Voyage sentimental/24

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 79-81).


LA PERRUQUE.
Paris.


Le perruquier entre. Il jette un coup-d’œil sur ma perruque, et refuse net d’y toucher. C’étoit une chose au-dessus ou au-dessous de son art. Mais, comment donc faire ? lui dis-je… Monsieur, il faut en prendre une de ma façon… j’en ai de toutes prêtes.

Mais je crains mon ami, lui dis-je en examinant celle qu’il me montroit, que cette boucle ne se soutienne pas… Vous pourriez, dit-il, la tremper dans la mer, elle tiendroit.

Tout est mesuré sur une grande échelle dans cette ville, me disois-je. La plus grande étendue des idées d’un perruquier anglois, n’auroit jamais été plus loin qu’à lui faire dire ; trempez-là dans un seau d’eau. Quelle différence ! C’est comme le temps à l’éternité.

Je l’avouerai, je déteste toutes les conceptions froides et phlegmatiques, ainsi que toutes les idées minces et bornées dont elles naissent ; je suis ordinairement si frappé des grands ouvrages de la nature, que, si je le pouvois, je n’aurais jamais d’objets de comparaison que ce ne fût pour le moins une montagne. Tout ce qu’on peut objecter contre le sublime François, dans cet exemple, c’est que la grandeur consiste plus dans le mot que dans la chose. La mer remplit, sans doute, l’esprit d’une idée vaste ; mais Paris est si avant dans les terres, qu’il n’y avoit pas d’apparence que je prisse la poste pour aller à cent milles de là faire l’expérience dont me parloit le perruquier. Ainsi, le perruquier ne me disoit rien.

Un seau d’eau fait, sans contredit, une triste figure à côté de la mer ; mais il a l’avantage d’être sous la main, et l’on peut y tremper la boucle en un instant…

Disons le vrai. L’expression françoise exprime plus qu’on ne peut effectuer. C’est du moins ce que je pense, après y avoir bien réfléchi.

Je ne sais, si je me trompe, mais il me semble que ces minuties sont des marques beaucoup plus sûres et beaucoup plus distinctives des caractères nationaux, que les affaires les plus importantes de l’État, où il n’y a ordinairement que les grands qui agissent. Ils se ressemblent et parlent à-peu-près de même dans toutes les nations, et je ne donnerais pas douze sous de plus pour avoir le choix entre eux tous.

Le perruquier resta si long-temps à accommoder ma perruque, que je trouvai qu’il étoit trop tard pour aller porter ma lettre chez madame de R… Cependant, quand un homme est une fois habillé pour sortir, il ne peut guère se livrer à des réflexions sérieuses. Je pris par écrit le nom de l’hôtel de Modène où j’étois logé, et je sortis sans savoir où j’irois… J’y songerai, dis-je, en marchant.