Walter Raleigh

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WALTER RALEIGH.

Il estimait la gloire plus que sa conscience.
Ben-Jonson.

Si vous parcourez la magnifique collection de portraits de Lodge, vous y trouverez, parmi les têtes du XVIe siècle, une physionomie qu’il est impossible d’oublier : elle efface toutes les autres par la singularité, l’énergie rusée et la violence de l’expression. Le nez est fin et recourbé, le front étroit et démesurément haut, l’œil ardent, sagace, conquérant et inquiet, la bouche dédaigneuse, impétueuse, mais non sensuelle. L’attitude du personnage répond à l’originalité de ses traits ; cet homme semble provoquer le monde, et vous diriez qu’il méprise d’avance ce qu’il a fait et ce qu’il va faire.

C’est en effet l’image corporelle et le type extérieur de l’ame la plus excessive dont les annales modernes aient conservé la trace. Walter Raleigh a tout osé, tout envahi, tout manqué. Les trente biographes qui se sont emparés de cette matière brûlante ont voulu la réduire aux proportions ordinaires, effort inutile : la bizarre création de Dieu leur échappe ; une vie de contradictions gigantesques, lutte de Titan contre le possible et l’impossible, désaccord entre la force humaine et la force des choses ; Campbell, Tytler, Birch, Cayley, Shirley, Naunton, même le docteur Southey, sans compter Prince, Fuller, Wood, Aubery, et l’allemand Totze, n’ont point fait comprendre Raleigh ; eux-mêmes ne l’avaient pas compris. Un article récent de la Revue d’Édimbourg, dont l’auteur a discuté avec la conscience d’un juge plusieurs circonstances relatives à la vie de Raleigh, ne nous satisfait pas davantage. C’est donc un sujet neuf, plein de fécondité, que l’étude de cet homme. Il renferme tout un siècle. Chez lui, les penchans de ce siècle bouillonnent, s’exagèrent, s’extravasent et débordent, sans jamais se régler ou s’accorder. Ame confuse, comme l’a très bien dit Hume, et confusément grande.

Nous ne répéterons rien de ce que les biographes antérieurs ont avancé sur Walter Raleigh, et nous contredirons souvent le plus habile de ces biographes, l’écrivain de la Revue d’Édimbourg. Walter Raleigh a tant voyagé, écrit, agi, convoité, combattu, intrigué, conspiré, il a cherché la gloire par tant de voies, demandé la puissance et la domination à tant d’entreprises, tenté la fortune par tant de diverses trames, que tout peut se dire sur son compte. Tytler le montre martyr, Totze le fait escroc, Southey le prétend fou. Le résultat de nos recherches nous a fourni cent soixante-cinq volumes, une bibliothèque, absorbée par la seule discussion des actes et des écrits de Raleigh, en y comprenant ses propres ouvrages et les livres hollandais et italiens consacrés à ses entreprises maritimes. Nous essaierons, les premiers après tant d’analystes, de contempler dans sa source et dans l’intimité de son propre fonds cette grandiose inquiétude d’un cœur qui bondit au-delà des bornes possibles, et d’un esprit qui s’élance vers mille conquêtes à la fois.

Les passions du XVIe siècle sont marquées vivement chez Raleigh. C’est ce qui le rend si intéressant pour nous. Il réunit l’esprit d’aventure, le génie de l’intrigue, le courage guerrier, la liberté du style, la ferveur protestante, l’animosité politique, le luxe italien, l’avidité britannique, et la violence comme l’audace gasconnes ; ame singulière, au sein de laquelle luttent les vices et les grandeurs nés de ces sources diverses, mensonge, fierté, bassesse, magnanimité, cruauté, fourberie, héroïsme. L’antithèse des rhéteurs est impuissante à dire les contrastes d’une telle vie : elle a pour caractère l’excès dans toutes les directions ; sublimité dans le péril, avilissement dans le succès ; rien de modéré, rien d’égal ; aujourd’hui le rôle d’un martyr et demain celui d’un laquais. On ne peut l’expliquer que par la logique des passions, non par celle de la raison.

L’histoire moderne, qui s’occupe beaucoup des évènemens et quelquefois des intérêts, laisse de côté les passions. Elles ont cependant leur histoire. Elles changent, elles ont leurs causes, elles entraînent les faits. Cette erreur, dont les anciens étaient si éloignés, a desséché et réduit à rien les annales des peuples européens. Elle nous empêche de comprendre les caractères qui s’y jouent et de démêler les mobiles qui leur ont servi de ressort. Qu’est-ce que la Saint-Barthélemy, si vous ignorez la fièvre catholique et municipale, léguée par le moyen-âge à la bourgeoisie parisienne ? Vous retrouvez à peine et demi-effacée, chez Auguste de Thou, la trace des émotions qui animaient et embrasaient tout son siècle. Voltaire ne s’en doute plus. Elles apparaissent vivantes chez les sermonaires et les libellistes, dans les pamphlets et les caricatures, chez les poètes et les satiriques, surtout dans les écrits laissés par les hommes d’action. Il faut lire attentivement les poèmes de Théodore Agrippa d’Aubigné pour comprendre les émotions religieuses de cette époque, et voir, de 1520 à 1600, les deux armées du catholicisme et du protestantisme se grouper à travers l’Europe. Plus de Français, d’Anglais, d’Italiens. Quiconque préfère la Bible à Rome a pour ennemi mortel quiconque préfère Rome à la Bible. Les Tragiques de d’Aubigné, œuvre hors de ligne, sont plus historiques que son histoire. Ce poème, à peine écrit en français, brise sans cesse l’idiome, qui, battu et tenaillé comme un fer chaud, s’élève au-dessus, s’élance au-delà, retombe au-dessous de ses limites naturelles. Pas de production moderne où les convenances et les nécessités de notre langue se soient assouplies plus violemment, contraintes et domptées par l’énergie et la fureur de la pensée. Dans le chant intitulé les Feux, on voit tous les martyrs protestans de l’Europe, sanglantes ombres, défiler devant le poète qui les convoque, et former une seule nation. Raleigh fut un des chefs les plus ardens de cette nation.

Avant tout, nous le trouverons donc, comme l’Angleterre du XVIe siècle, protestant et ennemi de l’Espagne. Mais nous verrons aussi combien de passions subsidiaires vinrent se joindre à celle-là, de quelles imperturbables ruses il s’arma pour dominer les esprits, combien de succès sans estime et de triomphes diffamés il arracha péniblement à la fortune ; enfin, ce que coûta dans le présent et dans l’avenir au grand homme aventurier la gloire, estimée au-dessus de la conscience.

I. — RALEIGH À LA COUR D’ÉLISABETH

L’éducation de Raleigh, cette éducation de l’ame et de la volonté qui décide de la vie, qui commence à seize ans, qui finit à vingt-quatre, eut lieu en France. C’était un pandémonium quand il y vint.

Quel pays ! Un poète de son temps l’a dit avant moi, non pas un des poètes pédantesques, gens qui ne reproduisent que les émotions gréco-latines de la rue du Fouarre et de Montaigu ; mais un de ces poètes bien plus précieux, qui disent en vers ce que leur siècle a senti. Il montre, dans une de ses pièces, le diable demandant à Dieu permission de venir brouiller la France, et d’y lâcher son escadron de démons secondaires. Voilà ce que Raleigh y vit, lorsqu’à vingt ans, soldat de fortune, il quitta le promontoire battu des flots marins qu’habitait sa famille, et vint guerroyer en France et en Flandre pour les protestans. Il était né en 1552, à Hayes, en face de l’Océan.

Les étendards de Coligny, de Henri IV et de Nassau flottèrent sur cette jeune tête. Il se mêla en aventurier à tous les aventuriers gascons, si fiers, si braves, si hardis, si spirituels, dont Henri de Navarre résuma les meilleures qualités, laissant de côté les plus mauvaises. Un caractère de gasconnade aventureuse, transporté sur le sol demi saxon, demi-normand de la nationalité anglaise, fit de lui désormais un être douteux et redoutable, objet d’étonnement et d’antipathie pour ses concitoyens.

Élevé à cette école, il adora le succès, et apprit à l’enlever violemment plutôt qu’à le mériter. Souvent il joignit le charlatanisme à la gloire. Ce qui était saillie légère et caprice facétieux chez nos braves enfans du Midi, devint un grave calcul chez le fils des Saxons. Ces vives et pétulantes boutades qui étincèlent dans la causerie, qui donnent tant de relief à la guerre et à l’amour, et qui, dans la mêlée sanglante, apparaissent comme les lueurs des glaives qui se heurtent, ont besoin, pour être aimées ou pardonnées, d’une légèreté presque enfantine et d’une grace insouciante. Raleigh prit au sérieux l’humeur gasconne ; il en fit le poème épique de sa vie. Dans les grandes entreprises, dans les sombres conjurations, dans les longues traversées et les colonisations périlleuses, il fut Mascarille ou Scapin. Bariolant de traits sublimes ce charlatanisme gigantesque, nul homme (quoi qu’en ait dit la Revue d’Édimbourg) n’a mieux menti, n’a plus souvent, n’a plus témérairement menti.

La France offrait alors une mauvaise discipline et un fatal exemple. Trois grandes qualités lui restaient, l’audace, le courage et l’adresse. Mais, du reste, jamais esprits infernaux ne se sont déchaînés avec plus de folie, et n’ont mêlé plus de sang à plus de débauche. Le jeune homme était à Paris lorsque la cloche de la Saint-Barthélemy sonna ; il vit face à face celui que les protestans nommaient

.......Notre Sardanapale,
Braquant sur ses sujets l’arquebuse infernale.

Il parvint à se soustraire au massacre, lorsque

Les prisons, les palais, les châteaux, les logis,
Les cabinets sacrés, les chambres et les lits
Furent marqués du sceau de la tuerie extrême ;…

Il entendit ce qu’un catholique de la même époque nomme

...... les sons piteux de la grand’ boucherie.

Aussi ne faut-il pas s’étonner si de retour en Angleterre en 1579, et devenu capitaine des troupes anglaises envoyées contre les Irlandais, sous lord Grey, il débuta par l’imitation de ces beaux exemples. Sa première action, c’est le massacre, exécuté de sang-froid, d’une garnison catholique qui s’était rendue à merci. Spencer, le grand poète, affirme que « l’on ne pouvait se débarrasser autrement de ces misérables. » Tout ce que l’on peut dire en faveur de Spencer, de Grey, du jeune Raleigh, des autres capitaines qui ont trempé dans ce meurtre, c’est que l’Europe entière avait la fièvre et la rage ; que Raleigh venait de France, où il avait vu les protestans poursuivis et traqués comme des bêtes fauves ; c’est que, dans les dernières solitudes du Nouveau-Monde, les arbres des forêts vierges portaient alors, en guise de fruits, des cadavres, avec ces inscriptions : Pendu comme hérétique, non comme Anglais ; et la réponse : Pendu comme catholique, non comme Espagnol ; enfin, c’est que le vaste mouvement et la guerre de deux siècles entre la critique et la foi, entre la liberté et l’autorité, s’annonçait avec une violence digne de son avenir.

L’aventurier avait vingt-deux ans. Il voulait arriver ; les moyens lui importaient peu ; il souffrait beaucoup dans cette Irlande, que l’une de ses lettres appelle énergiquement la communauté de commune misère (the common wealth of common woe). Le seul désir d’être remarqué un jour lui faisait subir les ennuis d’une situation inférieure et d’un grade obscur, dans une guerre de barbares. « J’aimerais mieux garder le bétail, » écrit-il à Leicester ; il avait déjà su se mettre en relation avec le favori. Mais comment briser le talisman de sa première obscurité ? Une occasion se prépare, ou plutôt il la fait éclore. Grey, son chef militaire, le réprimande, on ne sait sur quel sujet ; il en écrit à Leicester. Une fois brouillé avec son capitaine, il sait que la chose ira plus loin et plus haut, et que la reine voudra être juge du différend. Il ne se trompait pas. Le cabinet royal s’ouvrit à lui et à son antagoniste. Le moment était décisif. Il avait médité sa défense, qui ménageait avec habileté l’homme même qu’il attaquait, et flattait démesurément l’orgueil de la reine vieillissante. Sa fortune fut faite.

La scène, dont les contemporains ont seulement indiqué l’esquisse, et laissé les matériaux épars, dut être pleine d’intérêt. Elle se passait au conseil d’état, devant cette souveraine à l’œil perçant et au nez crochu, proclamée Vénus par les courtisans et les poètes, vierge d’après ses propres médailles, bien qu’à la connaissance de l’Europe entière elle eût changé d’amans avec une facilité et une rapidité excessives, et dont le progrès de l’âge ne faisait qu’augmenter la licence. Devant cette femme déjà ridée, couverte de perles et de diamans, le cou environné d’une immense fraise empesée, les joues sillonnées de rides et de fard, voici le jeune homme debout, le front singulièrement haut, l’œil vif et fier, d’une taille supérieure à la taille commune, robuste, développant, avec une éloquence fleurie mêlée d’éloges pour la souveraine, ses observations militaires sur l’Irlande bien plutôt que ses griefs contre son chef. « La reine fut séduite, » dit Naunton ; the queen’s ear was taken.

Une seconde phase de sa vie commence ici. Le soldat de fortune, déployant devant le conseil privé sa bonne grace et sa faconde, reste à la cour comme amant de la reine ; titre qu’il partage d’ailleurs avec sir Charles Blount et le comte d’Essex. Il est difficile de se laisser convaincre par la confiance philosophique de la Revue d’Édimbourg, qui transforme doucement en platonisme éthéré les passions de Queen Bess, de la reine Élisabeth. Je sais que la vénération protestante la couvre et la protége encore aujourd’hui d’une faveur apologétique ; mais l’histoire est plus sévère. Vraie fille de Henri VIII, pape et sultan à la fois, la vierge des îles occidentales, comme elle se nommait elle-même, prouve qu’un souverain se fait tout pardonner, s’il favorise les ambitions de son peuple. Élisabeth ressemblait fort à Catherine-la-Grande. Les rapports des ambassadeurs étrangers auprès de sa cour sont loin d’attester cette virginale réserve, à laquelle la postérité protestante fait semblant d’ajouter foi. Ils parlent fort librement, dans leur correspondance particulière, de ses faiblesses, que le complaisant chancelier Bacon appelait her softnesses (ses attendrissemens), des querelles, des raccommodemens, des douleurs, des fureurs, des violences, des coups, des larmes, auxquels ces émotions orageuses donnaient lieu ; de la chambre à coucher voisine de la sienne, qu’elle assigna, pour la santé de Dudley, à ce jeune homme délicat, et de son extraordinaire irritation toutes les fois qu’une de ses demoiselles d’honneur marchait sur ses brisées et lui enlevait un favori. L’ambassadeur espagnol raconte qu’elle le conduisit un jour à la chambre occupée par Dudley, « lui faisant remarquer qu’il était d’une santé faible, qu’il avait besoin d’être soigné ; que d’ailleurs cet appartement se trouvait au rez-de-chaussée et n’avait aucune communication avec le sien. » L’ambassadeur ajoute que huit jours ne furent pas écoulés avant que ce jeune homme d’une santé faible prît possession de la chambre la plus voisine de celle qu’habitait la reine. Tous ces détails de vie privée, ces médisances contre la chasteté prétendue d’Élisabeth, que la maligne Marie Stuart communiquait à sa bonne sœur, dans une lettre perfide, ont été récemment appuyés par les recherches curieuses de Raumer, de Tytler et de plusieurs autres.

Quoi qu’il en soit des softnesses de la reine Élisabeth, le jeune homme admis à sa cour y fit une fortune rapide, qui était justifiée par l’éclat de sa conversation, l’élégance de ses manières et de celle son costume. On le voyait tous les jours, dit Aubery, son contemporain, en pourpoint de satin blanc brodé de perles, et portant au cou une chaîne de perles de la plus belle eau et de la première grosseur. Nul chroniqueur n’a mis en oubli l’anecdote de ce manteau pourpre brodé d’or, que Raleigh étendit sous les pas de la reine au moment où elle devait traverser à pied un endroit trempé de pluie. Toutes les cours du monde ont été témoins de quelque trait analogue à celui de Raleigh, et l’on doit s’étonner que la plupart des historiens anglais aient voulu dater de cette époque et de ce manteau la faveur de Raleigh. Depuis plusieurs mois il se trouvait en pied à la cour ; Élisabeth l’avait distingué ; l’œuvre de sa fortune remonte plus haut ; il l’avait fixée dès le premier jour, lorsque, devant le conseil d’état et la reine, il avait fait briller avec tant d’adresse les ressources de son esprit, son audace, sa bonne mine, sa grande taille et son beau langage.

Walter Raleigh comprit sa position et la conserva. Au lieu de perdre son temps, comme Essex, Nottingham et Blount, en rivalités inutiles et en prétentions exclusives ; au lieu de vouloir dominer seul le cœur d’une reine que ces querelles amusaient sans la vaincre, l’aventurier se contenta des marques de faveur qu’elle lui donnait et qui bientôt le placèrent au premier rang. Il fut nommé chevalier, sénéchal du comté de Cornouailles, grand-écuyer et capitaine des gardes. Ses attentions ne se relâchaient pas ; il éclipsait par la splendeur de ses habits et la grace de sa tournure tous les courtisans qui l’environnaient, et passait pour le plus complet gentilhomme, the compleatest gentleman, dit Hakluyt, de cette époque brillante. Les regards du peuple s’arrêtaient émerveillés sur sa cuirasse d’argent ciselé, sur ses brassards et ses cuissards d’argent damasquinés, qui étincelaient auprès de la reine, lorsqu’il l’escortait en qualité de capitaine des gardes. Il était pauvre. Élisabeth lui donna douze mille acres de terre confisquées sur les ducs de Nesmond, et le monopole des vins ; c’était l’élever à l’opulence.

Toutes les carrières de l’ambition étaient ouvertes à Raleigh, et, par une rare coïncidence, il avait la capacité comme l’ardeur des succès les plus divers. Nous venons de voir jusqu’où l’avait conduit cette témérité persévérante qui marqua le cours de sa vie. Il peut devenir homme d’état, guerrier, marin, orateur. Il sera tout cela.

Il sera plus encore. Fonder un empire, trouver un monde, ne serait-ce pas mieux ? Éclipser Christophe Colomb, l’emporter sur Fernand Cortez et Pizarre, à la cour augmenter sa faveur, auprès du peuple accroître son crédit, redire ses prouesses à la postérité, à l’exemple de César, quelle perspective ! Tous les jours on entendait parler de Drake, de Cavendish, de Forbisher. Les navires déployaient chaque jour leurs voiles, et revenaient chargés de trésors ou riches de découvertes. C’était le moment, toujours magnifique dans la vie des nations, où le sang bouillant de l’adolescence gonfle leurs veines, où le penchant de leur grandeur spéciale se révèle par une sorte d’ivresse, et annonce leur destinée. Élisabeth, que nous avons montrée tout à l’heure aussi faible que la dernière de ses sujettes, et à laquelle nous avons arraché son masque historique, fut un roi de génie qui sympathisa hautement, noblement, activement, avec ce mouvement civilisateur, père de trois cents ans de gloire.

Ainsi que Cromwell, elle le précipita par tous les actes de son règne. Elle attachait de sa main l’or et les perles à la poitrine de ses marins ; elle les comblait de titres, d’honneurs, de richesses, d’éloges. Elle donnait même, elle si avare, un peu d’argent de sa bourse royale pour les encourager à ces entreprises. Aussi l’élan maritime de cette époque a-t-il quelque chose de romanesque, de poétique et d’idéal qui séduit et entraîne la pensée. Un seul vaisseau anglais attaque huit vaisseaux ennemis. Une petite troupe de deux cents hommes va ruiner et réduire en cendres une ville de douze mille ames. Un vaisseau anglais, ayant fait une riche capture, regagne le port voiles déployées, et ces voiles sont de soie pourpre, les cordages de fil d’argent, les menus agrès de fil d’or. Un frère utérin de Raleigh, Humphrey Gilbert, avait depuis long-temps rêvé l’une des plus belles entreprises que l’on pût alors concevoir, la colonisation de la Virginie, qui ne portait pas alors ce nom. Idée à la fois grande, praticable et féconde, qui nous a donné la pomme de terre et le tabac ; elle appartient à ce frère utérin, comme l’avouent et M. Tytler et la Revue d’Édimbourg, si ardens toutefois à faire passer sur la tête de Walter Raleigh l’honneur des entreprises contemporaines. Ce qui est certain, c’est que, faute de ressources, le premier plan de sir Humphrey avait échoué, qu’il voulut mettre à profit la faveur nouvelle et inattendue de son frère Walter, et que ce dernier, non content de lui prêter secours, s’empara du crédit et de la renommée dus à Humphrey Gilbert. Ajoutons qu’il resta paisible à la cour pendant que son frère, armé d’une patente de la reine, concédée à sir Walter, courait les mers, essayait de transplanter dans les savanes de l’Amérique une colonie rebelle, et luttait à la fois contre les sauvages indigènes et contre son propre équipage. Ce brave homme mourut à la peine. Son frère Walter vendit sa patente à une compagnie de négocians, qui laissa languir pendant le reste du règne d’Élisabeth la colonisation virginienne.

La Revue d’Édimbourg prouve que Raleigh essaya de secourir et de sauver les débris de ces malheureux colons, jetés cruellement par leurs concitoyens au milieu des anthropophages, et qui finirent par être massacrés. Mais ce n’était point assez de leur prêter secours. Raleigh, colonisateur, devait un autre genre de sacrifice à la gloire qu’il affectait. L’abandon violent du projet, auquel tenait la vie des colons, prouvait une légèreté féroce et égoïste, dont la Revue d’Édimbourg essaie en vain de faire un héroïsme éclatant. Quoi ! Walter Raleigh commence par dérober à son frère, victime de l’expédition, l’honneur de ce projet ; il ne court aucun risque lui-même ; il excite Gilbert à l’accomplissement d’un exploit difficile, dont lui, homme de cour, va recueillir les fruits les plus lucratifs ; il passe dans le monde et dans l’avenir pour le créateur de l’entreprise ; il se contente d’obtenir de la reine sa maîtresse « une petite ancre d’or » pour son frère Gilbert ; il lui donne cette petite ancre d’or, que le pauvre Gilbert suspend à son cou, et lorsque Gilbert est mort, dévoré par la tempête, lorsqu’on lui apprend que deux ou trois cents Anglais vont mourir de faim ou sous le tomahawk à cause de son frère et de lui, il vend sa patente et ne s’en occupe plus ! À quoi est bonne l’histoire, si elle protége et propage tous les escamotages de la gloire ? Où l’honnêteté des victimes trouvera-t-elle un refuge contre l’habileté des faiseurs de dupes ?

La Revue d’Édimbourg dit que Raleigh fut toujours peu estimé. L’ingénieux et savant biographe ne doit pas chercher ailleurs les causes du discrédit qui plana sur lui jusqu’à sa mort ; le peuple, plus sagace que la cour et la reine, avait deviné le charlatan dans le héros. Soit qu’on le vît resplendir sous son armure d’argent ou publier les incroyables récits des richesses réservées aux colons qui voudraient le suivre, on lui témoignait une juste méfiance. Cette méfiance ne cessa plus tard que devant deux preuves de véritable grandeur que le sort lui offrit et dont il sut profiter, l’emploi des heures de sa prison et sa mort. Son livre et sa mort ont balancé les mensonges de sa vie par une réalité de talent et de courage qui ont forcé l’admiration.

La capacité déployée par Walter Raleigh, jusqu’à son emprisonnement, est celle qui exploite le talent d’autrui et réussit à sa place. Peut-on lui compter comme une grande action la présentation du poète Spencer à la cour ? Spencer était le premier poète épique et élégiaque de l’Angleterre et de l’époque ; il avait été secrétaire particulier du vice-roi d’Irlande, on possède encore de lui un essai de la plus haute portée et du plus beau style sur la situation du pays. Walter Raleigh, au lieu de présenter fastueusement Spencer à la reine, eût mieux fait de mettre à l’abri du malheur le poète qui n’avait pas de quoi vivre. Rien de plus facile, si Walter l’avait voulu. Mais quand les hommes du pouvoir ont souri à l’homme de talent, ils croient lui avoir fait une magnifique aumône ; et, tout occupé de ses travaux, le talent se venge rarement. Je regrette, au nom de la justice et de la vengeance historiques, que Cervantes n’ait pas dit au monde ce qu’était le duc de Lerme ; Spencer, ce que valait Walter Raleigh ; et Milton, ce qu’il faut penser de Fairfax. Walter recueillait tous les jours le fruit splendide des expéditions navales qu’il dirigeait comme armateur contre les possessions espagnoles, et dont il disputait les dépouilles à sa souveraine amante, ainsi que le prouvent les comptes qui se trouvent au Musée britannique. Il était riche ; une seule prise lui avait rapporté plus de cinquante mille livres sterling. Tout en vendant sa patente sur la Virginie, il s’était attribué le cinquième des gains éventuels de la colonie. Habitué à se réserver ainsi la part du lion, il usurpa le nouveau titre d’ami de Spencer et l’honneur factice de se montrer son protecteur. Spencer mourut sans avoir de pain.

Sa vieille haine contre l’Espagne trouva moyen de se satisfaire, lorsque la reine lui confia un poste éminent dans l’expédition anglaise qui soutenait les droits du prieur de Crato au trône de Portugal. Il était brave et donna dans cette occasion plus d’une preuve de son courage. Son esprit, son adresse et son éloquence brillèrent à la fois au parlement, dont il se fit nommer membre, et dans le premier des livres qu’il publia. Pour la première fois, la prose anglaise rejetait les entraves de scientifique pédantisme et de citation bavarde dont l’avaient chargée les écoles et le moyen-âge. C’était un récit grave, animé, tragique dans sa nudité mâle, du combat soutenu par l’amiral Grenville, ou plutôt Greenville, monté sur son unique navire, contre cinquante-cinq vaisseaux espagnols. Deux cents hommes avaient lutté, contre dix mille, un seul vaisseau contre cinquante cinq. Enfermé dans un cercle de voiles ennemies, l’amiral du vaisseau désemparé, couvert de sang et de blessures, entouré de morts, n’ayant plus de munitions, ordonne au maître canonnier de faire sauter le navire, « pour ne laisser à l’Espagnol, dit Raleigh, pas même un débris de gloire, et pas un fragment de triomphe. » Le reste de l’équipage s’oppose à cette résolution ; et Greenville, mutilé, est porté à bord du vaisseau amiral espagnol ; il y meurt trois jours après. On ne trouve dans le récit que Raleigh a consacré à cet exploit aucune trace d’affectation, d’exagération et de fausse poésie. D’un bout à l’autre, c’est une simplicité merveilleuse, une émotion virile, un mépris magnifique de l’épithète et de la métaphore, une puissance de style que Philippe Sidney compare au retentissement du clairon. À la même époque, sir Édouard Coke, voulant faire de l’éloquence, citait Ovide, Plutarque, le Talmud et Boccace, dans une seule phrase, à propos d’un procès dont il soutenait l’accusation. Quand on étudie l’histoire littéraire, il faut soigneusement distinguer ceux qui vivent pour ainsi dire au cœur de leur siècle, qui se nourrissent du sang des veines populaires, qui ont pour inspiration la flamme émanée des idées les plus fortes et les plus fécondes, de ceux qui restent en dehors du mouvement vital, occupés d’allier des mots et de broder des épithètes. C’est la distinction du pédant et du penseur, à laquelle nos ancêtres attachaient avec raison tant d’importance. Quand la fiévreuse activité de Raleigh lui permettait de prendre la plume, et lorsqu’il ne mentait pas, ce qui était rare, il atteignait tout à coup cette grandeur de l’action écrite, cette force et cette fermeté de style qui ont signalé César, Machiavel, Bonaparte, Calvin. Belle place dans l’histoire littéraire d’un pays. Bacon lui-même, si brillant de poésie et de finesse, n’a pas repoussé avec autant de sévérité que Walter Raleigh la broderie frivole et lourde dont le style savant et académique était alors surchargé. Bacon a ses pédantismes, ses afféteries, ses quaintnesses ; Raleigh y est étranger. Il veut, dit-il, rendre ses pensées lisibles : « I wish to make my thought legible. » On n’a pas donné de plus naïve, de plus complète et de plus grande définition du style. Mais nous reviendrons plus tard sur ce mérite et cette gloire de Raleigh. Il faut le suivre à travers une vie bien plus mêlée que son style et toute chargée des prétentions, des vices et des mensonges que sa plume virile a rejetés.

II. — RALEIGH EN DISGRÂCE.

C’était l’homme le plus brillant de toute la cour ; et, bien qu’il eût pour rivaux Dudley, Hatton, Oxford, Blount, Essex, sans compter Simier et le duc d’Anjou, il conservait sa position de favori avec d’autant plus de certitude et d’adresse, qu’il ne prétendait point en étendre les droits et les rendre exclusifs. Peut-être imagina-t-il que cette facilité lui assurait la même tolérance de la part d’Élisabeth : c’était une erreur. Le sang de Henri VIII coulait dans les veines de la reine, despotique dans le sérail de ses amours comme l’avait été son père. Quand elle apprit que la jeune et jolie Élisabeth Throckmorton, l’une de ses filles d’honneur, passait pour être sensible aux assiduités de Raleigh, elle entra dans une de ces colères qui trahissaient à tous les yeux les déportemens de la vierge-reine. Elle envoya le coupable à la Tour de Londres, et partit pour la tournée solennelle que les souverains anglais nommaient le progress. Sir George Carew était chargé de la garde et de la surveillance de Raleigh. Le prisonnier, qui voyait son avenir compromis par cette faute de conduite, se mit alors à jouer la comédie, talent qu’il possédait au plus haut degré, et que nous le verrons déployer avec une souplesse et une désinvolture digne des plus célèbres acteurs. De sa chambre dans la Tour il entendit le bruit des clairons qui annonçaient le départ de la reine ; il la vit monter dans la barque royale. À cet aspect, le délire sembla le prendre. Il voulait se jeter de la fenêtre dans la Tamise, se noyer, disait-il, ou revoir la maîtresse de son cœur, Élisabeth, envers laquelle il s’était montré si coupable ; il voulait du moins périr à ses yeux. Élisabeth avait à cette époque un peu plus de soixante ans, et, selon le voyageur Hentzner, on n’apercevait dans sa figure qu’un bec crochu au milieu de quelques rides rougeâtres. Carew fut dupe de cette étrange comédie. Il se précipita sur Raleigh, qu’il empêcha de se jeter à l’eau. « Laissez-moi (lui criait le capitaine des gardes) ! Je la vois ; j’éprouve le supplice de Tantale ! » Mais Carew s’obstinait à garder son prisonnier ; on se prit au corps et aux cheveux. Les deux perruques tombèrent dans la Tamise, et déjà les poignards étaient tirés lorsque des subalternes mirent fin à ce combat, dont le sujet ridicule est un trait caractéristique de l’audace gasconne à laquelle Raleigh a dû tant de succès misérables. La reine était partie sans écouter l’infidèle. Il continua sa comédie. Renfermé plus étroitement dans une chambre de la Tour, il écrivit à Robert Cecil, ministre de la reine, une lettre qui ne pouvait manquer de lui être montrée et de produire son effet. En voici des fragmens qui démontreront jusqu’à l’évidence la justesse de nos observations sur le caractère moral de Raleigh

« Ô mon ami ! jamais mon cœur n’éprouva tant d’angoisses qu’aujourd’hui ! J’apprends que la reine va s’éloigner, elle qui, pendant un si grand nombre d’années, a été l’objet de mon ardent amour ; elle, cause de ma vive affliction, et qui maintenant me laisse seul dans l’obscurité d’une prison ! Lorsqu’elle était plus rapprochée, et que tous les deux ou trois jours j’entendais parler d’elle, mon chagrin était plus supportable ; mais maintenant mon cœur se serre, oppressé par les regrets. Moi, qui avais l’habitude de la voir à cheval, comme Alexandre, ou chassant comme Diane, ou déployant dans sa démarche les graces de Vénus, lorsque le souffle de l’ouest faisait voltiger ses cheveux sur ses joues, fraîches comme celles d’une nymphe, ou assise sous la feuillée ombreuse, semblable à une déesse, et chantant comme un ange en modulant comme Orphée !… Faut-il, hélas ! qu’une seule faute m’ait ravi tant de bonheur ! Oh ! félicité magnifique, que l’on ne comprend que dans l’adversité, qu’es-tu devenue ? Toutes les plaies se cicatrisent, la blessure du cœur saigne toujours. Toutes les passions s’affaiblissent, mais ce que l’on a ressenti pour une telle femme ne s’efface jamais. Où trouver une épreuve de l’affection aussi certaine que le malheur ? Quelle plus belle occasion d’exercer la clémence que l’offense ? À quoi bon la divinité, si elle n’exerçait pas la miséricorde ? car la vengeance est le propre des mortels. Tant d’heures douloureuses et de tendres soupirs ne peuvent-ils pas balancer un seul moment d’erreur ? Une seule goutte d’amertume ne peut-elle disparaître parmi tant de douceurs ? Faut-il donc faire cette triste réflexion : Spes et fortuna valete ? Elle est partie, elle est partie, celle en qui j’espérais, et pas une pensée ne me rappelle à son souvenir, plus un seul coup-d’œil sur le passé. Eh bien ! qu’il m’arrive ce qu’il voudra, je suis las de la vie ! D’autres attendent ma mort avec impatience. Si j’avais pu mourir pour elle, qui maintenant me fait mourir, mon bonheur eût été parfait ! »

C’est ainsi que parlait d’une reine jalouse cet homme, coupable d’avoir offert ses hommages à une jeune fille dont il était épris, et puni pour cette seule action par Élisabeth. L’écrivain d’Édimbourg, habile à toujours atténuer les bassesses de son héros, prétend que tout le monde s’exprimait ainsi sur le compte de la reine, et l’excuse par l’exemple de Henri IV, auquel le portrait d’Élisabeth arracha, dit-on, des exclamations de tendresse et d’admiration. Mais ce dernier fait n’a pas d’autre garant que la seule véracité d’un ambassadeur, intéressé à la flatter par un récit de ce genre. Quant à nous, que les historiens instruisent des nombreuses fraudes pratiquées par les flatteurs de la reine, nous n’hésitons pas à le rejeter comme un conte, tandis que la lettre absurde de Raleigh subsiste toute entière, exposée au mépris et au sarcasme de la postérité.

La lettre porta coup. Élisabeth lui fit rendre la liberté, sans lui permettre de revenir à la cour et de revoir « ces belles joues, ces beaux cheveux, ce port de nymphe, » et ces attraits supposés qui valaient au jeune gentilhomme sa grace tant désirée. Il redoubla d’efforts pour reconquérir ce qu’il avait perdu. Au parlement, dont il était membre, on le vit appuyer avec ardeur l’autorité absolue de sa maîtresse et les demandes de subsides qu’elle réclamait sans cesse. Le domaine et le château de Sherborne, ancienne et magnifique propriété ecclésiastique, furent aliénés par la reine, qui les lui donna, sans doute comme récompense de ses efforts et de ses travaux parlementaires. Tant de flexibilité dans une catastrophe qui devait le perdre et qui le laissait reparaître sur la scène publique avec un éclat menaçant, si peu de scrupules et tant d’audace, n’échappaient point à l’opinion publique : il était un de ces hommes que l’on redoute en les méprisant. Un contemporain, cité par Birch dans ses Mémoires d’Élisabeth, s’exprime ainsi sur son compte : « Les gens honnêtes tremblent que sir Walter Raleigh ne rentre incessamment en faveur. On s’y oppose beaucoup. Puisse cette opposition réussir et le mettre à la place qu’il mérite ! » Que ce soient les paroles d’un ennemi, nous sommes loin de le nier ; mais si l’on compare à la mauvaise réputation de Raleigh les diverses actions que nous avons rapportées plus haut, sans partialité comme sans exagération, l’on avouera que cette méfiance publique était tout au plus sévère.

Il comprenait d’ailleurs que son mariage avec Élisabeth Throckmorton tarissait la principale source de sa faveur auprès d’Élisabeth, et que cette nouvelle récompense, le don de la terre et du manoir de Sherborne, pourrait bien être le dernier fleuron de sa couronne politique. Il fallait se relever tout à coup par une entreprise tellement hardie et par une si éclatante prouesse, que le monde entier fixât les yeux sur lui. Continuer les plans utiles et faisables de colonisation virginienne auxquels son frère utérin s’était sacrifié, entreprise trop modeste pour lui plaire ! Il savait par expérience quels sont les résultats des exploits honnêtes, auxquels le mensonge a peu de part. La grandeur, la vérité, l’utilité de cette première entreprise, n’avaient point réussi ; l’audace d’une flatterie sans honte venait de lui rendre la faveur. Cette leçon ne fut point perdue pour Raleigh. Il inventa l’Eldorado, promit à ses contemporains la conquête du paradis dans l’Amérique méridionale, et les entraîna sur ses pas.

III. — L’ELDORADO.

C’est ici que les défenseurs de Raleigh, et surtout le rédacteur de la Revue d’Édimbourg, ont accumulé les preuves de l’érudition la plus ingénieuse pour excuser aux yeux de l’histoire cette immense hâblerie. Fonder une colonie sur un sol vierge et inexploré, aspirer à la double gloire de Colomb et de Pizarre, devenir monarque en restant homme de cour, enrichir son pays et le monde d’une civilisation nouvelle, c’était un beau projet, que sir Humphrey Gilbert avait conçu ; mais courir follement à la découverte d’une ville d’or, y croire et y faire croire son siècle, sacrifier des milliers de vies humaines, des trésors et des efforts sans nombre à cette entreprise insensée ; consacrer ou plutôt perdre ainsi une éloquence, une habileté et une persévérance inouies : telle fut l’ambition, tels furent les résultats de Raleigh. Sans doute l’Eldorado, le pays de l’or et des diamans, avait trouvé, parmi les Espagnols, plus d’un esprit crédule ; et jusque dans ces derniers temps les imaginations ardentes et avides ont été sinon séduites, du moins émues, par cette fable populaire. Il a fallu que le voyageur Humboldt en expliquât la chimère, par la nature même du sol et des rochers qui entourent ou parsèment le lac Parima, entre le Rio Essequibo et le Rio Branco. « Ce sont, dit ce grand voyageur, des roches d’ardoise micacée et de talc étincelant, qui resplendissent au milieu d’une nappe d’eau miroitante sous les feux du soleil des tropiques. » La poésie de la cupidité s’en empara, et les dômes d’or massif et les obélisques d’argent s’élevèrent au sein d’une cité composée de métaux précieux. Ce fantôme doré troubla toute la vie de Raleigh ; n’est-ce pas déjà une faute grave qu’une telle hallucination ? Son plus habile défenseur avoue qu’au moment où il mit à la voile pour découvrir cette terre chargée d’or, une grande clameur d’incrédulité s’éleva contre lui. On ne croyait pas à ses promesses, on se défiait de ses exagérations, on craignait les résultats d’une expédition dirigée par un esprit aussi hasardeux et d’une moralité si équivoque. Ses ennemis avaient raison contre lui ; les plus sages de ses contemporains ne partageaient pas son illusion ou ne croyaient pas à ses paroles.

Il donna une année aux préparatifs de l’expédition. Après avoir dépêché le capitaine Whiddon vers l’embouchure de l’Orénoque, et n’avoir reçu de ce marin habile et fidèle que des renseignemens incomplets et défavorables à l’entreprise, Raleigh partit de Plymouth le 9 février 1595, commandant une petite flotte de cinq vaisseaux et cent soldats, sans compter les marins, les officiers et les volontaires. Il entraînait cette colonie à la recherche de son fantôme. Le 9, la flotte se trouvait à la hauteur des côtes d’Espagne ; le 17, il arriva à Fuerta-Ventura, une des îles Canaries, où l’on prit du bois, de l’eau fraîche, des vivres, et où l’on s’arrêta quatre jours ; de là on se dirigea vers la grande île de Canarie et l’île de Ténériffe. Le capitaine Brereton et son navire devaient se réunir à sir Walter. Ce dernier, ayant inutilement attendu pendant huit jours, se vit forcé de partir seul pour la Trinité. Une frégate, partie avec lui de Plymouth, avait donné contre un écueil et s’était brisée. Le 23, ils étaient arrivés à la Trinité, et ancraient à la pointe Curiapan (Punta da Callo), où ils restèrent quatre à cinq jours. Raleigh descendit seul à terre.

Il continua sa route dans la direction nord-ouest vers Curiapan, pour gagner la hauteur de la Puerta de los Hispanioles. Il visita ensuite Puzico, Piche, jeta l’ancre près d’Anna Perima, et se rendit à Rio-Carone. Les Espagnols qui gardaient la côte invitèrent les Anglais à s’approcher. Le capitaine Whiddon leur fut dépêché. « Les Espagnols, ignorant les forces des nouveaux venus, ne jugèrent pas (dit Raleigh) le moment favorable pour engager le combat. Deux Indiens qui vinrent à bord sur de petites chaloupes donnèrent aux Anglais des renseignemens sur l’état de la Trinidad et sur le principal établissement des Espagnols, Saint-Joseph. Plusieurs marchands de la ville vinrent également, sous le prétexte de négocier ; leur but était de compter le nombre des Anglais. Raleigh, qui soupçonna leur intention, et qui désirait obtenir des renseignemens, leur fit distribuer du vin, dont ils n’avaient pas bu depuis long temps, et qui les enivra. Ils lui donnèrent toutes les explications qu’il désirait sur le sol et les ressources de la Guiane. Il leur cacha le but de son voyage. »

Cependant il tramait un complot dont Berreo, gouverneur de l’île, devait être victime. L’année précédente, Berreo avait enlevé huit hommes à Whiddon. Un cacique des parties septentrionales de la Trinité avertit Raleigh que le gouverneur venait de faire une levée de troupes à Margarita et à Cumana, pour détruire d’un seul coup les Anglais nouveaux venus. Raleigh, voulant rester maître de ce secret, défendit aux Indiens, sous peine de mort, d’avoir aucune relation avec ses ennemis. Il emprisonna les caciques dont il se défiait, et fit égorger ceux qu’on lui signala comme dévoués à l’Espagne. Le récit des tortures subies par ces malheureux indigènes fait frémir d’horreur : on versait dans leurs blessures de l’huile bouillante et du plomb fondu. Pendant la nuit, on donna l’assaut à la petite ville de Saint-Joseph, et Berreo, prisonnier, fut placé à bord du vaisseau de Raleigh. Tel fut le premier acte de ce drame singulier, auquel la perfidie et la cruauté servaient d’introduction, et dont le dénouement fut la perte de Raleigh.

Berreo, si facilement dupe, était un homme faible et crédule, qui ne doutait pas de l’existence du pays d’or que l’aventurier anglais venait conquérir. Il acheva d’enflammer par ses récits et par la sympathie de sa crédulité l’avidité de Raleigh. Empressé de réaliser sa conquête, Raleigh envoya son sous-amiral Giffort et son capitaine Calfied, avec un certain nombre d’hommes, pour examiner l’embouchure du Capuri. Giffort et Calfied trouvèrent que l’eau avait cinq pieds de profondeur après le reflux. Raleigh fit fabriquer des rames. On reconnut que quatre entrées commodes permettraient aux embarcations de pénétrer dans la baie de Capuri. Une grosse galère avec trois chaloupes fut préparée et pourvue de vivres pour un mois. Raleigh s’embarqua lui-même avec une centaine d’hommes. Il avait pour guide un Indien qui s’engagea à conduire les Anglais dans l’Orénoque ; mais le nombre infini de petits fleuves et de lacs qui se croisent à cette embouchure leur offrait un labyrinthe inextricable. Raleigh, s’y engageant, rencontra mille petites îles couvertes d’arbres nombreux et de feuillages touffus. Il donna à l’une de ces pointes le nom de Red-Cross (Croix-Rouge), et rencontra bientôt un canot chargé d’indigènes, qui essayèrent vainement de fuir. Leurs compatriotes de la rive, ayant remarqué que les Anglais ne faisaient pas de mal à leurs frères, approchèrent avec confiance, et commencèrent à faire des échanges. Un seul cacique ne partageait pas ces sentimens hospitaliers. Furieux contre celui de ses compatriotes qui avait amené les Anglais, il voulait le tuer ; il le regardait avec raison comme ayant apporté le malheur dans son pays. Ici nous emploierons le récit de Raleigh lui-même :

« J’entrai, dit-il, dans le grand bassin de l’Orénoque, que je me proposai de remonter. J’échouai, vers le soir, dans un endroit fort dangereux. Soixante personnes, occupées à jeter le lest de la galère, avaient failli périr victimes de leurs efforts ; après être parvenu heureusement à me remettre à flot, je continuai pendant trois jours mes recherches sans aucun accident. J’entrai alors dans le fleuve Amarra, qu’on ne put remonter qu’à force de rames ; ces travaux affaiblirent extrêmement mon équipage : à cela, il faut ajouter encore le manque de vivres. J’eus besoin d’employer toute mon autorité pour que l’équipage ne s’abandonnât pas au désespoir. Je représentai à mes gens qu’il était plus dangereux de retourner que d’avancer, et que l’on pourrait partout se procurer sur les rives du fleuve ce qui viendrait à manquer : en effet, on apercevait sur le rivage des fruits, des oiseaux, des animaux, même des fleurs et des plantes dans les champs. Le vieux cacique de la Trinité partageait cette opinion. Plusieurs Indiens, qui voyaient mon inquiétude secrète, me conseillaient d’envoyer des chaloupes dans une petite rivière à droite, me donnant à entendre que j’atteindrais bientôt des habitations où l’on pourrait se procurer des vivres, de manière à revenir le soir à la galère mise à l’ancre. On avait déjà ramé pendant trois heures sans voir d’habitations ; les Anglais commençaient à se défier de leurs compagnons les Indiens, pensant qu’ils étaient trahis ; déjà même ils se préparaient à se venger. Je parvins à leur faire sentir qu’ils avaient tort, et que, dans le cas même où il en serait ainsi, cette vengeance ne rendrait point leur position meilleure. Vers minuit enfin, on aperçut du feu, et nous vîmes une seule hutte où nous trouvâmes quelques sauvages. Le cacique était parti pour se rendre vers l’embouchure de l’Orénoque, et avait emmené avec lui la plupart des habitans. Nous chargeâmes nos barques de vivres. À notre retour, nous fûmes surpris de la beauté et de l’aspect florissant du rivage. Devant nous s’ouvrait une magnifique vallée d’environ vingt milles de longueur, pleine de fruits, de plantes et d’animaux de toute espèce. Les serpens d’une taille monstrueuse nous effrayèrent d’autant plus qu’un nègre, qui voulut nager vers le rivage, fut tout à coup englouti par un de ces reptiles.

« Le lendemain, quatre canots descendaient devant nous le même fleuve que nous remontions. J’ordonnai que l’on approchât d’eux : alors deux de ces canots se dirigèrent vers la rive, et les autres descendirent le fleuve avec une telle rapidité, qu’il fut impossible de les atteindre. On s’empara des deux canots laissés au rivage et l’on y trouva diverses provisions. Plusieurs des indigènes qui avaient pris la fuite furent atteints. C’étaient des Aracu, et l’on apprit qu’ils avaient servi de guides aux Espagnols qui étaient allés à la recherche des mines d’or ; en vain essaya-t-on de retrouver les Espagnols. Je gardai un de ces Aracu : sous sa conduite, nous continuâmes notre route sans autre danger que celui de donner sur des bancs de sable. Treize jours après, nous nous trouvâmes à l’est du pays de Carapana, occupé par les Espagnols. Nous rencontrâmes trois canots d’indigènes. Après qu’à l’aide de l’interprète on leur eut persuadé que les étrangers n’étaient point des Espagnols, ils s’approchèrent et promirent de revenir le lendemain avec leur cacique. En effet, le jour suivant, le cacique parut avec à peu près quarante de ses gens. Ils m’apportaient une grande quantité de vivres. Je demandai au cacique le chemin le plus sûr et le plus court pour aller à la Guyane. Celui-ci me promit de m’aider de son mieux, et il invita les Anglais à visiter son village, où il leur procurerait un secours qu’un heureux hasard leur avait réservé tout exprès. On nous présenta d’abord une boisson, faite avec du poivre et un grand nombre d’herbes aromatiques, que l’on préparait dans de grands vases. Les Anglais ne tardèrent pas à s’enivrer. Quant au secours plus réel qu’il avait promis, il consistait en un vieux Indien qui connaissait fort bien ces parages, le cours de l’Orénoque, ses bancs de sable et ses rochers.

« Cet homme me conseilla de me servir du vent d’est, qui éviterait à mes gens la peine de ramer. En effet, l’Orénoque, à partir de son embouchure, a presque toujours une direction de l’est vers l’ouest. Je jetai l’ancre près de Putéma et de Putapayma. L’équipage s’amusa à recueillir des œufs de tortue. Le jour suivant, on se dirigea vers l’ouest, et l’on éprouva moins de difficultés à remonter le fleuve. Le pays était plat sur les deux côtés, et une couleur pourpre très brillante en dessinait les rives. Les hommes qui furent envoyés n’aperçurent aucune montagne. On apprit par les indigènes que ce beau pays s’appelait Saymas, et qu’il s’étendait jusqu’à Cumana. Quatre peuples puissans et braves habitaient ce pays.

« Le troisième jour de mon nouveau voyage, je jetai l’ancre sur la rive gauche du fleuve, entre deux montagnes nommées Avami et Orio ; j’y restai jusqu’à minuit. Je passai alors devant une grande île ; Mauripano, d’où partit, vers ma flottille, un canot pour m’inviter à venir m’y reposer. Le cinquième jour, on se trouva dans la province d’Arromaja ; le sixième, dans le port Mosquito, où je restai assez long-temps pour m’approvisionner de nouveau. Un vieux cacique de cent dix ans (dit Raleigh), qui cependant pouvait faire encore dix milles par jour à pied, vint nous visiter ; il apporta un grand nombre de vivres et de rafraîchissemens ; j’eus avec lui une conversation très intéressante. »

Raleigh, qui semble avoir rempli jusqu’ici le rôle d’un narrateur fidèle, place dans la bouche de son cacique de cent dix ans les incroyables récits au moyen desquels il dupa son époque. Aux descriptions les plus vives des beautés naturelles de l’Orénoque et de ses bords, il joint l’éclat lointain des pierres précieuses, et des mines dont ces régions sont semées. « Là, dit-il, point d’hiver ; un sol sec et fertile ; du gibier et des oiseaux de toute espèce en abondance ; ces oiseaux remplissaient l’air de chants inconnus : c’était pour nous un véritable concert. Mon capitaine, envoyé à la recherche des mines, aperçut des veines d’or et d’argent ; mais, comme il n’avait que son épée pour instrument, il ne put détacher ces métaux pour les examiner en détail ; il en emporta cependant plusieurs morceaux, qu’il se réservait d’examiner plus tard. Un Espagnol de Caracas appela cette mine madre del oro (la mère de l’or). On pensera peut-être qu’une fausse et trompeuse illusion m’a joué ; mais pourquoi aurais-je entrepris un voyage aussi pénible, si je n’avais pas eu la conviction que, sur toute la terre, il n’y avait pas un pays plus riche en or que la Guyane ? Whiddon et Milechappe, notre chirurgien, rapportèrent plusieurs pierres qui ressemblaient beaucoup aux saphirs. Je montrai ces pierres à plusieurs habitans de l’Orénoque, qui m’ont assuré qu’il existait une montagne construite de ces pierres. »

Raleigh entre ensuite dans de grands détails sur les peuples voisins ; il se livre à toute la verve de son invention ; il parle d’indigènes trois fois aussi grands qu’un homme ordinaire, de cyclopes qui avaient les yeux sur l’épaule, la bouche sur la poitrine, et la chevelure au milieu du dos. Moyens d’exciter et d’attirer l’attention contemporaine dont personne jamais n’a usé avec une témérité aussi extravagante. Ce puff gigantesque, dont la Revue d’Édimbourg a essayé l’apologie, éclipse et réduit à l’insignifiance toutes les créations du charlatanisme moderne.

La crue des eaux de l’Orénoque annonçait la prochaine inondation ; l’équipage manifesta le désir de reprendre la direction de l’est. Raleigh, satisfait (à fort bon compte) des résultats obtenus, et espérant en tirer profit dans un second voyage, donna l’ordre du retour. Après avoir quitté l’embouchure de ce fleuve, il s’arrêta encore une fois dans le port de Mosquito. Là, seul avec son vieil Indien, il reçut des renseignemens nouveaux de ce cacique, nommé Topiauri. L’objet de leur conversation fut la grande ville d’or, but du voyage. « Le vieux cacique, dit-il, me vanta la puissance formidable de l’empereur de Manoa, et me prouva que nos forces étaient insuffisantes. Il me dépeignit ces peuples comme très civilisés, portant des habits, possédant de grandes richesses, notamment en plaques d’or, comme on en voit déjà chez les Indiens qui habitent le rivage. Ces plaques d’or sont fabriquées à Maccureguary. Plus loin, vers l’intérieur, ces travaux se perfectionnent, et l’on trouve des idoles et des temples en or pur. Le cacique m’assura que si je revenais avec plus de troupes, je pouvais compter sur le secours des indigènes. Il me proposa de laisser, en attendant, un certain nombre d’hommes de mon équipage, me promettant d’avoir le plus grand soin d’eux. Gifford, Calfied et plusieurs autres se montraient disposés à rester ; cependant la crainte de l’avenir l’emporta. Je ne voulais pas me priver de poudre et de munitions de guerre. D’un autre côté, il était impossible de déterminer le cacique à employer ses Indiens dans une expédition dont le succès lui paraissait douteux, et qui le menaçait, après le départ des Anglais, de vengeances sanglantes.

Qui ne voit, dans cet habile récit, l’intention de Raleigh, espérant enflammer, chez ses concitoyens, la cupidité et l’ambition ? Qui n’admirerait, en les blâmant, cette disposition de faits et cet enchaînement d’espérances, ces narrations fabuleuses et magiques, prêtées aux chefs indigènes, dont Raleigh ne comprenait pas l’idiome, et qui, s’ils avaient menti, le plaçaient lui-même à l’abri de tout reproche ? Il voulut, dit-il, approcher du moins de cette montagne d’or pur, dont le cacique lui avait parlé. Malheureusement elle était à demi submergée. « Elle avait la forme d’une tour, et me parut plutôt blanche que jaune. Un torrent qui s’en précipitait, encore gonflé par les pluies, faisait un bruit formidable qu’on entendait de plusieurs lieues et qui assourdissait notre monde. Je me rappelai la description que Berreo avait faite de l’éclat du diamant et des autres pierres précieuses disséminées dans les différentes parties du pays. J’avais bien quelque doute sur la valeur de ces pierres ; cependant leur blancheur extraordinaire me surprit. Après un moment de repos sur les bords du Vinicapara, et une visite au village du cacique, ce dernier me promit de me conduire au pied de la montagne par un détour ; mais, à la vue des nombreuses difficultés qui se présentaient, je préférai retourner à l’embouchure du Cumana, où les caciques des environs venaient d’apporter divers présens consistant en productions rares du pays. »

N’est-ce pas chose misérable dans l’histoire de l’esprit humain que cette belle navigation, cette entreprise soutenue avec tant d’audace et d’habileté, n’ayant pour résultat et pour fruit qu’un grand conte de fée, et la création fantastique de cette cité de Manoa et de cette montagne d’or et de perles ? À son retour, Raleigh publia sa relation, remplie d’amazones, d’hommes sans tête, et d’autres inventions, exposées dans ce style simple, énergique, facile et grandiose, dont il avait le secret. Nous pensons, avec la Revue d’Édimbourg, qu’il croyait à l’existence des mines d’or qu’il cherchait ; nous regardons la chimérique poésie dont il a recouvert sans scrupule cette création miraculeuse, comme un appât livré aux imaginations de ses contemporains et à leur cupidité. Il va jusqu’à inventer une prophétie qui promet, dit-il, aux Anglais la possession de la Guyane ; et, pour mettre dans ses intérêts la reine dont il connaît les faiblesses, il raconte, à l’instar de l’ambassadeur que nous avons cité, l’extase admirative d’un cacique auquel le portrait d’Élisabeth « arracha, dit-il, des cris d’enthousiasme et d’amour. »

La seule conquête réelle que cette expédition ait value à Walter Raleigh fut littéraire. Son récit, mêlé de fables, n’est pas seulement élégant, comme le dit Camden, il est éloquent et persuasif. Toujours plus attentif à convaincre et à entraîner, comme chef d’entreprise, qu’à briller comme écrivain, il continuait à pousser, dans cette belle route de simplicité nerveuse et de facilité énergique, la prose anglaise qui n’a pas eu de plus grand artiste que lui. La gloire ne lui manquait pas ; Shakspeare reproduisait dans ses vers quelques-unes des merveilles dont Raleigh avait entretenu le public ; il était, à tous les yeux, un homme extraordinaire ; mais la confiance et l’estime le fuyaient ; Élisabeth, qui n’avait d’extravagance que dans ses passions, pesant dans la balance du bon sens et de l’expérience les découvertes et les prouesses de son chevalier, refusait de leur prêter de nouveau son appui.

Elle jugeait sainement une entreprise qui finissait par une déception, après avoir commencé par une lâche barbarie, le sac de la ville de Saint-Joseph. « J’aurais été un âne (very much of the ass), dit Raleigh pour s’excuser, si j’avais laissé derrière moi une garnison espagnole. » Pour ne pas être un âne, il assassina traîtreusement cette garnison pacifique. Le même procédé de séduction et d’adresse a dicté sa relation, publiée après son retour, sous ce titre pompeux :

Découverte du vaste, riche et bel empire de la Guyane et de la grande ville d’or de Manoa, etc. « Que mes concitoyens m’écoutent, dit-il dans cet ouvrage. Le soldat, au lieu d’aller se battre pour une pièce de cuivre, garnira sa poche d’or massif ; il se paiera lui-même avec des plaques d’or d’un demi-pied de diamètre. Les commandans et capitaines, avides d’honneur et de luxe, trouveront des cités plus riches et plus belles, plus de temples aux idoles d’or, plus de tombeaux remplis de trésors que Fernand Cortez n’en découvrit au Mexique ou Pizarre au Pérou ! »

Les esprits faibles lui donnèrent croyance ; Élisabeth resta sourde. Il ne se rebuta pas. Après avoir été marin, amiral, écrivain, homme de plume, il redevint guerrier.

IV. — ESSEX, CECIL ET RALEIGH.

Nommé amiral de l’arrière-garde sous les ordres du comte d’Essex, en 1596 et en 1597, il balança, souvent même il éclipsa son rival et son chef. Cadix pris, la flotte espagnole détruite, Fayal mis en cendres, appartiennent à Raleigh plus encore qu’à Essex. Comme homme de guerre, Raleigh, s’il se fût livré exclusivement à ce métier, aurait trouvé peu de rivaux. Cette intrépidité, cet élan, cette férocité et cet acharnement au succès, ce coup d’œil prompt et vif et cette résolution soudaine que l’on a vus briller dans tous ses actes, emportaient la victoire d’assaut. Ne tentons pas d’enlever à cet homme étonnant la réalité des talens et des vertus qui sont à lui.

La scène sur laquelle Raleigh va paraître change au moment où nous sommes, en 1597, après la prise de Fayal ; lui-même change de costume et de conduite. Élisabeth lui a rendu son titre de capitaine des gardes : « il entre dans le boudoir, dit un contemporain, aussi hardiment qu’autrefois. » Mais il a quarante-cinq ans ; il ne peut espérer reconquérir l’amour de la vieille reine, toute entière à sa tendresse pour Essex. Alors, cet homme qui vient du bout du monde, et qui a espéré l’Eldorado, se plonge sans réserve dans les intrigues dont la reine est environnée. Ligué avec Cobham et Cecil, Raleigh ourdit lentement la chute du favori, dont l’imprudence et l’ardeur juvénile l’exposaient sans cesse à leurs coups. La Revue d’Édimbourg atténue encore ici les machinations odieuses de Raleigh. Malheureusement, comme il écrivait admirablement bien, il les a toutes écrites et développées ; elles existent, consignées dans une lettre de sir Walter à son confédéré Cecil, lettre que Murdin a publiée. C’est là qu’il faut lire les conseils machiavéliques de Raleigh, sur le danger de souffrir à la cour un adversaire jeune, entreprenant et aimé, sur les moyens de diminuer son crédit et de miner sa faveur, sur les piéges qu’on peut lui tendre, en le livrant à ses propres défauts, et sur l’excellence d’un plan qui ruine l’ennemi par l’excès de sa faveur même, et le ruine à jamais. La jalousie que le jeune Essex avait inspirée à Walter Raleigh, datait de loin. « Moi, dit-il en parlant de la prise de Cadix, à laquelle Essex et lui avaient pris part, je n’y ai gagné qu’une blessure et une jambe paralysée. D’autres ont recueilli tous les avantages de la journée ; je venais trop tard, la moisson était faite, et je n’eus pour moi que la pauvreté et les douleurs. » Il faut avouer qu’Essex, dans son arrogance et sa violence, se montra plus généreux que Raleigh : « Je pourrais l’accuser devant un conseil de guerre (disait Essex), pour m’avoir désobéi et avoir pris Fayal sans mon ordre ; mais il est mon ennemi déclaré, je ne le ferai pas. »

La mort d’Essex, décapité sur l’échafaud, fut le triomphe de Raleigh ; et le peuple, en voyant, le jour de l’exécution, auprès du jeune comte et du bourreau, la cuirasse d’argent du capitaine des gardes, son ennemi mortel, fit retentir un si menaçant murmure de haine contre ce dernier, et de pitié pour la victime, que Raleigh, averti par le cri populaire, descendit de cheval, prit un bateau, et se retira. Le batelier le ramenait à sa demeure, pendant que lui, couché dans le bateau, méditait sur cette tête de favori qui tombait, sur l’autre favori Cecil qui vivait, et sur sa position auprès de Cecil, naguère son allié, maintenant son seul rival. « Une pensée, dit Osborne, rapide comme l’éclair, le frappa. Cecil, devenu tout-puisant, pouvait le perdre. » Cecil le perdit.

Il méritait de tomber à son tour, quels que fussent la supériorité de son intelligence, son talent d’écrivain et sa juste gloire d’homme de guerre. Essex mort, il s’occupa de vendre aux partisans d’Essex son crédit auprès de la reine, et tira bon parti de ce commerce. Le véritable Eldorado se trouvait pour lui dans le cadavre du jeune homme imprudent, immolé par ses intrigues. Son intercession fut chèrement payée par sir Edward Baynham, auquel il sauva la vie à prix d’argent. Littleton, son ami, lui écrivit une lettre touchante et digne, que Birch a conservée, et que l’évêque Hurd a raison de citer comme un modèle de nobles sentimens et de hautes pensées. Sir Walter consentit à solliciter le pardon de son ami, moyennant dix mille livres sterling. Que de bassesses dans cette fière vie ! que d’ignobles actions dans cette carrière d’orgueil ! que de honte dans cette gloire ! En vain l’écrivain d’Édimbourg rapproche-t-il de ces lâches transactions, qu’il essaie de pallier, d’autres faits contemporains ; il voudrait faire penser que telle était la coutume. Il cite spécialement une bourse d’or, reçue par notre Sully, pendant le sac d’une ville, des mains d’un homme qu’il protégeait contre le glaive du soldat. Il ne s’agit point ici d’une mêlée sanglante et d’un pillage de guerre, mais d’une boutique ouverte en pleine paix, pour trafiquer de la vie et du sang ; il s’agit du premier personnage de l’état, altéré de gloire et d’honneur, vendant la vie à ces mêmes hommes qui avaient conspiré contre l’état, et qu’il devait abandonner à leur destinée, si la condamnation portée contre Essex était juste, et si Raleigh, en poursuivant cette condamnation, avait réellement servi la reine. Il est vrai que la rapacité de Walter Raleigh n’avait point de bornes, et que, sachant concilier l’économie de sa maîtresse avec son propre désir d’acquérir, il lui demandait sans cesse de nouveaux priviléges et de nouveaux monopoles, qui ne coûtaient rien à cette dernière, et qu’elle lui accordait.

Le guerrier, l’aventurier, le colonisateur, l’amant de la reine, l’écrivain admirable, le navigateur hardi, va se métamorphoser encore une fois, et ce ne sera pas la dernière. Élisabeth, qui se servait de tout, avait su employer Raleigh. Elle l’avait soutenu et protégé contre celui qu’elle aimait, contre Essex ; elle l’avait comblé de richesses, sans céder à ses instances et sans tomber dans les piéges de ses merveilleux mensonges. La grande intelligence de cette femme n’avait fait de Raleigh ni un ministre d’état, ni un mécontent ; elle avait échappé à ce double danger. Elle meurt, et un homme ridicule, plus femme par ses faiblesses qu’elle n’avait été homme par sa volonté, lui succède. Cecil, qui veut régner sous Jacques Ier, ou plutôt sur Jacques Ier, s’empresse de détruire le crédit futur de ce rival, autrefois son allié. Jacques craignait les braves ; la hardiesse de la pensée ne lui était pas moins odieuse que la valeur guerrière. Cecil eut peu de peine à ruiner d’avance un favori dont les qualités et les vices étaient antipathiques au monarque nouveau. Du règne de Jacques Ier date la disgrace de Raleigh, de cette disgrace son complot, et de ce complot sa perte, mais aussi sa gloire, le déploiement libre de son talent dans une prison d’état et la grandeur héroïque de sa mort.

Avant de toucher à cet échafaud sublime, nous avons à traverser cent mensonges et cent bassesses. Dans cette vie, comme sur un manteau de mauvais théâtre, il n’y a que de l’or et des taches. Avant même que Jacques Ier soit arrivé d’Écosse, on trouve le prévoyant Raleigh à la tête des opposans. Aubery, chroniqueur contemporain, fort crédule, il est vrai, le montre, au milieu d’une assemblée des seigneurs réunis à Whitehall, attaquant non-seulement Jacques Ier, mais le trône même : « Gardons pour nous le sceptre, et ne laissons pas une nation de mendians affamés (les Écossais) dominer l’Angleterre. » Telles sont les paroles qu’Aubery lui attribue ; — il ajoute que l’intention de Raleigh était de profiter de la circonstance et de fonder une république ; to set up a commonwealth. On a vu jusqu’où pouvait aller la chimérique hardiesse de Walter Raleigh et la témérité de ses plans ; au moment où le fils de la catholique Marie Stuart, détesté comme Écossais, méprisé comme homme, allait s’emparer du diadème, une telle idée pouvait bien venir au chercheur de l’Eldorado. Mais si l’on repousse, avec l’écrivain d’Édimbourg, ce fait, allégué par Aubery, le témoignage de tous les historiens est là pour attester que Raleigh, d’accord avec beaucoup de seigneurs et de citoyens, voulait opposer dès-lors une barrière à ce que l’on appelait l’envahissement des Écossais. Sully, qui le voyait beaucoup à Londres, le place au premier rang des mécontens prêts à conspirer contre un monarque qu’ils dédaignaient plus encore qu’ils ne le redoutaient. Dans ce moment même, Walter Raleigh prodiguait au roi pédant les mêmes flatteries qu’il avait administrées à la reine Élisabeth, et qui l’avaient toujours soutenu contre l’animadversion générale. Peu de temps après l’arrivée de Jacques, il lui écrit : « Combien je désirais voir enfin votre majesté ! sachant qu’il y a toujours quelque chose de bon à apprendre d’elle, et avide d’augmenter et d’améliorer mes connaissances par votre discours ! » Malgré cette adulation qui avait changé de note et qui s’adressait, non plus à la beauté d’une femme décrépite, mais à la faiblesse spéciale du monarque, un des premiers actes de Jacques fut de destituer Raleigh. Le capitaine des gardes céda sa place à un Écossais. Raleigh protesta inutilement, dans un mémoire particulier, « de son attachement au roi, de son cœur fidèle, auquel sa majesté ne peut arracher d’aucune manière l’amour de sa royale personne ; » il prit, sans succès, « le grand Dieu de la terre et du ciel à témoin qu’il n’était point mécontent (the reverse of discontented). » On le laissa mentir à sa conscience, sans alléger sa disgrace ; aucune voix ne s’éleva en sa faveur.

Il était détesté. Tout le monde se réjouissait de sa chute. Ses défenseurs les plus ardens confessent cette joie et la profonde impopularité dans laquelle il était tombé. Ils s’en étonnent, mais à tort. L’ambassadeur français, De Beaumont rapporte que ce motif détermina la volonté incertaine de Jacques Ier. « On applaudira, disait Cecil, à la chute d’un homme universellement haï. » Northumberland, son ami, dans une lettre que miss Aikin a conservée, avoue que sa réputation a beaucoup souffert d’une trop longue et trop intime liaison avec Raleigh. Comment cela n’aurait-il pas été ? Pouvait-on oublier les degrés toujours rapides, souvent ignobles de cette fortune aventurière ? Pouvait-on fermer les yeux sur cet assemblage extraordinaire de violence, de fourbe, de cruauté, de flatterie, de déception, d’intrigue et de mensonge ? La mort d’Essex, qui lui était attribuée, achevait de révolter le sentiment public ; la conquête chimérique de l’Eldorado avait laissé de vives traces. Enfin, Ben-Jonson, observateur profond, né pour être historien et qui se fit dramaturge, résumait, en une phrase admirable, les causes de cette haine : « c’est que Raleigh estimait la gloire plus que sa conscience. »


V. — RALEIGH CONSPIRATEUR.

A-t-il conspiré contre Jacques Ier ? Des volumes ont été écrits sur cette question. La Revue d’Édimbourg se tire d’embarras en affirmant qu’il ne fut ni tout-à-fait innocent, ni tout-à-fait coupable. L’ambassadeur Beaumont, la plus puissante autorité en cette matière, mande à son maître que le crime moral est réel, mais que les preuves matérielles manquent. Selon l’évêque Goodman et Aubery, il avait tramé le complot pour le dénoncer au roi, perdre Cobham et rentrer en faveur. Tytler prétend que cette trame chimérique, inventée par Cecil, n’avait pour but que la ruine de Raleigh. Southey est d’avis que Raleigh a réellement conspiré. Hume et Lingard sont de la même opinion. Tous les historiens accusent Raleigh, tous ses biographes le défendent. Si nous comparons et que nous pesions avec soin les détails nombreux allégués par ces autorités si diverses, et que nous les rapprochions des circonstances, du temps, du caractère, de la position et des désirs de Raleigh, il ne sera pas difficile de parvenir à la connaissance de la vérité. De nombreux complots enveloppaient le trône de Jacques, les uns tramés par des catholiques obscurs, les autres par des agens espagnols, un enfin par des seigneurs mécontens. Raleigh, dont le caractère a plus d’un rapport avec celui du célèbre lord Shaftesbury, connut, de ces complots, deux seulement, celui que tramaient les Espagnols, et celui dont lord Cobham, son ami, avait pris la direction. Qu’il ait conspiré avec les Espagnols en faveur de l’Espagne, objet de sa haine constante, c’est ce que l’on ne peut admettre ; qu’il ait été instruit des projets de Cobham, lui-même l’avoue : « Je suis perdu, dit-il, pour avoir écouté un homme léger (I listened to a vain man.) » Malheureusement cet homme léger lui proposait une forte pension de l’Espagne, et le fait fut prouvé au procès. Sans confiance dans la capacité de Cobham, mais désirant, comme on ne peut en douter, la réussite des plans qui le délivreraient de Jacques Ier et de Cecil, il ne semble pas avoir trempé activement et personnellement dans le complot, mais s’être réservé un rôle plus habile, conseillé par sa ruse et par sa vengeance, celui d’instigateur et de moteur secret, attendant l’évènement pour recueillir plus tard les fruits d’une conspiration aux dangers de laquelle il échappait. Voilà ce qu’espérait le prudent Raleigh. Il se fiait si bien à sa ruse, qu’il se porta lui-même dénonciateur de Cobham, lorsque Cecil, averti de la conjuration, les fit arrêter l’un et l’autre. Cobham, furieux de cette dénonciation, rejeta aussitôt le poids de la conjuration sur Raleigh ; puis, se souvenant qu’il n’avait aucune preuve matérielle contre ce dernier, dont la participation avait été indirecte et oblique, il se rétracta lâchement, revint sur sa rétractation, la renouvela, l’anéantit, et finit, sur l’échafaud même, par déclarer Walter Raleigh son complice. On dirait que Cobham, d’une intelligence aussi bornée que confuse, guidé dans ces voies périlleuses par un génie plus fort et plus habile, ignorait lui-même s’il lui était permis d’accuser Raleigh, et si l’assentiment tacite de ce dernier, son instigation sourde et cachée, pouvaient être allégués comme preuves. C’était l’habitude de Raleigh de mener à son but ceux qui l’environnaient. « Il prétend, dit son ami Northumberland, dominer et faire mouvoir toutes les pensées et toutes les conduites. » Cette domination des pensées et des conduites, qui se représentait vivement au faible cerveau de Cobham, lui arrachant tour à tour des inculpations amères et des excuses pour Raleigh, nous semble la véritable clé de l’énigme. À couvert sous l’abri de sa prudence, Raleigh n’avait rien écrit, rien livré, rien donné au hasard ; il n’avait point vu l’ambassadeur étranger, il n’avait point reçu chez lui les conspirateurs ; il laissait Cobham marcher seul, et ce dernier, tout enflammé de vagues discours et de provocations indirectes, pouvait se perdre sans ruiner son ami. Raleigh le croyait ; il comptait sur ses habiles précautions. Arrêté, il espéra se tirer d’affaire en dénonçant Cobham. Lâcheté audacieuse qui le perdit. Elle leva les scrupules de Cobham, qui s’écria : « Traître ! infâme ! monstre ! » et le chargea à son tour.

La moralité d’une telle conduite est d’une appréciation facile. Elle imprime à ce nom fameux une flétrissure plus profonde que le crime ou le malheur d’un complot avéré, dont Raleigh eût espéré les bénéfices et couru les chances. Ainsi jugeaient les contemporains et le public. Les Anglais, qui avaient eu tant de pitié d’Essex, ne trouvaient que mépris et haine pour Raleigh. Il pouvait entendre, de sa chambre dans la Tour, les malédictions populaires. Désespéré, il tenta de se suicider, « car je ne pourrais (dit-il dans une magnifique lettre à sa femme) subir les amères railleries de mes ennemis, leur attente féroce, les cruelles paroles des avocats et des juges, les infâmes sarcasmes du vulgaire, tout ce qui fait de moi un spectacle et un jouet d’horreur. » Son ennemi Cecil, qui poursuivait sa mort avec une persévérance froide, vint l’examiner après le suicide ; il le trouva « incapable de soutenir son malheur, protestant de son innocence, insouciant de la vie. » La blessure fut guérie, et on le transféra de la Tour de Londres à Winchester, où il fut jugé. Le carrosse de Raleigh, que l’on avait confié à la garde de sir Robert Mansel, sortait de Londres au milieu des imprécations universelles. « Il est extraordinaire, dit un contemporain, nommé Hicks, dans sa lettre à Shrewsbury, combien cet homme est détesté ; sur toute la route, les passans vomissaient contre lui les paroles les plus amères. J’avoue que s’il me fallait affronter une haine aussi générale, j’aimerais mieux mourir. Pour lui, il disait : C’est de la canaille ; je la méprise et n’y pense pas. »

Voici venir pour Raleigh une nouvelle époque. La marque particulière de cette vie, c’est une parfaite lâcheté dans la bonne fortune et une sublimité inattendue dans l’extrême péril. Ame excessive, qui avait besoin d’une catastrophe pour s’y déployer et y apparaître ; sur les bords de l’Orénoque, à Fayal, à Cadix, dans la poudre et la mêlée, dans le naufrage et la tempête, au milieu de peuples sauvages et de marins rebelles, il y a un grand homme, qui se nomme Raleigh. Auprès de l’échafaud d’Essex et de la coquette Élisabeth, entre l’imbécile Cobham et les acheteurs de graces, vous ne trouvez plus qu’un courtisan vénal, inventeur de mensonges lucratifs et fabricant de noires intrigues. L’Angleterre le voyait sous ce dernier aspect, lorsque ses ennemis se réunirent pour le juger, c’est-à-dire pour l’accabler. « J’aurais fait, dit un contemporain, cent milles à pied pour le voir pendre ! » — « L’extrême haine qu’on lui portait, dit un autre, faisait de son procès criminel et de sa mort espérée une allégresse universelle. »

En une demi-journée tout changea. Raleigh retrouva en lui le grand homme, usa de son éloquence, ménagea ses ressources, déploya son sang-froid, et se montra si grand, que la sympathie, l’admiration et l’enthousiasme entourèrent le condamné. « L’extrême pitié, dit le même contemporain, vint tout à coup remplacer l’excès de la haine. » « C’est le plus heureux jour de Raleigh, dit sir Dudley Carleton, tant cet homme, dont la mort est décidée, a fait preuve d’esprit, de modération, de savoir, de courage et de force. » Le messager que Jacques Ier avait chargé de venir lui rendre compte des résultats du procès s’exprima ainsi : « Jamais, dans le passé, nul ne fut aussi éloquent ; nul ne le sera jamais autant. J’aurais fait hier cent milles pour le voir pendre ; j’en ferais aujourd’hui mille pour le sauver. » Cook et Popham, l’avocat-général et le grand juge, l’avaient interrompu par des invectives ; Cecil, présent au procès, l’avait insulté par sa commisération hypocrite. Il ne s’était pas démenti un instant, calme, simple, froid, répondant à tout, repoussant les insultes par la dignité, les accusations par la logique, opposant la fermeté à la colère et le sourire à l’invective. « Vous êtes un infâme ! disait Cook. — Vos phrases ne sont pas des preuves, disait Raleigh. — Traître ! Vipère ! monstre infernal ! criait l’accusateur. — Ce sont des mots ! — Je manque d’expressions pour dire ce que vous êtes ! — Il paraît que les expressions vous manquent ; vous vous répétez beaucoup ! — Votre instigation a tout fait, homme abominable, serpent d’enfer ! — Ces paroles ne conviennent pas à un homme de votre qualité et de votre mérite. Mais je m’en console ; vous n’avez contre moi que ces argumens. — Ah ! vous êtes en colère ! — Je n’ai point de motif de colère. — Vous êtes un homme adroit. — Toutes les preuves qui militent contre moi sont-elles de l’adresse ? toutes les accusations portées contre moi sont-elles probables ? » Déclaré coupable par le jury, quoique les preuves manquassent, et que le témoignage unique de Cobham ne fût pas suffisant selon la loi anglaise, il conserva jusqu’au bout sa dignité dénuée d’orgueil et cette simplicité héroïque, admirée de ses nombreux ennemis. Jacques Ier, aussi bizarre dans ses bonnes actions que dans ses mauvaises, fit monter sur l’échafaud tous les conspirateurs, excepté Raleigh, qui contemplait ce spectacle d’une fenêtre et qui riait, dit l’ambassadeur de Beaumont. Le shériff, au moment où Cobham, Grey et Markham allaient être décapités par le bourreau, annonça au peuple et aux condamnés que le roi faisait grace aux coupables. Raleigh continuait à rire ; ce qui prouve, dit Beaumont, qu’il était instruit de la singulière comédie que Jacques Ier avait inventée. Quant à lui, pendant treize années entières, il fut détenu dans l’intérieur de la Tour de Londres, conservant la liberté de ses actions, se livrant à son goût pour les expériences de chimie et de physique, recevant ses amis, communiquant ses observations aux gens de lettres et aux savans de l’époque, et s’occupant à rendre, comme il le dit avec tant d’énergie, sa pensée visible.

C’était chose curieuse de voir le brillant gentilhomme, le courtisan, le soldat, revêtir le tablier du pharmacien, transformer en laboratoire un poulailler du jardin de la Tour, et « passer, comme le dit sir William Wade, gouverneur de cette prison (dans une lettre à Cecil), toute la journée au milieu des alambics. » Mais, s’il n’avait été que distillateur et inventeur d’un nouveau cordial, cet amusement aurait médiocrement protégé sa gloire. Il occupa mieux son temps. Que la retraite et la méditation aient réformé, ainsi que le prétend l’évêque Hall, les défauts originels de sa nature, nous ne le pensons pas, et le reste de sa vie prouvera bientôt que l’expérience, en le frappant de coups redoutables, ne l’avait point corrigé. Si son caractère resta le même, sa pensée, agrandie par la méditation et la retraite, refoulée et concentrée sur elle-même, loin des intrigues du palais et du bruit de la mêlée, sentit pour la première fois son empire et sa puissance. Combien de souvenirs impérieux et de réflexions fécondes durent se presser dans le cerveau de ce captif, qui pouvait dire comme notre poète :

…… Dieu, le grand Dieu, me jetant sur la mer,
Plusieurs fois m’abysma, sans du tout m’abysmer.
J’ai veu des creux enfers la caverne profonde ;
J’ai esté balancé des orages du monde.
Aux tourbillons venteux des guerres et des cours
Insolent, j’ai usé ma jeunesse et mes jours.
Je me suis pleu au fer........

.......Et l’ame toujours vive,
J’ai guerroyé !........[1].

Jamais la création littéraire ne fut sollicitée par des aiguillons aussi poignans. Il avait couru les mers, les champs de bataille et les deux mondes, exploré des régions nouvelles, vu les cours, les prisons et la mort présente. Tout ce qu’il savait, tout ce qu’il avait souffert, tout ce qu’il avait pensé demandait une expression et un déploiement. Si cet homme eût écrit avec quelque véracité les mémoires de sa vie, le livre eût pris rang à la tête des monumens historiques de tous les âges ; mais cette vie avait été si équivoque, si peu vraie, si souvent odieuse dans sa gloire, si étrangement confuse, si bizarrement remplie de lumières et d’ombres, de mensonge et de grandeur, qu’il n’osait sans doute la regarder en face. D’ailleurs il espérait la liberté, et c’était un danger et une imprudence pour lui de toucher au règne de Jacques, à celui d’Élisabeth, aux intrigues d’une époque dont il avait parcouru tous les souterrains. Il résolut, selon sa dextérité habituelle, d’échapper à ce péril, et d’écrire l’Histoire du monde. Appelant à lui le secours des hommes lettrés, de Ben-Jonson et de plusieurs autres, s’appuyant sur leur érudition ; disposant les matériaux qu’on lui apportait, il trouva moyen de mêler à ce récit ses propres résultats sous forme de digressions et de réflexions accessoires ; ces fragmens de méditation, d’expérience et de philosophie politique dont sa pensée était surchargée, composent la partie capitale de l’œuvre. C’est le procédé de Montesquieu, de Machiavel, de Montaigne et de Vico. Tous les esprits puissans qui préfèrent le fonds à la forme et le poids de l’or à l’habileté de la dorure ont cédé à cette prédilection pour la pensée. Eut-il des collaborateurs ? La Revue d’Édimbourg repousse avec indignation une telle hypothèse. Mais Ben-Jonson affirme que « les meilleurs esprits de l’Angleterre lui apportèrent leur secours. » Algernon Sidney répète cette assertion. Lingard, Hume et Southey la confirment. Elle nous semble vraie sous un seul rapport. Les faits, la chronologie, les citations, l’érudition, la partie faible et pédantesque de l’œuvre, appartiennent, nous n’en doutons pas, aux savans collaborateurs qui donnèrent à Raleigh tout ce que le siècle pouvait fournir, tout ce que lui-même n’avait pu acquérir, tout ce que la postérité voit sans estime, un savoir mal digéré, dénué de critique et rempli d’erreurs. Mais ce qu’il ne faut attribuer qu’à lui, c’est le coup-d’œil qu’il a jeté avant Bossuet sur la marche providentielle des empires, cette mâle et poétique unité du développement historique, cette liberté d’observations, cette simplicité de ton, cette richesse de résultats pratiques, ces images simples et nerveuses, cette originalité qui rappelle Montaigne, et cette fermeté grandiose qui n’est pas sans rapport avec l’aigle de Meaux. Voilà sa gloire. Il est pour la prose anglaise ce que Calvin est pour notre prose. Il occupe un trône dans la littérature anglaise. Plus pur et plus net que Bacon, il échappe au défaut des écrivains contemporains et antérieurs, au pédantisme. Comme Cervantes, qui était aussi un homme d’action, Raleigh a le premier introduit en Angleterre l’éloquence des choses et celle des idées. Se débarrassant de la citation et de la métaphore, il a employé la phrase nue, sortant, comme Minerve, franche et forte du sein de la pensée.

Quand Cecil et Somerset, l’un son ennemi, l’autre enrichi par la confiscation de ses biens, eurent quitté la scène, l’un enlevé par la mort, l’autre par la disgrace, Raleigh, qui avait reconquis l’estime par la fermeté de sa conduite pendant les débats de son procès, et la gloire par la publication de son livre, acheta sa liberté de la famille Buckingham, qui reçut quinze cents livres sterling du prisonnier et obtint sa grace. Cette gloire et cette estime, il va se hâter de les perdre.

VI. — DERNIÈRES SCÈNES.

Libre, il promit au roi une mine d’or, à ceux qui voudraient l’accompagner l’Eldorado. Jacques, toujours timide, averti par l’ambassadeur espagnol que les intentions de Raleigh sont d’aller faire la guerre aux possessions espagnoles, ne signe point de lettres de grace, n’accorde pas à Raleigh son pardon, « le laisse traîner après lui, comme dit éloquemment Raleigh, la chaîne de son supplice, » et insère dans la patente qu’il lui accorde une clause expresse portant défense d’attaquer les Espagnols. Il part. Son premier acte est de mettre à feu et à sang la ville espagnole de Saint-Thomas. Son équipage, qu’il veut engager à courir les mers, comme pirates, s’y refuse, se révolte, et le ramène à Plymouth. Là commence un nouveau drame que nous laisserons à un chroniqueur contemporain le soin de raconter. Ce récit, dénué d’élégance et même de clarté, a du moins l’avantage d’une exactitude minutieuse.

« Peu de temps, dit-il, après le débarquement de Raleigh à Plymouth, sir Lewis Stuckley, son parent, amiral du comté de Devon, reçut l’ordre de s’emparer de sir Walter, et de le transporter à petites journées, à cause de la faiblesse de sa santé, à Londres. Sir Stuckley, proche parent du chevalier, se hâta d’obéir. Raleigh, déjà en négociation avec le patron d’une barque française pour passer en France, s’était mis en route pour aller rejoindre la barque, mais quelques réflexions tardives le firent hésiter, et il attendit. Stuckley eut donc le temps de s’assurer de sa personne. Il se dit malade, et gagna le médecin Manouri, Français de naissance ; ce Manouri, par des vésicatoires, des potions et des préparations chimiques, fit naître une foule de cloches et de pustules sur le front, les joues, la poitrine, les bras, les jambes de Raleigh. Alors il contrefit l’insensé, frappant la terre des pieds et des mains, s’arrachant les cheveux, jurant et criant continuellement : « Merveille de Dieu ! est-il possible que le malheur me retombe ainsi sur la tête ? » Le médecin rapporta tout cela à M. Stuckley, qui eut pitié de l’état du prisonnier… »

Raleigh contrefait l’aveugle et l’insensé, se traîne à quatre pattes dans sa chambre, prend des vomitifs, et semble se réjouir beaucoup de cette farce digne d’Arlequin,

« …… Lorsque Manouri, sur la prière du domestique, entra seul dans le cabinet, il trouva le chevalier au lit ; et, lui ayant demandé ce qui lui manquait, Raleigh répondit : « Il ne me manque rien ; j’ai fait cela pour m’amuser. » Raleigh demanda alors le vomitif promis. Sir Stuckley étant entré, Raleigh recommença sa comédie ; il simula des convulsions et des attaques de nerfs ; il contracta ses bras et ses jambes ; l’amiral et la personne qui l’accompagnait eurent toutes les peines du monde à le mettre en repos. Sir Lewis lui fit frotter tout le corps avec des linges chauds, jusqu’à ce qu’il fût en sueur. Raleigh avait grand’peine à ne pas rire. Seul avec Manouri, il lui disait « C’est un grand médecin que Stuckley. »

« Les pustules causées par les vésicatoires étaient devenues si nombreuses et si horribles, que Stuckley et les conseillers royaux, chargés d’interroger le chevalier, ne pouvaient vaincre leur répugnance. Manouri, à qui l’amiral avait demandé conseil, ne lui donnait que des renseignemens superficiels et peu satisfaisans ; l’amiral se mit à réfléchir et fit part de la circonstance à l’évêque d’Ély. Celui-ci conseilla d’appeler encore deux autres médecins. Ces médecins, en examinant le patient, ne surent que penser. Ils défendirent de l’exposer à l’air, ce qui, dirent-ils, pourrait lui coûter la vie. Ils écrivirent leur déclaration, que Manouri signa avec eux…

« … Un jour, Raleigh, se trouvant seul dans son cabinet avec Manouri et se promenant en chemise de long en large, se mit à se regarder dans la glace, et lui dit tout bas : « Comme nous rirons un jour de nous être si bien moqués du roi, du conseil, des docteurs et des Espagnols ! »

« Le 1er  août, le roi arriva à Salisbury. Raleigh, qui s’attendait à être bientôt conduit à Londres, avait de son lit, par l’intermédiaire de Manouri, écrit différentes lettres et pris des mesures pour sa fuite. Comme il pensait que son chirurgien lui était dévoué, il n’hésita pas de se découvrir entièrement à lui, et lui fit de nouvelles promesses, s’il voulait continuer à le servir. Manouri, qui craignait les suites de la fuite du chevalier, feignit d’entrer dans ses vues. Celui-ci lui confia alors les détails de ses préparatifs. Le capitaine Ring était chargé de tenir à sa disposition, près de Gravesend, une barque louée, et de venir le chercher dans un petit bateau. Pour cela, il était nécessaire que Raleigh changeât de logement ; il désirait être transféré dans sa propre maison. De là, il pensait pouvoir facilement échapper par une porte secrète à la vigilance de Stuckley. Manouri promit de le seconder. Il ajouta qu’il pensait que l’apologie que le chevalier avait envoyée au roi et au parlement suffirait pour le mettre à l’abri des poursuites. À cela, sir Walter répliqua : « Ne m’en parlez pas ; un homme qui tremble pour sa vie n’est jamais tranquille. »

« La demande de Raleigh, qui désirait se faire soigner dans sa propre maison, lui fut accordée, à la sollicitation de quelques amis. Manouri, en l’apprenant, chercha à le tranquilliser, et lui dit : « Le roi, qui vous a fait cette grace, a clairement montré par-là qu’il ne veut pas votre ruine. » Mais le chevalier, secouant la tête, répondit : « Je n’ai pas de confiance. On a tout employé pour attirer le duc de Biron à la cour, et une fois là, sa tête est tombée. Je suis certain qu’ils sont convenus qu’il serait plus utile pour l’intérêt de l’état de faire mourir un seul homme que de détruire les rapports commerciaux et les traités avec l’Espagne, rompus par cet homme. Le sang d’un homme ferait marcher le commerce… »


L’audace de Raleigh, ses ruses, ses menaces, commencèrent à effrayer Manouri. Quand Raleigh vit son confident ébranlé, il résolut de se fier à Stuckley. Ce dernier fit semblant de se laisser corrompre, et Raleigh fut perdu.

« … On partit pour Londres, et sir Walter fut transporté dans sa maison. À peine son arrivée fut-elle connue, que M. de La Chesnay, agent de Leclerc, ambassadeur de France, se présenta chez lui, de la part de son maître, désirant l’entretenir de choses importantes et qui concernaient le chevalier lui-même. M. de La Chesnay lui offrit une barque française et des lettres de recommandation pour le gouverneur de Calais ; il lui dit qu’un seigneur était parti pour aller l’attendre dans cette dernière ville, chargé de tout préparer pour la continuation du voyage. Raleigh refusa la barque (parce qu’il avait plus de confiance dans la barque anglaise déjà louée), mais il accepta avec reconnaissance les lettres de recommandation, tous les amis qu’il avait en France étant morts. Le désir ardent de retrouver sa liberté peut seul expliquer l’imprudence avec laquelle le chevalier se fia à un étranger qu’il n’avait jamais vu, comme il le dit lui-même. Cette prétendue protection française n’était qu’un piége dans lequel ses ennemis, toujours vigilans, voulaient le faire tomber. Ils laissèrent la chose mûrir. Stuckley avait voulu se rendre maître d’une preuve positive de la liaison de Raleigh avec la France ; chaque jour il envoyait au conseil intime le rapport de ce qui s’était passé chez le prisonnier, et de ce qu’il avait pu entendre dire par lui-même et sur lui. Le troisième jour après son arrivée à Londres, Raleigh quitta secrètement sa maison ; accompagné de King, de Stuckley et de son fils, il monta dans la barque dont nous avons parlé pour descendre la rivière vers Gravesend. Un petit bateau qui les suivait de près donna de l’inquiétude au chevalier. Comme le flux n’arrivait pas, ils furent obligés de mettre pied à terre près de Greenwich. Là, Stuckley, changeant tout à coup de ton, s’empara de King, pendant que les personnes qui étaient dans l’autre bateau, et qui n’étaient que des agens de police, débarquaient également. Raleigh fut transporté dans une auberge, et le lendemain enfermé dans la Tour. »


Tel est le récit du contemporain. On voit, dans ces misérables tentatives, apparaître le délit originel de Raleigh, ce malheur dont il n’a jamais pu se défaire, et qui s’est mêlé à ses qualités, à ses triomphes, comme à ses catastrophes ; c’est la préférence absolue donnée au succès, le besoin de réussir par tous les moyens possibles. Il avait reçu cette triste leçon au milieu des guerres civiles de la France. Une race dont la vivacité va droit au fait, dont le génie est pratique, dont la pensée rapide aperçoit toujours le résultat d’une action sans s’arrêter dans les lenteurs de la théorie et dans les nuages du rêve, a prononcé la première ce mot terrible : Væ victis ! malheur aux vaincus ! C’est la prédominance du fait sur le droit, l’action absorbant la moralité. Un peuple ainsi convaincu se donne à lui-même une impulsion irrésistible ; mais il se soumet aussi à des conséquences dangereuses : il admet le règne de l’apparence et fait trôner l’illusion. S’il suffit d’être vaincu pour sembler coupable, on est coupable dès qu’on paraît vaincu, victorieux et dominateur dès que l’on s’attribue les semblans du succès ; on succombe à la chimère et l’on triomphe par elle. Cette confusion des réalités et des apparences, des vérités et des mensonges, favorisant le règne de la fraude, de la violence et de l’iniquité, entraîne dans les temps de troubles des crimes effroyables. Elle encourage les dupeurs d’ames et plaît aux escrocs de la gloire. Voilà ce que disait, du temps de Walter Raleigh, un homme de l’esprit le plus pénétrant et le plus hardi, celui que j’ai souvent cité, parce qu’il offre sous son aspect généreux et honorable la contre-partie du caractère mêlé de Raleigh, d’Aubigné, qui enveloppait son attaque d’une allégorie ingénieuse, de peur sans doute de blesser au vif ses contemporains. Le baron de Fœneste[2] n’est autre chose que le baron de l’Apparence. Raleigh, élevé à l’école des Guise et de leurs adversaires, disait lui-même au grand-chancelier : « Le succès n’admet pas de critique. On n’est point pirate quand on prend des millions. C’est le fonds de la moralité de Raleigh.

J’ai dit la dernière scène honteuse du grand drame de Raleigh ; j’ai laissé un chroniqueur vous exposer ce douloureux spectacle, le conquérant de Fayal, le héros de Cadix, descendant à de ridicules farces pour sauver quelques jours d’une vie souvent et noblement exposée. Livré au bourreau par Jacques Ier, qui avait laissé peser sur lui la sentence de mort, et que l’ambassadeur d’Espagne sollicitait avec instance, il se releva tout à coup. Ses derniers jours furent dignes de celui qui avait écrit le vers cornélien :

Who oft doth think, must needs die well.
L’homme qui sait penser ne peut que bien mourir.

Du moment où il se vit captif, il se vit mort, et toute sa fortitude se déploya de nouveau. Ses juges le traitèrent avec un respect qui touchait à l’étonnement. « Allez, lui dit le grand-juge, homme plein de calamités, je n’ajouterai pas des afflictions nouvelles à vos afflictions. Vous qui avez été général, grand capitaine et d’un mâle courage, jetez-vous dans la mort, comme vous vous jetiez dans la mêlée. Mors me expectat et ego mortem expectabo. »

Il remercia le grand-juge de sa bonne opinion, et passa la nuit à mettre ordre à ses affaires. Sa dernière lettre à Élizabeth Throckmorton, sa femme, qui l’avait tendrement aimé, est à la fois un beau fragment dans l’histoire du cœur humain et un exemple mémorable de cette éloquence nerveuse qui n’a pas d’autre ornement que sa force ; nous avons un double intérêt à la citer.


« Vous recevrez, ma chère femme, mes paroles suprêmes dans ces dernières lignes. Mon amour, je vous l’envoie pour que vous en gardiez la souvenance après ma mort ; et mes conseils, pour vous diriger quand je ne serai plus. Je ne veux point vous dire mes peines, chère Élizabeth ; qu’elles descendent au sépulcre avec moi, et qu’elles s’ensevelissent sous ma cendre. Puisque la volonté de Dieu n’est pas que je vous revoie, soutenez ma perte patiemment et avec un cœur digne de vous.

« Recevez tous les remerciemens que peut concevoir une ame, que des paroles peuvent exprimer, pour les soins et les fatigues que je vous ai causés. S’ils n’ont pas eu le succès que vous désiriez, ma dette n’est pas moindre ; mais l’acquitter dans ce monde est impossible.



« Je vous supplie, au nom de l’amour que vous m’avez porté vivant, de ne pas vous condamner à une longue retraite, mais de réparer, autant que possible, ma fortune détruite et celle de votre pauvre enfant. Votre deuil ne peut m’être utile, à moi qui ne suis que cendre.

« J’espère que mon sang éteindra le mauvais vouloir de ceux qui désiraient ma ruine, et qu’ils ne voudront pas tuer vous et les vôtres par l’excès de la misère. À quel ami vous adresserais-je ? Je ne sais ; tous les miens m’ont abandonné au moment de l’épreuve. Je suis bien affligé de ne pas vous laisser un patrimoine plus considérable, étant ainsi surpris par la mort ; et Dieu, le grand Dieu qui fait tout, ayant prévenu mes desseins. Si vous pouvez vivre exempte de besoins, ne désirez pas davantage. Le reste n’est que vanité. Aimez Dieu ; vous trouverez en lui la grande et durable consolation… Apprenez à votre fils à l’aimer de bonne heure ; Dieu sera pour vous un époux, pour lui un père… époux et père qu’on ne vous enlèvera pas.

« … Quand je serai mort, sans nul doute vous serez fort recherchée, car le monde pense que j’étais fort riche. Prenez garde aux faux-semblans. Nul plus grand malheur ne peut vous arriver, que de devenir la proie du monde et d’être ensuite méprisée de lui. Je ne parle pas ainsi (Dieu le sait !) pour vous déconseiller le mariage ; c’est le parti le meilleur pour vous, devant Dieu et devant le monde. Quant à moi, je ne suis plus vôtre, vous n’êtes plus mienne. Dieu nous a séparés. Dieu m’a retranché du monde et m’a séparé de vous. Souvenez-vous de votre pauvre enfant, pour l’amour de son père, qui vous aima dans sa meilleure fortune. Si j’ai désiré vivre, Dieu sait que je l’ai désiré pour vous et votre enfant : mais sachez, chère femme, que votre fils est le fils d’un homme digne du nom d’homme, qui méprise, quant à lui, la mort sous ses plus odieuses formes. Je ne puis en écrire bien long. Dieu sait que je n’ai pas beaucoup de loisir, et que j’ai peine à dérober quelques heures de la nuit, pendant que tout le monde dort : il est aussi temps que je détache mes pensées de la terre. Réclamez mon corps et déposez-le, ce corps que l’on n’a pas voulu vous rendre vivant, près de mon père et de ma mère. Je ne puis en dire davantage. Le temps et la mort m’appellent…

« Celui qui fut à vous et qui n’est plus à lui,
« Walther Raleigh. »


Après avoir écrit la nuit, dans son cachot, cette naïve et forte épître, dans laquelle respire tant de grandeur, il s’aperçut que la lumière qui l’éclairait avait besoin d’être mouchée, et se rappelant son ancien métier d’homme d’esprit, il improvisa des vers dont voici la traduction exacte :

À quoi bon conserver cette mêche obscurcie,
Un reste de lumière, un lumignon fumeux ?
Le lâche craint la mort ; l’homme brave aime mieux
Éteindre d’un seul coup sa splendeur et sa vie.

Puis il éteignit la lumière et se coucha.

Nous laissons le même contemporain raconter ses derniers momens :


« Transon (doyen de Westminster, plus tard évêque de Salisbury), dit que Raleigh fut grand, résolu et ferme, quoique humble et religieux. « Lorsque je commençai à le préparer à la mort, dit ce prêtre, il se montra si tranquille sur ce point, que j’en fus étonné. Lui ayant dit que des serviteurs de Dieu, dans une meilleure cause, avaient tremblé, il m’avoua que, lui aussi, mourait avec répugnance, mais que, Dieu merci, il ne craignait pas la mort ; car, ajoutait-il, cela ne dépend que de l’imagination. J’aime mieux mourir comme cela que d’une fièvre chaude.

Cette résignation, Raleigh la conserva jusqu’au dernier moment. Le peuple, devenu son ami, l’accueillit avec des applaudissemens ; ses aventures, ses travaux, ses ouvrages se représentèrent vivement à la pensée de la foule. La beauté de sa tournure, que l’âge n’avait point effacée, sa démarche fière et assurée, ses yeux vifs, brillans et perçans, dont les malheurs avaient à peine affaibli le feu, excitaient sur son passage la pitié et l’admiration ; il invita un grand nombre de hauts personnages à assister à son exécution, et écrivit lui-même les lettres, comme s’il les eût priés de venir prendre part à une fête ; tous s’empressèrent de s’y rendre. Le 29 octobre 1618, cet acte sanglant eut lieu dans le vieux palais de Westminster, en face de la salle du parlement ; sir Walter était conduit par les juges du comté de Middlesex. Il parut sur le théâtre de la mort avec le même calme qu’il avait montré depuis le prononcé du jugement. Il salua ses amis à droite et à gauche. Il portait un pourpoint de satin brun, un gilet de soie noir broché d’argent, des bas de soie gris-perle, et un manteau de velours noir broché d’argent. Son ancienne élégance reparaissait dans la sévérité même de ce funèbre costume. Quand le shérif eut crié silence, il dit, s’adressant au public :

« Je désire que l’on m’écoute, quoique je parle très bas : j’ai la fièvre tierce, et c’est aujourd’hui le jour et l’heure de ma maladie ; si je montre quelque faiblesse, qu’elle soit attribuée à ma maladie ! »

Apercevant lord Arundel et lord Doncaster à une fenêtre :

« Je remercie Dieu, dit-il en les regardant, de ce qu’il me permet de mourir, non dans les ténèbres, mais en présence de cette assemblée de gens honorables… Je hausserai la voix, gentilshommes, dans l’espoir d’être entendu de vos seigneuries ! »

— Nous descendrons sur l’échafaud, interrompit Arundel.

« En effet, les gentilshommes descendirent, remontèrent la petite échelle de la charpente et l’entourèrent. Il leur serra la main, continua, et s’excusa noblement des imputations qui lui étaient faites, prenant Arundel à témoin de la promesse qu’il lui avait donnée de revenir en Angleterre, quelle que fût l’issue de son entreprise. Ce fait fut solennellement attesté par le comte, qui se trouvait près de lui. Il parut péniblement affecté du reproche qui lui avait été souvent adressé, d’avoir ri pendant l’exécution du comte d’Essex ; « au contraire, dit-il, j’ai versé des larmes amères en voyant l’échafaud du comte, cela m’a fait prévoir mon propre sort. Tous ceux qui m’avaient aimé du vivant d’Essex se sont détournés de moi après sa mort. » Il avoua que sa maladie était une feinte, qu’il avait trompé ainsi ses gardiens, et que son but avait été d’exciter la commisération, et de gagner du temps pour se sauver. Il reconnut que cette ruse était une faute, et il en demanda pardon ; mais il s’écria d’une voix ferme que sa mort était l’ouvrage de l’Espagne.

« De là, il passa à des considérations plus sévères ; il pria avec ferveur, puis déclara à tous les assistans que ses péchés étaient grands et nombreux. « J’ai marché dans la route de l’orgueil, ayant été successivement, et souvent à la fois, homme de cour, soldat, capitaine, amiral, général et marin, tous états où les vices abondent. »


Il finit par ces mots : « Je prends congé de vous, faisant ma paix avec Dieu. » Puis, il saisit la hache, en examina le tranchant, et dit : « Le remède est sévère, mais il guérit tous les maux. » Et alors il salua amicalement le bourreau, lui pardonna, et le pria de frapper, à un signal donné, vite et juste.

« Après avoir levé une dernière fois vers le ciel un regard humble, mais serein, il pria de nouveau, ce qui émut au dernier point les spectateurs, et recommanda son ame à Dieu. Comme il avait déjà posé le cou sur le billot, un des assistans demanda qu’on plaçât son corps de manière à ce qu’il regardât l’est. Raleigh, que même dans ce moment son humeur gasconne n’avait pas abandonné, releva la tête et dit à cet homme : « Mon ami, mon ame fera le voyage, que mon corps soit placé vers l’est ou vers l’ouest. » Cependant il se conforma à ce désir. Lorsque la tête fut tombée, le bourreau la montra au peuple, en se taisant contre les usages, et sans dire : « Dieu conserve le roi ! » — Le bourreau était muet. —


Tel fut le dénouement de cette vie extraordinaire qui a embarrassé les biographes. Raleigh a été aussi loin dans la route de la grandeur humaine, que l’audace, la souplesse et le génie peuvent porter un homme qui préfère la gloire aux principes.

Il était né dans un temps qui fomentait l’ardeur vague de l’ambition, laissant tout espérer à la témérité, et enivrant de magnifiques promesses les ames violentes. Nous savons aujourd’hui, fils du XIXe siècle, ce qu’une époque peut contenir de désirs immodérés, d’espérances sans terme et de désirs insatiables. Raleigh désira être et fut tout ; plus d’une fois il atteignit le succès, et sa renommée incomplète demeura comme suspendue entre tous ces genres de gloire. On l’a vu tout commencer, ne rien accomplir ; de succès en succès n’aboutir qu’à des avortemens, et devoir son véritable triomphe à sa prison, lorsque cette ardeur fixée se concentra dans des pensées sévères, et valut à Raleigh la gloire littéraire, celle qui protége encore avec le plus de certitude et de magnificence une renommée équivoque.

À cette leçon curieuse rien ne manque, ni les incidens romanesques d’un drame lointain, ni les péripéties sanglantes ou fatales, ni les bigarrures de la comédie. Si magnanime de temps à autre que certains ne veulent pas croire à ses faiblesses, si dédaigneux de la vérité et de la morale que certains ne veulent pas croire à son héroïsme ; sans arrêt, sans repos, sans scrupule ; ame qui désire tout, ambition qui prétend à tout, générosité qui veut tout donner, avidité qui veut tout prendre, ardeur d’admiration qui embrasse mille espèces de grandeur ; enthousiasme qui ne s’arrête à rien, et qui cherche les objets de la convoitise la plus diverse ; intrigant, vénal, sans pitié ; puis sublime ; — devant une dépense si vaste de qualités annulées ou perdues, l’historien reste comme épouvanté. La vie de Raleigh ne serait-elle pas un enseignement énergique, digne de fixer l’attention des temps nouveaux ?


Philarète Chasles.
  1. Théodore Agrippa d’Aubigné, les Vengeances.
  2. Roman comique de Th. Agrippa d’Aubigné, dont la pensée philosophique n’a pas été complètement appréciée. Fœneste, c’est l’homme qui paraît, phaïnestai. D’Aubigné, érudit et homme d’esprit, a emprunté au grec, selon l’habitude du XVIe siècle, le nom satirique de son héros. Il oppose au baron de l’Apparence (Fœneste) l’homme des réalités, M. Éné (einai), celui qui est véritablement courageux, noble et fort.