Waverley/Chapitre LXII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 438-447).


CHAPITRE LXII.

QUE FAIRE ?


Il était nuit quand ils arrivèrent à Londres, Waverley, après avoir fait ses adieux à ses compagnons de voyage, traversa un grand nombre de rues, de peur d’être suivi, puis monta dans une voiture de place, et se fit conduire à la maison du colonel Talbot, dans un des principaux quartiers à l’extrémité occidentale de la ville. Ce gentilhomme, par la mort de plusieurs parents, avait, depuis son mariage, hérité d’une fortune considérable ; il jouissait d’une grande importance dans le monde politique, et menait ce qu’on appelle un grand train.

Waverley eut d’abord quelque peine à se faire introduire auprès de lui. Enfin on le conduisit dans un appartement où le colonel était à table ; lady Émilie, dont la charmante figure était encore pâle des suites de sa maladie, était placée en face de lui. Aussitôt qu’il entendit la voix de Waverley, il se leva brusquement, et se jeta dans ses bras. « Franck Stanley, mon cher enfant, comment vous portez-vous ? Émilie, ma chère, c’est le jeune Stanley. »

Le visage de la jeune femme se colora pendant qu’elle faisait à Waverley un accueil où la politesse se mêlait à la cordialité. Sa main tremblante et sa voix mal assurée montraient combien elle était émue et troublée. On rapporta le dîner. Pendant que Waverley prenait quelques rafraîchissements, le colonel continua : « Je m’étonne de vous voir ici, Franck ; les médecins m’ont dit que l’air de Londres ne convenait pas à votre santé. Vous n’auriez pas dû vous y exposer ; je n’en suis pas moins charmé de vous voir, et mon Émilie aussi ; mais je crains que nous ne puissions compter sur le plaisir de vous voir long-temps. »

« Des affaires particulières m’ont amené ici, » murmura Waverley. — « C’est ce que je suppose ; mais je ne vous permettrai pas d’y faire un long séjour. Spontoon (s’adressant à un vieux domestique sans livrée, à la tournure militaire), emportez cette valise ; vous viendrez vous-même si je sonne ; qu’aucun autre de mes gens ne vienne nous déranger ; j’ai à parler d’affaires avec mon neveu. »

Quand les domestiques se furent retirés : « Au nom du ciel, Waverley, quelle affaire vous amène à Londres ? votre vie y est en péril. »

« Cher monsieur Waverley, dit lady Émilie, vous à qui je ne pourrai jamais témoigner toute ma reconnaissance, comment avez-vous commis une telle imprudence ? — « Mon père… mon oncle… cet article… » Il présenta la gazette au colonel Talbot.

« Je voudrais que les coquins fussent condamnés à être écrasés sous leurs presses ! dit le colonel. On m’a assuré qu’il ne se publiait pas moins de douze de ces gazettes à Londres ; il n’est pas étonnant qu’ils soient obligés d’inventer des mensonges pour procurer le débit de leurs feuilles. Cependant, mon cher Édouard, il est vrai que vous avez perdu votre père ; mais quant à cet embellissement, ajouté par le rédacteur, que le chagrin des poursuites dirigées contre lui a troublé son esprit et hâté sa mort, la vérité est, car, — quoiqu’il soit pénible de vous le dire, cela vous délivrera du poids d’une terrible responsabilité, — la vérité est que monsieur Richard Waverley, dans toute cette affaire, a montré la plus grande indifférence sur votre sort et sur celui de votre oncle. La dernière fois que je le vis, il me dit d’un air joyeux, que puisque j’étais assez bon pour me charger de vos intérêts, il avait pensé qu’il serait mieux d’entamer une négociation séparée pour lui-même, et de faire sa paix avec le gouvernement à l’aide d’anciennes liaisons qui subsistaient encore entre lui et les ministres, par suite du poste qu’il avait occupé dans l’administration. » — « Et mon oncle, mon cher oncle ? » — « Hors de danger, tout à fait hors de danger. Il est vrai (en regardant la date du journal) que vers cette époque il courut un bruit ridicule, mais absolument faux. Sir Éverard est reparti pour Waverley-Honour, n’ayant plus d’inquiétude qu’à votre sujet. Mais vous-même vous êtes en péril… votre nom est sur toutes les listes de coupables ; des mandats d’arrêt sont lancés contre vous… Comment et depuis quand êtes-vous arrivé à Londres ? »

Édouard raconta en détail son histoire ; il supprima seulement sa querelle avec Fergus ; étant lui-même plein d’attachement et d’admiration pour les montagnards, il ne voulait pas confirmer l’antipathie du colonel contre eux.

« Êtes-vous sûr d’avoir bien reconnu le page de votre ami Glen… parmi les morts à Clifton-Moor ? » — « Parfaitement sûr. » — « Alors ce petit enfant du diable a fait un vol à la potence, car il était écrit qu’il devait mourir sur le gibet. Il n’en était pas moins, dit-il en se tournant vers lady Émilie, un très-beau garçon. Mais vous, Édouard, je souhaite que vous retourniez dans le Cumberland, et je voudrais plus encore que vous n’en fussiez jamais sorti ; car il y a un embargo dans tous les ports, et l’on fait les recherches les plus actives contre les partisans du Prétendant. La langue de cette maudite femme va aller comme un moulin, jusqu’à ce qu’elle ait découvert, d’une façon ou d’autre, que le capitaine Butler est un personnage supposé ? »

« Connaissez-vous, dit Waverley, ma compagne de voyage ? » — « Son mari a été mon sergent-major pendant six ans : c’était une veuve de bonne humeur, avec un peu d’argent devant elle… il l’épousa… C’était un bon garçon, et qui n’était pas mélancolique non plus. Je vais envoyer Spontoon pour savoir ce qu’elle est devenue ; il la trouvera chez quelque connaissance du régiment : demain matin vous serez indisposé, et vous garderez la chambre pour vous remettre de vos fatigues ; lady Émilie sera votre gouvernante, Spontoon et moi nous serons vos domestiques. Vous portez le nom d’un de nos plus proches parents qu’aucun de mes gens n’a encore vu, excepté Spontoon : ainsi vous pouvez être tranquille. Je vous en prie, dites le plus tôt possible que vous sentez votre tête brûlante et vos yeux appesantis, pour que lady Émilie et moi nous vous enjoignions de vous mettre au lit comme un malade ; et vous, ma chère Émilie, voulez-vous ordonner qu’on prépare un appartement pour Frank Stanley, avec toutes les précautions nécessaires pour un malade ? »

Le lendemain le colonel alla faire visite à son hôte. « J’ai, lui dit-il, quelques bonnes nouvelles à vous apprendre. Votre réputation comme gentilhomme et comme officier est déchargée de l’accusation de négligence dans l’accomplissement de vos devoirs militaires, et de complicité dans les mutineries du régiment de Gardiner. J’ai reçu, à cet égard, des lettres d’un ami bien zélé pour vos intérêts, votre ministre écossais Morton. La première missive était adressée à sir Éverard, mais je me suis chargé d’y répondre à la place de l’excellent baronnet. Il faut vous dire que votre connaissance, l’honnête Donald de la caverne, est à la fin tombé au pouvoir des Philistins ; il emmenait les bestiaux d’un certain propriétaire nommé Killan… dit autrement… » — « Killancureit ? » — « Précisément ! Ce gentilhomme étant, à ce qu’il paraît, un gros fermier, et attachant un prix extrême à son troupeau, mais ne se sentant pas grand courage pour le défendre lui-même, avait demandé un détachement de soldats pour la protection de sa ferme. Donald, qui ne savait pas cela, mit sa tête dans la gueule du lion ; sa bande fut taillée en pièces, et lui-même fait prisonnier. Ayant été condamné à mort, deux ecclésiastiques se disputèrent l’honneur de l’assister dans ses derniers moments, un prêtre catholique et votre ami M. Morton. Il repoussa le catholique, principalement en haine de la doctrine de l’extrême-onction, que Donald, grand partisan de l’économie, considérait comme une dépense inutile d’huile. Ainsi le soin de convertir ce pécheur endurci échut à M. Morton, qui, j’ose le dire, s’en acquitta avec un zèle admirable ; quoique après tout je ne suppose pas qu’il soit parvenu à faire de Donald un bien bon chrétien. Cependant il fit l’aveu devant un magistrat, un certain major Melville, qui m’a l’air d’un fort honnête homme, mais rigide et pointilleux, de toute son intrigue avec Houghton, expliquant en détail comment elle avait été poussée et conduite, et vous déchargeant d’y avoir pris la moindre part. Il raconta aussi qu’il vous avait délivré des mains de l’officier volontaire ; et qu’il vous avait envoyé, par l’ordre du Pré…, du Chevalier, veux-je dire, comme prisonnier à Doune, d’où il avait appris que vous aviez été conduit, toujours prisonnier, à Édimbourg. Ce sont là des détails qui ne peuvent que parler en votre faveur. Il laissa à entendre qu’il avait reçu la commission de vous délivrer et de veiller à votre sûreté, et qu’il en avait été récompensé ; mais il ne voulut jamais dire par qui, alléguant qu’il ne s’était pas fait scrupule de violer tous les sentiments ordinaires pour contenter la curiosité de M. Morton, aux prières et aux exhortations duquel il devait tant, mais que dans ce cas on lui avait fait promettre le silence sur la pointe de son direk, ce qui, à ce qu’il paraît, constituait, selon lui, une obligation inviolable[1]. » — « Eh ! que lui est-il arrivé ? » — « Mon Dieu ! on l’a pendu à Stirling, après que les rebelles en ont eu levé le siège, accompagné de son lieutenant et de quatre autres farceurs ; on lui a fait l’honneur d’une potence plus haute que celles de ses compagnons. » — « Soit. Je n’ai de raison ni pour m’affliger ni pour me réjouir de sa mort ; et cependant il m’a fait beaucoup de mal et beaucoup de bien. » — « Au moins ses aveux vous seront d’une grande utilité, ils détruiront les soupçons qui compliquaient l’accusation portée contre vous, et qui lui donnaient un caractère différent de celle qui plane sur tant d’infortunés gentilshommes qui ont porté ou portent encore les armes contre le gouvernement légitime. Leur trahison, je dis le mot propre, quoique vous ayez participé à leur faute, provient d’un dévouement mal éclairé, et peut par conséquent être considérée comme un malheur, quoique, sans aucun doute, il y ait peu d’actions plus criminelles. Mais quand les coupables sont si nombreux, la clémence est assurée à la majeure partie ; je ne doute pas que je ne parvienne à obtenir votre pardon, pourvu que vous vous teniez à l’abri des griffes de la justice jusqu’à ce qu’elle ait choisi et frappé des victimes, autant qu’elle en voudra ; à ce cas, comme à bien d’autres, s’applique le proverbe vulgaire ; Les premiers venus sont les premiers servis. D’ailleurs, le gouvernement, en ce moment, désire intimider les jacobites, parmi lesquels il se trouve peu d’hommes considérables pour faire des exemples. C’est une disposition vindicative et timide qui ne durera pas longtemps, car de tous les peuples, le moins sanguinaire c’est le peuple anglais : mais elle existe pour le moment, et il ne faut pas vous exposer à en subir les effets. »

En ce moment entra Spontoon, l’air inquiet et affairé. Par le moyen de ses connaissances du régiment, il avait découvert mistriss Nosebag ; il l’avait trouvée pleine de colère, s’agitant, criant contre un imposteur, dont elle venait de vérifier la fourberie, et qui avait voyagé avec elle sous le nom du capitaine Butler des dragons de Gardiner. Elle allait faire sa déposition au magistrat, pour qu’on le cherchât comme un émissaire du Prétendant ; mais Spontoon, rusé comme un soldat, et feignant d’approuver fortement sa résolution, avait trouvé moyen d’en retarder l’accomplissement. Cependant il n’y avait pas de temps à perdre : la description exacte que cette folle n’allait pas manquer de faire de son compagnon de voyage conduirait probablement à la découverte que le prétendu capitaine Butler était Waverley, découverte dangereuse pour Édouard, pour son oncle et même pour le colonel Talbot. Dans quelle direction fallait-il se réfugier ? telle était maintenant la question.

« En Écosse, » dit Édouard.

« En Écosse ! reprit le colonel ; et pourquoi ? ce n’est pas pour vous joindre une seconde fois aux rebelles, j’espère ? » — « Non. J’ai considéré ma campagne comme finie, quand, malgré tous mes efforts, il m’a été impossible de les rejoindre ; et maintenant, toutes les nouvelles s’accordent à dire qu’ils vont faire une campagne d’hiver dans les montagnes, où des partisans comme moi leur seraient plus à charge qu’utiles. Il paraît probable qu’ils ne prolongent la guerre qu’afin de donner au prince le temps de s’échapper, et d’avoir celui d’entrer en arrangement pour eux-mêmes. Les embarrasser de ma présence serait leur donner un adhérent qu’ils ne voudraient pas abandonner, et qu’il ne seraient pas en état de défendre. J’ai entendu dire qu’ils avaient laissé, pour cette raison, tous les Anglais qui servaient dans leur armée en garnison à Carlisle ; et pour envisager les choses sous un point de vue plus général, colonel, s’il faut vous confesser la vérité, au risque de me faire tort dans votre opinion, je suis profondément dégoûté du métier de la guerre ; et, comme dit le joyeux lieutenant Fletcher, je suis las de batailles. » — « De batailles ! eh bien, qu’avez-vous vu ? une ou deux escarmouches. Ah ! si vous aviez vu la guerre en grand ; soixante, cent mille hommes en bataille, de chaque côté ! » — « Je ne suis pas curieux, colonel ; un bon ordinaire, dit le proverbe de notre pays, vaut un festin. Les troupes avec leurs panaches, les combats, la mêlée, avaient coutume de m’enchanter dans les descriptions des poètes ; mais marcher pendant la nuit, ne pas dormir, coucher à la belle étoile pendant l’hiver, et beaucoup d’autres accompagnements du glorieux métier des armes, ne sont aucunement de mon goût dans la pratique. Quant aux coups, j’en ai eu tout mon soûl à Chifton, où, dix fois, je n’échappai que par miracle. Et vous-même, je pense que… » Il n’osa pas achever.

« J’en ai reçu suffisamment à Preston, voulez-vous dire ? répondit le colonel en riant ; mais c’est ma vocation. »

« Ce n’est pas la mienne, reprit Waverley ; et puisque j’ai remis honorablement dans le fourreau l’épée que je n’avais tirée que comme volontaire, je me contente de cette essai de la vie des camps, et je ne la continuerai pas. » — « Je suis charmé de vous voir dans de tels sentiments ; mais que voulez-vous faire dans le nord ? » — « Premièrement, quelques ports de la côte orientale d’Écosse sont encore au pouvoir des amis du prince ; si je parviens à en engager un, je pourrai aisément m’embarquer pour le continent. » — « Bon ! Votre seconde raison ? » — « Mais, à vous dire la vérité, il y a une personne en Écosse, une personne de qui mon bonheur dépend plus que je ne l’avais cru jusqu’à présent, et sur le sort de laquelle je suis fort inquiet. » — « Émilie avait donc raison ; il y avait au fond de tout cela, une affaire d’amour. Et laquelle de ces deux jolies demoiselles écossaises que vous vouliez absolument me faire admirer, est la beauté préférée ? ce n’est pas miss Glen… j’espère ? » — « Non. » — « Ah ! passe pour l’autre. La simplicité peut se corriger, mais la morgue et la prétention, jamais. Soit : je ne vous en détourne pas. Je crois que cela ne déplaira pas à sir Éverard, d’après ce qu’il m’a dit quand je plaisantais devant lui là-dessus. Seulement j’espère que son père, si assommant avec son jargon prétentieux, son tabac, son latin, ses longues histoires, à faire dormir debout, sur le duc de Perwick, croira nécessaire à sa sûreté d’aller résider en pays étranger. Quant à sa fille, quoique, à mon avis, vous eussiez pu trouver un aussi bon parti en Angleterre, je ne vois aucun obstacle ; car si votre cœur est fixé en faveur de cette Rose des bois écossais, d’un autre côté, sir Éverard a grande opinion de son père et de la noblesse de sa famille, et il désire ardemment de vous voir marié et établi, tant pour vous que pour les trois hermines passant, qui sans cela seraient exposées à s’éteindre. Au reste, je vous ferai connaître plus positivement sa manière de penser là-dessus, puisque vous n’êtes pas en correspondance avec lui pour le présent. Je ne tarderai pas à vous rejoindre en Écosse. » — « Vraiment ! Et pour quel motif pensez-vous retourner en Écosse ? Ce ne sont pas les tendres souvenirs que vous avez conservés du pays des montagnes et des torrents, je le crains bien ? » — « Non, sur mon honneur ; mais la santé d’Émilie est maintenant, grâce au ciel, rétablie, et, pour vous dire la vérité, j’ai quelque espérance de conclure heureusement une affaire que j’ai maintenant bien à cœur de terminer, si je puis obtenir une entrevue personnelle avec Son Altesse Royale, le commandant en chef ; le Duc, comme dit Fluellen[2], a de la bienveillance pour moi, et je rends grâces à Dieu d’avoir excité cette bienveillance par quelques services. Je vais maintenant sortir une heure ou deux, afin de tout régler pour votre départ. Votre liberté ne s’étend que jusqu’à la pièce voisine, le parloir de lady Émilie, où vous la trouverez quand vous serez disposé à faire de la musique, à lire, ou à causer. Nous avons pris nos précautions pour qu’il n’y vienne aucun domestique, excepté Spontoon, qui est sûr comme la lame de mon épée. »

Environ deux heures après, le colonel rentra ; il trouva son jeune ami en conversation avec lady Émilie ; elle était charmée de ses manières et de son entretien : Waverley goûtait le plaisir de se retrouver dans la société de personnes de son rang, plaisir dont il avait été privé depuis long-temps.

« Écoutez mes arrangements, dit le colonel ; car nous n’avons pas de temps à perdre. Le jeune homme que voici, Édouard Waverley, autrement dit Williams, autrement le capitaine Butler, continuera d’être (pour son quatrième nom, autrement dit Francis Stanley), mon neveu : il partira demain pour le nord ; ma voiture le conduira jusqu’au second relais. Là, il trouvera Spontoon, et ils prendront des chevaux de poste jusqu’à Huntingdon ; la présence de Spontoon, bien connu sur la route pour être à mon service, éloignera tous les soupçons. À Huntingdon, vous trouverez le vrai Francis Stanley, c’est un étudiant de l’université de Cambridge. Il y a quelque temps, n’étant pas sûr que la santé d’Émilie me permit d’aller en Écosse, je lui ai procuré un passeport de la secrétairerie d’état, pour qu’il fît le voyage à ma place. Comme il devait principalement vous chercher, son voyage serait maintenant sans objet. Il connaît votre histoire ; vous dînerez ensemble à Huntingdon ; et peut-être qu’en réunissant vos lumières, vous trouverez quelque moyen de continuer votre voyage vers le nord, sans danger ou au moins le plus sûrement possible ; et maintenant (en tirant une cassette de maroquin), permettez-moi de vous mettre en fonds pour la campagne. » — « Je suis confus, mon cher colonel. »

« En toute occasion, répondit le colonel Talbot, ma bourse est à votre disposition ; mais cet argent est à vous. Votre père, prévoyant le cas où vous seriez condamné pour haute trahison, m’a laissé ce dépôt pour vous. Ainsi vous possédez 15,000 livres, indépendamment de Brerevood-Lodge, une fort jolie fortune, je vous assure. Voici des billets pour 200 livres. Une somme plus considérable vous sera expédiée, ou des traités sur les pays étrangers, sitôt que vous en manifesterez le désir. »

Waverley se trouvant tout à coup à la tête de cette fortune, sa première pensée fut d’en profiter pour écrire au fermier Jobson, en le priant d’accepter une coupe d’argent, de la part de son ami Williams, qui n’avait pas oublié la nuit du 18 décembre dernier. Il le pria en même temps de conserver soigneusement son tartan et ses autres habits de montagnard, particulièrement ses armes, curieuses en elles-mêmes, mais auxquelles l’amitié du donateur donnait, à ses yeux, un prix inestimable. Lady Émilie se chargea de faire l’acquisition de quelque objet de nature à flatter la vanité et à plaire au goût de mistriss Williams ; et le colonel, qui était un grand amateur de l’agriculture, promit d’envoyer au patriarche de l’Ulswater un excellent attelage de chevaux pour la charrue ou pour la charrette.

Waverley passa à Londres une heureuse journée ; il voyagea de la manière projetée, et trouva Francis Stanley à Huntingdon. Les deux jeunes gens eurent fait connaissance en une minute.

« Je devine l’énigme de mon oncle, dit Stanley. Le vieux soldat, malgré toute sa prudente réserve, n’avait pas besoin de tant de détours pour me dire de vous remettre le passe-port dont je n’ai pas besoin : mais si cela tournait mal, ce serait l’équipée d’un jeune Cantabre[3] ; cela ne tire pas à conséquence. Vous êtes donc Francis Stanley, avec ce passe-port. »

En effet, la précaution du colonel épargna à Édouard beaucoup de difficultés et d’embarras, dans le cours de son voyage ; aussi il n’hésita pas à s’en servir à chaque occasion, surtout parce que son voyage n’avait aucun but politique ; il n’aurait pu être accusé de pratiquer des machinations contre le gouvernement, en voyageant sous la protection d’un passe-port de la secrétairerie d’état.

La journée se passa gaiement à Huntingdon. Le jeune étudiant était fort curieux de connaître les campagnes d’Édouard et les mœurs des Highlandais ; Édouard fut obligé, pour lui complaire, de siffler un pibroch, de danser une strathspey, et de chanter une chanson highlandaise. Le lendemain Stanley accompagna son nouvel ami jusqu’à la première poste, sur la route du nord, et se sépara de lui à grand regret, sur les remontrances de Spontoon, qui, habitué à se soumettre à la discipline, la faisait rigoureusement observer par les autres.


  1. De même que les dieux du paganisme contractaient une obligation inviolable en jurant par le Styx, les Highlandais avaient quelque solennité particulière attachée à un serment par lequel ils entendaient s’engager irrévocablement. Cette solennité consistait le plus souvent à jurer en étendant la main sur leur direk nu : le direk devenant alors, pour ainsi dire, partie au contrat, était pris à témoin, comme devant punir celui qui y manquerait. Louis XI avait aussi une espèce particulière de serment, le seul auquel il ne manqua jamais mais qu’il se décidait fort difficilement à prêter. Ce serment consistait à prendre à témoin de sa promesse la sainte croire de Saint-Lo d’Angers, laquelle contenait un morceau de la vraie croix. a. m.
  2. Capitaine gallois, personnage d’un des drames de Shakspeare. a. m.
  3. C’est-à-dire d’un étudiant de l’université de Cambridge, parce qu’on prétend qu’elle fut fondée par une colonie de Cantabres qu’y envoya l’empereur Probus. a. m.