Vues des Cordillères/T1/13

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(tome 1p. gravure-169).

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PLANCHE XII.[1]

Généalogie des Princes d’Azcapozalco.



On a réuni sur celle Planche deux fragmens de tableaux hiéroglyphiques, tous deux postérieurs à l’arrivée des Espagnols sur les côtes d’Anahuac. Les originaux d’après lesquels ces dessins sont faits, appartiennent aux manuscrits aztèques que j’ai rapportés de la Nouvelle-Espagne, et qui ont été déposés à la bibliothèque royale de Berlin. La gravure imprimée au moyen de plusieurs planches de rechange, imite parfaitement, outre le dessin, la couleur du papier mexicain. Elle rappelle la fameuse enveloppe de momie qui a été conservée pendant quelque temps à Strasbourg, dans le cabinet d’un particulier, et dont l’institut d’Égypte vient d’enrichir ses grandes et précieuses collections.

Le papier qui a servi aux peintures hiéroglyphiques des peuples aztèques a beaucoup d’analogie avec l’ancien papier égyptien fait avec les fibres du roseau (Cyperus papyrus). La plante qui fut employée au Mexique à la fabrication du papier, est celle que dans nos jardins on désigne communément sous le nom d’aloès. C’est la pite (agave americana), appelée metl ou maguey par les peuples de la race aztèque. Les procédés employés pour la fabrication de ce papier étoient à peu près semblables à ceux qu’on emploie dans les îles de la mer du Sud, pour en faire avec l’écorce du mûrier à papier (Broussonetia papyfera). J’en ai vu des morceaux de trois mètres de long sur deux de large. Aujourd’hui on cultive l’agave, non pour en faire du papier, mais pour en préparer avec son suc, au moment du développement de la hampe et des fleurs, la boisson enivrante connue sous le nom d’octli ou de pulque : car la pite ou le metl peut remplacer à la fois le chanvre de l’Asie, le roseau à papier de l’Égypte, et la vigne de l’Europe.

Le tableau dont la copie se trouve au bas de la Pl. XII (IV de l’édit. in-8o), à cinq décimètres de long sur trois décimètres de large. Il paroît que ce fragment de l’écriture hiéroglyphique, que j’ai acheté à Mexico, dans la vente des collections de M. Gama, faisoit jadis partie du musée du chevalier Boturini Benaducci. Ce voyageur milanois avoit traversé les mers sans autre but que celui d’étudier sur les lieux l’histoire des peuples indigènes de l’Amérique. En parcourant le pays pour examiner des monumens, et pour faire des recherches sur les antiquités du pays, il eut le malheur d’exciter la méfiance du gouvernement espagnol. Après l’avoir dépouillé de tous les fruits de ses travaux, on l’envoya, en 1736, connue prisonnier d’état, à Madrid. Le roi d’Espagne le déclara innocent, mais cette déclaration ne le fil pas rentrer dans sa propriété. Ces collections, dont Boturini a publié le catalogue à la suite de son Essai sur l’Histoire ancienne de la Nouvelle-Espagne, imprimé à Madrid, restèrent ensevelies dans les archives de la vice-royauté de Mexico. On a conservé avec si peu de soin ces restes précieux de la culture des Aztèques, qu’il existe aujourd’hui à peine la huitième partie des manuscrits hiéroglyphiques enlevés au voyageur italien.

Ceux qui, avant Boturini, ont possédé le tableau généalogique que nous publions, y ont ajouté, tantôt en mexicain, tantôt en espagnol, des notes explicatives. On voit, par ces notes, que la famille dont le dessin représente la généalogie, est celle des seigneurs (tlatoanis) d’Azcapozalco. Le petit territoire de ces princes, auxquels les Tepanèques donnoient le nom pompeux de royaume, étoit situé dans la vallée de Mexico, près de la rive occidentale du lac de Tezcuco, au nord de la rivière d Escapuzalco. Torquemada dit que ces princes, jaloux de l’antiquité de leur noblesse, faisoient remonter leur origine jusqu’au premier siècle de notre ère. Ils n’étoient pas de race mexicaine ou aztèque ; ils se considéroient comme descendans des rois Acolhues, qui avoient gouverné le pays d’Anahuac avant l’arrivée des Aztèques. Ces derniers rendirent tributaires les princes d’Azcapozalco, le onzième calli de l’ère mexicaine, qui correspond à l’année 1425 de l’ère chrétienne.

Le tableau généalogique paroît renfermer vingt-quatre générations, indiquées par autant de têtes placées les unes au-dessous des autres. Il ne faut pas s’étonner de ce qu’on n’y voit jamais qu’un seul fils ; car, parmi les Indiens les plus pauvres et qui sont tributaires, tout héritage se fait par majorat[2]. La généalogie commence par un prince nommé Tixlpitzin, que l’on ne doit pas confondre avec Tecpaltzin, le chef des Aztèques lors de leur première émigration d’Aztlan, ni avec Topiltzin, le dernier roi des Toltèques : mais on sera peut-être surpris de ne pas trouver, au lieu du nom de Tixlpitzin, celui d’Acolhuatzin, premier roi d’Azcapozalco, issu de la famille des Citin, qui, d’après la tradition des naturels, régnoient dans un pays très-éloigné, situé au nord du Mexique. Près de la quatorzième tête, ou voit écrit le nom de Vitznahuatl. Si ce prince étoit identique avec un roi de Huexotla, que les historiens mexicains nomment aussi Vitznahuatl, et qui vécut vers l’année 1430, la généalogie de la famille d’Azcapozalco remonteront jusqu’à l’année 1010 de notre ère, en ne comptant que trente ans par génération. Mais comment expliquer, en ce cas, les dix générations suivantes, le dessin paraissant avoir été fait vers la fin du seizième siècle ? Je ne déciderai pas non plus pourquoi on trouve indiquée l’année 1565 entre les noms des deux princes Anahuacatzin et Quauhtemotzin. On sait que le dernier de ces noms est celui du malheureux roi aztèque que Gomara nomme faussement Quahutimoc, et qui, d’après les ordres de Cortèz, fut pendu par les pieds, en 1521, comme cela est prouvé par une histoire hiéroglyphique très-précieuse, conservée au couvent de San Felipe Neri à Mexico[3]. Mais comment ce roi, neveu de Montezuma, figureront-il dans la famille des seigneurs ou tlatoanis d’Azcapozalco ?

Ce qui est certain, c’est que, lorsque le dernier de ces princes fit composer le tableau généalogique de ses ancêtres, son père et son grand-père vivoient encore. Cette circonstance est clairement indiquée par les petites langues placées à quelque distance de la bouche. Un homme mort, disent les naturels, est réduit au silence éternel : d’après eux, vivre c’est parler ; et, comme nous le verrons bientôt, parler beaucoup est une marque de pouvoir et de noblesse. Ces figures de langues se retrouvent aussi dans le tableau mexicain du déluge, que Gemelli a publié d’après le manuscrit de Siguenza. On y voit les hommes, nés muets, qui se dispersent pour repeupler la terre, et un oiseau qui leur distribue trente-trois langues différentes. De même un volcan, à cause du bruit souterrain que l’on entend quelquefois dans son voisinage, est figuré, par les Mexicains, comme un cône au-dessus duquel flottent plusieurs langues : un volcan est appelé la montagne qui parle.

Il est assez remarquable que le peintre mexicain n’a donné qu’aux trois personnes qui étoient vivantes de son temps le diadème (copilli), qui est un signe de souveraineté. On retrouve cette même coiffe, mais dépourvue du nœud qui se prolonge vers le dos, dans les figures des rois de la dynastie aztèque publiées par l’abbé Clavigero. Le dernier rejeton des seigneurs d’Azcapozalco est représenté assis sur une chaise indienne et ayant les pieds libres : des rois morts, au contraire, sont figurés non seulement sans langue, mais aussi les pieds enveloppés dans le manteau royal (xiuhtilmatli), ce qui donne à ces images une grande ressemblance avec les momies égyptiennes. Il est presque superflu de rappeler ici l’observation générale que, dans toutes les peintures mexicaines, les objets réunis à une tête, au moyen d’un fil, indiquent à ceux qui savent la langue des naturels les noms des personnes que l’artiste a voulu désigner. Les naturels prononcent ces noms dès qu’ils voient l’hiéroglyphe. Chimalpopoca signifie un bouclier qui fume ; Acamapitzin, une main qui tient des roseaux : aussi, pour indiquer les noms de ces deux rois, prédécesseurs de Montezuma, les Mexicains peignoient-ils un bouclier et une main fermée, liés par un fil à deux têtes ornées du bandeau royal. J’ai vu que, dans des tableaux faits après la conquête, le valeureux Pedro Alvarado étoit figuré avec deux clefs placées derrière la nuque, sans doute pour faire allusion aux clefs de saint Pierre, dont le peuple voyoit partout les images dans les églises des Chrétiens. J’ignore ce que signifient les traces de pieds que l’on remarque dans le tableau généalogique, derrière les têtes. Dans d’autres peintures aztèques, cet hiéroglyphe indique des chemins, des migrations, et quelquefois la direction d’un mouvement.

  1. Pl. iv et v de l’édition in-8o.
  2. Gomara, Hist. de la Conquista de Mexico ; 1533, fol. cxxi.
  3. Voyez mon Essai politique sur la Nouvelle-Espagne ; Vol. II, p. 152 de l’édition in-8o.