Vues des Cordillères/T1/20

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PLANCHE XVIII.

Rocher d’Inti-Guaicu.



En descendant de la colline dont le sommet est couronné par la forteresse du Cañar, dans une vallée creusée par la rivière de Gulan, on trouve de petits sentiers taillés dans le roc : ces sentiers conduisent à une crevasse qui, dans la langue qquichua, est appelée Inti-Guaicu ou le ravin du soleil. Dans ce lieu solitaire, ombragé par une belle et vigoureuse végétation, s’élève une masse isolée de grès, qui n’a que quatre à cinq mètres de hauteur. Une des faces de ce petit rocher est remarquable par sa blancheur : il est taillé à pic, comme s’il eût été travaillé par la main de l’homme. C’est sur ce fond uni et blanc que l’on distingue des cercles concentriques qui représentent l’image du soleil, telle qu’au commencement de la civilisation on la voit figurée chez tous les peuples de la terre ; les cercles sont d’un brun noirâtre : dans l’espace qu’ils renferment, on reconnaît des traits à demi effacés qui indiquent deux yeux et une bouche. Le pied du rocher est taillé en gradins qui conduisent à un siège pratiqué dans la même pierre, et placé de sorte que, du fond d’un creux, on peut contempler l’image du soleil.

Les indigènes racontent que, lorsque l’inca Tupayuparigi s’avança avec son armée pour faire la conquête du royaume de Quito, gouverné alors par le Conchocando de Lican, les prêtres découvrirent sur la pierre l’image de la divinité dont le culte devoit être introduit chez les peuples conquis. Les habitans du Cuzco crurent voir partout la figure du soleil, comme les Chrétiens, sous toutes les zones, ont vu peintes sur des rochers, soit des croix, soit la trace du pied de l’apôtre saint Thomas. Le prince et les soldats péruviens regardèrent la découverte de la pierre d’Inti-Guaicu comme un très-heureux présage : elle a contribué sans doute à engagrer les Incas à se construire une habitation au Cañar ; car il est connu que les descendans de Manco-Capac se regardoient eux-mêmes comme les enfans de l’astre du jour : opinion qui offre un rapprochement remarquable entre le premier législateur du Pérou et celui de l’Inde[1], qui se nommoit aussi Vaivasaouta ou fils du soleil.

En examinant de près le rocher d’Inti-Guaicu, on découvre que les cercles concentriques sont de petits filons de mine de fer brune, très-communs dans toutes les formations de grès. Les traits qui indiquent les yeux et la bouche sont évidemment tracés au moyen d’un outil métallique : on doit supposer qu’ils ont été ajoutés par les prêtres péruviens, pour en imposer plus facilement au peuple. À l’arrivée des Espagnols, les missionnaires ont eu un grand intérêt de soustraire aux yeux des indigènes tout ce qui étoit l’objet d’une antique vénération : aussi reconnaît-on encore les traces du ciseau employé pour effacer l’image du soleil.

D’après les recherches intéressantes de M. Vater, le mot inti soleil, n’offre de l’analogie avec aucun idiome connu de l’ancien continent. En général, sur quatre-vingt-trois langues américaines examinées par ce savant estimable et par M. Barton, de Philadelphie, on n’a reconnu jusqu’à ce jour que cent trente-sept racines qui se retrouvent dans les langues de l’Asie et de l’Europe ; savoir, dans celles des Tartares-Mantchoux, des Mongols, des Celtes, des Basques et des Esthoniens. Ce résultat curieux paroît prouver ce que nous avons avancé plus haut, en parlant de la mythologie des Mexicains. On ne sauroit douter que la majeure partie des indigènes de l’Amérique n’appartienne à une race d’hommes qui, séparée, dès le berceau du monde, du reste de l’espèce humaine, offre, dans la nature et la diversité de ses langues, comme dans ses traits et dans la conformation de son crâne, des preuves incontestables d’un long et parfait isolement.

  1. Menou II ou Satyavrata. Recherches asiatiques, Tom. I, p. 170 ; Tom. II, p. 172. Paolin. Systema Brachman., p. 141.