Walden ou la vie dans les bois/Fabulet/16

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Traduction par Louis Fabulet.
Éditions de la Nouvelle revue française (p. 232-243).

L’ÉTANG EN HIVER


Après une tranquille nuit d’hiver je m’éveillai avec l’idée confuse qu’on m’avait posé une question, à laquelle je m’étais efforcé en vain de répondre dans mon sommeil, comme quoi – comment – quand – où ? Mais il y avait la Nature en son aube, et en qui vivent toutes les créatures, qui regardait par mes larges fenêtres avec un visage serein et satisfait, sans nulle question sur ses lèvres, à elle. Je m’éveillai à une question répondue, à la Nature et au grand jour. La neige en couche épaisse sur la terre pointillée de jeunes pins, et jusqu’au versant de la colline sur laquelle ma maison est située semblaient me dire : En Avant ! La Nature ne pose pas de questions, et ne répond à nulle que nous autres mortels lui posions. Elle a, il y a longtemps, pris sa résolution. « Ô Prince, nos yeux contemplent avec admiration et transmettent à l’âme le spectacle merveilleux et varié de cet univers. La nuit voile sans doute une partie de cette glorieuse création ; mais le jour vient nous révéler ce grand ouvrage, qui s’étend de la terre droit là-bas dans les plaines de l’éther. »

Donc, à mon travail du matin. D’abord je prends une hache et un seau et vais à la recherche d’eau, si cela n’est pas un rêve. Après une nuit froide et neigeuse il fallait une baguette divinatoire pour en trouver. Chaque hiver la surface liquide et tremblante de l’étang, si sensible au moindre souffle, où il n’était lumière ni ombre qui ne se reflétât, se fait solide à la profondeur d’un pied ou d’un pied et demi, au point qu’elle supportera les plus lourds attelages ; et si, comme il se peut, la neige la recouvre d’une épaisseur égale, on ne la distinguera de nul champ à son niveau. Pareil aux marmottes des montagnes environnantes, il clôt les paupières et s’assoupit pour trois mois d’hiver au moins. Les pieds sur la plaine couverte de neige, comme dans un pâturage au milieu des montagnes, je me fais jour d’abord à travers la couche de neige, puis une couche de glace, et ouvre là en bas une fenêtre, où, en m’agenouillant pour boire, je plonge les yeux dans le tranquille salon des poissons, pénétré d’une lumière qu’on dirait tamisée par une fenêtre de verre dépoli, avec son brillant plancher sablé tout comme en été ; là règne une continue et impassible sérénité rappelant le ciel d’ambre du crépuscule, qui correspond au tempérament froid et égal des habitants. Le ciel est sous nos pieds tout autant que sur nos têtes.

De bonne heure le matin, quand tout est croquant de givre, des hommes s’en viennent munis de dévidoirs de pêche et d’un léger déjeuner, puis laissent se dérouler leurs fines lignes à travers le champ de neige pour prendre brocheton et perche ; des hommes étranges, qui instinctivement suivent d’autres modes, se fient à d’autres autorités, que leurs concitoyens, et par leurs allées et venues cousent ensemble les communes en des parties où autrement elles se trouveraient coupées. Ils s’associent et mangent leur collation en braves à tous crins sur le lit de feuilles de chêne qui recouvre la rive, aussi graves dans le savoir naturel que l’est le citadin dans l’artificiel. Jamais ils ne consultèrent de livres, et en savent et peuvent conter beaucoup moins qu’ils n’ont fait. Les choses qu’ils mettent en pratique passent pour non encore connues. En voici un qui pêche le brocheton avec une perche adulte pour appât. Vous regardez ébahi dans son seau comme dans un étang d’été, comme s’il tenait l’été sous clef chez lui, ou savait le lieu de sa retraite. Par quel miracle, dites-moi, s’est-il procuré cela au cœur de l’hiver ? Oh, il a tiré des vers de souches pourries, puisque le sol est gelé, et c’est comme cela qu’il les a pris. Sa vie elle-même passe plus profondément dans la Nature que n’y pénètrent les études du naturaliste, sujet lui-même pour le naturaliste. Le dernier soulève la mousse et l’écorce doucement de son couteau à la recherche d’insectes ; le premier va de sa hache au cœur des souches, et la mousse et l’écorce volent de toutes parts. Il gagne sa vie en écorçant des arbres. Tel homme a quelque droit à pêcher, et j’aime à voir la Nature menée en lui à bonne fin. La perche gobe le ver, le brocheton gobe la perche, et le pêcheur gobe le brocheton ; si bien qu’aucun échelon ne manque à l’échelle de l’existence.

Lorsque je flânais par le brouillard autour de l’Étang de Walden, il m’arrivait de m’amuser du mode primitif adopté par quelque pêcheur plus rude. Il se pouvait qu’il eût placé des branches d’aulnes au-dessus des trous étroits pratiqués dans la glace, distants de quatre ou cinq verges l’un de l’autre et à égale distance de la rive, puis qu’ayant attaché l’extrémité de la ligne à un bâton pour l’empêcher d’être entraînée dans le trou, il eût passé la ligne lâche par-dessus une branchette de l’aulne, à un pied au moins au-dessus de la glace et y eût attaché une feuille de chêne morte, laquelle, tirée de haut en bas, indiquerait si cela mordait. Ces aulnes prenaient à travers le brouillard l’apparence de fantômes à de réguliers intervalles, une fois qu’on avait fait le demi-tour de l’étang.

Ah, le brocheton de Walden ! lorsque je le vois reposer sur la glace, ou dans le réservoir que le pêcheur taille dans la glace, en faisant un petit trou pour laisser entrer l’eau, je suis toujours surpris de sa rare beauté, comme s’il s’agissait de poissons fabuleux, tant il est étranger aux rues, même aux bois, aussi étranger que l’Arabie à notre vie de Concord. Il possède une beauté vraiment éblouissante et transcendante, qui le sépare diamétralement de la morue et du haddock cadavéreux dont le mérite se complète par nos rues. Il n’est pas vert comme les pins, ni gris comme les pierres, ni bleu comme le ciel ; mais à mes yeux il a, si possible, des couleurs plus rares encore, tel des fleurs et des pierres précieuses, comme si c’était la perle, le nucléus ou cristal animalisé de l’eau de Walden. Il est, cela va sans dire, Walden tout entier, chair et arête ; est lui-même un petit Walden dans le royaume animal, un Waldenses[1]. Il est surprenant qu’on le prenne ici, – que dans cette profonde et vaste fontaine, loin au-dessous du fracas des attelages et des cabriolets, de la sonnaille des traîneaux, qui suivent la route de Walden, nage ce grand poisson d’or et d’émeraude. Jamais il ne m’est arrivé de voir son espèce sur aucun marché ; il y serait le point de mire de tous les regards. Aisément, en quelques soubresauts convulsifs, il rend son âme aquatique, comme un mortel prématurément passé à l’air raréfié du ciel.


Désireux de retrouver le fond longtemps perdu de l’Étang de Walden, j’inspectai soigneusement celui-ci, avant la débâcle, de bonne heure en 46, avec boussole, chaîne et sonde. On avait raconté maintes histoires à propos du fond, ou plutôt de l’absence de fond, de cet étang, lesquelles certainement n’avaient elles-mêmes aucun fond. C’est étonnant combien longtemps les hommes croiront en l’absence de fond d’un étang sans prendre la peine de le sonder. J’ai visité deux de ces Étangs Sans Fond au cours d’une seule promenade en ces alentours. Maintes gens ont cru que Walden atteignait de part en part l’autre côté du globe. Quelques-uns, qui sont restés un certain temps couchés à plat ventre sur la glace pour tâcher de voir à travers l’illusoire médium, peut-être par-dessus le marché avec les yeux humides, et amenés à conclure hâtivement par la peur d’attraper une fluxion de poitrine, ont vu d’immenses trous « dans lesquels on pourrait faire passer une charretée de foin », s’il se trouvait quelqu’un pour la conduire, la source indubitable du Styx et l’entrée aux Régions Infernales en ces parages. D’autres se sont amenés du village armés d’un poids de « cinquante-six » et avec un plein chariot de corde grosse d’un pouce, sans toutefois arriver à trouver le moindre fond ; car tandis que le « cinquante-six » restait en route, ils filaient la corde jusqu’au bout dans le vain essai de sonder leur capacité vraiment incommensurable pour le merveilleux. Mais je peux assurer mes lecteurs que Walden possède un fond raisonnablement étanche, à une non irraisonnable quoiqu’à une inaccoutumée profondeur. Je l’ai sondé aisément à l’aide d’une ligne à morue et d’une pierre pesant une livre et demie environ, et pourrais dire avec exactitude quand la pierre quitta le fond, pour avoir eu à tirer tellement plus fort avant que l’eau se mît dessous pour m’aider. La plus grande profondeur était exactement de cent deux pieds ; à quoi l’on peut ajouter les cinq pieds dont il s’est élevé depuis, ce qui fait cent sept. Il s’agit là d’une profondeur remarquable pour une si petite surface ; toutefois l’imagination n’en saurait faire grâce d’un pouce. Qu’adviendrait-il si le fond de tous les étangs était à fleur de terre ? Cela ne réagirait-il pas sur les esprits des hommes ? Je bénis le Ciel que cet étang ait été fait profond et pur en manière de symbole. Tant que les hommes croiront en l’infini, certains étangs passeront pour n’avoir pas de fond.

Un propriétaire d’usine entendant parler de la profondeur que j’avais trouvée, pensa que ce ne pouvait être vrai, car, jugeant d’après ses connaissances en matière de digues, le sable ne tiendrait pas à un angle si aigu. Mais les étangs les plus profonds ne sont pas aussi profonds en proportion de leur surface qu’en général on le suppose, et une fois desséchés, ne laisseraient pas de fort remarquables vallées. Ce ne sont pas des espèces de gobelets entre les montagnes ; car celui-ci, bien que si extraordinairement profond pour sa surface, ne semble en section verticale passant par son centre, guère plus profond qu’une assiette plate. La plupart des étangs, une fois vidés, ne laisseraient pas une prairie plus creuse que nous ne sommes habitués à en voir. William Gilpin, si admirable en tout ce qui a trait aux paysages, et, en général, si exact, debout à la tête du Loch Fyne, en Écosse, qu’il décrit comme « une baie d’eau salée, de soixante ou soixante-dix brasses de profondeur, de quatre miles de largeur », et d’environ cinquante miles de longueur, entouré de montagnes, fait cette remarque : « Si nous l’avions vu immédiatement après le cataclysme diluvien ou, quelle que soit la convulsion de la Nature qui l’ait produit, avant que les eaux s’y déversent, quel horrible gouffre ce devait paraître !

« So high as heaved the tumid hills, so low
Down sunk a hollow bottom broad and deep,
Capacious bed of waters.
 »[2]

Mais si, prenant le plus court diamètre du Loch Fyne, nous appliquons ces proportions à Walden, qui, nous l’avons vu, ne se présente déjà en section verticale que comme une assiette plate, il paraîtra quatre fois plus plat. Et voilà pour le surcroît d’horreur qu’offrira le gouffre du Loch Fyne lorsqu’on l’aura vidé. Nul doute que plus d’une vallée souriante aux champs de blés étendus n’occupe exactement un de ces « horribles gouffres », d’où les eaux se sont retirées, quoiqu’il faille les connaissances et la clairvoyance du géologue pour convaincre du fait les populations qui n’en soupçonnent rien. Souvent un regard inquisiteur découvrira les rives d’un lac primitif dans les collines basses de l’horizon, sans qu’il ait été nécessaire d’un exhaussement postérieur de la plaine pour cacher leur histoire. Mais il est fort aisé, comme le savent ceux qui travaillent sur les grand’routes, de découvrir les dépressions aux flaques d’eau qui suivent une averse. Ce qui revient à dire que l’imagination, lui donne-t-on la moindre licence, plonge plus profondément et plus haut prend l’essor que ne fait la Nature. Ainsi, probablement, trouvera-t-on la profondeur de l’océan insignifiante en comparaison de sa largeur.

En sondant à travers la glace je pus déterminer la forme du fond avec plus de précision qu’on ne le peut faire en levant le plan des ports qui ne gèlent pas d’un bout à l’autre, et je fus surpris de sa régularité générale. En la partie la plus profonde il y a plusieurs acres plus unis que nul champ exposé aux soleil, vent et labour. Par exemple, sur une ligne arbitrairement choisie, la profondeur ne variait pas de plus d’un pied en trente verges ; et généralement, près du milieu, je pouvais dans les limites de trois ou quatre pouces, calculer à l’avance la différence de déclivité sur chaque étendue de cent pieds pris en n’importe quelle direction. Certaines gens ont accoutumé de parler de trous profonds et dangereux même dans de tranquilles étangs sablonneux comme celui-ci, mais l’effet de l’eau, en ces circonstances, est d’aplanir toutes inégalités. La régularité du fond et sa conformité aux rives comme à la chaîne des collines voisines étaient si parfaites qu’un promontoire éloigné se trahissait dans les sondages à travers tout l’étang, et qu’on pouvait déterminer sa direction en observant la rive opposée. Le cap devient la barre, la plaine le banc, la vallée et la gorge l’eau profonde et le canal.

Lorsque j’eus dressé la carte de l’étang à l’échelle de dix verges au pouce, et noté les sondages, en tout plus de cent, j’observai cette curieuse coïncidence-ci. M’étant aperçu que le chiffre indiquant la plus grande profondeur était manifestement au centre de la carte, je posai une règle sur cette carte dans le sens de la longueur puis de la largeur, et découvris, à ma surprise, que la ligne de la plus grande longueur coupait la ligne de la plus grande largeur exactement au point de la plus grande profondeur, quoique le milieu soit si près d’être horizontal, que le contour de l’étang soit loin d’être régulier, et que les extrêmes longueur et largeur aient été obtenues en mesurant dans les criques ; sur quoi je me dis : Qui sait si cette donnée ne conduirait pas à la plus profonde partie de l’océan aussi bien que d’un étang ou d’une flaque d’eau ? N’est-ce pas la règle aussi pour la hauteur des montagnes, regardées comme l’opposé des vallées ? Nous savons que ce n’est pas en sa partie la plus étroite qu’une montagne est le plus haute.

On observa que sur cinq criques, trois, ou tout ce qui avait été sondé, possédaient une barre de part en part de leurs entrées et de l’eau plus profonde en deçà, de sorte que la baie tendait à être un épanchement d’eau à l’intérieur de la terre non seulement dans le sens horizontal mais dans le sens vertical, et à former un bassin ou un étang indépendant, la direction des deux caps montrant la marche de la barre. Tout port de la côte maritime, de même, possède sa barre à son entrée. En proportion d’une plus grande largeur d’entrée de la crique, comparée à sa longueur, l’eau, de l’autre côté de la barre, était plus profonde, comparée à celle du bassin. Étant donnés, donc, la longueur et la largeur de la crique, ainsi que le caractère du rivage environnant, vous avez en éléments presque de quoi établir une formule pour tous les cas.

Afin de voir jusqu’où je pouvais conjecturer, grâce à cette expérience, le point le plus profond d’un étang par la simple observation des contours de sa surface et du caractère de ses rives, je dressai un plan de l’Étang Blanc, dont l’étendue est d’environ quarante et un acres, et qui, comme celui-ci, ne possède pas d’île, ni de canal visible d’entrée ou de sortie ; et comme la ligne de plus grande largeur tombait tout près de la ligne de plus petite largeur, où deux caps opposés s’approchaient l’un de l’autre et deux baies opposées s’éloignaient, je me risquai à marquer un point à une courte distance de la dernière ligne, mais cependant sur la ligne de plus grande longueur, comme le plus profond. La partie la plus profonde se trouva être à moins de cent pieds de lui, encore plus loin dans la direction vers laquelle j’avais incliné, et n’était que d’un pied plus profonde, à savoir, de soixante pieds. Il va sans dire qu’un courant passant au travers de l’étang, ou la présence d’une île dedans, rendraient le problème beaucoup plus compliqué.

Si nous connaissions toutes les lois de la Nature, nous n’aurions besoin que d’un fait, ou de la description d’un seul phénomène réel, pour tirer toutes les conclusions particulières à ce point. Actuellement nous ne connaissons que quelques lois, et notre conclusion se trouve faussée, non pas, cela va sans dire, par suite de nulle confusion ou irrégularité dans la Nature, mais par suite de notre ignorance des éléments essentiels dans le calcul. Nos notions de loi et d’harmonie sont généralement limitées à ces exemples que nous découvrons ; mais l’harmonie qui résulte d’un beaucoup plus grand nombre de lois apparemment en conflit, et réellement en accord, non par nous découvertes, est encore plus surprenante. Les lois particulières sont comme nos points de vue, de même qu’aux yeux du voyageur un contour de montagne varie à chaque pas et possède un nombre infini de profils, quoique absolument une seule forme. Même entrouverte ou percée de part en part, on ne saisit pas la montagne en sa totalité.

Ce que j’ai observé de l’étang n’est pas moins vrai en morale. C’est la loi de la moyenne. Telle règle que celle des deux diamètres non seulement nous conduit au soleil dans le système et au cœur dans l’homme, mais si prenant un homme vous tirez des lignes en long et en large à travers l’ensemble de ses particulières façons d’agir quotidiennes et ses flots de vie en ses criques et anses, à leur point d’intersection se trouvera la hauteur ou la profondeur de son caractère. Peut-être n’avons-nous besoin que de savoir comment ses rives se dessinent, connaître ses contrées ou conditions adjacentes, pour en inférer sa profondeur et son fond caché. S’il est entouré de conditions montagneuses, d’un rivage achilléen, dont les pics abritent son sein et s’y mirent, elles suggèrent une profondeur correspondante en lui. Mais une rive basse et égale le démontre peu profond de ce côté. En nos corps, un sourcil hardiment saillant surplombe et indique une profondeur correspondante de pensée. De même une barre traverse l’entrée de chacune de nos criques, ou particuliers penchants ; chacun est notre port pour une saison, dans lequel nous sommes retenus et en partie cernés. Ces penchants ne dépendent pas ordinairement du caprice, mais leurs forme, mesure et direction sont déterminées par les promontoires du rivage, les anciens axes d’élévation. Lorsque cette barre se trouve peu à peu renforcée par les tempêtes, marées ou courants, ou qu’il se produit un affaissement des eaux, tellement qu’elle atteint à la surface, ce qui n’était d’abord dans la rive qu’une inclinaison où une pensée recevait asile, devient un lac indépendant, retranché de l’océan, où la pensée abrite ses propres conditions, passe peut-être du salé au doux, devient une mer d’eau douce, une mer morte ou un marécage. À la venue de chaque individu en cette vie, ne pouvons-nous supposer que telle barre s’est levée quelque part à la surface ? C’est vrai, nous sommes de si pauvres navigateurs, que nos pensées, pour la plupart, louvoient sur une côte sans havres, n’ont de rapports qu’avec les courbes des baies de poésie, ou gouvernent sur les ports d’entrée publics, pour gagner les « formes sèches » de la science, où elles se contentent de se radouber pour ce monde, et où nul courants naturels ne concourent à les individualiser.

Quant au canal d’entrée et au canal de sortie de Walden, je n’en ai jamais découvert d’autres que la pluie, la neige et l’évaporation, quoique peut-être, à l’aide d’un thermomètre et d’une ligne, en pourrait-on trouver les emplacements, attendu que c’est là où l’eau se répand dans l’étang qu’il sera probablement le plus froid en été et le plus chaud en hiver. Lorsque les scieurs de glace étaient à l’ouvrage ici en 46-7, les blocs envoyés au rivage furent un jour rejetés par ceux qui les y empilaient, comme n’étant pas assez épais pour reposer côte à côte avec les autres ; et les scieurs découvrirent ainsi que sur un petit espace la glace était de deux ou trois pouces plus mince qu’ailleurs, ce qui les induisit à penser qu’il y avait là un canal d’entrée. Ils me montrèrent en outre dans un autre endroit ce qu’ils prenaient pour « un trou de cuvier », par quoi l’étang filtrait sous une colline dans un marais voisin, me poussant sur un glaçon pour aller voir. Il s’agissait d’une petite cavité sous dix pieds d’eau ; mais je crois pouvoir garantir que l’étang n’a nul besoin de soudure tant qu’on ne trouvera pas de fuite pire que celle-là. On a laissé entendre que si tel « trou de cuvier » se découvrait, sa correspondance avec le marais pourrait se prouver par le transport de poudre colorée ou de sciure de bois à l’orifice du trou, puis l’apposition d’un filtre sur la source dans le marais, lequel filtre retiendrait quelques-unes des particules charriées jusque-là par le courant.

Pendant que je levais mon plan, la glace, qui avait seize pouces d’épaisseur, ondula sous un vent léger, telle de l’eau. C’est un fait bien connu qu’on ne peut faire usage du niveau sur la glace. À une verge de la rive sa plus grande fluctuation, observée au moyen d’un niveau sur terre dirigé vers un bâton gradué sur la glace, était de trois quarts de pouce, quoique la glace parût solidement attachée à la rive. Elle était probablement plus grande au milieu. Qui sait si pourvus d’instruments assez délicats nous ne pourrions découvrir d’ondulation dans la croûte terrestre ? Lorsque deux pieds de mon niveau étaient sur le rivage et le troisième sur la glace, et que les mires se trouvaient dirigées par-dessus cette dernière, un soulèvement ou un affaissement de la glace d’une valeur presque infinitésimale faisait une différence de plusieurs pieds sur un arbre situé de l’autre côté de l’étang. Lorsque je commençai à tailler des trous pour le sondage, il y avait trois ou quatre pouces d’eau sur la glace sous une couche épaisse de neige qui l’avait fait sombrer d’autant ; mais l’eau se mit immédiatement à couler par ces trous, et continua de couler deux jours durant en profonds torrents, qui minaient la glace sur chaque paroi et contribuèrent essentiellement, sinon principalement, à dessécher la surface de l’étang ; car en coulant dedans, l’eau soulevait et faisait flotter la glace. C’était un peu comme percer un trou dans la cale d’un navire pour en expulser l’eau. Si ces trous gèlent, que la pluie survienne et que finalement une nouvelle congélation forme une glace fraîche et polie par-dessus le tout, la voilà délicieusement marbrée intérieurement de sombres figures, un peu en forme de toile d’araignée, ce qu’on appellerait des rosettes de glace, produites par les cannelures que forme l’usure de l’eau fluant de tous côtés vers un centre. Parfois aussi, lorsque la glace était couverte de minces flaques, j’aperçus de moi une ombre dédoublée, l’une debout sur la tête de l’autre – l’une sur la glace, l’autre sur les arbres ou le versant de la colline.


Pendant que c’est encore le froid janvier, que neige et glace sont épaisses et solides, le prudent propriétaire vient du village s’approvisionner de glace pour rafraîchir son breuvage d’été ; sage à impressionner, que dis-je ? à toucher, de prévoir la chaleur et la soif de juillet maintenant en janvier, – portant épais manteau et mitaines ! quand il est tant de choses dont on ne se pourvoit pas. Il se peut qu’il n’amasse en ce monde-ci nuls trésors destinés à rafraîchir son breuvage d’été dans l’autre. Il taille et scie l’étang massif, découvre de son toit la maison des poissons, charrie ce qui est leur élément et leur air, solidement attaché de chaînes et de piquets, tel du bois de corde, à travers l’atmosphère favorable de l’hiver, jusqu’en des caves hivernales, pour y répondre de l’été. On dirait de l’azur solidifié, tandis qu’elle s’en va, là-bas, traînée de par les rues. Ces bûcherons de la glace sont une joyeuse engeance, amie de la plaisanterie et du jeu, et lorsque je me mêlais à eux, ils m’invitaient à faire en leur compagnie le scieur de long à condition de me tenir dessous, dans la fosse.

Au cours de l’hiver de 46-7 il vint une centaine d’hommes d’origine hyperboréenne, s’abattre un beau matin sur notre étang, avec des charretées d’instruments de fermage d’aspect hétéroclites, traîneaux, charrues, semoirs à roues, tondeuses, bêches, scies, râteaux, et chaque homme armé d’une pique à double fer comme n’en décrivent ni le New England Farmer ni le Cultivator. Je me demandais s’ils étaient venus semer une récolte de seigle d’hiver, ou quelque autre sorte de grain récemment importé d’Islande. Ne voyant pas d’engrais, j’en conclus qu’ils se proposaient d’écrémer le pays, comme j’avais fait, dans la pensée que le sol était profond et resté assez longtemps en friche. Ils déclarèrent qu’un gentilhomme campagnard, qui restait dans la coulisse, voulait doubler son capital, lequel, si je compris bien, montait à un demi-million déjà ; or, pour couvrir chacun de ses dollars d’un autre, il enleva à l’Étang de Walden son unique vêtement, que dis-je ! la peau même, au cœur d’un rude hiver. Ils se mirent aussitôt à l’œuvre, labourant, hersant, passant le rouleau, traçant des sillons, dans un ordre admirable, comme si leur but était de faire de la chose une ferme modèle ; mais alors que je m’éborgnais à reconnaître quelle sorte de semence ils versaient dans le sillon, une bande de gaillards, de mon côté, se mit tout à coup, d’une certaine secousse, à tirer au croc le terreau vierge carrément jusqu’au sable, ou plutôt jusqu’à l’eau, – car il s’agissait d’un sol tout en sources, – oui, tout ce qu’il y avait de terra firma, – pour l’emporter sur des traîneaux, sur quoi je les crus en train de couper de la tourbe dans une fondrière. Ainsi s’en venaient-ils et s’en retournaient-ils chaque jour, à un cri particulier de la locomotive, de et vers quelque point des régions polaires, à ce qu’il me sembla, tels une bande de bruants des neiges arctiques. Mais il arrivait parfois que Père Walden eût sa revanche, qu’un journalier, marchant derrière son attelage, glissât par une crevasse du sol là en bas vers le Tartare, et que celui qui tout à l’heure faisait si bien le fanfaron, soudain ne fût plus que la neuvième partie d’un homme, presque perdît sa chaleur animale, et trop content de trouver refuge en ma maison, reconnût quelque vertu dans un poêle ; ou que le sol gelé prît un morceau de fer au soc d’une charrue, ou qu’une charrue se fixât dans le sillon pour n’en sortir qu’à coups de hache.

Pour dire les choses clairement, cent Irlandais, sous la surveillance de Yankees, venaient de Cambridge chaque jour enlever la glace. Ils la divisaient en blocs suivant des procédés trop connus pour requérir description, blocs qui, une fois amenés en traîneau à la rive, étaient promptement hissés jusqu’à une plate-forme de glace, et soulevés par tout un système de grappins, poulies et palans, qu’actionnaient des chevaux, jusqu’au sommet d’une pile, aussi sûrement qu’autant de barils de farine, et là placés de niveau côte à côte, rang sur rang, comme s’ils formaient la solide base d’un obélisque destiné à percer les nuages. Ils me racontèrent que dans une bonne journée ils pouvaient en enlever mille tonnes, récolte d’environ un acre. De profondes ornières, de profonds « cassis », se formaient dans la glace, comme sur la terra firma, au passage des traîneaux sur le même parcours, et les chevaux invariablement mangeaient leur avoine dans des blocs de glace évidés en forme de seaux. Ils édifièrent ainsi, en plein air, une pile de trente-cinq pieds de haut sur six ou sept verges carrées, en mettant du foin entre les assises extérieures pour exclure l’air ; car le vent, si froid qu’il soit, se fraie-t-il un passage au travers, qu’il formera de vastes cavités, pour ne laisser que de légers supports ou étais par-ci par-là, et finalement fera tout dégringoler. D’abord on eût dit un puissant fort bleu ou Walhalla ; mais lorsqu’ils se mirent à rentrer le grossier foin des marais dans les crevasses, et que celui-ci se couvrit de frimas et de glaçons, on eût dit quelque vénérable ruine, moussue et chenue, bâtie de marbre azuré, séjour de l’Hiver, ce vieillard que nous voyons dans l’almanach, – sa cabane, comme s’il avait dessein d’estiver avec nous. Ils calculaient que pas vingt-cinq pour cent de la chose n’atteindrait sa destination, et que deux ou trois pour cent se trouverait gaspillé dans les wagons. Toutefois une portion encore plus grande de ce tas subit un sort différent de celui qu’on attendait ; car, soit qu’on trouvât que la glace ne tenait pas aussi bien qu’on l’avait espéré, pour renfermer plus d’air que d’habitude, soit pour tout autre motif, elle n’atteignit jamais le marché. Ce tas fait dans l’hiver 46-7, et qu’on estimait être de dix mille tonnes, se vit finalement recouvert de foin et de planches ; et quoique débarrassé de sa toiture en juillet suivant, qu’en outre une partie en fut emportée, pour le reste demeurer exposé au soleil, il se tint en suspens tout cet été-là et l’hiver d’après, et ne se trouva tout à fait fondu qu’en septembre 1848. Ainsi l’étang en recouvra-t-il la plus grande part.

Comme l’eau, la glace de Walden, vue de tout près, possède une teinte verte, mais à distance est du plus beau bleu, et se distingue aisément de la glace blanche de la rivière ou de la glace simplement verdâtre de quelques étangs, à la distance d’un quart de mille. Il arrive parfois qu’un de ces grands blocs de glace glisse du traîneau dans la rue du village, et reste là toute une semaine comme une grande émeraude, objet de curiosité pour les passants. J’ai remarqué qu’une partie de Walden qui a l’état d’eau était verte, souvent, une fois gelée, vue du même point, paraîtra bleue. C’est ainsi que les creux qui avoisinent cet étang se rempliront parfois en hiver d’une eau verdâtre, un peu comme la sienne, mais le lendemain auront gelé bleus. Peut-être la couleur bleue de l’eau et de la glace est-elle due à la lumière et à l’air qu’elles contiennent, et la plus transparente est-elle la plus bleue. La glace est un sujet intéressant de méditation. On m’a raconté que dans les glacières de Fresh Pond on en possédait qui datait de cinq ans et n’avait rien perdu de sa qualité. Comment se fait-il qu’un seau d’eau qui ne tarde pas à se corrompre, reste à jamais pur une fois gelé ? On prétend d’ordinaire que c’est ce qui différencie les passions de l’intelligence.

Ainsi seize jours durant je vis de ma fenêtre cent hommes au travail, tels des gens de ferme affairés, avec des attelages de chevaux et apparemment tout l’attirail du fermage, un tableau comme on en voit à la première page de l’almanach ; et jamais je ne jetai les yeux dehors sans me rappeler la fable de l’alouette et les moissonneurs, ou la parabole du semeur, et le reste ; maintenant les voilà tous partis ; et dans trente jours, probablement, de la même fenêtre mes yeux se porteront là sur l’eau de Walden d’un pur vert de mer, reflétant les nuages et les arbres, et faisant monter ses évaporations dans la solitude, sans trace que jamais homme y fût. Peut-être entendrai-je un plongeon solitaire rire en plongeant et en nettoyant sa plume, ou verrai-je un pêcheur isolé en son bateau, tel une feuille flottante, regarder sa silhouette réfléchie dans l’onde, là où hier cent hommes travaillaient en sûreté.

C’est ainsi, semble-t-il, que les habitants en sueur de Charleston et la Nouvelle-Orléans, de Madras, Bombay et Calcutta, se désaltèrent à mon puits. Le matin je baigne mon intellect dans la philosophie prodigieuse et cosmogonique du Bhagavad-Gîta, depuis la composition duquel des années des dieux ont passé, et en comparaison de quoi notre monde moderne et sa littérature semblent chétifs et vulgaires ; et je me demande s’il ne faut pas référer cette philosophie à un état antérieur d’existence, tant le sublime en est loin de nos conceptions. Je dépose le livre pour aller à mon puits chercher de l’eau, et, voyez ! j’y rencontre le serviteur du brahmine, prêtre de Brahma, Vichnou et Indra, du brahmine encore assis en son temple sur le Gange, à lire les Védas, ou qui demeure à la racine d’un arbre avec sa croûte et sa cruche d’eau. Je rencontre son serviteur venu tirer de l’eau pour son maître, et nos seaux, dirait-on, tintent l’un contre l’autre dans le même puits. L’eau pure de Walden se mêle à l’eau sacrée du Gange. Les vents sont-ils favorables qu’elle vogue passé l’emplacement des îles fabuleuses d’Atlantide et des Hespérides, accomplit le périple d’Hannon, pour, flottant plus loin que Ternate et Tydore, et l’entrée du Golfe Persique, fondre dans les brises tropicales des mers indiennes, et débarquer dans des ports dont Alexandre ne fit qu’entendre les noms.

  1. Les Waldenses, ou Waldensiens, sur le nom desquels l’auteur ici joue, sont une secte religieuse localisée dans le nord de l’Italie.
  2. Milton, Paradis perdu, L. I.

    « D’autant se sont enflées les collines, d’autant
    S’est creusé un abîme muet, calme, spacieux,
    Vaste lit pour les eaux. »