supérieure à celle de la Suédoise : toujours est-il que l’une et l’autre ont rendu le plus intime de la vie morale d’un peuple avec cette étonnante plasticité qu’ont les femmes, lorsqu’elles se soumettent amoureusement à la réalité et qu’elles en laissent se former dans leur sensibilité passive la vivante image. Mais ce n’est pas l’intérêt sentimental du roman, d’ailleurs si puissant, qui m’attire ici. Je voudrais en confronter la vérité historique avec ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu et ce que j’ai lu.

Nous sommes dans une petite commune dalécarlienne. Les gens y travaillent comme ils y ont travaillé depuis des centaines d’années. Ils creusent leurs sillons dans les sillons de leurs pères. Ils remontent par leurs aïeux jusqu’aux temps païens, et, de si loin que leur vienne la voix des morts, l’accent en est toujours le même. Ils vivent dans la paix du Seigneur, du moins ils le croient ; mais quelque chose en eux demeure insatisfait, quelque chose dont ils n’ont pas encore conscience, car leur esprit est lent et leur pensée ne se dénoue qu’avec effort. Leur penchant à la rêverie, leurs yeux si facilement visionnaires, leur solitude alourdie de méditations monotones, l’angoisse dont les étreignent longtemps les problèmes de morale que les rares événemens de leur existence les force de résoudre, tout cela leur crée une sourde inquiétude et comme le malaise d’une terre encombrée de broussailles et qui aspirerait à revoir le ciel sous le soc de la charrue. Ils dorment à la vie spirituelle ; mais des frissons passent sur le corps de ces dormans, avant-coureurs du réveil.

Que fait leur Église ? Ils ont bien un pasteur, un homme aimable et doux, « petit, à la poitrine plate et au front chauve, » très vif et très alerte quand il les entretient de leurs affaires, mais timide, rougissant et balbutiant, dès qu’on aborde les questions religieuses. Je ne pense pas que Selma Lagerlöf ait eu l’idée d’incarner dans cet Upsalien affaibli son Eglise nationale. Elle était moins préoccupée d’agencer des symboles que de peindre des personnages réels. C’est précisément pourquoi son pasteur me semble si représentatif. Dans le rôle de témoin effacé qu’il joue à travers le roman, dans son impuissance à disputer les âmes aux aventuriers mystiques, je retrouve la fréquente faillite de l’Eglise d’État devant les mouvemens religieux qui, depuis deux siècles, ont déferlé sur la campagne suédoise. Il est l’homme le plus intelligent de la commune ; du premier jour, il a prévu le mal ; il en suit la marche d’un regard « où brille parfois un éclat singulier ; » mais ses paroissiens, qui continuent à lui rendre leurs devoirs de politesse, tiennent son enseignement pour de la viande creuse. Jadis il eût appelé à son secours les sergens, les juges, les geôliers, la corde et le carcan. Aujourd’hui, réduit aux ressources de la persuasion, ce fonctionnaire bienveillant assiste, immobile, au triomphe de l’hérésie. En 1830, dans une contrée de l’Ostrogothie, un pasteur faisait passer l’examen de famille chez un fermier qu’il soupçonnait d’appartenir à la secte des Liseurs. L’examen terminé, les gens s’éloignèrent vite et silencieusement. Pendant que la maîtresse du logis mettait le couvert, il se prit à regretter de ne pas avoir apporté son violon, car, dit-il, « la jeunesse ne serait pas partie si tôt. » — « Qu’à cela ne tienne ! lui répondit l’hôtesse. Nous en avons un très bon. Si seulement monsieur le pasteur sait s’en servir, je rappellerai les gens, et ils reviendront. » Elle sortit et lui apporta une énorme Bible : « Voici le meilleur violon, dit-elle, et nous ne demandons qu’à danser d’après ses mélodies. Mais, pendant tout l’examen, je n’ai pas entendu Monsieur le Pasteur en tirer une seule note claire et pure. » Le pasteur de Selma Lagerlöf n’essaie même pas de jouer du violon…

Trois événemens vont se produire dans la commune dont le bruit et les conséquences étouffent bientôt l’harmonium de son église. Le vieux maître d’école, qui est pourtant son ami, mais qui est encore plus l’ami de Dieu, — mon Dieu, défendez-nous de vos amis ! — le vieux maître d’école a convaincu les notables qu’on ferait bien de bâtir une maison de prières : il y expliquerait l’Evangile et y suppléerait à l’insuffisance du pasteur : « Qu’adviendrait-il de nous, si les sectaires qui parcourent le pays nous arrivaient avec un nouveau baptême et une nouvelle communion ? » Mais la maison de prières n’est pas ouverte que ce bon luthérien d’instituteur doit y céder la place à tous ses anciens élèves qui se sentent aussi directement inspirés par Dieu que Luther lui-même. Les vocations de réformateurs n’attendaient qu’un berceau pour naître. Qui les contrarierait ? L’esprit ne souffle-t-il pas où il veut ? « Dimanche dernier, dit un petit homme trapu, mais d’extérieur bénin, comme j’étais assis au milieu de mes gens, l’Esprit descendit en moi. Nous n’étions pas sortis à cause du verglas et nous soupirions après la parole de Dieu. C’est alors qu’il me fut révélé que j’étais capable de parler moi-même… » « Il ajouta qu’il était étonné que le don de prêcher fût tombé sur une personne aussi humble que la sienne. »

Que voulez-vous lui répondre, au petit homme bénin ? Il a raison. Et c’est l’Eglise luthérienne qui avait tort lorsque, appuyée sur le bras séculier, elle l’emprisonnait ou le reléguait dans une maison de fous. En 1725, l’Eglise suédoise promulguait ses fameux Placards contre les conventicules qui interdisaient, sous peine d’amende, d’emprisonnement ou d’exil, les réunions religieuses, c’est-à-dire la libre explication de la Bible. On en fit une si dure application qu’en 1762 le roi Adolphe-Frédéric et en 1822 Bernadotte se virent obligés de rappeler au procureur général que les affaires de religion « étaient d’une nature délicate » et méritaient quelque clémence. Mais, durant tout le XVIIIe siècle, les condamnations avaient sévi. En 1780, huit personnes, près du diocèse de Lund, furent enfermées dans l’asile des aliénés de Danvik. Leur folie consistait à imiter la première congrégation apostolique de Jérusalem, où tout était en commun. Ils se faisaient un crime de fumer, de priser ou de boire. Ils ne fermaient jamais leur porte, car se barricader chez soi est un signe de défiance à l’égard du Seigneur dont la Bible nous dit qu’il garde la maison. Le chef de leur communauté, Ake Svensson, avait été frappé de la vérité divine en lisant un livre d’édification et, comme il considérait que la main du pasteur, ce suppôt du diable, souillait les sacremens, il administrait lui-même la Cène dans leurs assemblées familiales. A la même époque, un vicaire de Härjedalen, Martin Tunborg, soupçonné d’avoir permis dans sa maison des réunions suspectes, est arrêté. La cour d’appel subodore en lui l’hérésie, et attendu que son cerveau s’est affaibli pour avoir trop réfléchi aux choses religieuses, elle le condamne à l’internement dans l’hôpital des fous de Hernösand, « afin qu’il n’ait plus l’occasion de propager ses doctrines erronées et d’en séduire d’autres personnes. » Et, puisque nous sommes en Dalécarlie, en 1852, le clergé fait jeter dans la prison de Falun des Liseurs coupables d’avoir comparé la Bible au catéchisme et d’en avoir conclu que le catéchisme se trompait. Leur prison purgée, on les conduit enchaînés à Orsa ; on les force de s’agenouiller sur les dalles du temple et de reconnaître qu’ils ont commis un péché envers Dieu. Deux d’entre eux ayant refusé, on les ramène, toujours enchaînés, à Falun. Je pourrais multiplier les exemples. Si nombreux qu’ils fussent, j’accorderais encore à Ekman, qui les rapporte dans son livre sur les mouvemens religieux en Suède[3], que l’Eglise suédoise n’a pas été plus persécutrice que les autres, ni même autant que beaucoup d’autres. Mais elle l’a été, et de gens dont tout le crime était d’avoir suivi les erremens de ses fondateurs. Elle l’a été, et ses persécutions illogiques se justifient d’autant moins qu’elle ne s’est pas montrée capable d’absorber l’activité de ses hérétiques vaincus et le besoin d’amour qui les tourmentait.

La maison de prières de nos Dalécarliens a donc suscité un essaim bourdonnant d’Eveilleurs. Mais leur verbiage confus passerait sur les âmes comme une ride sur les flots, si un phénomène, qui leur semble mystérieux, ne déchaînait soudain toutes leurs superstitions. Un orage surprend la jeunesse de la commune dans une cabane forestière où elle dansait. Ce n’est pas un orage ordinaire. Il a été précédé d’un aboiement aigu, et, dans la rafale qui descend la montagne, on entend des cris, des sanglots, des ricanemens ; on distingue des crépitations, des huées, des ruades et un frémissement de lourdes ailes. Ces paysans, qui sont restés en communication avec les génies de leur ancien paganisme, — et qui n’éliminent que très lentement les vieilles croyances des croyances nouvelles, tant leur capacité pour le surnaturel est grande, — ressentent moins de terreur à l’idée de la mort que d’horreur à la pensée qu’une chevauchée infernale galope sur leur tête. « Quelques-uns debout s’appuyaient au mur ; d’autres s’étaient affaissés sur les bancs ; la plupart agenouillés priaient anxieusement. Les heures s’écoulaient : on descendait en soi-même ; on sondait son âme ; chacun se disait : « Ceci est arrivé sur nous à cause de mes propres péchés. » Et l’on prenait la résolution de mener une vie nouvelle. »

Admirable scène, et si vraie ! Beaucoup de réveils religieux sont ainsi provoqués dans la Suède moderne, comme aux temps du moyen âge, par d’effrayans prestiges de la Nature, ou par des disettes ou par des morts subites. En 1850, sous les forêts du Vermland, autour des lacs de Fryken, la pauvreté de la population, encore accrue par les mauvaises récoltes, avait mis de l’angoisse dans toutes les poitrines. On tremblait de repentir. On cherchait le moyen de se réconcilier avec Dieu. Les montagnes qui se dressaient semblaient moins hautes et moins opprimantes que l’entassement des péchés. Les enfans devenaient visionnaires. Ils voyaient des anges partout. « Faites attention, s’écriaient-ils ; ne marchez pas sur eux ! » Des jeunes femmes prophétisaient. Le soir, on se réunissait au creux de la vallée dans l’attente fiévreuse d’une révélation. Des milliers d’étoiles filantes pleuvaient du ciel ; à l’orée des bois, les yeux dilatés apercevaient des anges.

Vers le même temps, une contrée voisine, le Nerike, eut l’imagination frappée par un incident bizarre. Le jeu, la danse, la ripaille et la boisson y faisaient rage. Un soir que dans une ferme, — et toujours sous les bois, — les ménétriers menaient la ronde autour d’une marmite où brûlaient quarante-cinq litres d’eau-de-vie, un homme entra qu’on ne connaissait point. Il saisit par la taille une belle et robuste fille et l’entraîna parmi les danseurs. (Rappelez-vous la scène des Maîtres Sonneurs, et le bal effréné qui s’arrête aux sons de l’Angelus. Ah ! mon cher pays de France, que ton air me paraît brillant et léger ! ) Cependant les couples, l’un après l’autre, s’essoufflaient ; mais l’inconnu et sa danseuse continuaient de tourner. Tout à coup, la jeune fille soupire et tombe morte. L’homme s’éloigne précipitamment. Les assistans, jeunes et vieux, poussèrent des cris d’horreur et se sauvèrent en s’arrachant les cheveux, en déchirant leurs vêtemens, et en implorant la miséricorde divine. « Ce fut ainsi, nous dit Ekman, que l’esprit des Crieurs entra dans le Nerike. »

Et les Pasteurs ? Les Pasteurs se garaient de leur troupeau déchaîné. Les uns, — je parle de cinquante ou soixante ans, — ne se conduisaient pas mieux que les moines fustigés par Erasme et par Luther. Ils buvaient plus qu’ils ne paillardaient ; mais ils paillardaient tout de même ; et l’on en dénonce qui vendaient de l’eau-de-vie. Du reste, l’ivrognerie les déconsidérait moins que la pesante nullité de leurs prônes. Les vieilles gens de Löfanger, dans le Västerbotten, parlaient encore en 1860, les larmes aux yeux, d’un pasteur qui ne prêchait jamais aussi bien que le lendemain d’une bonne rixe et d’une ivresse à tout casser. Il voyait alors, disait-il, un grand chien noir qui le guettait dans l’escalier de la chaire, mais qui n’avait aucun pouvoir sur lui tant qu’il était au service du Christ. Celui-là du moins paraissait d’encolure à se mesurer avec les démons et les diablesses. Il exorcisa un possédé en lui fermant la bouche d’un violent coup de sa Bible. Ses confrères bâtonnaient quelquefois les apôtres assez impertinens pour prêcher à leur place, et n’obtenaient aucun résultat. Mais il faut remarquer que, si mauvais et si tyrannique que fût le curé, les hérétiques ne le molestaient jamais. Les autres pasteurs, quand ils ne se retranchaient pas dans la morgue du théologien, devaient ressembler déjà à celui de Selma Lagerlöf. Pendant que leur paroisse se démenait, ils appliquaient, comme lui, toute leur raison à rechercher « comment Dieu gouverne » et à dépister la Providence.

Ces soulèvemens endémiques des campagnes suédoises s’apaisent souvent aussi vite que les tempêtes sur les lacs, à moins qu’un homme ne se présente qui prononce les paroles attendues et qui donne une forme tangible aux aspirations de la foule. C’est le troisième événement, et le plus décisif, que nous décrit l’auteur de Jérusalem Les Prêcheurs, qui s’étaient succédé dans la maison de prières, n’avaient opéré que des conversions passagères, des élancemens bientôt suivis de dépression. Ils terrifiaient leur auditoire ; avec eux on n’arrivait à la prairie céleste qu’à travers des forêts embrasées et d’affreux chemins où s’ouvraient à chaque pas les trappes de la damnation. L’épouvante guérit mal de l’angoisse et ne soulage point de l’inquiétude. Pour mystiques qu’ils soient, les paysans n’en conservent pas moins leur sens pratique. Les misères du monde les ramènent à l’idée de justice ; et, du fond de leurs extases, ils réclament des remèdes précis. Je demandais à un pasteur, qui déplorait le progrès des sectes dans sa commune, à quels mobiles les paysans obéissaient, quand ils sortaient de l’Eglise nationale. Il me répondit que c’était chez eux un effet de contagion bien plutôt que de réflexion personnelle. On va au prêcheur le plus couru, et il est le plus couru parce que deux ou trois personnes « réveillées » ont dit qu’il fallait y courir. J’admirai que le pasteur ne sentît pas la gravité de sa réponse, car enfin, si trois siècles de libre examen n’ont pas mis les paysans suédois en état de choisir avec discernement la chapelle qui leur convient, qu’est-ce donc que la « Bible ouverte, » et ne serait-elle accessible qu’aux gradés d’Upsal ? Mais je crois qu’involontairement le pasteur calomniait un peu ses infidèles. Leur mysticisme s’additionne de rationalisme. Ce rationalisme est, comme presque toujours, un composé de raison et de puérilité. Ainsi les anabaptistes doivent le plus clair de leur succès à leur argumentation sur le baptême. Pourquoi baptiser les enfans qui n’ont aucune conscience ? Pourquoi ne pas imiter le Christ qui ne fut baptisé qu’à trente ans ? Le paysan religieux, lorsqu’il souffre des facultés inemployées de son âme et de la sécheresse du culte officiel, reproche moins à ses pasteurs de ne pas fournir d’aliment à sa sensibilité que de ne pas contenter sa raison. Il se trompe sur la cause d’un malaise qui résulte au contraire d’un abus de raisonnemens. Le génie créateur de Selma Lagerlöf ne s’est point embarrassé de froides analyses ; mais elle a gravé ce trait si protestant sur la figure de ses principaux personnages. Ils seront conquis par un homme sans éloquence et dont la parole, terriblement simpliste, a une rectitude qui séduit leur intelligence avant d’entraîner leur cœur.

Il revient des États-Unis, l’Eldorado des ambitions suédoises, le pays où la vie est riche et où le possible semble illimité. C’est un ancien ouvrier, un grand homme brun, avec une barbe épaisse, des regards aigus et des mains de forgeron. En dehors de son expérience pratique, il n’a d’instruction que celle qu’il a tirée de sa Bible. S’il a fait la moitié du tour du monde, c’est, pour ainsi dire, dans l’arche de Noé. Jadis il essaya de vivre selon l’Evangile, ce qui le conduisit tout droit en prison, car ses camarades d’atelier, comprenant quel homme il était, se déchargèrent sur lui d’une partie de leur besogne, puis lui enlevèrent sa place, enfin lui laissèrent porter la peine d’un vol qu’il n’avait pas commis. La prison lui fut presque agréable : aucun dérangement, aucune inquiétude ne l’empêchait d’y mener la vie d’un juste. Mais il lui parut qu’une telle vie solitaire ressemblait à un moulin qui tourne et continue de tourner sans blé entre ses meules. Ce ne peut être l’idéal des êtres humains : Dieu, qui les a multipliés sur la terre, a certainement voulu qu’ils fussent les uns pour les autres un secours, un appui, et non une cause de perdition. Il en a donc conclu qu’un petit rouage s’était faussé dans la doctrine du Christ. Rien n’y manquait aux premiers jours ; mais le Diable en a retiré ce commandement : « Vous qui aspirez à vivre une vie chrétienne, vous devez chercher assistance dans votre prochain. » Si nous nous proposions de fonder une fabrique, nous chercherions des actionnaires. S’il s’agissait de construire un chemin de fer, à combien de gens ne serions-nous pas obligés de nous adresser ? Or, ce qu’il y a de plus difficile au monde, vivre une vie chrétienne, nous prétendons le faire seuls et sans appui ! Au sortir de prison, il alla trouver un camarade et le pria de l’aider à mener une vie de justice. « Du moment que nous fûmes deux, cela nous devint plus aisé, et, quand un troisième, puis un quatrième se joignirent à nous, ce fut encore plus commode. Nous sommes trente aujourd’hui qui demeurons ensemble et qui mettons tout en commun… Notre communauté est la vraie Jérusalem descendue des cieux. » Telle est la doctrine de ce nouvel apôtre. Il ne l’expose pas théoriquement ; il procède par interrogations et par de courts oracles dont il excelle à stimuler la curiosité des esprits. Il dira à un vieux forgeron qui se réjouit d’entendre résonner autour de son marteau les marteaux de ses enfans : « Maintenant que tes fils t’assistent de bon cœur dans les choses de la terre, leur demandes-tu leur assistance dans les choses de l’âme ? » Il dira à une femme désespérée qui a déjà accroché la corde pour se pendre : « Ne te fais pas de mal, car le temps approche où tu vivras en justice. » Il entremêle ainsi l’ironie socratique et la prédiction sibylline.

Il est admirable. Il exprime, comme tous les hérétiques qui ont depuis deux siècles révolutionné des cantons suédois, la protestation des âmes contre le salut individuel et leur violent ressac contre la solitude. Ce n’est pas à l’isolement et au silence monastique qu’elles tendent. L’isolement, elles l’ont hérité dès leur, berceau : le silence, elles en ont épuisé dès leur jeunesse le sombre enchantement. Les fermes écartées sont des Trappes où l’homme travaille comme s’il approfondissait sa fosse. Mais elles convoitent la douceur des liens ; elles soupirent après l’intimité féconde de la congrégation ; elles brûlent de s’unir et d’agir sous une règle souveraine qui les libérera de leurs incertitudes et qui les protégera de leurs égaremens. Qu’on leur persuade qu’en se pliant à cette règle, elles n’obéissent qu’à leur raison et que l’autorité acceptée par elles n’émane que d’elles, c’est une illusion dont le démenti éclate à chaque page de l’histoire des sectes. Leur chef vient-il à disparaître ? La plupart du temps, le cercle magnétique est rompu, les révélations particulières se taisent, la petite Église est veuve et cherche un autre époux. Le mystère d’initiation dont elle s’enveloppe excite dans ses membres le cruel orgueil d’appartenir à l’infime minorité des élus, mais cet orgueil est un des poisons dont l’humanité extrait parfois ses vertus les plus efficaces.

Sous l’action du prêcheur américain, nos Dalécarliens se sont donc groupés en confrérie. On a formé comme une petite société coopérative pour le salut des âmes ; et l’on a passé tout l’hiver « dans un jardin du ciel. » Mais dès que l’esprit suédois est sorti de la route encaissée des traditions, il prend du champ, et, avec son instinct d’oiseau migrateur, il frémit du désir de s’élancer dans l’inconnu. Rien ne me paraît aussi curieux que le passage ou, mieux, l’ascension, chez ces convertis raisonnables, de la foi pratique à l’extrême idéalisme. L’absence de l’apôtre, qui a dû retourner en Amérique, mais qui continue de diriger ses frères, les tient dans une sorte de fièvre et d’hallucination journalières. Lorsqu’une lettre leur arrivera, où ils seront invités à écouter en eux si Dieu leur ordonne de partir pour Jérusalem, « pour la sainte cité remplie de discordes, de misère et de maladie, » le vieil amour des aventures, qui leur a fait jadis semer des os suédois de la mer de Glace à la mer Ionienne, empruntera le verbe du Sinaï et leur déchirera le cœur d’une amère allégresse. Le combat sera rude ! Chez ‘quelques-uns, le paysan disputera âprement au Seigneur ses bois, sa vallée, ses champs fertiles, sa grande ferme. Là-bas, ni champs fertiles ni grande ferme ne les attendent ; « mais ils marcheront sur les chemins que Christ a foulés. » Là-bas, personne n’entendra leur langue ; « mais ils comprendront ce que les pierres de la Palestine disent du Sauveur. » Là-bas, on ne leur offrira ni biens ni honneurs ; « mais ils partageront les souffrances de Jésus. » Et là-bas, ils rassasieront, ne fut-ce qu’une heure, leur magnifique appétit de lumière et de nouveauté…

Les femmes sont les plus vaillantes au sacrifice. Selma Lagerlöf n’a pas oublié qu’elles l’ont toujours été, et que, dans tous les mouvemens religieux, elles se sont signalées au premier rang. C’est par elles qu’ils s’étendent ; c’est en elles que les tribunaux exaspérés se heurtaient jadis à la résistance la plus opiniâtre. Dans la première partie du XIXe siècle, une fille de ferme, qu’on appela plus tard la Mère Anna, fonda la communauté de l’Eglise libre évangélique luthérienne, où, jusqu’en 1875, elle prêcha et expliqua les Saintes Écritures. Les ténèbres de l’Ostrogothie eurent aussi leur sainte, une jeune fille, Helena Ekblom, qui fut persécutée, emprisonnée, mise aux fers, séquestrée dans un cabanon, enfin relâchée. Dès l’âge de quatre ans, elle avait vu Jésus. Sa figure d’illuminée est comme une apparition de la Légende Dorée dans la forêt suédoise. Elle jeûnait ; elle dormait par terre ; elle voyageait toujours vêtue de blanc. Quand la porte de l’hospice lui fut ouverte, elle reprit sa vie errante de prédications et de prières.

Les personnages de Selma Lagerlöf ne nous appartiennent plus, lorsque, après avoir gravi leur calvaire de renonciation, ils parviennent en chantant à la petite gare déserte, d’où le train les emportera. Nous ne les suivrons pas à Jérusalem. Je crois que l’auteur, malgré les beautés d’un second volume, eut tort de les y accompagner. Nous savons trop quelles lugubres déceptions les guettent sur le rivage et désormais s’attacheront à leurs pas. Mais il était naturel que Selma Lagerlöf voulût nous les peindre, puisqu’elle était allée en Palestine et qu’elle y avait visité leur colonie douloureuse.


Restons en Suède. Ce sectarisme intermittent et insurrectionnel a-t-il eu la stérilité de tant d’agitations politiques ? Je suis convaincu que la Suède lui a dû en grande partie son relèvement moral. Presque partout où les communes en ont tremblé, nous voyons les mœurs s’épurer, l’alcoolisme diminuer, des ennemis se réconcilier, des objets volés retrouver le chemin de leurs propriétaires. Ni l’eau-de-vie ni le sang ne coulent avec la même abondance. Le virulent idéalisme des sectaires, dont les anathèmes englobent indistinctement les peccadilles et les péchés, les pires attentats et les plus légères infractions, n’était qu’un remède proportionné à l’importance du mal. On s’imagine difficilement la rudesse des campagnes et des petites villes suédoises au XVIIIe siècle et même jusqu’au milieu du XIXe, puisqu’en 1870 un pasteur disait encore des communes de Vikbo, dans l’Ostrogothie, que « le christianisme n’y avait jamais été introduit. » Ce n’était pas seulement une ivrognerie fabuleuse et telle que des enfans de dix ans déjeunaient d’une demi-tasse d’eau-de-vie et d’un morceau de pain ; mais les superstitions d’un paganisme abâtardi envahissaient les fêtes chrétiennes et déshonoraient les nuits de Noël, de Pâques et de la Saint-Jean. Les passions se ruaient, le couteau à la main, hors de la cuve où bouillait le cru de chaque famille. Dans le Blekinge, les femmes ne se rendaient jamais à une foire ou à des noces sans apporter un linceul, incertaines si leurs maris ne se provoqueraient pas au jeu qu’on nommait spanna bälte. Deux hommes se faisaient attacher, en se tournant le dos, par une lanière autour de la taille, et ils essayaient ainsi de se larder à coups de couteau. Une statue, devant le Musée national de Stockholm, représente ce jeu barbare. De semblables pécheurs conditionnent de farouches apôtres.

Un des plus remarquables, un de ceux dont l’autorité persiste, fut ce Lœstadius dont j’entendis hurler les adeptes dans les déserts de la Laponie. Il était né en 1800 sous une méchante ferme du Nord qu’opprimait la sauvage uniformité des bois et des lacs. Ses parens ajoutaient à l’horreur de la misère l’âcreté de leurs discordes. « La femme, écrit-il lui-même, — et c’est de sa mère qu’il parle ainsi, — la femme avait un tempérament mélancolique ; l’homme était vif ; il aimait les tours et les reparties drôles ; mais, quand il avait bu, il devenait violent ; et la femme inquiète, douce, amie de la solitude, devait payer cette ivresse de larmes amères. » L’enfant tenait de l’un et de l’autre : casse-cou sous ses haillons, mais avec des tristesses inexplicables et soudaines qui l’éloignaient de ses camarades et le tournaient vers les choses spirituelles. Une femme lui apparut en rêve, dont les membres suaient du sang pour le christianisme. Les morts obsédaient son sommeil. Dans la forêt, il était poursuivi par une étrange odeur de cadavre et de décomposition où il vit plus tard le signe de la mort éternelle qui le menaçait.

Cependant, dès le collège, la botanique le passionne. Il est dévoré d’ambition scientifique. Consacré pasteur, il n’explore les fjells lapons que pour enrichir son herbier et pour être connu dans Upsal. Sa réputation alla plus loin que l’Université suédoise. La Société Botanique d’Edimbourg l’élut membre honoraire ; et la France le récompensa par la Légion d’honneur d’avoir guidé une mission de savans à travers le Lappmark. Mais ni ses succès ni ses travaux ne remplissaient sa vie. L’image de sa mère cheminait à ses côtés, de sa mère muette, patienté et infiniment triste. Il percevait encore les soupirs de « la femme » étouffés sous les coups et le murmure de ses prières dans la nuit. Son dégoût des habitudes civilisées l’inclinait à la misanthropie ; la société humaine, comme les forêts de son enfance, exhalait à ses narines un relent de putréfaction. Une première maladie qui faillit être la dernière, le typhus, lui laisse la conscience remuée d’un malaise indéfini ; puis il perd un enfant qu’il adorait ; puis il retombe malade et se croit phtisique et condamné. Cette fois la terreur de la mort, qu’il n’avait pas encore ressentie, lui dessille les yeux. Il se regarde à la lumière de l’éternité. Du cimetière de sa jeunesse ses vieux péchés ressuscitent et réclament leur expiation. Un jour, une jeune fille laponne vient le trouver après son prône et lui ouvre son cœur. « Cette jeune fille simple, dit-il, avait des expériences sur la grâce divine que je n’avais jamais entendues. Je vis enfin ma route ; et j’eus, en l’écoutant, un avant-goût de la joie céleste. »

De ce moment, il se consacra tout entier à son ministère, et, dans ce monde disséminé de Suédois, de Finnois et de Lapons, qu’affolait ou qu’abrutissait l’eau-de-vie, il entama contre l’alcoolisme une furieuse croisade. Sa parole, naturellement violente, redoubla de brutalité et de crudité. Attaqué par les cabaretiers, dénoncé par ses sacristains, leurs auxiliaires, il lançait sur eux des imprécations dont nos prédicateurs du moyen âge les plus indécens n’ont pas atteint le cynisme et, si j’ose dire, la pieuse obscénité. La verge noueuse dont il frappait les cœurs avait été trempée dans les marécages. Mais, peu à peu, on quittait le verre d’eau-de-vie pour aller s’abreuver de cette éloquence fermentée. Une nouvelle ivresse s’emparait des fidèles. Les images apocalyptiques du prêcheur, que les gens emportaient chez eux, le soir, entre-bâillaient leur porte aux visions surnaturelles. Des phénomènes bizarres se produisaient dans le temple. Ses sermons étaient tout à coup interrompus par des cris, dont il nous explique lui-même la provenance, « cris d’angoisse, si l’éclair de la loi du Sinaï frappe un cœur endurci ; cris de joie, si un rayon de l’Évangile touche un cœur contrit. » Et il ajoute : « Il faut qu’ils s’expriment par des cris, sinon leurs cœurs se briseraient. Le silence de mort dans l’Église n’est que le silence de la mort spirituelle. » On ne se contentait pas toujours de crier : on se levait, on s’embrassait, on dansait jusqu’à tomber en syncope. Il semble que Lœstadius ait été quelquefois effrayé du déchaînement de cette vie religieuse. « Partout où il y a des réveillés, ils m’embrassent, ils s’accrochent à mon cou, ils me regardent comme l’origine de leur béatitude et confondent la cause avec l’instrument. Je leur ai souvent fait observer que cet amour de ma personne est une espèce d’idolâtrie. » Et il semble aussi, — ce qui est plus douloureux, — qu’il ait envié la sainte frénésie dont sa parole embrasait les autres. « Pendant que, sur les ailes de la foi, ils s’élèvent très haut au-dessus de la terre, moi, avec ma grande raison et mon cœur insensible, je reste là comme un bouc en bois et je ne puis répondre à leurs effusions. » Voilà le drame psychologique : l’évangéliste dépassé dans sa foi par la foi de ses néophytes ; le foyer primitif jaloux des flammes qu’il a communiquées et qui sont devenues plus ardentes que les siennes.

Toute une doctrine sortait de sa prédication, dont les traits principaux soulignent la fréquente contradiction entre l’esprit protestant et l’obscure tendance catholique de ces croyans du Nord, enfermés dans l’enfer de leur volonté propre. Nécessité de la confession, qui empêche le péché de pourrir dans l’âme du pécheur ; confession d’abord devant plusieurs membres de la communauté ; plus tard, devant un seul. Pendant que j’étais en Laponie, on me montra une domestique Lœstadienne qui faisait une fois par mois vingt-cinq lieues pour aller se confesser à une autre Lœstadienne. Sans l’absolution, nous resterions sous le jugement de Dieu. Mais, du moment que le pardon de nos péchés nous est assuré, nous n’avons qu’à détourner les yeux de nous-mêmes et à les fixer sur la croix : il nous est impossible alors de mener une mauvaise vie. La grâce divine est à quiconque dit : Je crois. Ne nous embarrassons pas de longs repentirs. Inutile de nous absorber en prières. Ce sont « les chrétiens de l’Eglise » qui prient un Dieu muet derrière les nuages. Dieu habite non pas le ciel, mais le cœur des vrais croyans. « Quand tu parles avec ton frère, tu parles avec Dieu. » La Bible n’est rien que du papier imprimé, si elle n’est expliquée par un chrétien « qui a l’Esprit. » Heureusement, tous les Lœstadieus ont l’Esprit, et on reconnaît qu’ils l’ont à ce qu’ils crient très fort. Ne raillons point leurs clameurs qui nous tympanisent, lorsque nous passons devant leurs maisons de prières, mais pas plus que les hurlemens des beaux messieurs de la Bourse. Songeons au silence de la nature polaire dont ils soulèvent un instant l’épouvantable torpeur, par ces cris qui, selon le mot si profond de Lœstadius, empêchent leur cœur de se briser.

On n’osa point prononcer contre l’apôtre le bannissement de l’Église nationale. Mais on l’inquiéta, on le tracassa, on lui infligea des réprimandes. Il se présentait devant le chapitre sous un manteau de bure grise piqué du ruban rouge. Les accusations mal dirigées tombaient à ses pieds. Son œuvre surtout plaidait pour lui. Le nombre des femmes séduites et des enfans illégitimes décroissait chaque jour ; les voleurs s’étaient convertis ; le juge et le bourreau chômaient ; les femmes se dépouillaient de leurs bijoux pour les pauvres et pour les enfans des écoles. On avait fait entrer dans tous ces cerveaux, par des voies grossières, une moralité supérieure. Lœstadius, usé de labeur, mourut en février 1861, persuadé que le Rédempteur, le Roi couronné d’épines, ne l’abandonnerait pas. Il agonisa seul, dans une pièce presque vide et mal close aux courans d’air, étendu sur une peau d’ours, une peau comme celle dont un soir il avait vu le diable affublé se tapir sous son lit. On eût dit qu’il expirait sur sa victoire. Il était certainement de la famille des fondateurs de religion. Même aujourd’hui, en Finlande jusqu’à la frontière russe et du golfe de Bothnie aux îles Lofoten, le Lœstadianisme, malgré ses trépidations et son orgueil démesuré, reste une école de vertu, une école hyperévangélique, mais périlleuse en ce que l’exaltation mystique y confine à l’excitation sensuelle.

Et c’est bien là le revers du sectarisme suédois ! Je ne le crois pas responsable de toutes les folies dont les yeux hagards et les faces convulsées apparaissent aux fenêtres de sa légende. La forêt est une grande couveuse d’hystérie. D’ailleurs, le fût-il, je voudrais savoir si les perversions du mysticisme ont jamais causé autant de vilenies que nos simples vices très laïques. Mais il faut avouer que le chemin dont il a sillonné la Suède est trop souvent sali des ornières où il a versé. Crieurs, hurleurs, convulsionnaires, trois mille personnes haletantes sur une clairière du Västergotland, danses folles où les danseurs s’écroulent l’un après l’autre et demeurent des heures entières insensibles et inanimés, lamentables dégradations des plus nobles élans du cœur : quelle banqueroute de la raison ! Ces paysans si sages, quand il s’agit de leurs intérêts municipaux et politiques, comment se déjugent-ils ainsi et aliènent-ils si facilement leur intelligence dans les questions religieuses ? La même méthode ne convient donc pas à l’étude du Code et à celle de la Bible ? Ils savent choisir des représentans honnêtes et sensés ; mais leur discernement chancelle et leur prudence s’obnubile lorsqu’ils élisent un directeur de conscience. Ils sont nourris de la moelle des Écritures ; mais ils peuvent être la proie d’un détraqué ou d’un vulgaire ambitieux.

À côté d’un Lœstadius, dont l’apostolat s’adapte à la nature de ses paroissiens comme le pas d’une vis dans un écrou branlant, voici un Erik Janson qui surgit et secoue sur des communes entières la démence et la ruine[4]. Celui-là (1808-1848) n’est qu’un fou, mais d’autant plus redoutable qu’il est lucide. À l’âge de huit ans, une chute sur la tête le tient pendant des semaines entre la vie et la mort. À vingt ans, comme il menait ses chevaux au pâturage, il tombe encore et, dans son évanouissement, il entend une voix qui lui dit : « Il est écrit que tout ce que tu demanderas en mon nom, te sera donné. » Est-il sincère ? Le mensonge et la franchise s’enchevêtrent subtilement en lui. Son ambition formidable endosse la brutalité du prophète et la rouerie du paysan. Aucun don de parole ; aucun charme extérieur : de taille moyenne, le visage parcheminé aux pommettes saillantes, des dents longues et larges, un rictus constant, « l’aspect d’un loup à la Chandeleur, » mais des regards perçans et des yeux d’hystérique qui pleure quand il veut. Son « évangile » se résume en ces quelques mots : le vrai chrétien est sans péché, car le vieil homme crucifié en lui avec le Christ, puisqu’il est mort, ne saurait pécher. Or, le vrai chrétien, ce n’est pas « cette idole de Luther qui n’a fait que couper en deux la doctrine du Pape et, entre ces deux moitiés, sauter dans l’enfer. » Le vrai chrétien, c’est moi, et c’est celui qui croit en moi. À quoi bon des charretées de livres ? La Bible contient tout ce qu’il faut savoir, la Bible et mon Catéchisme. Ouvrez mes cantiques et chantons en chœur : « Je suis parfait comme Dieu, et je vis saintement ici-bas… » Il y a dans ces axiomes, et particulièrement dans son dogme du péché, une monstrueuse caricature du Luthérianisme ; mais cette caricature, dont ils ne sentent pas l’absurdité, fascine des milliers d’êtres. On brûle les vieux catéchismes, les livrer de psaumes, les sermons d’Arndt et de Luther. Ces autodafés menacent de se répandre à travers les campagnes comme les feux de la Saint-Jean. La police, la magistrature, les médecins aliénistes sont sur pied. Arrestations, emprisonnemens. L’apôtre saisi est accusé d’avoir voulu violer une des jeunes filles de son escorte. Il prétend que ses propositions n’avaient d’autre objet que d’éprouver sa vertu. Incarcéré, ses disciples le délivrent. Pour faire croire à sa mort, une femme répand sur la route le sang d’une chèvre, et sa femme prend le deuil.

Heureusement, la naissance du Jansonisme coïncidait avec un accès de « fièvre d’Amérique. » Notre homme, à qui manquait le goût du martyre, appareilla ; mais il entraînait dans son sillage des émigrations successives qu’on évalue à quinze cents personnes. Des femmes avaient abandonné leur mari et leurs enfans ; des paysans de la Dalécarlie et de Helsingland avaient vendu leurs terres. L’enthousiasme était tel, — Selma Lagerlöf n’a point oublié cette anecdote dans sa Jérusalem, — qu’au moment du départ, une vieille femme ayant soupiré : « Nous savons ce, que nous avons maintenant, mais seul Dieu sait ce que nous rencontrerons, » on la débarqua immédiatement comme indigne de participer à une hégire dont le prophète avait convaincu les pèlerins que, dès qu’ils toucheraient la terre américaine, Dieu leur révélerait la connaissance de l’anglais. La Suède fut ainsi débarrassée d’une de ses plus malignes épidémies de mysticisme. Et, quelques années plus tard, Erik Janson, dont la colonie de Bishop-Hill avait effroyablement souffert, tombait foudroyé sous le pistolet d’un rival amoureux, dans la ville de Saint-Louis, où il venait d’acheter pour cinquante mille dollars d’actions de chemins de fer.

Un résumé, comme celui-ci, je le sens bien, risquerait de fausser l’idée qu’on doit se faire de la Suède, si les récits de ces bourrasques, plus rapprochées sur le papier qu’elles ne le furent dans le temps et surtout dans l’espace, nous voilaient de brume les calmes et nobles rivages de ses eaux dormantes. Ils ont l’avantage de nous en ouvrir les profondeurs jusqu’au lit de roc ou de sable. Les luttes religieuses sont les plus beaux soubresauts de l’humanité. Le désintéressement y semble toujours plus vraisemblable que dans les luttes politiques, ou du moins l’intérêt qu’on y débat m’y paraît très supérieur. Les luttes politiques elles-mêmes, dès qu’elles gagnent une région plus haute que nos misérables querelles, leur empruntent, pour mieux nous prendre l’âme, leur tour mystique et leur langage. Tout ce que l’homme a de meilleur : sa sensibilité, son intelligence, sa soif de découvertes et d’aventures, sa passion de réformes, son ambition de recréer l’Univers selon sa logique ou selon son cœur, y trouve un merveilleux emploi. On souhaiterait seulement que la Suède nous en eût montré de plus riches et qui servissent mieux à notre édification. Mais la pensée de ce grand pays a tant de chemin à parcourir des fjells lapons aux flots de la Baltique qu’elle passe rarement ses frontières. Que fera-t-elle demain en présence du socialisme qui s’infiltre peu à peu dans ses vallées les plus lointaines ? Selma Lagerlöf, avant Jérusalem, avait écrit un roman intitulé Les Miracles de l’Antéchrist. Pour elle, l’Antéchrist, cette contrefaçon du Christianisme, prétend réaliser le bonheur et la justice sur la terre et y bâtir la nouvelle Jérusalem. Je regrette qu’au lieu d’en transporter le sujet en Sicile, elle ne l’ait pas placé dans sa Dalécarlie ou au Norrland. L’Antéchrist est-il destiné à opérer des miracles en Suède ? Pourra-t-il accaparer l’esprit religieux du peuple et le faire servir à ses fins ? J’ai beau avoir vécu quelque temps dans l’ombre des apôtres et des prophètes suédois : ils ne m’ont point transmis leur don ou leur audace de divination. Il ne serait pas invraisemblable qu’on écrivît un jour sur les sectes socialistes suédoises un chapitre, dont je souhaite qu’il vaille beaucoup mieux que celui-ci, mais que je voudrais bien écrire moi-même, si, quand on aime un pays qui vous a si fortement captivé, on ne saurait concevoir de plus mélancolique désir que de le revoir… cent ans après.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue des 15 janvier et 1er avril.
  2. Uppenbarelsereligion, 1903.
  3. E. J. Ekman, Histoire de la Mission intérieure, 5 vol. Stockholm, 1896-1902.
  4. E. Hertenius, Histoire de l’Erik-Jansonisme, 1 vol., Stockholm, 1900.