Voyages dans l’Amérique septentrionale/03

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Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 3 (p. 257-272).
Troisième livraison



VOYAGES DANS L’AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE,

PAR M. L. DEVILLE.




ÉTATS-UNIS ET CANADA[1].
1853 — 1854


Les cataractes du Niagara. — Leurs premiers découvreurs. — Leur aspect il y a un demi-siècle et aujourd’hui. — L’hôtel Clifton. — Le grand pont suspendu. Le gouffre. — L’île de la Chèvre. — Promenade sous la chute centrale. — La grotte des Vents. — Certificat.

Le premier Européen qui ait décrit les chutes du Niagara est un prêtre français, le franciscain Hennepin ; il les vit vers l’an de grâce 1678. Mais dans le demi-siècle qui précéda cette date elles avaient dû être connues successivement : — de Champlain, dès 1615, — des Jésuites, qui de 1634 à 1647 n’exécutèrent pas moins de dix-huit voyages entre le Saint-Laurent et le lac Supérieur, et enfin de Robert de la Salle, qui en 1670 releva minutieusement les contours des lacs Érié et Ontario. Si le silence gardé par ces explorateurs sur cette merveille de la nature américaine est difficile à expliquer, le peu qu’en ont dit leurs successeurs jusqu’à la fin du siècle dernier n’est pas moins étonnant. Il est vrai que les routes suivies alors par les trafiquants, les chasseurs et les missionnaires, laissaient toutes le Niagara à une certaine distance. Sur les rives des lacs et des rivières leurs tributaires, s’élevaient déjà des établissements prospères, des villes florissantes, que rien ne troublait encore la solitude des grandes cataractes. Lorsque l’auteur d’Atala vint tremper ses pinceaux dans ces colonnes d’eau du déluge, c’était encore une aventureuse entreprise que de se frayer un chemin dans les lacis infréquentés de la forêt immense qui leur servait de rempart et de cadre… Aujourd’hui tout cela est bien changé ; le courant des visiteurs qui s’épanche annuellement vers les fameuses chutes, semble aussi abondant que celui de leurs ondes.

Sans doute, ainsi que l’ont affirmé des écrivains de la génération qui nous précédés, on pouvait jadis, dans le double silence de la nuit et de la forêt vierge, saisir à plus de dix milles de distance les sourds mugissements de la cataracte. Mais aujourd’hui les hurlements des machines à vapeur, voguant, glissant dans toutes les directions, les sifflets des chauffeurs, les vociférations et les cris des camionneurs et des cochers, les clameurs et les murmures sans nombre et sans trêve s’élevant des fermes, des usines et des maisons de campagne alignées tout le long du fleuve, forment un concert où se perd à distance, comme dans l’orchestre d’une académie impériale de musique, la voix du grand artiste que l’on voudrait entendre. En outre, le soi-disant village qui couvre, sur la rive américaine, le plateau rocheux d’où se précipite le fleuve, ne diffère en rien, dans ses rues longues, droites et larges, dans ses nombreuses et fraîches constructions, ses six églises, ses douze élégantes hôtelleries et sa banlieue de magnifiques villas, de ce qu’on a l’habitude d’appeler une belle et bonne cité. De l’antique forêt ne cherchez pas vestige ; on l’a métamorphosée en jardins dessinés avec plus ou moins de goût, en tapis de gazons bien peignés, bien veloutés, en corbeilles de fleurs rares. Enfin les nombreuses usines, les scieries, les papeteries, alignées le long des chutes mêmes, dont une portion détournée par une prise d’eau a été consacrée à l’industrie, font penser involontairement au cheval Pégase, empêtré d’indignes harnais et soumis à la cravache d’un maquignon, ou au fouet d’un charretier. Au reste, les âmes naïves qu’émeut encore le spectacle de la nature, la sainte poésie de la terre, doivent se féliciter de pouvoir contempler le Niagara tel qu’il est aujourd’hui, car s’il était entré dans l’esprit de quelque Barnum de le diviser, subdiviser et détailler en étangs et mares de parcs, en ruisselets de jardins, en jets d’eau de parterres ou même en bocaux à poissons rouges, il l’aurait fait.

À peine descendu à l’hôtel Clifton, bâti en face de la chute, je montai au belvédère, d’où l’on aperçoit dans toute leur étendue ses deux sections qui appartiennent, l’une, aux États-Unis, l’autre au Canada. La première présente une ligne droite de trois cent vingt mètres de développement, tandis que la seconde, longue de six cents, se contourne et se creuse en forme de fer à cheval, ce qui lui a fait donner le nom anglais de horse-shoe. Par ces deux larges brèches ouvertes dans une digue rocheuse, taillée à pic, se précipite tout le trop-plein du lac Érié, trop-plein évalué mathématiquement à quatre vingt-dix millions de mètres cubes par heure, ou si l’on aime mieux, à quinze millions d’hectolitres par minute. Le nom de Niagara est une transformation du mot iroquois Ongakarra, qui signifie « l’eau retentissante comme le tonnerre. » On ne pouvait trouver une plus juste dénomination.

Les chutes du Niagara. — Dessin de Paul Huet d’après une photographie.

Devant un tel spectacle la première impression est la stupeur, et l’homme, incapable d’analyser ce qu’il éprouve, a besoin d’un peu de temps pour observer les détails de ce vaste ensemble. Quel peintre, quel musicien, quel écrivain en pourrait rendre l’effet saisissant ! Les merveilles de la nature éveillent en nous simultanément une foule de sensations complexes. La plume peut à peine noter l’une après l’autre chacune de ces impressions, qui se confondent et s’harmonisent pour exalter notre admiration. En face du spectateur s’élèvent des rochers rougeâtres, dont la couleur fait ressortir les brillantes teintes de la masse liquide. Verdâtre à son sommet, celle-ci est veinée au-dessous de filets d’argent, puis se perd dans l’abîme en avalanches d’écume neigeuse. L’île de la Chèvre (Goat-Island) se trouve au milieu des deux chutes, qui semblent à chaque instant devoir l’entraîner dans leurs impétueux tourbillons. Bien qu’elle résiste, grâce à ses puissantes assises, il s’en détache quelquefois des quartiers de rochers qui roulent dans des gouffres insondables. Une couronne de végétation apparaît seule au sommet de l’île, et surmonte les nuages épais qui du sein de l’abîme s’élèvent parés des étincelantes couleurs de l’arc-en-ciel. Du fond du gouffre bouillonnant, monte en roulements de tonnerre la voix de la cataracte qui célèbre les grandeurs de sa propre création.

Depuis plus d’une heure, je me trouvais sur le belvédère de l’hôtel, lorsque j’entendis retentir les sons bruyants du gong, cloche chinoise, fort en usage aux États-Unis. C’était l’appel du dîner ; autour de la table deux cents voyageurs étaient assis. Les dames en grande toilette portaient des robes décolletées, beaucoup plus convenables pour un bal que pour un repas d’auberge ou une promenade champêtre. Dans ces repas le champagne coule à flots, et chaque convive trouve auprès de lui la carte du menu, toujours aussi varié que délicat. Les nombreux domestiques entrent dans la salle, posent les plats sur la table et marchent avec une régularité toute militaire. On cause peu, mais on mange beaucoup et vite ; au Niagara, comme ailleurs, l’Américain semble toujours poussé par une voix intérieure qui lui crie : Debout et marche !

Une côte rapide conduit de l’hôtel à la station d’un petit bateau à vapeur, destiné à porter les promeneurs le plus près possible de la cataracte ; mais comme cette fois nous étions un trop petit nombre d’amateurs, le steamer changea sa direction et descendit le courant rapide du Niagara. Le fleuve coule entre deux murailles rocheuses dont les interstices nourrissent toujours une puissante végétation. Mais au milieu de ces rameaux dont une constante humidité entretient la verdure, ne cherchez pas avec l’auteur d’Atala « des carcajous se suspendant par leurs queues flexibles au bout d’une branche abaissée pour saisir dans l’abîme les cadavres brisés des élans et des ours[2]. » Le fleuve aujourd’hui vous réserve d’autres étonnements. Cette grande ligne noire, qui court devant vous dans le bleu du ciel, c’est le grand pont suspendu, qui unit la rive américaine à celle du Canada, Great Suspension Bridge ; œuvre gigantesque par laquelle le génie américain semble avoir voulu lutter de grandeur avec le Niagara lui-même. Ce pont se compose de deux tabliers superposés, à huit mètres d’intervalle. Les piétons et les voitures passent sur le pont inférieur ; l’autre est réservé aux convois des chemins de fer de New-York, de l’Érié et du Grand Occidental. Rassuré par la solidité des câbles de fer de cette construction, je me hasardai, après avoir payé un péage d’un franc vingt-cinq centimes, à m’aventurer jusqu’au milieu du pont, qui n’a pas moins de deux cent cinquante mètres de longueur et se balance au-dessus des flots mugissants du Niagara à une élévation plus grande que celle de la croix du Panthéon au-dessus du pavé des rues environnantes. Sur ce chemin aérien il me semblait que j’étais balancé dans l’espace. Heureusement pour moi, le tablier supérieur n’étant pas encore terminé, nul convoi à vapeur ne pouvait en ce moment passer à quelques mètres au-dessus de ma tête. Deux mois plus tard, j’aurais pu expérimenter ce complément de vertige. On n’évalue le prix de revient de ce pont étrange qu’à deux millions cinq cent mille francs. Puisse-t-il durer longtemps pour l’honneur de l’industrie humaine !

Le double pont du Niagara. — Dessin de Lancelot d’après une photographie.

J’avoue qu’en le quittant je remis avec plaisir le pied sur le sommet des rochers qui bordent le fleuve, et bientôt j’arrivai au-dessus d’un bassin circulaire dominé par des montagnes escarpées.

En cet endroit l’eau obéissant à l’impulsion de courants opposés décrit une série de cercles concentriques et forme ainsi un tournant qui présente, dit-on, une différence de trois mètres entre le niveau de son centre et celui de ses bords. Les troncs d’arbres qui y sont entraînés permettent de suivre facilement le courant de ce vaste tourbillon.

Rentré à l’hôtel pour dîner, j’allai dans la soirée admirer l’aspect grandiose et romantique de la cascade, argentée par les rayons de la lune. Je ne sais si le souvenir de la belle page que Chateaubriand a consacrée aux splendeurs mélancoliques d’une nuit passée sur ces mêmes rivages ne me poussait pas, à mon insu, à y prolonger jusqu’au jour ma promenade et mes rêveries solitaires. Mais j’avoue que la fraîcheur humide de l’atmosphère me fit regagner prosaïquement ma chambre bien close et mon lit longtemps avant que le fleuve eût cessé « de refléter dans son sein les constellations de la nuit[3]. »

Dès le lendemain matin, 12 septembre, un petit bac me conduisit sur la rive américaine. Là se trouve un escalier en bois, qui mène au plus haut sommet qui domine le fleuve. Moyennant une légère rétribution, un char mû par un mécanisme vous épargne même la fatigue de cette ascension et vous transporte, commodément assis, au-dessus de la cataracte qui se présente de profil ; tandis que sous les pieds mêmes du spectateur un large torrent couvre d’écume la cime des rochers et se précipite en frémissant dans l’abîme. On a établi un pont sur le courant rapide qui forme la chute américaine. Ce passage serait effrayant, sans les petits îlots de rochers qui, semblables à des sentinelles avancées, sont postés au bord du précipice. On arrive ainsi à l’île de la Chèvre (Goat-Island), dont on peut faire le tour en voiture dans de gracieuses allées, percées dans des bois touffus, ou à chaque pas on a ménagé de jolis points de vue sur les rapides formés par l’écoulement du lac Érié. Les bords de cet impétueux torrent et les quelques îlots qu’il ronge incessamment offrent l’image de la lutte des éléments et sont jonchés de troncs d’arbres déracinés. La carcasse d’un navire brisé sur les rochers ajoute à l’effet de ce tableau de destruction. Tous ces flots agités semblent hâter leur course vers l’abîme.

Un long escalier est adossé aux parois de Goat-Island ; je le descends jusqu’à une petite cabane ou se tient un grand diable de nègre, le guide de la grotte des Vents. Il me propose immédiatement une excursion sous la cataracte centrale. J’accepte cette offre, qui me paraît aussi bizarre que tentante. Il me faut d’abord remplacer mes vêtements par une chemise et un pantalon en laine, puis recouvrir le tout d’un costume complet en caoutchouc. Mon guide porte le même uniforme. Ces apprêts terminés, nous partons, et bientôt nous sommes sous la cascade, qui nous accueille par une large douche : c’est le baptême du Niagara. Un escalier, fragile et glissant, s’enfonce sous la voûte liquide ; nous descendons avec précaution, et le nègre m’avertit de tenir ma main devant ma bouche, car sans cette précaution il serait impossible de respirer au milieu du nuage de gouttelettes d’eau qui tourbillonnent autour de nous. Une masse épaisse de cristal verdâtre s’arrondit en arche devant nous et laisse à peine tamiser, dans ses couches liquides, une douteuse clarté, qui nous guide dans un petit sentier le long des rochers dont la paroi s’incline sur nos têtes. Nous cheminons ainsi dans un couloir de pierre et d’eau, où l’on ne peut rien distinguer, où tout autre son que le fracas épouvantable de la chute des ondes ne saurait se discerner.

Enfin nous atteignons une petite anfractuosité du roc, où l’air, emprisonné et refoulé sans cesse par l’irrésistible colonne d’eau de la cataracte, s’agite en violents tourbillons, et a valu à cet enfoncement le nom de grotte des Vents. Accroupis dans cette étroite retraite nous respirons à pleins poumons, et pendant quelques minutes nous plongeons du regard dans l’épaisseur du fleuve qui se précipite par-dessus nous. Le nègre me demande si j’ai le courage d’aller plus loin. Je me lève et nous voilà repartis ; mais nous avançons avec peine et en marchant sur des cailloux roulants. Cependant j’avançais toujours, quand le guide m’arrêta sur le bord même d’un ressaut de rocher, formant un précipice que nul encore n’a sondé. En conséquence, je casse un fragment de roche, en souvenir de ma périlleuse exploration ; puis nous revenons sur nos pas et bientôt j’éprouve, je l’avoue, une vive satisfaction à respirer en plein air. Un éboulement, un faux pas ou même la chute d’une pierre pouvait, dans cet humide souterrain, mettre un terme à ma curiosité et à mes voyages.

Le guide me donna un certificat constatant que j’ai traversé la cataracte centrale. Ce papier, dont j’offre le fac-simile au lecteur, me rappellera une exploration que je ne recommencerais certes pas, mais que je recommande à tout être blasé et en quête d’émotions. Elles ne lui feront pas défaut dans la grotte des Vents.

Fac simile d’un certificat délivré par le gardien de la grotte des Vents[4].

En remontant gaiement l’escalier, je souhaitai bonne chance à des jeunes gens qui se préparaient à visiter le couloir sous-marin. Le visiteur a toujours à y redouter, entre autres périls, un de ces éboulements qui ont déjà plusieurs fois modifié l’aspect des chutes du Niagara. On a vu de nos jours des masses considérables se détacher de l’une et l’autre rive. Le fleuve, en effet, lime sans cesse la surface du rocher d’où il se précipite et les tourbillons de la cataracte en creusent incessamment la base.

Les géologues assurent qu’autrefois la chute se trouvait à Lewiston, non loin du lac Ontario. Elle se rapproche ainsi du lac Érie ; peut-être un jour la digue qui sépare les deux lacs et qui diminue toujours d’épaisseur, disparaîtra complétement et leur laissera confondre les niveaux aujourd’hui si différents de leurs eaux. Combien de siècles s’écouleront avant cette époque ?


Légendes du Niagara. — La tour américaine. — Adieux aux chutes. — Buffalo. — Importance de cette ville. Un trait des mœurs locales.

Outre les écroulements, le Niagara tient en réserve, pour ses visiteurs, d’autres dangers, dont de nombreuses légendes locales n’attestent que trop la réalité. Entre ces pointes de roches noires qui percent la nappe verte des ondes, à l’angle même de leur chute, un pauvre pêcheur entraîné dans son batelet par le courant, est resté suspendu un jour et une nuit, agonisant sur l’abîme, hors de la portée de tout secours humain. Il y serait mort de froid ou de faim si une lame furieuse, le soulevant enfin, ne lui avait procuré une mort plus facile. Ici où la chute récente de la table du Roc a ouvert une large brèche tourmentée dans la paroi de la rive américaine, une jeune fille s’est penchée naguère pour cueillir une fleur entrevue dans une fissure du rocher ; fleur et jeune fille ont roulé ensemble dans le gouffre. Là-bas sur cet amas de blocs où les arbres du rivage et la poussière d’eau des chutes entretiennent une ombre et une humidité constantes, un jeune couple, marié de la veille, se tenait un jour, ne songeant guère au péril. L’épouse, la main passée dans la main de l’époux, voulut atteindre une saillie de rocher, dangereux piédestal couvert de mousse humide… elle glissa, entraînant avec elle dans la mort celui auquel son amour venait de laisser entrevoir toutes les bénédictions de la vie. Il y a encore à craindre pour les organisations nerveuses, impressionnables, la fascination de l’abîme, non moins réelle que celle que le serpent exerce sur sa victime. Un de mes guides me raconta à ce sujet le fait suivant, dans lequel il avait été tout à la fois acteur et témoin.

Il avait conduit une dame et sa fille, créature charmante, sur un des points accessibles les plus plongés dans la fumée des eaux, et la romanesque jeune fille, debout sur la crête du précipice, ses cheveux et ses vêtements flottants au vent, paraissait tellement absorbée dans la contemplation de la scène sauvage qui s’étendait sous ses pieds, que le guide alarmé, la saisissant par le bras, lui fit remarquer qu’elle s’exposait gratuitement à un grand danger.

« Oh ! répondit-elle en souriant, il n’y a point de danger, même si je me précipitais là-bas. Pensez-vous que je puisse me blesser dans ces couches d’impalpable rosée ? Je flotterais au milieu d’elles comme un ballon. Mère ! je veux essayer de m’envoler ! »

La mère épouvantée et le guide se hâtèrent d’entraîner en arrière, mais non sans difficultés, la jeune visionnaire, qui ne fut pas plutôt arrachée à sa terrible extase, qu’elle s’affaissa sur le sol et fondit en larmes.

En écoutant ces récits et bien d’autres encore, je me dirigeai vers une tour construite au bord même de la chute anglaise. Pour y parvenir, il faut passer sur un pont qui a pour base les rochers parsemés au milieu des rapides. Du haut de la plate-forme du monument qui atteint environ une quinzaine de mètres d’élévation, la vue plonge dans le gouffre de la cascade qui forme un immense croissant. L’eau se précipite avec une rapidité effrayante et tombe en nappes énormes, qui ont plus de six mètres d’épaisseur. Leurs chocs violents produisent des flots d’écume et lancent dans les airs une masse de gouttelettes brillamment irisées par le soleil. Le fracas de la cataracte est effrayant ; il semble que la terre tremble et que la tour, ébranlée dans ses fondations, va s’écrouler dans le gouffre qu’elle domine. On est en proie au double vertige de l’extase et de l’admiration.

De retour sur l’île de la Chèvre, j’allai prendre des rafraîchissements dans le magasin appelé l’Emporium et aussi l’entrepôt indien. On y trouve une foule d’objets fabriqués dans les environs par les tribus indiennes. Il y a des pelleteries de toute sorte, des chaussures indigènes ou mocassins, des coiffures ornées de paillettes en argent et des porte-cigares en écorce qui sont remarquables par la naïveté de leurs dessins. Après avoir acheté quelques échantillons de l’industrie des Indiens, j’allai faire à l’hôtel mes préparatifs de départ pour le lac Érié et le Mississipi.

Le 12 septembre, à six heures du soir, disant adieu au Niagara, je pris le chemin de fer qui remonte la rive américaine du fleuve et conduit à Buffalo, à travers d’épaisses forêts. Buffalo, peuplée à peine de deux mille habitants en 1820, en compte aujourd’hui plus de soixante mille. Les produits de ses manufactures et les céréales de son district ont figuré avec honneur aux expositions universelles de Londres et de Paris. Son heureuse situation au débouché du grand canal Érié, qui unit les eaux du lac de ce nom aux riches bassins de l’Hudson et de l’Ohio, explique les rapides développements de cette ville, la seconde de l’État de New-York par son importance, son industrie et ses richesses. Elle a déjà, comme l’Imperial City, sa Broadway et ses hôtels-palais, habités par une foule de ménages indigènes, qui ne connaissent pas d’autres foyers. On vit avec tant de hâte aux États-Unis qu’on ne s’y donne pas la peine de se créer un logis à soi.

Sans aucun doute, si j’avais pu disposer de quelques jours, j’en aurais trouvé le bon emploi dans cette ville et dans ses environs ; mais j’eus à peine quelques heures à leur consacrer ; le steamer qui devait m’emporter à l’autre extrémité du ac Érié chauffait déjà au moment de mon arrivée. À défaut d’observations personnelles, je crois pouvoir emprunter au journal d’un touriste allemand, qui a passé à Buffalo quelques années après moi, un trait assez caractéristique des mœurs locales.

« Parmi les choses les plus intéressantes que j’aie vues à Buffalo, je dois certainement, dit M. Kohl, ranger une vente de livres à la criée, opération commerciale toute nouvelle pour moi, mais très-fréquente en ce pays. C’était une forte partie de livres, tous fraîchement reliés. Ces vieilles éditions, revêtues de parchemin, qui font la joie d’un bibliomane européen, n’auraient pas trouvé ici un seul amateur. Tous ceux qui s’étalaient sous mes yeux resplendissaient des plus vives couleurs et des plus brillantes dorures. Il n’y avait pas jusqu’à de vieux respectables patriciens, comme Thucydide et Tacite, qui n’eussent revêtu, pour tenter les yeux américains, une livrée chatoyante et dorée.

« À côté de ces princes de l’histoire étaient rangés César, Tite Live et d’autres sérieux narrateurs, puis une foule d’ouvrages scientifiques des plus graves, sur l’histoire naturelle, l’astronomie, la géographie, etc., etc. Je m’imaginai que tout cet étalage était uniquement destiné aux étudiants, aux professeurs des colléges, et tout au moins aux maîtres de pensions de Buffalo. Mon étonnement ne fut pas mince quand j’entendis soudain le commissaire priseur s’écrier :

« Ceci est un Tite Live, traduit pour vous de l’original latin ; il n’y a point de lecture plus intéressante !

« Voici les Commentaires de César, excellent ouvrage, qui vous décrit tout au long la France, ses mœurs, ses coutumes, et le vieux Paris ! Regardez dans quel bon état de conservation est cet ouvrage ; vous ne pouvez offrir un plus joli volume à vos femmes ! Les Commentaires de César pour un demi-dollar ! »

« En écoutant ces paroles et en regardant autour de moi, je m’aperçus que l’assemblée à laquelle elles s’adressaient n’était, en réalité, composée que de petits boutiquiers, d’ouvriers de la ville ou de paysans des environs, braves gens qui, ayant bien vendu au marché les produits de leur industrie, étaient bien aises d’échanger une partie de leur gain contre quelques livres utiles à leurs familles ou à eux-mêmes. J’aurais voulu entrer en conversation avec eux, mais la voix du commissaire priseur m’en empêcha.

« Voici, continua-t-il, l’Architecture de Bailey, la première autorité des temps modernes en matière de construction ; avec ce livre, rien ne vous sera plus facile que d’établir vous-mêmes un devis de bâtiment. C’est le premier exemplaire de cet ouvrage qui ait jamais été mis en vente à Buffalo. Je vous le cède pour deux dollars ; qui en veut ? qui enchérit ?

« — Dix cents !

« — Vingt cents ! »

« L’Architecture de Bailey monta à trois dollars.

« Ceci est l’Histoire des États-Unis, par Bancroft. C’est le dernier exemplaire de cet incomparable ouvrage que je puis vous offrir. Impossible d’élever vos enfants sans ce livre. Tout citoyen est tenu de connaître l’histoire de son pays. Nul n’est capable de prononcer un discours en public s’il n’a lu ce livre. Comment voulez-vous voter ou exprimer vos opinions politiques, si vous ne connaissez à fond l’Histoire des États-Unis, par Bancroft ? »

« J’en passe, et des meilleurs, tels que la Vie de Napoléon, par Walter Scott ; les Antiquités juives de Flavius Josèphe, et surtout un Traité d’astronomie, illustré de deux mille figures, « mettant à la portée de tous, et clair comme le jour, le soleil, la lune, les planètes, les comètes et les étoiles ; le tout pour un dollar ! »

« Tout fut enlevé, payé et soigneusement enveloppé, et quelques heures après, cette masse incohérente de livres, éparpillés vers les quatre aires de l’horizon, s’écoulait en bateaux à vapeur, en voies ferrées, ou simplement dans les chemins vicinaux de la banlieue de Buffalo. Il faut, certes, remonter le cours des âges, jusqu’au siècle d’Auguste et de Mécène, pour retrouver un fermier colonial rentrant chez lui du marché avec un Tite Live bien et dûment attaché au bât de sa monture. (J. G. Kohl, Travels in Canada.)

Il y a soixante-dix ans qu’au lieu même où s’élève maintenant Buffalo, Chateaubriand rencontra un compatriote, matelot déserteur, qui, une pochette et un archet sous le bras, gagnait sa vie, en allant à travers bois, de tribus en tribus, donner gravement des leçons de chorégraphie parisienne à messieurs les sauvages et à mesdames les sauvagesses. Ne vous semble-t-il pas, lecteurs, que le sang de ce virtuose doit couler dans les veines du commissaire-priseur que vient de nous montrer M. Kohl ?


Le Southern-Michigan. — Encore une fois le ciel et l’eau. — L’aigle à tête blanche. — Monroë. — Détroit. — La terre promise de l’émigration. — L’Indiana. — L’Illinois. — Chicago.

Parmi les nombreux avantages dont Buffalo est douée, cette ville possède une magnifique marine à vapeur desservant le lac Érié. Le Southern-Michigan, qui m’emporta à l’extrémité opposée de cette mer intérieure, est non-seulement le plus somptueux bateau à vapeur, mais un des plus modérés dans ses tarifs que j’aie rencontrés. Je n’eus à payer que quarante francs pour une place de première classe, tant sur ce steamer que sur le chemin de fer qui relie Monroë, où il atterrit, à Chicago, la grande cité du nord-ouest. Le lit se paye en sus cinq francs, et moyennant deux francs cinquante centimes, on prend place à une excellente table d’hôte.

Comme le lac à cinq cent quatre kilomètres de longueur sur une largeur de cent treize, ses rives boisées furent bientôt hors de vue, grâce à la rapidité du Southern-Michigan ; mais quoique le spectacle seul du ciel et de l’eau puisse paraitre monotone, ce ciel était d’un bleu si profond, si intense, les eaux calmes du lac le réfléchissaient si fidèlement, que la traversée me parut charmante.

Le lendemain 12 septembre, en approchant de l’extrémité sud-ouest de l’Érié, nous aperçûmes quelques bâtiments à voiles, tachetant, comme des cygnes blancs, l’azur des eaux et se perdant rapidement dans la direction du nord ; c’étaient des caboteurs américains, se dirigeant vers les canaux naturels de Détroit et de Sainte-Claire, qui servent d’écoulement au lac Huron. Dans l’azur du ciel, d’autres points blancs, décrivant de hautes spirales, ou des zigzags rapides à la façon des éclairs, attirèrent longtemps mes regards. Un examen attentif me convainquit que j’avais devant les yeux un couple ou deux de cette puissante espèce de rapaces, l’aigle à tête blanche, qui a fourni aux États-Unis leur blason et de si belles pages à Audubon. Peu après, pendant que le steamer filait à travers le petit archipel d’îlots boisés, qui sépare de la grande nappe du lac Érié son extrémité orientale, j’eus la chance heureuse de contempler d’assez près un de ces tyrans de l’air et des eaux. Il était dans une de ces poses pittoresques qu’ont, pour ainsi dire, photographiées la plume et les pinceaux du grand naturaliste américain.

L’aigle à tête blanche. — Dessin de Rouyer d’après Audubon.

Debout sur un rocher dominant les eaux du lac, il étreignait de sa forte serre un gros poisson, enlevé par lui à une orfraie qui venait de le pêcher dans une tout autre intention que de lui en faire hommage.

« Voyez comme il foule de tout son poids ce cadavre palpitant encore ; comme il y plonge profondément son bec acéré ! Il rugit de plaisir ; on dirait qu’il savoure les dernières convulsions de sa victime, et qu’il s’efforce de lui faire sentir toutes les horreurs possibles de l’agonie[5]. »

La vallée de Monroë, où le steamer nous déposa à trois heures de l’après-midi, ne date que d’hier, mais un grand avenir lui est promis. On peut la regarder comme la tête de tous les chemins de fer du nord-ouest américain. Celui que je pris se dirige vers Chicago, en suivant d’abord le petit axe de la grande presqu’île de Michigan, et en contournant ensuite l’extrémité sud du lac de ce nom, nappe d’eau douce, plus vaste à elle seule que l’Érié et l’Ontario réunis. Sur tout ce trajet, il me fit traverser tantôt des forêts noircies par la foudre ou par les incendies des défrichements, tantôt ces immenses prairies aux larges ondulations si recherchées des laboureurs et des éleveurs de bestiaux. Les stations fort rapprochées les unes des autres desservent des localités pour la plupart encore peu importantes, mais qui grandissent rapidement, l’État de Michigan étant en quelque sorte le seuil de la terre promise de l’émigration.

Le territoire de cet État, qui, à l’époque où Malte-Brun publiait sa grande Géographie (en 1817) ne renfermait que quatre à cinq mille habitants, et qui passait même pour peu fertile, en nourrit aujourd’hui plus de six cent mille. Détroit, sa capitale, qui comptait deux mille âmes en 1820, en avait soixante mille au dernier recensement. Placée sur la rive américaine de la rivière qui déverse les eaux du lac Huron dans le lac Érié, comme le Bosphore déverse les eaux de la mer Noire dans la Méditerranée, ce sera un jour la Constantinople des mers intérieures de l’Amérique du Nord.

En contournant l’extrémité sud du lac Michigan, le convoi qui m’emportait vers Chicago traversa, sur un parcours d’une centaine de kilomètres, l’État d’Indiana, dont la colonisation, qui ne date pas d’un demi-siècle, s’est élevée, dans ce court laps de temps, de vingt mille habitants à près de quatorze cent mille, et a pris rang parmi les États de l’Union les plus avancés en agriculture, en industrie et en travaux publics. Dès 1853, il n’a pas craint de dépenser cent vingt millions de francs pour ses seuls chemins de fer ; aussi ceux-ci présentent-ils, en 1860, un développement de plus de trois mille kilomètres.

L’État d’Illinois, où nous pénétrons en franchissant la frontière occidentale de l’Indiana, est encore mieux doté de chemins de fer que ce dernier. Dès 1855, il avait déjà dépensé trois cent cinquante-cinq millions de francs pour cet objet, et possédait cinq mille deux cents kilomètres de voies ferrées, construites ou en construction. Il n’est pas moins favorisé sous le rapport de la navigation intérieure. Au nord-est, un littoral de quatre-vingt-dix kilomètres environ, sur les eaux du Michigan, le met en communication directe avec la chaîne des grands lacs, avec le Saint-Laurent et l’Atlantique ; à l’ouest, il a pour limite le Mississipi, le roi des fleuves navigables ; au midi, il s’appuie sur l’Ohio, tandis que le Wabash, à l’est, le sépare de l’Indiana.

Les prairies, qui forment la partie agricole la plus riche et la plus étendue de l’Illinois, occupent plus des deux tiers de son territoire. Vers le centre, l’est et le nord de l’État, elles revêtent ce caractère d’immensité qui donne à la contrée un cachet tout particulier. Tantôt hautes, tantôt basses, elles s’étalent parfois en belles plaines, mais le plus souvent présentent des ondulations qui se succèdent à l’infini, comme celles de l’océan après la tempête. À l’état inculte ou cultivé elles sont partout couvertes de hautes herbes qui annoncent la fécondité du sol, et, en général, les meilleures qualités pour la nourriture et l’engrais des bestiaux. C’est de l’Illinois que l’Angleterre tire aujourd’hui les viandes les plus estimées pour sa marine et ses ouvriers.

Toutes les espèces de céréales, et surtout le maïs, réussissent à souhait dans ce sol, presque partout formé d’une épaisse couche d’alluvion, d’une fertilité qu’on peut dire inépuisable, car on cite des places qui étaient déjà défrichées, il y a cent ans, par des Français et des Indiens, et qui n’ont cessé de fournir depuis, chaque année, sans engrais et sans assolement, une abondante récolte de céréales.

Dans ce sol inépuisable, tous les légumes, tous les fruits de l’Europe centrale croissent aussi beaux, aussi savoureux que ceux de nos jardins. Dans les districts méridionaux on cultive déjà la vigne avec succès. La betterave et le sorgho n’y réussissent pas moins ; les essais tentés depuis quelques années sur ces deux plantes saccharifères ont donné des résultats d’après lesquels les colons de l’Illinois peuvent légitimement espérer s’affranchir, dans un avenir plus ou moins éloigné, du tribut qu’ils payent aux États à esclaves pour leurs approvisionnements de sucre.

Si, à tant d’avantages, on ajoute que l’émigrant d’Europe peut retrouver jusque dans les forêts différentes variétés de noix, de noisettes, de framboises, de myrtilles, qui lui rappellent les joies de l’enfance et du sol natal, et que les produits de la chasse et de la pêche sont assez considérables pour fournir annuellement à l’exportation d’outre-mer près de deux cent mille kilogrammes de gibier de toute espèce, on comprendra facilement pourquoi la population de l’Illinois, qui ne comptait en 1810 que douze mille deux cent quatre-vingts habitants, en nourrit aujourd’hui un million sept cent mille ; comment Chicago, qui ne date pas d’un demi-siècle, est en 1861 une cité de cent quarante mille âmes, et comment l’agriculture de ce jeune État a pu se présenter aux expositions universelles de Londres et de Paris avec un instrument d’une application aussi économique qu’ingénieuse, dont toute la science agronomique du vieux monde n’avait pu encore calculer et réunir les éléments, — la moissonneuse de Mac-Cormick.

Depuis trente ans Chicago est le centre, on pourrait dire le réservoir, d’où les flots toujours croissants de l’émigration européenne se sont épanchés, d’abord au sud et au sud-ouest, puis au nord, le long des rives des lacs Michigan et Supérieur, et enfin à l’ouest, au delà du Mississipi. Au moment actuel, les six États de Michigan, d’Indiana, d’Illinois, de Wisconsin, d’IoWa et Minnesota nourrissent plus d’un million d’hommes nés en Europe, et qui sont venus demander à ces régions un toit assuré pour leur vieillesse, une tombe paisible pour leurs ossements, un berceau non besogneux pour leurs enfants. La plupart de ces pauvres déshérités du vieux monde ont trouvé ce qu’ils cherchaient dans le nouveau et oublient aujourd’hui dans une abondance relative les âpres motifs qui leur ont fait quitter la terre natale, les angoisses des adieux et les misères poignantes de leur longue traversée[6].

Après la malheureuse Irlande, qui a perdu plus du tiers de sa population depuis 1845 seulement, c’est l’Allemagne qui a le plus fourni au courant d’émigration qui nous occupe ici ; la Scandinavie vient ensuite, puis la Suisse, la Belgique et enfin la France. Des localités baptisées des noms bien connus de Toulon, de Vesoul, de Gy, etc., etc., apprennent de loin en loin au voyageur qui se rend des bords du Michigan à ceux du Mississipi que des Provençaux et des Francs-Comtois sont venus chercher dans cette contrée un sol moins dénudé que les Basses-Alpes, moins épuisé que les vignobles de la Haute-Saône.

À l’époque de mon passage, Chicago n’était remarquable que par son étendue, sa population et son commerce et n’avait point encore de monument digne de son importance. Après un court séjour je pris le chemin de fer de Galéna, dans la direction du Mississipi.

Le chemin de fer n’était pas alors entièrement terminé, et à la dernière station nous trouvâmes, pour le remplacer, plusieurs voitures attelées de quatre chevaux. Neuf voyageurs montèrent dans chacun de ces véhicules. Nous partîmes au galop, à travers un pays fort accidenté et des routes qui ne l’étaient pas moins. On ne s’en occupait nullement, le chemin de fer devant être bientôt achevé. En attendant, notre voiture semblait à chaque instant devoir rouler dans des ravins escarpés. Comme un de mes voisins s’adressait froidement au cocher, je m’imaginai que sans doute il l’engageait à être prudent dans ces chemins dangereux ; mais voici la fin de sa phrase :

Go ahead, and never mind ! (En avant, et ne faites attention à rien.)

Telle est, en effet, la devise des Américains. Il faut d’abord avancer, peu importent les risques. Dans la soirée, nous atteignîmes sans accident Galéna, et j’allai coucher à bord du bateau à vapeur, qui partait le

lendemain pour Saint-Paul, dernière station des steamers qui remontent le Mississipi.

La petite ville de Galéna, chef-lieu d’un district minier, est bâtie sur les flancs d’une colline, qui domine l’étroite rivière nommée la Fèvre. Les maisons occupent des plateaux parallèles et superposés les uns au-dessus des autres. Cette disposition de la ville lui donne un aspect étrange mais pittoresque. De larges escaliers en bois unissent les différents étages de la ville et conduisent jusqu’au sommet de la colline, d’où la vue s’étend sur des campagnes boisées. Les quais sont couverts de saumons de plomb, provenant des riches mines des environs.

Le 17, à deux heures de l’après-midi, le chargement étant complet, nous quittons Galéna, mais nous avançons fort lentement sur la rivière de la Fèvre, encaissée entre deux collines boisées. Enfin, nous atteignons le Mississipi, le plus grand fleuve de l’Amérique septentrionale. Né dans le lac Hasca, à six cents mètres au-dessus du niveau de l’océan, ce grand cours d’eau va se jeter dans le golfe du Mexique, après avoir parcouru cinq mille quatre cents kilomètres. On comprend que les Indiens aient appelé ce fleuve Meschacébé, le vieux père des eaux. Il peut avoir deux kilomètres de largeur devant la ville de Dubuque, où la Fèvre se perd dans son cours.

Dans la saison où nous étions, ses eaux sont basses ; aussi avait-on souvent recours à la sonde, et il fallait sans cesse passer d’une rive à l’autre pour suivre le chenal le plus profond. En outre, le bateau plat que nous remorquions retardait notre marche. On s’arrêtait fréquemment devant des hameaux composés de quelques maisons, ou bien pour prendre le bois de chauffage nécessaire à notre machine.

À chaque instant, les rives du fleuve changent d’aspect, tantôt elles sont plates et boisées, tantôt elles s’élèvent droites comme des murailles, et les rochers forment des ruines de forteresses gigantesques. Le cours du Mississipi est embarrassé de nombreuses îles couvertes d’une épaisse végétation. Mais on ne peut rien comparer à la vue magnifique offerte par la prairie du Chien, située on amont du confluent du Wisconsin avec le grand fleuve.

La prairie du Chien. — Dessin de Paul Huet d’après M. Deville.

Des plaines immenses et les lointains profils des montagnes s’harmonisent ici avec une gracieuse grandeur qui caractérise bien l’Amérique telle que je la rêvais. À cet endroit, le fleuve prend une telle extension qu’on se croirait sur un lac.

Pendant la soirée, j’entendis plusieurs passagers s’écrier :

« Un homme à l’eau ! »

On arrêta un instant le steamer, mais-rien ne parut à la surface du Mississipi.

« Nous aurons rencontré un tronc d’arbre, dit le capitaine. Go ahead and never mind !  » (En route, et n’y pensons plus.)

Cependant l’officier américain, qui conduisait des troupes contre je ne sais quelle tribu lointaine d’Indiens, fit l’appel des soldats : il en manquait un. Ses camarades l’avaient vu se jeter dans le fleuve. Ce malheureux tenait à la main son fusil afin d’augmenter son poids et de ne pas remonter à la surface de l’eau. On ne fit nulle autre attention à cet accident ; ce qui est bien naturel chez un peuple où l’on se préoccupe si peu des fréquentes catastrophes occasionnées par l’explosion des steamers et par le choc des convois sur les chemins de fer.


Les bords du Mississipi. — Changements apportés par un demi siècle. — La colonisation. — Le Minnesota. — Les émigrants. — Indiens Chippevays. — Le lac Pépin. — Maiden’s rock. — Les chutes de Saint-Antoine. — Le fort Smelling. — Une légende indienne.

Quarante-huit ans seulement avant moi un officier des États-Unis, qui a laissé un nom respecté dans la géographie de l’Amérique du Nord, le major Pike, remontait le Mississipi dans un bateau à rames ; il était chargé par son gouvernement d’explorer la branche principale du fleuve jusqu’à sa source, d’en reconnaître les affluents supérieurs, d’étudier le sol, alors inconnu, qu’ils arrosent, et d’obtenir des Indiens propriétaires de ce sol la permission[7] d’établir des postes militaires ou des factoreries sur les points qu’il jugerait les plus convenables à cet effet.

Le paysage qui sert de cadre au Mississipi a peu changé depuis le major Pike. Sur les deux rives c’est toujours la succession de prairies et de collines qu’il admirait, et qui, au lieu d’être parallèles au fleuve, croisent son cours en lignes obliques de plus en plus accidentées et pittoresques à mesure que l’on remonte vers le nord. La haute végétation de ce paysage est toujours composée dans les bas-fonds de bouleaux, d’ormes, de cutton-wood, ou peuplier du Canada, et de cèdres sur les hauteurs, mais quels changements dans l’intensité de la vie et de l’activité humaine ! À la place des rares wigwams des propriétaires primitifs du sol s’élèvent de nombreuses bourgades, des cités déjà florissantes, et d’innombrables troupeaux domestiques ont remplacé, sur les pâturages des deux rives, les daims et les bisons que Pike put y voir bondir. À l’orée de chaque vallon on entrevoit des fermes, des usines en activité ou en construction, et la charrue passe et repasse sur les vieux sentiers de la guerre.

Je laisse sur ma gauche l’État d’Iowa avec ses cinq cent mille colons ; à ma droite se déroule le Wisconsin, qui en nourrit déjà sept cent cinquante mille, et devant moi ondule le plateau du Minnesota, dont le centre voit sourdre, à côté les unes des autres et comme d’un commun réservoir : 1o les sources du Mississipi, qui va chauffer ses ondes dans la mer brûlante du Mexique, 2o, de la rivière Rouge, qui va perdre les siennes dans les glaces de la baie d’Hudson, 3o et enfin de la rivière Saint-Louis, qui, se jetant dans l’angle occidental du lac Supérieur, peut être considérée comme la source la plus reculée du Saint-Laurent.

L’élévation du sol plus encore que celle de la latitude (de 42 à 49°) rend, dans le Minnesota, les saisons constantes, les étés agréables, l’hiver long et rigoureux ; toutefois on s’habitue facilement à le supporter. Il n’est pas d’ailleurs également rude dans toutes les parties du pays : vers le sud et au centre la température reste constamment très-supportable, tandis que vers l’extrême frontière nord le mercure gèle quelquefois.

Ces conditions climatologiques assurent la salubrité du pays. Sa réputation à cet égard est bien établie ; beaucoup d’habitants du Sud, énervés ou épuisés sous l’influence d’un climat trop chaud, vont s’y fixer pour rétablir leur santé. Ils y ont formé le noyau de la population, forte déjà de cent soixante-quinze mille âmes, et que renforce chaque jour l’émigration européenne. Les Français, les Suisses, les Allemands, les Suédois et les Norvégiens y affluent. Les derniers s’enfoncent dans les sapinières de la partie nord ; les premiers se fixent de préférence dans les districts du sud, où le chêne, le frêne, le platane leur rappellent la végétation forestière de leur patrie.

Le Mississipi, qui traverse le centre de l’État, est navigable jusqu’à trois cents milles au-dessus des chutes Saint-Antoine, où se trouvent les stations de bateaux à vapeur qui font le service du fleuve en amont et en aval des chutes. Ses principaux affluents sont la rivière du Rum et la rivière Sainte-Croix (qui charrient les bois coupés dans les sapinières du nord) et la rivière Saint-Pierre ou Minnesota, qui parcourt toute la partie sud-ouest de l’État, et offre à la navigation un canal de près de cinq cents milles pendant les hautes eaux.

Lorsque les voies d’eau sont fermées par la glace, c’est-à-dire du 20 novembre au 20 avril, le Minnesota n’ayant pas encore de chemin de fer, la circulation, les voyages, les transports des dépêches et des marchandises s’y font au moyen de traîneaux de différentes forme et grandeur, attelés de chevaux vigoureux. Quelquefois on préfère à ceux-ci un attelage de chiens, surtout quand il s’agit d’expéditions lointaines vers le nord. Ces animaux, qui supportent très-bien la fatigue et le froid, exigent peu de nourriture et font souvent un trajet de cent milles dans une journée.

Mais à l’époque de mon passage, bien que l’automne commençât à nuancer les feuilles des forêts, que la rosée du matin fût froide, les journées étaient chaudes et les eaux des rivières, des ruisseaux et des centaines de lacs, qui donnent au paysage de cette contrée un caractère tout particulier, scintillaient bleues et brillantes au soleil. Les convois d’émigrants venant des États de l’est et qui m’apparaissent de loin en loin sur les rives du fleuve, me rappelaient tantôt la caravane du Squatter de la prairie, telle que Cooper l’a gravée dans toutes les mémoires, tantôt cette page non moins belle où Audubon a peint les pionniers du Mississipi :

« Les voilà qui s’avancent dans leurs longs chariots à quatre roues, où sont entassés femmes, enfants et bagages. Une toile blanche, tendue sur des cerceaux, abrite la famille contre le soleil et l’orage. Le digne mari, le rifle sur l’épaule, et ses garçons, revêtus de bonne grosse étoffe, touchent les bœufs et conduisent la procession, suivis de leurs chiens de chasse ou de garde. Ils voyagent lentement, à petites journées, et tout n’est pas plaisir sur le chemin. D’un côté, c’est le bétail qui, sauvage et entêté, s’écarte à chaque instant de la ligne droite pour courir à une source ou à un bouquet de bois et ne peut être ramené qu’au prix de beaucoup de temps et de peines ; d’un autre, c’est un harnais qui se rompt et qu’il est indispensable de raccommoder sur-le-champ. Plus loin il faut courir à la recherche d’un baril tombé inaperçu, les pauvres gens ont grand besoin de ne rien perdre de leur chétif avoir. Et puis les routes sont affreuses ; plus d’une fois toutes les mains sont appelées à pousser à la roue ou à soutenir la charrette qui penche et va verser. Enfin, au coucher du soleil, ils ont fait cinq ou six lieues. Fatigués, ils se groupent autour d’un feu qu’il n’est pas toujours facile d’allumer ; le souper est préparé ; on simule au moyen des chariots et de quelques arbres abattus une sorte de camp, et c’est là qu’ils passent la nuit.

Les émigrants en marche. — Dessin de Eugène Lavieille d’après une gravure américaine.

« Des jours succèdent aux jours et des semaines aux semaines avant qu’ils atteignent le but de leur pèlerinage, quelque vallon écarté du far-west, où ne retentissent pas trop et le bruit de la hache des voisins, et, faut-il l’avouer, le mot sacramentel et gênant de la loi. »


Mais au milieu des invasions de la race blanche que deviennent ceux que la chancellerie de Washington appelait encore, il y a un demi-siècle, les propriétaires du sol ? Hélas ! ce que deviennent les neiges d’antan. Ils fondent, pour ainsi dire, devant les défrichements. Chasseurs jetés au milieu de la vie de cité, sans transitions, sans préparations aucunes, ils s’éteignent sous les émanations des fermes et des usines, des guérets mis en cultures. Ils disparaissent avec les grands troupeaux de bisons et de daims qui servaient à leur nourriture. Durant toutes mes pérégrinations sur le haut Mississipi, je n’en ai aperçu qu’une fois ou deux.

À la hauteur du lac Pépin, trois Indiens Chippeways montèrent abord, tandis que le reste de la tribu leur faisait des signes d’adieu du haut de la berge du Mississipi. Ces Indiens étaient de grande taille, mais avaient des traits grossiers et la peau d’une couleur rougeâtre très-foncée. La moitié de leur figure était couverte d’une épaisse couche de vermillon qui s’étendait jusqu’à leurs cheveux natés au sommet du crâne. Ils portaient de longues guêtres de cuir attachées sur le côté par mille lanières effilées. Par-dessus une espèce de blouse déguenillée, ils avaient jeté une grande couverture en laine, qui les enveloppait entièrement. Ils ne savaient pas un mot d’anglais, et semblaient un peu hébétés. L’un d’eux, armé d’une longue lame d’acier en forme de poignard, avait planté sa pipe dans ses cheveux. Ces trois Chippeways allaient à Saint-Paul réclamer un cheval qu’ils accusaient les Sioux de leur avoir enlevé. Ces vols d’animaux, assez fréquents entre les tribus, les poussent à des guerres acharnées.

Le lac Pépin est formé par le fleuve lui-même, qui atteint à cet endroit une largeur de six à sept kilomètres. En face de nous se présente Maiden’s rock, vaste rocher de cent trente mètres de hauteur, et dont les flancs escarpés ajoutent à l’effet de cette pittoresque contrée.

Le lac Pépin. — Dessin de Paul Huet d’après M. Deville.

Maiden’s rock signifie Rocher de la vierge. Ce nom doit son origine à une légende indienne. On raconte que de cette sommité une jeune fille se précipita dans le Mississipi, en présence de sa tribu tout entière, plutôt que d’épouser un homme qu’elle n’aimait pas.

L’histoire de cette pauvre créature semble symlioliser les destinées de la race indienne tout entière, qui se plonge dans la solitude et se suicide dans l’abrutissement pour ne pas épouser la civilisation.

La ville de Saint-Paul, où j’arrivai à la fin de septembre, a fourni un chiffre de quinze mille habitants au recensement de 1860. C’est la cité la plus considérable du Minnesota, c’est le chef-lieu officiel de l’État.

Située à sept milles en aval du confluent de la rivière Saint-Pierre et du Mississipi, à trente milles de l’embouchure de la rivière Sainte-Croix, elle est bâtie en amphithéâtre et à mi-côte sur la rive gauche du fleuve, qu’elle domine à pic dans une grande étendue. De cette élévation, qui n’est pas de moins de soixante-quinze pieds, on a construit, au centre de la ville, un immense pont incliné, de douze à quatorze cents pieds de longueur, pour joindre la ville à la rive opposée qui n’est guère plus élevée que les eaux du fleuve, et sur laquelle existent déjà un grand nombre d’habitations. Ce pont coûtera cent cinquante mille dollars. Au côté sud de la ville, les rues descendent rapidement au rivage.

C’est là, ai-je déjà dit, que se termine la navigation des bâtiments à vapeur qui, pendant l’été, établissent une correspondance directe et journalière entre Saint-Paul et toutes les villes et localités importantes situées sur le Mississipi, jusqu’à la Nouvelle-Orléans. C’est en outre le point de départ des steamers qui naviguent sur la rivière Saint-Pierre. On a vu aussi précédemment qu’à Saint-Antoine, au-dessus des chutes, le fleuve redevient navigable et qu’on y trouve les bâtiments qui en font le service vers le nord.

Le souvenir encore si récent de l’aspect grandiose de la cataracte de Niagara m’empêcha sans doute d’admirer les chutes de Saint-Antoine, qui, je dois l’avouer, me causèrent une vive déception, en dépit, ou peut-être à cause même des éloges pompeux qu’en font les Américains. Le Mississipi, large de cinq cents mètres environ, est divisé en deux branches par une île couverte de végétation. De chaque côté, l’eau tombe d’une hauteur de sept mètres et forme des cascades qui bouillonnent autour de rochers noirâtres. Puis commencent les rapides, et le fleuve se précipite vers Saint-Paul avec la vitesse d’un torrent impétueux.

De chaque côté du fleuve s’élève une ville : Saint-Antoine et Minneapolis ; l’une et l’autre agréablement bâties et situées. Se faisant face, ayant les chutes pour première perspective, elles datent de huit à dix ans à peine et possèdent chacune, en 1861, huit mille habitants, plusieurs hôtels de premier ordre et un certain nombre de scieries et moulins alimentés par le fleuve. Elles communiquent par deux ponts très-hardis, dont l’un en fer est suspendu un peu au-dessus des chutes, et l’autre, construit un peu plus bas, est supporté par une charpente de huit cents pieds de longueur sur soixante ou soixante-quinze de hauteur. Les campagnes qui entourent ces deux villes m’ont paru douées d’une grande fertilité. Les chaumes vigoureux qui couvraient la plaine annonçaient que la moisson de froment avait été bonne, et j’ai vu récolter de magnifiques moissons de maïs.

Le fort Smelling. — Dessin de Paul Huet d’après M. Deville.

Un soir, assis sur le plateau que couronne le fort Smelling, dont les remparts élevés contre les Indiens n’ont plus de destination aujourd’hui, je laissais errer mes regards sur la magnifique perspective que déroulaient à mes pieds les deux villes sœurs, le cours du Mississipi, celui de la rivière Saint-Pierre et, dans la direction du midi, les clochers et les jardins de Saint-Paul. Un nuage de vapeurs, flottant au-dessus des chutes du grand fleuve, réveilla dans ma pensée le souvenir d’une vieille tradition indienne, où l’on donne pour origine à ce brouillard et aux sourds murmures de la cataracte, la mort d’une jeune femme qui, trahie et délaissée par son époux, beau guerrier dacotah, se précipita, une nuit, dans le gouffre bouillonnant avec l’enfant qu’elle allaitait. Sous la double influence des ténèbres et des sons mystérieux qui montaient ensemble du fond de la vallée, je me laissais aller à cette poésie du désert ; je rêvais de fantômes, de plaintes désespérées et de vagissements de nouveau-né, lorsqu’en regagnant mon hôtel, le tic tac des moulins et l’aigre bruit des scieries qui enchaînent le fleuve à leur prosaïque industrie me rappelèrent à la réalité.

L. Deville.


NOTA. — Le Tour du monde se réserve de publier plus tard la suite des voyages de M. Deville le long du Mississipi et dans une partie des États, aujourd’hui séparés de la grande Union américaine.



  1. Suite et fin. — Voy. pages 236 et 241.
  2. Chateaubriand, épilogue d’Atala.
  3. Chateaubriand, Génie du christianisme, chap. xii.
  4. Voici la traduction de cet étrange certificat :

    GROTTE DES VENTS.

    Quelle scène auguste saluent les yeux étonnés ! — Les flots semblent tomber de l’espace sans bornes. — Plonger d’une sphère de lumière dans les ténèbres, — Rejaillir en écume et tonner dans l’abîme ; — D’une haute muraille de vagues ils barrent le large courant et voilent ses grottes humides. — Pendant que la chute étale ses radieuses splendeurs, — Les échos répondent aux rugissements de la cataracte, — Bondissent de roc en roc comme des êtres réels, — Fantômes vains, nés du choc des ondes.

    Ceci est pour attester que M. Louis Deville, de Paris, a passé sous la chute centrale et dans la grotte des Vents, sur la rive américaine, au pied de l’île de la Chèvre.

    Écrit de notre main, aux chutes du Niagara, ce 12 septembre 1854.

    N. H. Johnson, propriétaire.

    Imprimerie de Hackstaff. — Chutes du Niagara.

  5. Audubon, les Oiseaux d’Amérique ; le plus beau monument que le patient génie d’un homme, avec le concours de la typographie et du dessin, ait élevé à une branche quelconque de l’histoire naturelle. La bibliothèque de l’hôtel de ville de Paris doit à M. Wattemare d’en posséder un des plus précieux exemplaires existants.
  6. Un voyageur que nous avons déjà cité, jouissant en Allemagne et en Angleterre d’une juste autorité, a recueilli, sur le même théâtre que M. Deville et sur le même sujet, une série d’observations qui forment un navrant chapitre de l’histoire de l’émigration moderne. On peut en juger par la page que nous en détachons :

    « Beaucoup de mes compagnons de voyage, d’origine scandinave, n’avaient pas encore consommé tout le pain noir dont ils avaient fait provision en Suède. J’ai vu, aux heures des repas, plus d’une pauvre mère extraire d’un grand sac de papier une multitude de fragments de ce pain desséché et les distribuer avec réserve et économie à ses enfants. Je remarquai le soin qu’on mettait à ramasser les miettes et à les remettre dans le papier. J’espère que maintenant ces Suédois mangent depuis longtemps de bon pain de blé d’Amérique.

    « Une famille surtout me frappa par son économie parcimonieuse. Je la découvris un jour juste après le somptueux déjeuner qu’on est dans l’usage de servir à bord des navires américains aux voyageurs de première classe ; on sonnait de nouveau la cloche pour les déjeuners de seconde classe, et l’on invitait à haute voix « ceux des voyageurs de cette classe qui désiraient déjeuner » à passer dans la cabine. Ces paroles furent répétées plusieurs fois, et j’étais curieux de savoir l’effet que cette amicale invitation produirait sur les pauvres émigrants. À mon étonnement, aucun ne bougea ; j’avais oublié que le repas devait être payé, et assez chèrement. Mes Suédois restèrent à grignoter leur affreuses croûtes, trempées dans un peu de thé, et les Allemands à se régaler de pain et de fromage. Au milieu de la foule, j’aperçus un groupe assis sur des balles de marchandises. Je reconnus de suite dans cette famille des Allemands de la Forêt-Noire. Il y avait là une mère avec cinq enfants, qui n’avaient rien à manger que du pain et du thé sans sucre, sans beurre et sans lait. Je fus assez heureux pour leur offrir quelques-uns de ces articles ; nous liâmes conversation. Je leur demandai quelle était leur destination.

    « Maman, quel est l’endroit où nous allons ? dit une fillette de quatorze à quinze ans.

    « — Ah ! je ne sais pas ; le père doit le savoir.

    « — Là, père, comment s’appelle l’endroit où nous allons ? »

    « À ces mots arriva un homme d’un certain âge déjà, à l’air sérieux, vêtu d’une longue blouse de laine ; je l’avais déjà remarqué sur le pont. La question parut l’embarrasser un peu.

    « Le nom de l’endroit ? eh bien ! je sais qu’on est en train de faire un canal, là-bas dans l’ouest, et l’agent m’a dit que je pouvais y travailler et gagner quelques sous, et qu’alors nous pourrions aller plus loin. Mais attendez un brin, je l’ai écrit sur la lettre que l’agent m’a donnée. »

    « Et là-dessus, il me remit un bout de papier, arraché d’un carnet, où il y avait pour eux une courte recommandation écrite au crayon à un habitant d’Hamilton. Ces gens paraissaient attacher une grande importance à ces quelques mots de recommandation, et c’était ce chiffon de papier qui les poussait à Hamilton.

    « Vous voyez, monsieur, continua-t-il, nous avions l’intention d’aller dans le Wisconsin et d’abord à Chicago, où vont tous nos compatriotes ; mais le voyage coûte beaucoup plus cher que nous ne comptions. Au lieu de nous nourrir à leurs frais, comme ils nous l’avaient promis, ils nous ont fait payer très-cher et nous ont à peine donné assez pour nous empêcher de mourir de faim. J’avais tous les jours à payer presque un schelling au cuisinier pour permettre à ma femme de nous cuire quelque chose de chaud avec nos propres provisions. Voilà comment il se fait que je n’ai que cinq dollars de reste, et notre voyage pour Chicago coûterait le double. »

    « Et là-dessus, il me montra sa banknote de cinq dollars qu’il avait soigneusement cachée, comme son unique trésor.

    « Pensez-vous qu’avec cela nous puissions aller jusqu’à ce que je sois capable de gagner quelque chose ? Vous saurez, monsieur, que je suis médecin d’un village de la Forêt-Noire, où j’ai exercé pendant trente ans ; mais à la fin, ça ne marchait pas du tout ; ma famille devenait plus grande et ma clientèle plus faible. Mes cheveux, vous le voyez, ont blanchi avant l’âge. Tout le monde, dans la Forêt-Noire, va mal depuis quelque temps, et dans notre village nous mourions presque de faim. Ceux qui ne l’ont vu par eux-mêmes ne me croiraient pas si je leur racontais ce qui s’y est passé. »

    Le pauvre homme sortit alors une liasse de papiers pour prouver ce qu’il venait de me dire. Il y avait les inscriptions d’étudiant, différents certificats constatant qu’il avait suivi un cours complet d’études médicales, la permission d’émigrer délivrée par les autorités du village, et la déclaration que ni dettes ni engagements ne s’opposaient à son départ. Il y avait aussi une espèce de document où l’on faisait des vœux pour sa réussite dans le nouveau monde, et finalement son passe-port, contenant la description de sa personne des pieds à la tête. Ce passe-port était enveloppé avec un soin tout particulier, bien que, une fois embarqué à Rotterdam, le document ne fût plus d’une grande valeur ; mais les Allemands ont été élevés depuis leur enfance dans de tels sentiments de profond respect pour tout ce qui est officiel, qu’on en voit jusque dans les forêts vierges de l’Amérique qui traînent avec eux cet objet précieux. Le récit que ces pauvres gens me firent de leur voyage était terrible. Ils avaient mis neuf semaines de Liverpool à Québec ; des froids et des tempêtes les avaient conduits sur les limites de la mort ; encore les mauvais traitements qu’ils avaient eu à subir de la part des hommes étaient-ils plus affreux que ceux des éléments. Le capitaine et l’équipage n’avaient eu pour eux que brusquerie, injustice et même cruauté. D’après les engagements, chaque passager avait droit à une bonne nourriture ; mais le navire était resté quinze jours à Liverpool, attendant le beau temps, et, pendant toute cette époque, le capitaine avait dit aux émigrants de chercher à se nourrir à leurs propres frais. Il ne s’était engagé qu’à les nourrir en mer. Pendant les quelques jours qui suivirent leur départ, on leur donnait tout juste assez pour assouvir leur faim ; mais ensuite ils eurent à disputer leur nourriture aux Irlandais, toujours faméliques. Les matelots prenaient le parti de leurs compatriotes, et les Allemands étaient toujours maltraités. Très-souvent, il n’y avait rien pour eux, et les Suédois et les Hollandais n’étaient pas plus heureux que les Allemands. Quelques-unes de ces pauvres créatures avaient apporté un peu de fromage, de pain ou de saucisson ; d’autres, qui n’en avaient pas, étaient forcées de donner leur dernier sou, et d’autres encore, qui n’avaient ni provisions ni argent, sont morts et ont été jetés à l’eau.

    « Oui, monsieur, il y en à qui sont morts. Nous avons perdu en route vingt-sept voyageurs, femmes, enfants, et des vieillards infirmes, qui ne pouvaient pas supporter les privations, et pourtant nous n’avons eu ni choléra, ni aucune maladie épidémique à bord. »

    (J. G. Kohl, Voyages dans le Canada et à travers les États de New-York et de Pensylvanie, version anglaise. Londres, 1861.)

  7. Expressions mêmes des instructions données au major Pike.