Waverley/Chapitre XVIII

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 168-178).


CHAPITRE XVIII.

WAVERLEY CONTINUE SON VOYAGE.


Quand Édouard fut tout à fait éveillé, il fut étonné de voir la caverne déserte. S’étant levé, et ayant mis un peu d’ordre dans sa toilette, il regarda avec plus d’attention autour de lui ; mais il ne vit personne. Il n’y avait d’autres traces de Donald et de sa bande que les tisons éteints, ou convertis en cendres grises, et les restes du repas consistant en os à demi brûlés, à demi rongés, et une ou deux kegs vides. Waverley courut à l’entrée de la caverne, d’où il s’aperçut que l’on pouvait aller à la pointe du rocher, qui conservait les marques du feu de signal, par un petit sentier ou naturel ou grossièrement creusé dans le roc, le long du petit canal qui entrait de quelques toises dans la caverne, et dans lequel la barque avait été la nuit et était encore amarrée comme dans un bassin. Arrivé à la plate-forme où le signal avait été établi, il eût cru qu’il était impossible d’aller plus loin par terre, s’il n’eût pas pensé qu’il était probable que la caverne avait une autre issue que le lac ; il remarqua à l’extrémité de la plate-forme trois ou quatre rebords de rocher, dont il se servit comme d’un escalier pour grimper sur le haut de la caverne, d’où il descendit de l’autre côté avec quelque difficulté, et il se trouva bientôt sur les bords déserts d’un lac, d’environ quatre milles de longueur sur un et demi de largeur, entouré de montagnes couvertes de bruyères et d’un aspect sauvage, sur le sommet desquelles reposait encore le brouillard du matin.

En regardant derrière lui vers l’endroit d’où il venait, il ne put s’empêcher de remarquer avec quelle adresse on avait choisi un lieu de retraite si solitaire et si caché. Le rocher autour duquel il avait tournée l’aide de quelques inégalités peu apparentes où il y avait à peine de quoi poser le pied, n’offrait à l’œil qu’un précipice affreux qui fermait entièrement toute communication avec les bords du lac, dont la largeur empêchait de découvrir de l’autre rivage l’ouverture étroite et basse de la caverne ; de manière qu’à moins que la recherche en fût faite avec des barques, ou que la trahison ne la fît connaître, ceux qui l’habitaient pouvaient y rester en sûreté aussi long-temps que les munitions de bouche ne manqueraient pas. Après avoir satisfait sa curiosité, Waverley regarda de tous côtés pour tâcher de découvrir Evan et son domestique, qu’il jugeait avec raison ne devoir pas être très-éloignés, quelque parti qu’eussent pris Donald et sa bande, que leur genre de vie exposait à de rapides émigrations : à la distance d’environ un demi-mille, il aperçut un Highlandais qu’il crut être Evan, pêchant au bord du lac à côté d’un autre, qu’à l’arme qu’il avait sur l’épaule il reconnut pour l’homme à la hache d’armes.

Beaucoup plus près il entendit les sons animés d’une chanson gaëlique, qui le guidèrent dans un enfoncement exposé au soleil, ombragé par le feuillage luisant d’un bouleau, et tapissé par un sable blanc et solide. Il y trouva la grande fille de la caverne, dont la chanson l’avait attiré, occupée à préparer de son mieux un repas du matin, consistant en lait, en œufs, en pain d’orge, en beurre frais et en miel. La pauvre jeune personne avait déjà fait le matin un tour de quatre milles pour se procurer les œufs et la farine nécessaires pour faire les gâteaux et les autres parties du déjeuner, qu’elle avait demandés ou qu’elle avait empruntés dans différentes fermes du voisinage. Donald Bean Lean et sa troupe ne se nourrissaient guère que de la viande des animaux qu’ils enlevaient dans les basses terres. Le pain même était regardé comme un mets exquis et rare, par la difficulté qu’ils avaient à s’en procurer, et toutes les provisions de ménage, telles que le lait, la volaille, le beurre, n’étaient nullement en usage dans cette espèce de camp scythe. J’avais oublié de dire que quoique Alice eût employé une partie de la matinée à se pourvoir, pour le déjeuner de son hôte, de ces choses que l’on n’avait pas dans la caverne, elle avait eu le temps de faire sa toilette. Son ajustement était simple ; elle n’avait qu’un petit corset rouge et une jupe fort courte, mais cela était propre et arrangé avec soin.

Un snood, pièce d’étoffe écarlate brodée, contenait ses cheveux noirs, qui s’échappaient par-dessus en longues et nombreuses boucles : elle avait mis de côté son plaid rouge qui eût pu l’empêcher d’être aussi prompte à servir l’étranger. J’oublierais ce qu’Alice avait de plus beau dans sa parure, si je ne parlais pas de boucles d’oreilles d’or et d’une rosaire doré que son père (elle était fille de Donald Bean Lean) lui avait apportés de France, et qui avaient été probablement son butin dans un combat ou un assaut.

Sa taille, quoique un peu forte pour son âge, était bien proportionnée, et sa démarche avait une grâce naturelle et simple sans rien avoir de la gaucherie ordinaire d’une villageoise. Ses sourires, qui faisaient voir deux rangs de dents d’une blancheur ravissante, et l’expression de son regard, lui servirent pour souhaiter à Waverley un bonjour qu’elle ne pouvait lui exprimer en anglais ; et ce langage muet eût pu être interprété par un fat, ou par un jeune officier qui, sans avoir ce défaut, avait la conscience de ses avantages extérieurs, comme quelque chose de plus que la simple courtoisie d’une hôtesse ; et je n’oserais pas affirmer que la jeune et sauvage montagnarde eût accueilli quelque vieux gentilhomme, le baron de Brawardine, par exemple, avec les soins, les attentions qu’elle eut pour Édouard. Elle semblait empressée de le voir s’asseoir devant ce déjeuner qu’elle avait pris la peine de préparer, et auquel elle venait d’ajouter quelques baies sauvages, cueillies dans un marais voisin. Lorsqu’elle vit Waverley à table, elle alla s’asseoir sur une pierre à quelque distance, d’où elle paraissait épier avec beaucoup d’attention l’occasion de le servir.

Evan et son domestique arrivèrent alors lentement le long du rivage ; le dernier portait une grosse truite saumonée, produit de la pêche du matin, avec la ligne qui lui avait servi à la prendre ; et Evan, qui le précédait d’un air aisé, satisfait et fier, s’avança vers le lieu où Waverley faisait honneur au déjeuner. Après les salutations d’usage de part et d’autre, Evan le regardant, dit à Alice, en langue gaëlique, quelque chose qui la fit rire, et rougir d’une manière visible, malgré la couleur de son teint bruni par l’air et le soleil, puis il lui demanda de préparer le poisson pour déjeuner. Il alluma un morceau d’amadou au bassinet de son pistolet, ramassa quelques branches, et en fit en peu de temps des charbons ardents, sur lesquels on mit griller la truite coupée en larges tranches. Pour couronner le repas, Evan tira d’une poche de sa jaquette une grande conque, et de dessous son plaid une corne de bélier pleine de whisky. Il en but d’abord assez copieusement, disant qu’il avait déjà pris le coup du matin avec Donald Bean Lean, avant son départ, et il offrit le cordial à Alice et à Édouard, qui le refusèrent tous deux. Alors, avec l’air de bonté d’un seigneur, il présenta la conque à Dugald Mahony, son domestique, qui, sans attendre qu’on le lui répétât, la vida avec délices. Evan se leva, et proposa à Waverley de se mettre dans la barque, tandis qu’Alice arrangeait dans un petit panier tout ce qu’elle pensait mériter d’être emporté ; elle se couvrit de son plaid, s’approcha d’Édouard avec la plus grande ingénuité, lui serra la main, lui donna sa joue à baiser et lui fit une révérence. Evan, qui était regardé comme un agréable parmi les montagnards, s’avança comme pour obtenir la même faveur ; mais Alice saisit aussitôt son panier, s’élança sur le rocher aussi lestement qu’un chevreuil, se retourna, se mit à rire, et adressa à Evan, en langue gaëlique, quelques mots auxquels il répondit sur le même ton et dans la même langue ; puis Alice fit de la main ses adieux à Édouard, se mit en route, et disparut bientôt au milieu des broussailles, quoiqu’on entendît encore quelques moments après la vive chanson qu’elle avait chantée sur le bouleau.

Evan et Waverley entrèrent dans la gorge de la caverne, et descendirent dans la barque, que Mahony détacha et dont, pour tirer avantage, il déploya la voile grossière ; Evan prit le gouvernail, et dirigea la barque, comme Waverley s’en aperçut aussitôt, vers un lieu plus avancé que celui où il s’était embarqué la nuit précédente. Tandis que la barque glissait sur la surface transparente des eaux, Evan ouvrit l’entretien par l’éloge d’Alice, qui, suivant lui, était aussi adroite que gentille, et outre cela la meilleure danseuse de strathpeys ou rigodons à la cornemuse, de tout le pays. Édouard approuva tout ce qu’il put comprendre de ses louanges, et ne pouvait toutefois s’empêcher de la plaindre d’être condamnée à une vie si horrible et si dangereuse.

« Comment cela ? dit Evan ; il n’y a rien dans le Perthshire qu’elle ne puisse se procurer en le demandant à son père, à moins que ce ne soit trop chaud ou trop lourd. » — « Mais être la fille d’un voleur de bestiaux, d’un voleur ordinaire ! » — « D’un voleur ordinaire !… non, certes ; Donald Bean Lean n’a jamais enlevé de sa vie moins d’un troupeau. » — « C’est donc un voleur extraordinaire ? » — « Oh non Celui qui enlève la vache d’une pauvre veuve, le bœuf d’un paysan, est un voleur ; celui qui enlève un troupeau à un laird saxon est un gentilhomme-bouvier ; et d’ailleurs, un Highlandais n’a jamais pensé à rougir de prendre un arbre dans une forêt, un saumon dans une rivière, un daim sur un coteau ou une vache dans les basses terres. » — « Mais comment finirait-il, s’il venait à être pris pendant qu’il s’approprie le bien d’autrui ? » — « Alors, sans nul doute, il mourrait pour la loi, comme il est arrivé avant lui à plus d’un joli garçon. » — « Pour la loi ! » — « Oui, c’est-à-dire avec la loi ou par la loi ; il serait pendu au gracieux gibet de Crieff[1] où son père, son grand-père, sont morts, où j’espère qu’il mourra lui-même, s’il ne meurt d’un coup de feu ou d’un coup de sabre dans un creagh ou une maraude. » — « Evan, vous espérez une telle mort pour votre ami ? » — « Certainement ; voudriez-vous que je lui souhaitasse de mourir sur une botte de paille humide, au fond de sa caverne, comme un chien galeux ? » — « Mais que deviendrait alors Alice ? » — « Comme, si cet accident arrivait, son père ne pourrait plus la protéger, qui m’empêcherait de l’épouser, et de me charger de ce soin ? « — « Noble projet ; mais en attendant, dites-moi, qu’est-ce que celui qui sera votre beau-père, s’il est pendu, a fait des vaches du baron ? » — « Avant que le soleil fût levé sur Ben-Lawers, votre domestique et Allan Kennedy chassaient le troupeau devant eux ; ils doivent être maintenant au défilé de Bally-Brough : et toutes les vaches arriveront bientôt dans les parcs de Tully-Veolan, à l’exception de deux, qui malheureusement avaient été égorgées avant mon arrivée à la caverne du Roi. »

« Et où allons-nous, Evan, si j’ose vous le demander ? » dit Waverley. — « Où voulez-vous que je vous mène si ce n’est au manoir du laird, à Glennaquoich ? Je pense que vous ne voudriez pas venir dans ce pays sans lui faire votre visite ? ce serait un crime digne de mort. » — « Mais sommes-nous loin de Glennaquoich ? » — « Il n’y a plus guère que cinq petits milles, et Vich-Jan-Vohr viendra au-devant de nous. »

Environ une demi-heure après, ils arrivèrent au bout du lac, et lorsque Édouard fut descendu à terre, les deux Highlandais conduisirent la barque dans un enfoncement, au milieu d’une forêt de joncs et de roseaux, où elle était parfaitement cachée. Ils cachèrent les rames en un autre endroit, avec l’intention sans doute que Donald Bean Lean pût seul les trouver, lorsqu’il viendrait dans ces parages. »

Les voyageurs marchèrent quelque temps au milieu d’un vallon délicieux entre deux collines, traversé par un petit ruisseau qui se dirigeait vers le lac. Quand ils eurent fait un peu de chemin, Waverley renouvela ses questions sur l’hôte de la caverne. — « Demeure-t-il toujours dans le souterrain ? » — « Oh non ! Bien fin celui qui pourrait dire en quels lieux il se trouve chaque jour. Il n’y a pas un trou, un antre, une grotte, une caverne dans tout le pays que Donald ne connaisse. » — « D’autres que votre maître lui accordent-ils protection ? »

« Mon maître ? Mon maître est dans le ciel ! » répondit Evan avec fierté ; et reprenant aussitôt son ton ordinaire de politesse : « Mais vous voulez parler de mon chef ; non, il n’accorde pas protection à Donald Bean Lean et à ceux de son espèce ; mais, ajouta-t-il en riant, il lui accorde le bois et l’eau. » — « Je pense, Evan, que ce n’est pas leur accorder grand’chose ; car le bois et l’eau sont en abondance dans ce pays. » — « Vous ne comprenez pas. Qui dit le bois et l’eau dit les montagnes et le lac ; et j’imagine que si le laird se mettait avec une trentaine d’hommes, à la poursuite de Donald dans le bois de Kailychat, il n’aurait pas plus beau jeu que si moi ou quelque autre joli garçon conduisions nos barques à la caverne du Roi. » — « Mais supposons que des troupes vinssent des basses terres pour l’attaquer, votre chef le défendrait-il ? » — « Non ! il ne brûlerait pas une amorce pour lui si l’on venait au nom de la loi. » — « Et que ferait alors Donald ? » — « Il serait forcé de quitter le pays, et de chercher un asile sur le mont de Letter-Scriven. » — « Et si on l’y poursuivait ? » — « Je pense qu’il se réfugierait chez son cousin, à Rannock. » — « Et si on allait l’y chercher ? » — « Cela n’est pas croyable ; et il n’y a pas un seul homme des basses terres qui osât passer d’une portée de fusil le défilé de Bally-Brough sans le secours des Sidier Dhu. » — « Qu’est-ce que cela ? » — « Les Sidier Dhu, ce sont les soldats noirs ; c’est le nom qu’on donne aux compagnies franches que l’on organise pour maintenir la paix, et faire observer les lois dans les montagnes. Vich-Jan-Vohr a commandé une de ces compagnies pendant cinq ans, et j’y ai servi en qualité de sergent. On les appelle Sidier Dhu à cause de la couleur de leurs tartans, comme on dit de vos hommes, les hommes du roi George, Sidier Roy ou les soldats rouges. » — « Bien, Evan ; mais quand vous étiez payés par le roi George, vous étiez certainement les soldats du roi George ? » — « C’est juste ; mais vous pouvez demander à Vich-Jan-Vohr ; car nous servons son roi sans nous inquiéter de ce qu’il est. Personne ne peut dire d’ailleurs que nous soyons maintenant les soldats du roi George, lorsqu’il y a plus d’un an que nous n’avons touché de solde. »

Édouard, trouvant ce dernier argument sans réplique, se garda bien d’essayer d’y répondre, et ramena la conversation sur Donald Bean Lean.

« Donald se contente-t-il d’enlever le bétail ou fait-il butin de tout ce qu’il trouve sur son chemin ? » — « Tout est à sa convenance ; mais plus particulièrement les vaches, les chevaux ou les chrétiens ; les brebis font la route trop lentement : d’ailleurs, outre cet inconvénient, il n’est pas facile de s’en défaire dans le pays. » — « Il enlève donc des hommes et des femmes ? » — Sans doute ; ne vous a-t-il pas parlé hier soir de sa capture du bailli de Perth ? La rançon de ce digne homme lui coûta cinq cents marcs d’argent, que l’on apporta à l’entrée méridionale du défilé de Bally-Brough. Il faut que je vous raconte un bon tour de Donald[2]. On devait bientôt, dans la vallée de Mearns, célébrer le mariage de lady Cramfeezer (elle était veuve et d’un certain âge) avec le jeune Gilliewhackit qui, en vrai gentilhomme, avait dissipé meubles et immeubles aux combats de coqs, aux combats de taureaux, aux courses de chevaux ; Donald Bean Lean ayant appris que le fiancé, qui voulait se marier pour attraper de l’argent, était fort aimé de la dame, à l’aide de ses gens il enleva Gilliewhackit un soir qu’il allait soupirer ou plutôt souper chez sa fiancée, le conduisit avec la rapidité de l’éclair dans les montagnes, et le mit à l’abri dans la caverne du Roi, où il eut tout le temps de stipuler sa rançon, que Donald ne voulait pas mettre à moins de mille livres. » — « Diable ! » — « De mille livres d’Écosse[3] ; car la dame, autrement, n’eût pu fournir cette somme, eût-elle mis sa robe en gage. Elle s’adressa au gouverneur du château de Stirling et au major de la garde noire. L’un répondit que cette affaire ne le regardait pas, vu que l’enlèvement avait eu lieu hors de son district, et l’autre que ses soldats étaient allés à la maraude, et qu’il ne les rappellerait pas pour toutes les Cramfeezers de la chrétienté, avant qu’ils fussent approvisionnés, parce que ce serait préjudiciable au pays. Pendant ce temps-là, Gilliewhackit fut attaqué de la petite vérole, et l’on ne trouva à Perth ou à Stirling aucun médecin qui voulût venir voir le pauvre garçon. Je ne leur en fais pas de reproche, car Donald, qui avait été mal traité par un médecin de Paris, avait juré qu’il jetterait dans le lac le premier docteur qui lui tomberait sous la main. Cependant quelques vieilles femmes voisines de Donald eurent tant de soin de Gilliewhackit, qu’avec un bon air et du petit-lait il recouvra la santé aussi bien que s’il eût été enfermé dans une chambre à glaces, avec un bon lit et de beaux rideaux, et qu’on l’eût nourri de pain blanc et de vin rouge. Donald en fut si fâché, que lorsqu’il le vit tout à fait bien portant, il renvoya, laissant à son choix la manière de reconnaître les soins et la peine qu’il avait occasionnés. Je ne saurais précisément vous dire comment ils s’arrangèrent ; mais ils se quittèrent si satisfaits l’un de l’autre, que Donald fut invité à venir danser à la noce avec le trews[4] des montagnards, et qu’on ne lui a jamais vu sa bourse si bien garnie, avant ou après cette époque ; et de plus, Gilliewhackit disait que si l’on venait à faire une enquête contre Donald, il ne l’accuserait de rien, à moins qu’il ne se fût rendu coupable d’un incendie volontaire ou bien d’un meurtre. »

Par la conversation d’Evan, Waverley s’instruisait de la position des Highlands, conversation qui l’amusait peut-être plus qu’elle n’amusera le lecteur : enfin, après avoir franchi sables, coteaux, bois et bruyères, Édouard, quoiqu’il connût bien la générosité des Écossais pour mesurer les distances, commença à penser que les cinq milles d’Evan étaient à peu près doublés. Il dit que les Écossais mettaient moins d’économie dans la mesure des routes que dans la supputation de leur monnaie, et Evan lui répondit avec cette vieille plaisanterie proverbiale : « Le diable emporte ceux qui ont la mesure courte[5]. »

Ils entendirent en ce moment le bruit d’un coup de fusil, et ils aperçurent un chasseur avec des chiens et un domestique sur le haut du vallon. « Je crois que c’est le chef, » dit Dugald Mahony.

« Ce n’est point lui, répondit Evan d’un ton affirmatif. Pense-tu qu’il puisse venir ainsi au-devant d’un gentilhomme anglais ? »

Mais quand ils furent un peu plus près, il dit avec un air mortifié : « C’est lui, certainement, et il n’a point de suite ! il n’a avec lui d’autre créature humaine que Callum Beg. »

Dans le fait, Fergus Mac-Ivor, dont un Français aurait pu dire, avec plus de vérité qu’aucun habitant des montagnes : Il connaît bien ses gens, n’avait point eu l’idée de se faire valoir aux yeux d’un jeune et riche Anglais en se montrant à lui avec un vain cortège de montagnards. Il avait pensé que cet inutile appareil eût paru à Édouard plus ridicule qu’imposant. Il était plus jaloux que qui que ce fût des droits de chieftain et de la puissance féodale ; et c’était pour cela qu’il avait soin de ne pas mettre en évidence les marques extérieures de sa dignité, à moins que la circonstance ne l’exigeât pour produire un grand effet. S’il eût eu à recevoir un autre chieftain, il n’eût sans doute pas manqué de s’environner de tout ce cortège qu’Evan avait décrit avec tant de pompe ; il jugea que pour aller à la rencontre de Waverley il était plus convenable de ne se faire suivre que d’une seule personne. C’était un jeune et bel Highlandais qui portait la carnassière de son maître et sa claymore, sans laquelle il lui arrivait rarement de sortir.

Quand Fergus et Waverley se rencontrèrent, ce dernier fut frappé de la grâce et de la dignité du chieftain. Sa taille, au-dessus de la moyenne, était bien proportionnée ; son costume de Highlandais, fort simple, mettait en relief ses avantages physiques. Il portait le trews. Dans les autres parties, son habillement ressemblait à celui d’Evan, excepté qu’il n’était armé que d’un dirk richement monté en argent. Son page, comme nous l’avons dit, portait sa claymore, et le fusil que Fergus tenait à la main ne semblait être qu’un fusil de chasse. Il avait dans sa promenade tiré quelques jeunes canards sauvages, car, quoique la défense de chasse n’existât pas, les grousses étaient encore trop petites pour être chassées. Toute sa personne était décidément écossaise ; sa physionomie avait quelque chose de la dureté du Nord, mais si peu prononcé, qu’il eut été regardé partout comme un joli homme. Sa toque, surmontée d’une plume d’aigle, comme marque de distinction, avait un caractère guerrier, et ajoutait beaucoup à l’expression mâle de son visage, accompagné par des boucles de cheveux noirs bien plus gracieuses que celles que l’on étale dans les boutiques de Bond-Street[6]. Cet air ouvert et affable augmentait beaucoup l’impression favorable que faisait naître un extérieur aussi beau et aussi noble. Toutefois un habile physionomiste eût été moins satisfait en le regardant une seconde fois. Ses sourcils et sa lèvre supérieure trahissaient l’habitude du commandement absolu ; sa politesse, quoique simple, franche et expressive, laissait percer le sentiment qu’il avait de son importance personnelle ; le mouvement soudain et rapide de ses yeux annonçait un caractère vif, fier et vindicatif, qui, quoiqu’il cherchât à le dissimuler, n’en était pas moins à craindre. En un mot, l’ensemble de ce chieftain pouvait être comparé à un de ces jours riants d’été qui montrent par des signes certains, quoique légers, qu’avant le soir les éclairs sillonneront l’air et le tonnerre grondera.

Ce ne fut pas toutefois à cette première entrevue qu’Édouard eut occasion de faire des observations aussi peu favorables. Le chef le reçut comme un ami du baron de Bradwardine, lui témoigna beaucoup de bienveillance, et le remercia de sa visite. Il lui reprocha obligeamment d’avoir choisi pour passer la nuit un abri aussi sauvage que la caverne du Roi ; et se mit à plaisanter sur l’intérieur du ménage de Donald Bean, sans dire un mot de ses déprédations, ni du motif qui amenait Waverley, qui crut, par conséquent, devoir éviter de parler de ces deux sujets. Tandis qu’ils cheminaient gaiement vers le manoir de Glennaquoich, Evan formait respectueusement l’arrière-garde avec Callum Beg et Dugald Mahony, qui marchaient derrière lui.

Nous voudrions faire connaître au lecteur quelques détails sur le caractère et l’histoire de Fergus Mac-Ivor, détails dont Waverley ne fut instruit qu’après avoir formé avec lui une liaison qui, quoique née du hasard, eut pendant assez long-temps la plus grande influence sur son caractère, ses actions et ses espérances. Mais ce sujet est trop important pour ne pas faire le commencement d’un autre chapitre.


  1. La dernière génération se rappelle avoir vu ce célèbre gibet à l’extrémité occidentale du bourg de Crieff, dans le comté de Perth. Nous ne pouvons dire précisément au lecteur le motif qui avait fait donner à ce gibet le nom de douce potence ou gracieux gibet ; mais on rapporte que les Highlandais, lorsqu’ils passaient près de ce lieu qui avait été si fatal à tant de leurs compatriotes, avaient coutume de toucher leur toque, et de s’écrier : « Que Dieu me bénisse et que le diable vous emporte ! » Peut-être avait-on donné a cette potence l’épithète de douce, parce qu’elle était une espèce de lieu de rassemblement commun aux compatriotes et aux parents de ceux qui devaient y souffrir, et accomplir ainsi leur propre destinée. a. m.
  2. L’histoire du marié enlevé par les Caterans, le jour même de ses noces, est prise d’une histoire semblable racontée à l’auteur, il y a quelques années, par le feu laird de Mac Nab. Enlever des personnes des Lowlands, et exiger une rançon pour leur délivrance, était une coutume assez ordinaire chez les Highlandais sauvages, comme on dit que cela se pratique de nos jours chez les bandits du midi d’Italie. Voici le trait auquel on fait allusion : un parti de Caterans enleva un nouveau marié et le cacha dans un antre, près de la montagne de Schihallion. Le jeune homme fut attaqué de la petite vérole avant que l’on fût d’accord sur le prix de sa rançon ; mais soit par suite de la fraîcheur de l’endroit où il se trouvait, soit par suite du défaut de secours médical, ce que Mac Nab ne prétend point assurer positivement, le prisonnier recouvra la santé, paya sa rançon et fut rendu à ses amis et à sa jeune épouse. Mais on pensa toujours que les voleurs highlandais lui avaient sauvé la vie par leur manière de traiter la maladie dont il avait été attaqué. » a. m.
  3. Une livre d’Écosse ne vaut que 2 francs, tandis que la livre sterling vaut 25 fr. a. m.
  4. Espèce de pantalon écossais à bas et d’une seule pièce d’étoffe. a. m.
  5. Les Écossais sont libéraux dans la supputation de leurs terres et de leurs boissons ; la pinte écossaise répond à une demi-pinte anglaise ; quant à leur monnaie, tout le monde, dit Walter Scott se rappelle les deux vers dont voici le sens : « Comment ces coquins peuvent-ils prétendre au sens commun ? leur livre ne vaut que 20 pence (c’est-à-dire environ 2 francs). » a. m.
  6. Rue de Londres fameuse pour ses magasins et ses dandys. a. m.