Walden ou la vie dans les bois/Fabulet/18

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Traduction par Louis Fabulet.
Éditions de la Nouvelle revue française (p. 260-270).

CONCLUSION


Au malade les médecins avec sagesse recommandent un changement d’air et de paysage. Dieu soit loué, ici ne résume pas le monde. Le marronnier d’Inde ne pousse pas en Nouvelle-Angleterre, et l’oiseau-moqueur s’entend rarement en ces parages. L’oie sauvage a plus du cosmopolite que nous, qui rompt le jeûne au Canada, prend un lunch dans l’Ohio, et se nettoie la plume pour la nuit dans un bayou du sud. Le bison lui-même, jusqu’à un certain point, marche de pair avec les saisons, qui ne broute les pâturages du Colorado que jusqu’au moment où l’attend une herbe plus verte et plus tendre du côté de Yellowstone. Encore croyons-nous que si sur nos fermes on abat les clôtures de bois pour empiler des murs de pierre, voilà des bornes désormais fixées à nos existences, et nos destins arrêtés. S’il est fait choix de vous pour secrétaire de mairie, parbleu, impossible d’aller à la Tierra del Fuego cet été, mais il se peut néanmoins que vous alliez au pays du feu infernal. L’univers est plus vaste que nos aperçus du même.

Toutefois, nous devrions regarder plus souvent par-dessus la poupe de notre bâtiment, en passagers curieux, et ne pas faire le voyage en matelots bornés qui fabriquent de l’étoupe. L’autre côté du globe n’est que le chez-lui de notre correspondant. Voyager, pour nous, n’est que suivre l’arc de grand cercle, et les médecins ne traitent que les maladies de l’épiderme. Tel court dans le Sud-Afrique chasser la girafe, qui devrait assurément courir après tout autre gibier. Combien de temps, dites-moi, chasserait-on la girafe, si on le pouvait ? La bécassine et la bécasse peuvent offrir de même un rare plaisir, mais j’augure que ce serait plus noble gibier de se tirer soi-même.

« Direct your eye right inward, and you’ll find
At thousand regions in your mind
Yet undiscovered. Travel them, and be
Expert in home-cosmography.
 »[1]

Que signifie l’Afrique – que signifie l’Ouest ? Notre propre intérieur n’est-il pas blanc sur la carte, quelque noir qu’il puisse se trouver être, comme la côte, une fois découverte ? Est-ce la source du Nil, du Niger, ou du Mississipi, ou un passage Nord-Ouest autour de ce continent-ci, qu’il s’agit de trouver ? Sont-ce là les problèmes qui importent le plus à l’espèce humaine ? Franklin est-il le seul homme perdu, pour que sa femme mette cette ardeur à le chercher ? Mr. Grinnel[2] sait-il où il est lui-même ? Soyez plutôt le Mungo Park, le Lewis et Clarke et Frobisher, de vos propres cours d’eau et océans ; explorez vos propres hautes latitudes – avec des cargaisons de viandes conservées pour vous soutenir, s’il est nécessaire ; et empilez les canettes vides jusqu’au ciel pour enseigne. Les viandes conservées ne furent-elles inventées que pour conserver la viande ? Que dis-je ? Soyez un Colomb pour de nouveaux continents et mondes entiers renfermés en vous, ouvrant de nouveaux canaux, non de commerce, mais de pensée. Tout homme est le maître d’un royaume à côté duquel l’empire terrestre du Czar n’est qu’un chétif État, une protubérance laissée par la glace. Encore certains peuvent-ils se montrer patriotes qui n’ont pas le respect d’eux-mêmes, et sacrifient le grand au moindre. Ils aiment la boue dont leur tombe est faite, sans professer ombre de sympathie pour l’esprit qui cependant peut animer leur argile. Le patriotisme est une lubie qu’ils ont en tête. Que signifiait cette Expédition de Reconnaissance dans la Mer du Sud[3], avec tout son étalage et sa dépense, sinon la reconnaissance indirecte de ce fait qu’il est des continents et des mers dans le monde moral, pour lesquels tout homme est un isthme ou un canal, encore qu’inexploré par lui, mais qu’il est plus facile de naviguer des milliers et milliers de milles à travers froid, tempête et cannibales, dans un navire de l’État, avec cinq cents hommes et mousses pour vous aider, qu’il ne l’est d’explorer seul la mer intime, l’océan Atlantique et Pacifique de son être.

« Erret, et extremos alter scrutetur Iberos,
Plus habet hic vitæ, plus habet ille viæ.
 »[4]

Let them wander and scrutinise the outlandish Australians :
I have more of God, they more of the road.
[5]

Quel besoin d’aller faire le tour du monde pour compter les chats de Zanzibar ? Toutefois faites-le jusqu’à ce que vous soyez en mesure de mieux faire, et que peut-être vous trouviez quelque « Trou de Symmes »[6], par lequel enfin atteindre à l’intérieur. Angleterre et France, Espagne et Portugal, Côte-de-l’Or et Côte des Esclaves, tous font face à cette mer intime ; mais nulle barque ne s’en est aventurée hors de vue de terre, quoique ce soit sans doute le chemin direct de l’Inde. Alors même que vous apprendriez à parler toutes langues, et vous conformeriez aux coutumes de toutes nations, iriez plus loin que tous voyageurs, seriez naturalisé sous tous climats, et forceriez le Sphinx à se fracasser la tête contre une pierre, obéissez cependant au précepte du vieux philosophe, et Explore-toi toi-même. C’est ici qu’il faut de l’œil et du nerf. Ce ne sont que les déconfits et les déserteurs qui vont à la guerre, les lâches qui partent et s’enrôlent. Lancez-vous maintenant sur cette très lointaine route d’ouest, qui ne s’arrête ni au Mississipi ni au Pacifique, plus que ne mène à une Chine ou à un Japon usés jusqu’à la corde, mais conduit droit comme une tangente à cette sphère-ci, été et hiver, jour et nuit, soleil couché, lune couchée, et, pour finir, terre couchée aussi.

On prétend que Mirabeau se livra au vol de grand chemin « pour se rendre compte du degré de résolution nécessaire à celui qui veut se mettre en opposition formelle avec les lois les plus sacrées de la société ». Il déclarait qu’« il ne faut pas au soldat qui combat dans les rangs moitié autant de courage qu’à un brigand de métier », – « que l’honneur ni la religion ne se sont jamais mis en travers d’une résolution ferme et mûrement réfléchie ». C’était viril, suivant qu’en va le monde ; et cependant c’était vain, sinon désespéré. Un homme plus sain se fût trouvé assez souvent en « opposition formelle » avec ce qu’on estime « les lois les plus sacrées de la société », en obéissant à des lois encore plus sacrées, et de la sorte eût mis sa fermeté à l’épreuve sans s’écarter de son chemin. Ce n’est pas à l’homme à prendre cette attitude vis-à-vis de la société, mais c’est à lui à se maintenir dans l’attitude, quelle qu’elle soit, où il se trouve par suite d’obéissance aux lois de son être, qui n’en sera jamais une d’opposition à un gouvernement juste, s’il a la chance d’en rencontrer un.

Je quittai les bois pour un aussi bon motif que j’y étais allé. Peut-être me sembla-t-il que j’avais plusieurs vies à vivre, et ne pouvais plus donner de temps à celle-là. C’est étonnant la facilité avec laquelle nous adoptons insensiblement une route et nous faisons à nous-mêmes un sentier battu. Je n’avais pas habité là une semaine, que mes pieds tracèrent un chemin de ma porte au bord de l’étang ; et quoique cinq ou six ans se soient écoulés depuis que je ne l’ai foulé, encore est-il fort distinct. Je crains, il est vrai, que d’autres ne l’aient adopté, contribuant de la sorte à le laisser visible. La surface de la terre est molle et impressionnable au pied de l’homme ; tel en est-il des chemins que parcourt l’esprit. Que doivent être usées autant que poudreuses donc les grand’routes du monde – que profondes les ornières de la tradition et de la conformité ! Je ne souhaitai pas de prendre une cabine pour le passage, mais d’être plutôt matelot de pont, et sur le pont du monde, car c’était là que je pouvais le mieux contempler le clair de lune dans les montagnes. Je ne souhaite pas de descendre maintenant.

Grâce à mon expérience, j’appris au moins que si l’on avance hardiment dans la direction de ses rêves, et s’efforce de vivre la vie qu’on s’est imaginée, on sera payé de succès inattendu en temps ordinaire. On laissera certaines choses en arrière, franchira une borne invisible ; des lois nouvelles, universelles, plus libérales, commenceront à s’établir autour et au dedans de nous ; ou les lois anciennes à s’élargir et s’interpréter en notre faveur dans un sens plus libéral, et on vivra en la licence d’un ordre d’êtres plus élevé. En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l’univers paraîtront moins complexes, et la solitude ne sera pas solitude, ni la pauvreté, pauvreté, ni la faiblesse, faiblesse. Si vous avez bâti des châteaux dans les airs, votre travail n’aura pas à se trouver perdu ; c’est là qu’ils devaient être. Maintenant posez les fondations dessous.

C’est de la part de l’Angleterre et de l’Amérique une demande ridicule, que vous parliez de manière à ce qu’elles puissent vous comprendre. Les hommes pas plus que les champignons ne croissent de la sorte. Comme si c’était important, et qu’il n’y en ait pas assez sans elles pour vous comprendre. Comme si la Nature ne pouvait admettre qu’un seul ordre d’intelligences, ne pouvait entretenir les oiseaux aussi bien que les quadrupèdes, les créatures volantes aussi bien que les rampantes, et si les hue et dia, que cocotte peut comprendre, étaient le meilleur langage. Comme s’il n’était de salut que dans la stupidité. Ce que je crains surtout, c’est que mon expression ne puisse être assez extra-vagante – ne puisse s’éloigner assez des bornes étroites de mon expérience quotidienne, pour être adéquate à la vérité dont j’ai été convaincu. Extravagance ! cela dépend de la façon dont vous êtes parqué. Le bison migrateur, en quête de nouveaux pâturages sous d’autres latitudes, n’est pas aussi extravagant que la vache qui d’un coup de pied renverse le seau, franchit la clôture et court après son veau, à l’heure de la traite. Je désire trouver où parler hors de limites ; tel un homme en un moment de veille à des hommes en leurs moments de veille ; car je suis convaincu de ne pouvoir assez exagérer même pour poser la base d’une expression vraie. Qui donc ayant entendu un accord de musique craignit de jamais plus à l’avenir parler de façon extravagante ? En vue du futur ou possible nous devrions vivre en état de parfaite flaccidité et tout à fait indéterminés sur l’avenir, nos grandes lignes confuses et obscures de ce côté ; de même que nos ombres révèlent une insensible transpiration vers le soleil. La vérité volatile de nos mots devrait continuellement trahir le manque de justesse du relevé final. Leur vérité se voit instantanément ravie, seul demeure le monument littéraire. Les mots qui expriment notre foi et notre piété ne sont pas définis ; encore qu’ils soient significatifs et parfumés comme encens pour les natures supérieures.

Pourquoi toujours descendre au niveau de notre perception la plus lourde, et louer cela comme sens commun ? Le sens le plus commun est le sens des hommes qui dorment, qu’ils expriment en ronflant. Nous inclinons parfois à classer les gens doués d’une fois et demi d’intelligence avec les niais (half-witted) auxquels il n’en est imparti qu’une moitié, parce que nous n’apprécions qu’un tiers de leur intelligence. Il y aurait des gens pour trouver à redire aux rougeurs de l’aurore, si jamais il leur arrivait de se lever assez tôt. « On prétend », si j’en crois la légende, « que les vers de Kabir ont quatre sens différents – illusion, âme, intellect, et la doctrine exotérique des Védas » ; mais en cette partie-ci du monde les écrits d’un homme comportent-ils plus d’une interprétation que l’on considère la chose comme motif à grief. Tandis que l’Angleterre s’ingénie à guérir le black-rot des pommes de terre, n’y aura-t-il personne pour s’ingénier à guérir le black-rot du cerveau, tellement plus répandu et tellement plus fatal ?

Je ne suppose pas avoir atteint à l’obscurité, mais je serais fier qu’on ne trouvât dans ces pages à cet égard de défaut plus fatal qu’il n’en fut trouvé à la glace de Walden. Les clients du sud lui reprochèrent sa couleur bleue, qui témoigne de sa pureté, comme si elle était bourbeuse, et préférèrent la glace de Cambridge qui est blanche, mais a le goût d’herbes. La pureté qu’aime les hommes ressemble aux brouillards qui enveloppent la terre, non pas à l’éther azuré qui est au-delà.

Certaines gens nous cornent aux oreilles que nous autres Américains, et généralement les modernes, sommes des nains intellectuels en comparaison des anciens, ou même des hommes du temps d’Élisabeth. Mais en quoi cela touche-t-il à l’affaire ? Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré. Ira-t-on se pendre parce qu’on appartient à la race des pygmées, et ne sera-t-on pas le plus grand pygmée qu’on peut ? Que chacun s’occupe de ce qui le regarde, et s’efforce d’être ce qu’il a été fait.

Pourquoi serions-nous si désespérément pressés de réussir, et dans de si désespérées entreprises ? S’il nous arrive de ne point marcher au pas de nos compagnons, la raison n’en est-elle que nous entendons un tambour différent ? Allons suivant la musique que nous entendons quels qu’en soient la mesure ou l’éloignement. Il n’importe pas que nous mûrissions aussi vite qu’un pommier ou un chêne. Changerons-nous notre printemps en été ? Si l’état de choses pour lequel nous sommes faits n’est pas encore, quelle serait la réalité à lui substituer ? Nous n’irons pas faire naufrage sur une réalité vaine. Érigerons-nous avec peine un ciel de verre bleu au-dessus de nous, tout en étant sûrs, lorsqu’il sera fait, de lever les regards encore vers le vrai ciel éthéré loin au-dessus, comme si le premier n’existait pas ?

Il était un artiste en la cité de Kouroo disposé à chercher la perfection. Un jour l’idée lui vint de fabriquer un bâton. Ayant observé que dans une œuvre imparfaite le temps entre pour élément, alors que dans une œuvre parfaite le temps n’entre pour rien, notre homme se dit : Il sera parfait de tous points, ne devrais-je faire d’autre chose en ma vie. Il se rendit sur l’heure dans la forêt en quête de bois, résolu à ne pas employer de matière mal appropriée ; et dans le temps qu’il cherchait, rejetant branche sur branche, ses amis un à un le délaissèrent, attendu qu’ils vieillissaient au milieu de leurs travaux et mouraient, alors que lui pas un moment ne prenait d’âge. L’unité de son dessein et de sa résolution, jointe à une piété élevée, le dotait, à son insu, d’une perpétuelle jeunesse. N’ayant fait aucun compromis avec le Temps, le Temps se tenait à l’écart de sa route, soupirant seulement à distance, incapable qu’il était de le soumettre. Il n’avait pas trouvé de souche de tous points convenable que la cité de Kouroo était une ruine chenue, et c’est sur l’un de ses tertres qu’il s’assit pour peler la branche. Il ne lui avait pas donné la juste forme que la dynastie des Candahars était à son déclin et que du bout de la branche il écrivit le nom du dernier de cette race dans le sable, puis se remit à l’ouvrage. D’ici à ce qu’il eût adouci et poli le bâton Kalpa n’était plus l’étoile polaire ; et il n’y avait pas encore mis la virole ni la pomme adornée de pierres précieuses que Brahma s’était éveillé puis endormi maintes fois. Mais pourquoi m’attardè-je à parler de ces choses ? Lorsque la dernière touche fut mise à son œuvre, celle-ci soudain s’éploya sous les yeux de l’artiste surpris en la plus pure de toutes les créations de Brahma. En faisant un bâton il avait fait un nouveau système, un monde de larges et belles proportions ; dans lequel toutes passées que fussent cités et dynasties anciennes, de plus pures et plus glorieuses avaient pris leurs places. Et voici qu’il s’apercevait au tas de copeaux encore frais à ses pieds, que, pour lui et son œuvre, le premier laps de temps avait été une illusion, qu’il ne s’était écoulé plus de temps que n’en demande un simple scintillement du cerveau de Brahma pour tomber sur l’amadou d’une cervelle humaine et l’enflammer. La matière était pure et son art était pur ; comment le résultat pouvait-il être autre que merveilleux[7] ?

Nulle face que nous puissions donner à une affaire jamais ne nous présentera pour finir autant d’avantage que la vérité. Celle-ci seule est d’un bon user. Pour la plupart nous ne sommes pas où nous sommes, mais dans une fausse position. Par suite d’une infirmité de notre nature, supposant un cas, nous nous plaçons dedans, et nous voilà dans deux cas en même temps, ce qui rend doublement difficile de s’en tirer. Aux heures saines nous n’envisageons que les faits, le cas qui est. Dites ce que vous avez à dire, non pas ce que vous devez dire. Toute vérité vaut mieux que faire semblant. On demanda à Tom Hyde[8], le chaudronnier debout au pied du gibet, s’il avait quelque chose à dire. Sa réponse fut : « Dites aux tailleurs de se rappeler de faire un nœud à leur fil avant d’entreprendre le premier point. » La prière de son compagnon est tombée dans l’oubli.

Si humble que soit votre vie, faites-y honneur et vivez-la ; ne l’esquivez ni n’en dites de mal. Elle n’est pas aussi mauvaise que vous. C’est lorsque vous êtes le plus riche qu’elle paraît le plus pauvre. Le chercheur de tares en trouvera même au paradis. Aimez votre vie, si pauvre qu’elle soit. Peut-être goûterez-vous des heures aimables, palpitantes, splendides, même en un asile des pauvres. Les fenêtres de l’hospice reflètent le soleil couchant avec autant d’éclat que celles de la demeure du riche ; la neige fond aussitôt devant sa porte au printemps. Je ne vois pas comment un esprit calme ne pourrait vivre là aussi content et y nourrir des pensées aussi réjouissantes qu’en un palais. Souvent les pauvres de la ville me semblent mener la vie la plus indépendante qui soit. Peut-être sont-ils simplement assez « grands » pour recevoir sans crainte. On se croit en général au-dessus des secours qu’accorde la ville ; mais plus souvent arrive-t-il qu’on n’est pas au-dessus de se secourir soi-même par des moyens déshonnêtes, qui devraient attirer plus de déconsidération. Cultivez la pauvreté comme une herbe potagère, comme la sauge. Ne vous embarrassez point trop de vous procurer de nouvelles choses, soit en habits, soit en amis. Retournez les vieux, retournez à eux. Les choses ne changent pas ; c’est nous qui changeons. Vendez vos habits et gardez vos pensées. Dieu veillera à ce que vous ne manquiez pas de société. Fussé-je relégué dans le coin d’un galetas pour le reste de mes jours, telle une araignée, que le monde resterait tout aussi vaste pour moi tant que je serais entouré de mes pensées. Le philosophe a dit : « D’une armée de trois divisions on peut enlever le général et la mettre en désordre ; de l’homme le plus abject et le plus vulgaire on ne peut enlever la pensée. » Ne cherchez pas si anxieusement à vous développer, à vous soumettre à maintes influences pour être joué ; ce n’est que dissipation. L’humilité comme la ténèbre révèle les lumières célestes. Les ombres de pauvreté et de médiocrité s’amoncellent autour de nous, « et voyez ! la création s’élargit à nos yeux »[9]. Nous sommes souvent remis en mémoire que, nous fût-il accordé l’opulence de Crésus, nos visées doivent toutefois rester les mêmes, et nos moyens essentiellement les mêmes. En outre, si vous vous trouvez limité dans votre champ d’action par la pauvreté, si vous ne pouvez acheter livres ni journaux, par exemple, vous n’en êtes que réduit aux plus significatives et vitales expériences ; vous voilà contraint de traiter avec la matière qui présente le plus de sucre et le plus d’amidon. C’est dans la vie voisine de l’os que réside le plus de suavité. Vous voilà préservé d’être un homme frivole. Nul jamais ne perd sur un niveau plus bas par magnanimité sur un niveau plus élevé. La richesse superflue ne peut acheter que des superfluités. L’argent n’est point requis pour acheter un simple nécessaire de l’âme.

J’habite l’angle d’un mur de plomb, dans la composition duquel fut versé un peu d’alliage d’airain. Souvent, à l’heure de ma méridienne, me parvient du dehors aux oreilles un confus tintinnabulum. C’est le bruit de mes contemporains. Mes voisins me parlent de leurs aventures avec de beaux messieurs et de belles dames, des notabilités qu’ils ont rencontrées à dîner ; mais je prends aussi peu d’intérêt à telles choses qu’au contenu du Daily Times. L’intérêt et la conversation tournent de préférence autour de la toilette et des bonnes manières ; mais une oie est encore une oie, de quelque habit qu’on l’affuble. Ils me parlent de Californie et Texas, d’Angleterre et des Indes, de l’Honorable Mr. – de Géorgie ou du Massachusetts, tous phénomènes transitoires et éphémères, au point de me donner envie de sauter hors de leur cour tout comme le Mameluck bey. J’aime à revenir à mes façons de voir, – non à marcher en procession avec pompe et étalage, en un lieu apparent, mais à marcher de pair avec le Bâtisseur de l’univers, si je peux, – non à vivre en cet inquiet, nerveux, remuant, vulgaire Dix-Neuvième Siècle, mais à rester là debout ou assis pensif tandis qu’il passe. Que célèbrent les hommes ? Ils sont tous en comité d’organisation, et d’heure en heure attendent le discours de quelqu’un. Dieu n’est que le président du jour, et Webster, son orateur. J’aime à peser, me tasser, graviter vers ce qui m’attire avec le plus de force et de justice, – non à me pendre au fléau de la balance pour tâcher de peser moins, – non à supposer un cas, mais à prendre le cas tel qu’il est ; à suivre le seul sentier que je peux, et celui sur lequel nul pouvoir ne saurait me résister. Je n’éprouve aucune satisfaction à commencer une voûte avant de m’être assuré une fondation solide. Ne jouons pas à kittlybenders[10]. Partout se trouve un fond sérieux. Le voyageur, lisons-nous, demanda à l’enfant si le marais qui s’étendait devant lui avait un fond résistant. L’enfant répondit affirmativement. Mais voici que le cheval du voyageur enfonça jusqu’aux sangles, sur quoi le voyageur dit à l’enfant : « Je croyais que tu m’avais dit que cette fondrière avait un fond résistant. » « Mais oui, elle en a un », répondit l’enfant, « mais vous n’en êtes pas encore à moitié route. » Ainsi en est-il des fondrières et sables mouvants de la société ; mais vieux l’enfant qui le sait. Seul est bien ce qui est pensé, dit ou fait – suivant certain rare accord. Je ne voudrais pas être de ceux qui iront sottement enfoncer un clou dans le simple galandage et le plâtre ; tel exploit me tiendrait éveillé la nuit. Donnez-moi un marteau, et que je tâte où est la poutre. Ne comptez pas sur le mastic. Enfoncez droit votre clou et rivez-le si sûrement que vous puissiez, vous éveillant la nuit, penser à votre travail avec satisfaction, – un travail à propos duquel vous n’auriez pas honte d’invoquer la Muse. De la sorte Dieu vous aidera, et de la sorte seulement. Il n’est pas de clou enfoncé qui ne devrait être comme un nouveau rivet dans la machine de l’univers, avec vous pour assurer la marche du travail.

Mieux que l’amour, l’argent, la gloire, donnez-moi la vérité. Je me suis assis à une table où nourriture et vin riches étaient en abondance, et le service obséquieux, mais où n’étaient ni sincérité, ni vérité ; et c’est affamé que j’ai quitté l’inhospitalière maison. L’hospitalité était aussi froide que les glaces. Je songeai que point n’était besoin de glace pour congeler celles-ci. On me dit l’âge du vin et le renom de la récolte ; mais je pensai à un vin plus vieux, un plus nouveau, et plus pur, d’une récolte plus fameuse, qu’ils ne possédaient pas, et ne pouvaient acheter. Le style, la maison et les jardins, et le « festin », ne sont de rien pour moi. Je rendis visite au roi, mais il me fit attendre dans son antichambre, et se conduisit comme quelqu’un désormais incapable d’hospitalité. Il était en mon voisinage un homme qui habitait un arbre creux. Ses façons étaient véritablement royales. J’eusse mieux fait en allant lui rendre visite.

Combien de temps resterons-nous assis sous nos portiques à pratiquer des vertus oisives et moisies, que n’importe quel travail rendrait impertinentes ? Comme si l’on devait, commençant la journée avec longanimité, louer un homme pour sarcler ses pommes de terre ; et dans l’après-midi s’en aller pratiquer l’humilité et la charité chrétiennes avec une bonté étudiée ! Songez à l’orgueil de la Chine et à la satisfaction béate des humains. Cette génération-ci incline un peu à se féliciter d’être la dernière d’une illustre lignée ; et à Boston, Londres, Paris, Rome, pensant à sa lointaine origine, elle parle de son progrès dans l’art, la science et la littérature avec complaisance. N’y a-t-il pas les Archives des Sociétés Philosophiques, et les Panégyriques publics des Grands Hommes ! C’est le brave Adam en contemplation devant sa propre vertu. « Oui, nous avons accompli de hauts faits, et chanté des chants divins, qui jamais ne périront », – c’est-à-dire tant que nous pourrons nous les rappeler. Les Sociétés savantes et les grands hommes d’Assyrie, – où sont-ils ? Quels philosophes et expérimentateurs frais émoulus nous sommes ! Pas un de mes lecteurs qui ait encore vécu toute une vie humaine. Ces mois-ci ne peuvent être que ceux du printemps dans la vie de la race. Si nous avons eu la gale de sept ans[11], nous n’avons pas encore vu à Concord la cigale de dix-sept ans[12]. Nous connaissons une simple pellicule du globe sur lequel nous vivons. La plupart d’entre nous n’ont pas creusé à six pieds au-dessous de la surface, plus qu’ils n’ont sauté à six pieds au-dessus. Nous ne savons pas où nous sommes. En outre, nous passons presque la moitié de notre temps à dormir à poings fermés. Encore nous estimons-nous sages, et possédons-nous un ordre établi à la surface. Vraiment, nous sommes de profonds penseurs, nous sommes d’ambitieux esprits ! Lorsque là debout au-dessus de l’insecte qui rampe dans les aiguilles de pin sur le plancher de la forêt, et s’efforce d’échapper à ma vue, je me demande pourquoi il nourrira ces humbles pensées, et cachera sa tête de moi qui pourrais, peut-être, me montrer son bienfaiteur, en même temps que fournir à sa race quelque consolant avis, je me rappelle le Bienfaiteur plus grand, l’Intelligence plus grande, là debout au-dessus de moi l’insecte humain.

Il se déverse dans le monde un incessant torrent de nouveauté, en dépit de quoi nous souffrons une incroyable torpeur. Qu’il me suffise de mentionner le genre de sermons qu’on écoute encore dans les pays les plus éclairés. Il y a des mots comme joie et douleur, mais ce ne sont que le refrain d’un psaume, chanté d’un accent nasillard, tandis que nous croyons en l’ordinaire et le médiocre. Nous nous imaginons ne pouvoir changer que d’habits. On prétend que l’Empire Britannique est vaste et respectable, et que les États-Unis sont une puissance de première classe. Nous ne croyons pas qu’une marée monte et descend derrière chaque homme, laquelle peut emporter l’Empire Britannique comme un fétu, si jamais il arrivait à cet homme de lui donner abri dans le port de son esprit. Qui sait quelle sorte de cigale de dix-sept ans sortira du sol la prochaine fois ? Le gouvernement du monde où je vis ne fut pas formé, comme celui de Grande-Bretagne, dans une conversation d’après-dîner verre en main.

La vie en nous est comme l’eau en la rivière. Il se peut qu’elle monte cette année plus haut qu’on n’a jamais vu, et submerge les plateaux desséchés ; il se peut même, celle-ci, être l’année fertile en événements, qui chassera de chez eux tous nos rats musqués. Ce ne fut pas toujours terre sèche là où nous demeurons. J’aperçois tout là-bas à l’intérieur les bords escarpés qu’anciennement le courant baigna, avant que la science commençât à enregistrer ses inondations. Tout le monde connaît l’histoire, qui a fait le tour de la Nouvelle-Angleterre, d’une forte et belle punaise sortie de la rallonge sèche d’une vieille table en bois de pommier ayant occupé soixante années la cuisine d’un fermier, d’abord dans le Connecticut, puis dans le Massachussetts, — issue d’un œuf déposé dans l’arbre vivant nombre d’années plus tôt encore, ainsi qu’il apparut d’après le compte des couches annuelles qui le recouvraient ; qu’on entendit ronger pendant plusieurs semaines pour se faire jour, couvée peut-être par la chaleur d’une fontaine à thé. Qui donc entendant cela ne sent réchauffée sa foi en une résurrection et une immortalité ? Qui sait quelle belle vie ailée, dont l’œuf resta enseveli pendant des siècles sous maintes couches concentriques de substance ligneuse dans la vie sèche et morte de la société, déposé d’abord dans l’aubier de l’arbre vert et vivant, lequel s’est peu à peu converti en le simulacre de sa tombe bien accommodée, — par hasard entendue ronger aujourd’hui pendant des années pour se faire jour par la famille de l’homme, étonnée, assise autour de la table de fête, — peut inopinément paraître hors du mobilier le plus vulgaire et le plus usagé de la société, pour enfin savourer sa belle vie d’été !

Je ne dis pas que John ou Jonathan se rendront compte de tout cela ; tel est le caractère de ce demain que le simple laps de temps n’en peut amener l’aurore. La lumière qui nous crève les yeux est ténèbre pour nous. Seul point le jour auquel nous sommes éveillés. Il y a plus de jour à poindre. Le soleil n’est qu’une étoile du matin.


FIN


  1. « Dirige ton œil droit en toi, et vois
    Mille régions en ton âme
    Encore à découvrir. Parcours-les, et sois
    Expert en cosmographie-du-chez-soi. »
  2. Henry Grinnell, marchand de New York, monta deux expéditions pour aller à la recherche de Franklin, l’explorateur.
  3. Expédition de 1838-1842.
  4. Dernière ligne du poème de Claudien : Sur un vieillard de Vérone.
  5. Qu’ils errent et aillent scruter les lointains Australiens.
    J’ai plus de Dieu, ils ont plus de route.
  6. Symmes, qui, vers 1818, avait imaginé de croire à l’existence d’un vaste trou perçant le globe du Pôle Sud au Pôle Nord, et dans lequel on pouvait aussi vivre.
  7. Ce conte passe pour avoir été entièrement imaginé par Henry David Thoreau.
  8. Tom Hyde, sujet de Boston, pendu comme voleur.
  9. Tiré du fameux sonnet, Night and Death, de Blanco White, et son œuvre unique, le sonnet d’Arvers des Anglais.
  10. Jeu américain qui consiste à courir sur la glace mince et fléchissante.
  11. Expression courante, pour dire qu’on a subi un fléau.
  12. Espèce de sauterelle qui ne fait son apparition que tous les dix-sept ans, et apparut en 1852 dans plusieurs comtés du Massachusetts.