Watson. Kant et ses critiques anglais (Victor Brochard, 1883)

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John Watson. — Kant and his English Critics, a Comparison of Critical and Empirical Philisophy. — Glasgow, Maclehose, 1881.

Voici un livre anglais, qui nous vient du Canada, et qui renferme à la fois une apologie très décidée de la philosophie kantienne et une réfutation très vigoureuse de l’empirisme anglais contemporain. L’Angleterre ne nous a guère habitués à de telles lectures, et ne fût-ce que pour la singularité du fait, peut-être aussi à titre de renseignement sur une direction nouvelle que semble prendre l’esprit philosophique chez nos voisins, le livre de M. Watson devrait attirer l’attention. Hâtons-nous d’ajouter qu’il a d’autres mérites, et qu’il vaut par lui-même la peine d’être lu —. c’est l’œuvre d’un penseur et d’un maître.

« Le but du présent ouvrage, dit l’auteur au commencement de sa préface, est d’indiquer les erreurs d’interprétation qui ont empêché jusqu’ici la théorie de la connaissance de Kant d’être appréciée comme elle le mérite, malgré les amples éclaircissements dont elle a été récemment l’objet, et de montrer en détail que la Critique de la raison pure pose et résout en partie le problème que la psychologie empirique anglaise n’a fait qu’effleurer. » Les deux parties que l’auteur distingue ne sont pas traitées isolément. Ce n’est ni une exposition continue de la philosophie de Kant, ni un livre de pure polémique. Les théories kantiennes ne sont exposées qu’autant qu’il est nécessaire pour redresser es nombreuses erreurs commises par ceux qui les ont combattues. Il est vrai que, pour atteindre ce but, l’exposition doit être souvent longue, minutieuse et en apparence subtile. C’est peut-être la faute des adversaires du kantisme, peut-être un peu celle de Kant ; certainement ce c’est pas celle de M. Watson. La critique de l’empirisme n’est aussi pour M. Watson qu’une occasion de mieux montrer la valeur des principes kantiens et de les mettre en quelque sorte à l’épreuve. Il y a deux manières de défendre une doctrine : on peut la justifier directement par une exposition détaillée ; on peut aussi, et ce procédé indirect est peut-être le plus décisif, la mettre aux prises avec les autres doctrines, et par cette offensive hardie en établir au grand jour la supériorité. C’est ce dernier procédé que M. Watson a adopté. L’écueil de cette méthode était de rompre l’unité du système, de passer trop souvent et trop brusquement d’un point de vue à un autre, et de se perdre dans les détails. L’auteur a su très habilement tourner la difficulté. Il suit l’ordre des questions traitées par Kant. Seulement, à l’occasion de chaque problème important, il indique et discute les objections qui ont été soulevées ; les adversaires de Kant sont chacun à son tour, et au moment opportun, cités à comparaître, jugés et condamnés. Tout est ainsi subordonné à l’idée maîtresse que l’auteur s’est proposé de développer ; la pensée kantienne fait l’unité de son œuvre.

Les deux parties de l’ouvrage sont traitées avec une égale supériorité. Nous n’avons pas encore en France, où le criticisme compte tant de partisans, une exposition aussi nette et aussi approfondie de la doctrine du maître. Peut-être pourrait-on reprocher à M. Watson de revenir trop souvent sur les mêmes points. Emporté par son zèle, il veut à toute force faire pénétrer la pensée kantienne dans les esprits ; il la reprend sous diverses formes, la retourne, insiste, revient à la charge, s’épuise à trouver toujours des formules nouvelles et plus claires. Il pourrait répondre que ces précautions ne sont pas superflues, puisqu’il s’agit précisément de corriger les erreurs d’interprétation auxquelles cette pensée a donné lieu. Et il aurait raison. D’autre part, M. Watson excelle à trouver le point faible des doctrines qu’il combat, et son esprit est merveilleusement exercé aux joutes de la dialectique. C’est au fond toujours la même objection qu’il leur adresse, et il y a bien dans ses développements quelque embarras et quelque surcharge. On finit pourtant par s’intéresser vivement à la lutte et par suivre avec plaisir, dans tous ses détours, la pensée du critique. Il faut ajouter qu’il ne fait pas violence aux doctrines, et qu’il les présente toujours sous l’aspect qui leur est propre. Enfin son style est net et limpide, et rencontre souvent de très heureuses formules.

Il ne saurait être question d’analyser ici en détail un ouvrage de quatre cents pages et tout rempli d’idées abstraites ; nous devrons nous contenter d’en indiquer l’économie générale, puis, afin de donner à nos lecteurs une idée de la manière de l’auteur, nous détacherons deux points : l’explication de l’idéalisme kantien, et les critiques dirigées contre le chef incontesté de l’empirisme contemporain, M. Herbert Spencer.

Après un chapitre consacré au problème et à la méthode de la Critique de la raison pure, où il discute les objections de M. Balfour, l’auteur examine les conditions à priori de la perception, et les reproches adressés à Kant par M. Sidgwick à propos de la Réfutation de l’idéalisme. Puis (ch.  III) il expose les conditions à priori de la connaissance en général, les catégories et les schèmes ; l’explication de la théorie du schématisme, si obscure chez Kant, est une des parties les plus remarquables du livre, et nous regrettons de ne pouvoir y insister, Le chapitre IV, consacré aux rapports de la métaphysique et de la psychologie renferme aussi l’exposition et la critique de la théorie de la connaissance de Lewes. Viennent ensuite (ch.  V) l’exposition des principes du jugement, avec l’interprétation qu’en a donnée le docteur Stirling, puis (ch.  VI) la démonstration de ces principes, enfin l’examen des objections de M. Balfour contre les théories kantiennes de la substance et de la cause. La chapitre VIII contient le résumé de la métaphysique de la nature de Kant, et le chapitre IX la comparaison de cette doctrine avec celle de M. H. Spencer. La distinction des phénomènes et des noumènes, suivant Kant et M. Spencer, fait l’objet du chapitre X ; dans les deux derniers, M. Watson signale les points où la théorie de Kant lui semble incomplète, et il critique la distinction trop profonde établie par ce philosophe entre les sens, l’imagination et l’entendement.

M. Watson interprète la pensée kantienne dans un sens purement déaliste et phénoméniste. Il n’y a pas de choses en soi et il est absurde de concevoir une distinction radicale entre la pensée et les choses, entre le monde et l’esprit, voilà le point sur lequel il revient dans cesse. Il faut indiquer par quel chemin il y arrive.

Si l’on veut bien définir le problème essentiel de la philosophie, il faut tracer une ligne de démarcation très nette entre les diverses sciences et la philosophie. Chaque science particulière, en toute liberté et en pleine indépendance, poursuit et atteint la vérité par les moyens qui lui sont propres : elle ne relève de personne et ne doit de compte à personne. C’est seulement quand la science est faite que commence la tâche de la philosophie. Elle ne donne pas, suivant une vieille et très ridicule formule, aux différentes sciences leurs principes et leurs méthodes ; mais une fois la science faite, elle cherche comment elle s’est faite. Elle ne se demande pas si la science est possible, mais comment elle l’est. Elle est la réflexion qui s’applique à la science ; elle est comme une science au second degré. Voilà pourquoi Kant répète si souvent cette question : Comment les mathématiques, comment la physique sont-elles possibles ?

Pour rendre compte de cette possibilité de la science, deux voies s’ouvrent devant l’esprit humain. Il est d’abord tenté d’analyser les notions qu’il croit trouver en lui toutes faites, les idées innées. Mais comment, par l’analyse de simples notions, trouver des lois applicables aux phénomènes ou aux choses ? La tentative est chimérique ; personne, mieux que Kant, n’en a fait justice, et il est difficile de se défendre de quelque impatience lorsque, de nos jours encore, on entend parler de lui comme d’un de ces philosophes qui veulent construire le monde à priori. « Il n’est plus possible, sinon pour un lecteur superficiel, de regarder Kant comme un partisan attardé du dogmatisme à priori, halluciné au point de croire que la partie la plus importante de nos connaissances consiste en idées innées, cachées dans les profondeurs de la conscience, et susceptibles d’être mises en pleine lumière par la simple introspection. »

L’autre moyen, plus simple en apparence, qui s’offre à l’esprit humain pour expliquer la possibilité de la science, c’est de supposer que les choses extérieures et indépendantes de lui viennent faire impression sur lui et se représenter en lui, telles qu’elles sont dans la réalité ; c’est ce que soutient la théorie empirique. Mais si, à l’origine, on ne suppose que des sensations, on se met dans l’impossibilité absolue d’expliquer qu’il y ait entre ces sensations des rapports ou des lois ; or ces lois sont justement l’objet de la science. Bien plus : il n’y a de science digne de ce nom que si les lois qu’elle découvre sont nécessaires et universelles ; mais comment, de simples sensations données dans l’expérience, tirer des relations universelles et nécessaires ? L’empirisme a toujours échoué dans cette tâche.

En d’autres termes, la science, Comme l’avait montré David Hume, exige des principes synthétiques à priori. Il faut qu’ils soient synthétiques, car autrement l’esprit, se bornant à analyser ses propres notions, ne sortirait pas de lui-même et ne pourrait rien affirmer de la réalité. Il faut qu’ils soient à priori, car autrement ils n’auraient plus de nécessité. Or, dans la doctrine des idées innées, les principes sont bien à priori, mais ils ne sont pas synthétiques ; dans l’empirisme, ils sont bien synthétiques, mais ils ne sont pas à priori.

En présence de cette difficulté, on comprend que Hume se soit laissé aller au scepticisme. Cependant la science existe, et nul scepticisme ne saurait prévaloir entre elle. Il doit donc y avoir une autre explication.

Kant la trouve en abandonnant le principe commun aux deux doctrines précédentes. Toutes deux s’accordaient à distinguer nettement le sujet et l’objet, l’esprit et les choses, comme deux réalités indépendantes et hétérogènes. Suivant Kant, il n’y a pas deux réalités, mais une seule ; les choses ne sont pas hors de l’esprit ; elles sont, telles du moins que nous les pouvons connaître, l’œuvre de l’esprit, qui les construit à l’aide des matériaux fournis par l’expérience.

On sait comment Kant arrive à cette conclusion. Les mathématiques reposent sur les jugements synthétiques à priori, qui ne sont possible s que parce que la pensée impose aux phénomènes les formes de l’espace et du temps. À la base des sciences physiques, il y a aussi des jugements synthétiques à priori, parce que les phénomènes n’entrent dans la pensée qu’à la condition de se soumettre aux catégories.

Une telle doctrine semble bien mériter le nom d’idéalisme, et Kant ne s’oppose pas absolument à ce qu’on le lui donne. Pourtant, à deux reprises, il réfute l’idéalisme tel qu’on l’entend d’ordinaire. C’est ici un des points discutés de la philosophie kantienne ; c’est aussi un des plus propres à bien marquer la position particulière que le philosophe a voulu prendre. Ajoutons qu’il y a quelque difficulté à bien entendre sa pensée, car on a pu dire avec quelque apparence de raison, que la réfutation de l’idéalisme contenue dans la Critique de la raison pure était en contradiction avec celle des Prolégomènes. Dans ce dernier ouvrage, Kant réfute l’idéalisme en s’appuyant sur ce fait que nous avons conscience d’être en relation avec des choses en soi ; dans la Réfutation de l’idéalisme, nous ne sommes en relation qu’avec des phénomènes. Voici comment M. Watson résout la difficulté :

« L’idéalisme psychologique, comme Kant l’appelle, consiste à supposer qu’il n’y a que des êtres pensants, tous les autres êtres que nous supposons connus par la perception n’étant que des représentations dans les êtres pensants auxquels ne correspond aucun objet extérieur. »

Pour Kant, au contraire, sans parler des noumènes que nous ne pouvons connaître en eux-mêmes, il y a autre chose qu’une série de représentations internes. Les objets existent dans l’espace aussi bien que dans le temps, et c’est cette existence dans l’espace où ils sont donnés qui distingue la connaissance objective des fantaisies de l’imagination. Sans dépasser la sphère des phénomènes et de la conscience, Kant peut ainsi attribuer aux choses qui sont dans l’espace un caractère de fixité qui manque complètement aux simples états de conscience successifs.

Pour démontrer cette doctrine, il part de ce fait, accordé par tout le monde, que nous avons conscience de notre propre existence déterminée dans le temps ; en d’autres termes, que nous avons conscience d’une série d’états successifs. Mais nous ne pouvons connaître ces états comme successifs ou déterminés dans le temps, si nous ne connaissons quelque chose de permanent : les deux connaissances sont corrélatives. Où trouver ce quelque chose de permanent ? Nous en avons bien l’idée ; mais cela ne suffit pas. Il faut quelque chose qui soit permanent non en idée, mais en réalité. D’une manière générale, ce n’est pas en moi que je puis le rencontrer, car le moi lui-même ne peut exister et être déterminé dans le temps que grâce à cette chose permanente. Il faut se garder ici de confondre le moi abstrait de la conscience avec le moi réel et agissant : le premier, privé de toute détermination, par conséquent hors du temps, ne saurait être corrélatif aux déterminations du temps. Ce que nous cherchons ici pour rendre possible la connaissance d’états déterminés dans le temps, c’est quelque chose qui, étant permanent, soit aussi dans le temps. Or, puisque nos idées sont elles-mêmes essentiellement transitoires, c’est seulement dans l’espace que nous pourrons le trouver ; la conscience de nos états internes implique donc nécessairement la conscience de choses extérieures dans l’espace. « Le permanent n’est donc pas en moi, il n’est pas simplement l’idée d’une chose hors de moi, il est une chose hors de moi, c’est-à-dire dans l’espace. L’idéaliste est ainsi forcé d’admettre que le permanent n’est pas hors de la conscience ; mais seulement hors d’une simple série d’états de conscience ; en d’autres termes, les phénomènes externes sont connus directement comme phénomènes internes. Ainsi l’opposition entre les pures idées et les choses hors de la conscience est transformée par Kant en une distinction toute relative entre les états réels internes, et les choses réelles extérieures, les uns et les autres étant également, dans le langage de Kant, des phénomènes, au lieu que les uns soient des phénomènes et les autres des choses en soi, comme dirait l’idéaliste cartésien, ou que les états intérieurs soient seuls réels, et les choses extérieures des non-êtres, comme dirait le disciple de Berkeley, » — Ces choses réellement données dans l’espace, et bien distinctes des choses en soi, voila ce que Kant désigne dans les Prolégomènes sous le nom assez impropre, mais tout provisoire, de noumènes. Ainsi, suivant M. Watson, il n’y a pas contradiction entre les Prolégomènes et la Réfutation de l’idéalisme.

Pour mieux montrer l’opposition du criticisme et de l’empirisme sur une question du plus haut intérêt, M. Watson expose les principaux points de la métaphysique de la nature, de Kant, et la doctrine de M. Spencer, telle qu’elle est contenue dans le troisième chapitre de la deuxième partie des Premiers principes. — Résumons brièvement cette discussion.

Quand la métaphysique générale a expliqué comment les catégories et les schèmes, en s’appliquant à la multiplicité sensible, rendent la connaissance possible, il reste à appliquer les principes ainsi produits à cette partie des données sensibles qui forme le monde matériel : tel est l’objet de la métaphysique de la nature. Il ne s’agit pas, bien entendu, de déterminer les lois particulières de la nature, c’est l’affaire des sciences, mais de considérer les objets extérieurs dans leurs relations universelles et abstraites, et de montrer les lois générales auxquelles ils sont soumis.

Suivant le fil conducteur des catégories, Kant distingue dans la métaphysique de la nature quatre parties : à la catégorie de la quantité correspond la phoronomie, métaphysique du mouvement, où la matière est considérée seulement comme ce qui est capable de se mouvoir ; — à la qualité correspond la dynamique, métaphysique de la matière, où la matière est définie : ce qui occupe un espace ; — à la relation correspond la mécanique, métaphysique de la force, où la matière est définie : ce qui possède une force, source de mouvement ; — à la modalité correspond la phénoménologie, métaphysique de l’expérience, où la matière est définie : ce qui est un objet d’expérience.

Dans la phoronomie, Kant rappelle que l’espace absolu n’est qu’une conception logique ; il montre qu’il n’y a pas non plus de mouvement absolu. Le mouvement, toujours relatif, peut être défini : « le changement des relations externes d’une chose par rapport à un espace donné. » Le repos n’est pas une pure négation du mouvement : c’est « la présence permanente d’une chose à une même place ». Ces principes posés, il détermine les lois du mouvement, correspondant à l’unité, la pluralité, la totalité.

Dire que dans la dynamique on considère la matière comme occupant un espace, c’est dire qu’on la regarde comme s’opposant à l’entrée d’un autre corps dans l’espace qu’elle occupe, en d’autres termes, comme douée d’une force de résistance ou de répulsion. Cette force peut croître ou décroître à l’infini, suivant qu’elle lutte contre des forces plus ou moins grandes ; mais l’espace qu’occupe la matière ne peut jamais être réduit à néant ; infiniment compressible, la matière est cependant impénétrable, mais on voit qu’il s’agit d’un impénétrabilité toute relative. L’impénétrabilité absolue de l’atome, est aux yeux de Kant, une qualité occulte, une pure hypothèse. Chaque partie de la matière, étant douée de force répulsive, peut être séparée des autres parties auxquelles elle résiste et qui la repoussent. Mais chaque partie occupe un espace, et l’espace est divisible à l’infini : la matière est donc aussi divisible à l’infini. Remarquons toutefois que, en déclarant la matière divisible à l’infini, Kant ne veut pas dire qu’elle soit formée d’un nombre infini de parties, comme le soutiennent les dogmatiques. La divisibilité est autre chose que la division. Si l’espace et la matière étaient des choses en soi, nous devrions admettre ou que la matière est composée d’un nombre infini de parties, ou que nous n’en pouvons rien connaître. Mais ils ne sont que des phénomènes, relatifs à la pensée, et par conséquent la matière n’est divisée que jusqu’au point où nous portons la division. De ce que nous pouvons pousser la division à l’infini, il ne s’ensuit pas que la matière renferme actuellement un nombre infini de parties. D’autre part, nous ne pouvons affirmer non plus que la matière est composée de parties irréductibles : car ces parties, n’existant que par rapport à notre conscience, ne peuvent échapper à la loi de pensée suivant laquelle elles nous sont données et qui exige leur divisibilité à l’infini.

La force de répulsion ne suffit pas pour expliquer l’existence de la matière en quantité définie : car il n’y a rien dans cette force qui puisse en marquer la limite, et ce n’est pas non plus l’espace qui pourrait à lui seul en arrêter l’expansion. Seule, une force extérieure pourrait l’empêcher de se disperser à l’infini ; mais cette force de compression ne peut se trouver dans un autre corps matériel, car celui-ci est dans le même cas : il a besoin d’une limite qui en détermine la quantité. Il faut donc reconnaître dans chaque partie de matière à côté de la force répulsive une force d’attraction. Cette double condition est essentielle. Si la force répulsive était seule, la matière se disperserait à l’infini ; elle se réduirait à un point mathématique, si elle ne possédait que la force attractive.

La matière ainsi constituée par ces deux forces contraires, la mécanique détermine le mode suivant lequel elle se meut elle-même ou communique le mouvement. En d’autres termes, elle détermine la relation d’un corps avec un autre considéré comme étant actuellement en mouvement. Les lois du mouvement sont au nombre de trois, correspondant aux trois phases de la catégorie de relation, la substance, la causalité, la réciprocité. — Dans tout changement, la quantité totale de matière demeure la même (loi de subsistance). — Tout corps persiste dans son état de repos ou de mouvement dans la même direction et avec la même vitesse, à moins qu’il ne soit mû par une cause extérieure (loi d’inertie). — L’action et la réaction sont toujours égales (loi d’antagonisme).

La phénoménologie détermine les conditions auxquelles doit être soumis tout objet qui peut être connu comme étant en mouvement. Ici encore, trois lois correspondent aux trois moments de la catégorie de modalité.

La méthode de Kant dans cette métaphysique de la nature est, on le voit, une méthode de combinaison ou de synthèse. Il va du moins concret au plus concret. Ce qu’il place au début, ce n’est pas un absolu ni une abstraction : c’est l’espace relatif et le mouvement relatif. Viennent ensuite la matière, puis la force, puis la communication du mouvement, enfin la connaissance. Les relations s’ajoutent aux relations : par ces combinaisons successives, on voit le monde se former peu à peu avec les matériaux fournis par la pensée : il s’organise progressivement, et l’intelligence elle-même s’organise par une évolution parallèle ou plutôt identique.

Tout autre est la méthode de M. Spencer. Il procède non par combinaison, mais par abstraction. En apparence, il parcourt les mêmes degrés, car il commence par le temps et l’espace, pour aboutir à la force, « the ultimate of ultimates. » A y regarder de près cependant, sa méthode est toute différente de la précédente. Il commence en effet par admettre l’existence objective du monde, tel que le sens commun et la science le connaissent ; il croit au temps réel, à l’espace réel, à la force en soi. Le monde ainsi donné, et au préalable supposé intelligible, il s’agit pour lui d’expliquer comment il est représenté dans la pensée. Le problème n’est plus de savoir quels sont les rapports du monde réel avec l’intelligence humaine, mais comment l’homme individuel à l’aide de la sensation prend connaissance du monde réel. Pour cela, à l’aide d’une série d’abstractions, M. Spencer montre comment chacun des éléments qu’il a supposés réels dans le monde objectif fait son apparition dans l’intelligence humaine.

Mais ce monde qu’il suppose réel et donné, il ne prend pas garde qu’il est lui-même l’œuvre de la pensée. S’il nous était donné tout fait et d’un seul bloc, sans que notre intelligence y eût mis sa marque, il n’y aurait rien à dire contre la méthode. Le monde tel que vous l’envisagez au début de votre système, pourrait-on dire à M. Spencer, que ce soit le monde du sens commun ou celui de la science, a été péniblement construit par la pensée humaine, suivant ses lois propres, appliquant les catégories, se mettant tout entière dans son œuvre. Il est tout imprégné de pensée. C’est en comprenant le monde, en le faisant intelligible, que la pensée a pris conscience d’elle-même, et c’est parce qu’elle prenait conscience d’elle-même que le monde est devenu intelligible. Vous venez dire après cela, considérant ce monde ainsi formé, que vous y trouvez la pensée ! Je le crois bien ! Vous avez commencé par l’y mettre ! Mais, avant de vous laisser aller, la philosophie critique vous arrête. C’est ce monde réel, sur lequel il faut d’abord savoir à quoi s’en tenir. Il ne s’agit pas d’esquiver la difficulté et de se dérober à un examen embarrassant ; il faut s’expliquer. Si vous refusez, votre système n’est plus qu’une construction dérisoire. Les logiciens, gens sévères, appellent cela le sophisme ζστερον πρότερον.

Dira-t-on que M. Spencer n’a fait que s’en rapporter au sens commun, pour lequel la réalité objective du monde ne fait pas doute, mieux encore, qu’il se borne à appliquer la méthode de toutes les sciences, où l’on se sert, sans se soucier de les approfondir et de remonter à leur origine, des notions de temps, d’espace, de matière et de force ? et n’est-il pas permis de revendiquer pour la philosophie un droit qui n’est contesté à aucune science ? — Il y a ici, il faut en convenir, quelque chose de spécieux, et c’est ce qui séduit une foule de lecteurs inattentifs. Pourtant M. Watson n’a pas de peine à faire justice de l’objection. Il est très vrai que l’homme du sens commun et même l’homme de science ne se posent pas la question de savoir si le monde qu’ils voient n’est pas un simple monde d’apparences ; ni l’un ni l’autre ne sont idéalistes, et ils ne comprendront pas votre question quand vous leur demanderez si le monde existe hors de l’esprit. Mais remarquez qu’ils ne doutent pas non plus de l’identité du monde et de la connaissance qu’ils en ont. Ils ne font aucune distinction entre leurs idées et les choses ; ils ne sont donc pas non plus réalistes ; l’empiriste et l’idéaliste peuvent également invoquer leur témoignage. La vérité est qu’il est absurde d’invoquer ce témoignage ; la distinction de la pensée et des choses ne relève ni du sens commun ni de la science. Ils ne posent pas cette question et ne sont pas compétents pour la résoudre. C’est un problème purement philosophique : c’est un des problèmes essentiels de la philosophie. S’y dérober, quand on se dit philosophe, se retrancher, pour esquiver la difficulté, derrière le sens commun et la science, c’est en réalité renoncer à la philosophie, c’est abdiquer.

Examinons pourtant cette prétendue genèse de la pensée. À l’origine, nous avons des sensations qui se succèdent. « La relation de séquence, dit M. Spencer, est donnée dans chaque modification de la conscience. » Comparant les diverses relations de séquence par le procédé bien connu de la généralisation et de l’abstraction, nous formons l’idée du temps. L’idée d’espace dérive de la précédente : car lorsque des sensations successives nous sont données dans un ordre tel que nous pouvons le renverser, et le prendre indifféremment dans un sens ou dans l’autre elles nous apparaissent comme coexistantes. De la comparaison des relations de coexistence naît, comme précédemment, la notion d’espace. Voilà, en ce qu’elle a d’essentiel, la théorie de M. Spencer.

De deux choses l’une. Ou bien les sensations nous sont données comme simplement successives, et alors on n’a pas le droit de considérer l’ordre suivant lequel elles se produisent comme nécessaire et irréversible ; cet ordre n’est qu’un fait contingent et accidentel. Ou bien on considère cet ordre comme nécessaire et invariable ; on y voit l’expression dans la conscience de l’ordre réel et objectif auquel est soumise la réalité. Mais alors on n’a pas le droit de dire qu’on prend pour point de départ de simples sensations ; on y introduit sans s’en apercevoir peut-être, du moins sans le dire, arbitrairement en tout cas, un élément nouveau, la nécessité ou la causalité. On ne tient pas sa promesse, on fait un cercle vicieux. C’est ce qui arrive à M. Spencer. Il prend évidemment parti pour la seconde alternative, car c’est seulement parce qu’il est nécessaire et irréversible que l’ordre de séquence des sensations se distingue de l’ordre de coexistence.

Quant à la prétendue généralisation par laquelle nous formons les concepts de temps et d’espace, il est trop clair qu’elle n’explique rien. La question n’est pas de savoir comment nous formons la notion de temps quand nous connaissons des choses successives ; mais, au moment où nous nous les représentons comme telles, quelque chose s’ajoute à la sensation, qui est sans doute donné en même temps qu’elle, mais qui en diffère logiquement et qu’une analyse scrupuleuse doit distinguer. Un fait de conscience est évidemment autre chose que le lien aperçu entre plusieurs faits de conscience.

« Notre conception de la matière, dit ensuite M. Spencer, réduite à sa forme la plus simple, est celle d’une coexistence de positions qui offrent de la résistance. » Mais comment expliquer le passage des simples états de conscience individuels, et isolés par hypothèse, à l’idée de positions coexistantes qui offrent de la résistance ? Une impression de résistance n’est pas une simple sensation : c’est la conception d’un objet qui résiste, et cela suppose la construction du monde réel par le travail de la pensée. Ici encore, on confond la sensation simple avec le travail d’élaboration que la pensée accomplit d’après ses lois propres, à l’occasion de cette sensation.

Même méthode et même défaut dans l’explication du mouvement. « Les mouvements des différentes parties de notre organisme sont d’abord représentés dans la conscience. » Mais, au point ou l’on suppose que nous sommes, comment connaissons-nous notre organisme ? Comment en distinguons-nous les différentes parties ? — On dit ensuite que « ces mouvements supposent des réactions de la part de la conscience ». Mais comment des réactions peuvent-elles être connues comme telles par la conscience si l’on commence par ne supposer dans la conscience que de pures sensations ? Il y a au fond de tout cela un perpétuel jeu de mots. La sensation dont il s’agit ici est appelée musculaire, et ce mot ne devrait signifier, pour une pensée qui est en voie de formation, qu’une simple différence qualitative. Mais comme ce mot, pour notre pensée toute formée, désigne un rapport déterminé et fort complexe avec un organisme supposé connu, on prête, sans y prendre garde, à la pensée primitive ce qui n’appartient qu’à la pensée adulte ; et dès lors on n’a plus de peine à expliquer la pensée adulte par la pensée primitive.

On voit par tout cela que « l’expérience de la force ne précède pas, comme M. Spencer voudrait nous le persuader, l’expérience du mouvement, mais au contraire la présuppose… La force, sans aucun doute, suppose le mouvement, comme le mouvement suppose la matière, la matière le temps, et le temps l’espace ; mais ces formes les plus simples de la connaissance ne sont pas distinguées du premier coup d’œil, et par suite la force est le dernier élément qui, dans la conception scientifique du monde, apparaisse dans la conscience. »

Nous laissons de côté les objections que M. Watson dirige contre la démonstration des trois lois de la mécanique donnée par M. Spencer. Nous devons aussi nous borner à signaler le chapitre, plein d’observations pénétrantes, où il montre que, en dépit des apparences, la distinction des phénomènes et des noumènes de Kant est tout autre chose que la séparation établie par M. Spencer entre le connaissable et l’inconnaissable.

L’idée principale sur laquelle repose toute cette critique de l’empirisme, c’est qu’il ne faut pas confondre la simple sensation considérée comme un état de conscience, toute passive par conséquent, avec l’idée dont cette sensation est sans doute un élément, mais qui est l’œuvre de l’activité de l’esprit, s’exerçant sur la matière qui lui est fournie. Le même reproche qu’il adresse aux empiristes, M. Watson l’adresse à Kant lui-même. Du moins, car il ne faut rien exagérer, si Kant est le premier qui ait mis en lumière l’union étroite de ce que l’esprit reçoit et de ce qu’il met de lui-même dans la connaissance, il a encore trop souvent séparé et isolé ces deux éléments. C’est en ce sens, et en allant plus loin que lui dans la voie qu’il a la gloire d’avoir ouverte, que sa doctrine doit être développée.

Il faut convenir que, abusant des divisions logiques, nous sommes toujours portés à distinguer les sensations brutes, si j’ose dire, immédiatement données, de l’élaboration que la pensée leur fait subir. Il y aurait comme deux stades, deux actes distincts de l’esprit. Là est l’illusion. Il n’y a pas de sensation brute ; et M. Watson a soin de n’employer jamais, au lieu de ce terme équivoque : la sensation, que l’expression the manifold of sense. Au moment où elle arrive à la conscience, la sensation a déjà subi l’application des lois de l’esprit. Les schèmes, les catégories, ne sont pas des choses distinctes dans le temps, qui arrivent l’une après l’autre et se juxtaposent on ne sait comment. La sensation est schématisée, puis soumise aux catégories avant que nous ayons eu le temps d’y prendre garde. C’est seulement par abstraction que nous pouvons, et que nous devons, distinguer les divers éléments, inséparables dans l’acte concret de la représentation. Seulement, comme il arrive souvent, nous sommes dupes de nos abstractions, et nous substituons à une distinction purement logique une séparation dans le temps.

On est donc en droit de reprocher à Kant l’emploi des expressions matière et forme de la connaissance, qui semble impliquer une séparation trop profonde. La forme ne s’ajoute pas à la matière après coup ; elle n’est que la manière dont cette matière apparaît à l’esprit. Par suite, c’est mal parler que de considérer la multiplicité sensible comme donnée, tandis que la forme serait appliquée par l’intelligence : l’une et l’autre sont données exactement au même titre. « Au point de vue phénoménal, les deux éléments sont donnés à la fois ; au point de vue philosophique, il faut dire que tous deux sont les produits de la pensée. » De même, les expressions à priori, à posteriori sont de nature à créer de fâcheuses équivoques ; les schèmes et les catégories ne précèdent pas la sensation, puisqu’ils n’apparaissent qu’à propos de la sensation. Ils ne sont pas le privilège de la pensée savante ; ils n’appartiennent pas en propre à a pensée réfléchie. Le plus humble des hommes les met en œuvre comme le plus savant philosophe, par cela seul qu’il est homme et qu’il pense. C’est justement pourquoi la philosophie, comme on l’a vu plus haut, doit se borner à distinguer d’une façon purement logique les différents éléments de la pensée concrète. Pour le reste, elle doit laisser la pensée livrée à elle-même et respecter absolument son indépendance.

C’est faute peut-être d’avoir été jusqu’au bout de sa propre pensée sur ce point, c’est pour avoir attribué aux catégories une origine distincte et plus haute que Kant a été amené à concevoir un monde de choses en soi, réel, quoique nous n’en puissions rien connaître, et telle qu’une intelligence plus puissante que la nôtre, non soumise à la loi du temps, source de toutes nos infirmités, pourrait le connaître directement. Si l’on s’affranchit de ce préjugé, on s’aperçoit que, les catégories n’étant pas d’une autre origine que la multiplicité sensible, il n’y a lieu, en aucun sens et d’aucune façon, de parler d’un monde de noumènes distinct du monde que nous connaissons. Parler d’une pensée différente de la nôtre, c’est ne pas s’entendre soi-même. Toute pensée consiste à unir l’universel et le particulier ; « ainsi nous rejetons la fiction d’un universel existant en dehors de l’intelligence, et en même temps nous constatons ce fait que l’homme individuel ne construit pas plus le monde qu’il ne se construit lui-même. » En d’autres termes, il n’y a pas deux mondes, et le monde phénoménal tel que la science nous le fait connaître n’est pas un reflet, une apparence, l’image d’un monde plus réel, comme dirait Platon. Il n’y a qu’un monde, le nôtre, et il faut revendiquer pour ce monde construit par la pensée humaine une réalité pleine, entière, et sans réserve.

Nous ne voudrions pas jurer que, là même où M. Watson se borne à interpréter la pensée kantienne, il ne se soit point parfois laissé entraîner à y voir un peu autre chose que ce qui y est, à la tirer à lui, comme on dit, et à y retrouver ses propres vues ; quelques réserves seraient nécessaires, si nous pouvions insister sur ce point. Mais si, laissant de côté le point de vue historique, on prend l’œuvre de M. Watson pour ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire pour une œuvre indépendante et originale, si l’on y voit un criticisme amendé et développé, nous sommes fort éloigné de vouloir le contredire. C’est précisément dans le même sens, dans un sens phénoméniste, et en se débarrassant de l’encombrant appareil des choses en soi, que s’est développé le criticisme français. Il est assurément curieux et significatif de voir un penseur étranger arriver par une voie différente, et qu’il a frayée lui-même, à des conclusions analogues. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons lu le livre de M. Watson avec un vif intérêt et une grande sympathie.

Victor Brochard.

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