Waverley/Chapitre XXIX

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Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 247-256).


CHAPITRE XXIX.

ACCUEIL QUE WAVERLEY REÇOIT DANS LE PLAT PAYS APRÈS SON VOYAGE DANS LES MONTAGNES.


Il était midi quand les deux amis arrivèrent en haut du défilé de Bally-Brough. « Je ne puis aller plus loin, dit Fergus Mac-Ivor, qui, pendant la journée, s’était efforcé en vain de dissiper l’abattement de son ami ; si ma fantasque sœur a la moindre part à votre tristesse, je dois vous assurer qu’elle a la plus haute opinion de vous, quoique les inquiétudes que lui inspirent en ce moment les affaires publiques l’absorbent au point de l’empêcher de s’occuper de tout autre sujet. Confiez-moi vos intérêts ; je ne les trahirai pas, pourvu que vous me promettiez de ne plus reprendre cette honteuse cocarde. » — « Vous ne devez pas le craindre, en vous rappelant de quelle manière elle m’a été ôtée. Adieu, Fergus, tâchez que votre sœur ne m’oublie pas. » — « Adieu donc, Waverley ; peut-être entendrez-vous bientôt parler d’elle sous un titre plus élevé : retournez chez vous, écrivez-nous, faites-vous des amis en aussi grand nombre et aussitôt que vous pourrez. Nous aurons bientôt des hôtes inattendus sur la côte de Suffolk, ou les nouvelles que j’ai reçues de France me tromperaient bien[1]. »

Ainsi se séparèrent les deux amis : Fergus reprit la route de son château, tandis qu’Édouard, suivi de Callum Beg, qui avait pris en tous points le costume d’un domestique des basses terres, se rendit à la petite ville de…

Édouard, pendant la route, était livré à ces sensations pénibles qui assiègent le cœur d’un amant, condamné à la séparation et à l’incertitude, et auxquelles pourtant il aime à s’abandonner. Je ne sais pas si les femmes comprennent bien tout le pouvoir de l’absence, et je ne croirais pas non plus qu’il fût sage de le leur apprendre, de peur qu’à l’exemple des Mandane et des Clélie du temps jadis, la fantaisie ne leur reprit d’exiler de nouveau leurs amants. Le fait est que la distance produit souvent sur l’imagination le même effet que dans la perspective réelle ; elle arrondit, adoucit les objets et les fait paraître sous des formes plus gracieuses. L’éloignement affaiblit ce qu’il peut y avoir de commun et même d’inégalités choquantes dans les traits d’un caractère ; la mémoire ne nous en retrace que les côtés brillants, et ceux-ci suffisent pour donner à l’ensemble de l’élévation, de la grâce, ou de la beauté. De même que l’horizon sensible, l’imagination a aussi ses ombres et ses demi-teintes, dont elle couvre ce qu’il y a de moins agréable dans les objets qui lui apparaissent à une distance éloignée ; elle a aussi ses effets de lumière qu’elle sait distribuer à propos sur les points saillants qui demandent à être éclairés.

Waverley oubliait les procédés de Flora Mac-Ivor, en songeant à sa magnanimité, et lui pardonnait presque la froideur dont elle payait son attachement, en se rappelant quels sublimes sentiments remplissaient son âme tout entière. Si un sentiment exalté de reconnaissance concentrait à ce point toutes ses facultés dans la cause de son bienfaiteur, avec quelle sensibilité n’aimerait-elle pas l’homme qui serait assez heureux pour toucher son cœur ? Il se demandait ensuite s’il était jamais destiné à être cet heureux mortel, et son imagination cherchait à répondre à cette question d’une manière propre à flatter ses vœux, en lui rappelant tout ce qu’elle avait pu dire à sa louange, et en y ajoutant un commentaire plus flatteur que le texte ne l’y autorisait. Tout ce qui appartenait à la vie réelle, aux actions communes et banales qu’elle ramène tous les jours, disparaissait dans ces rêves de l’imagination, qui ne lui représentaient Flora qu’avec la grâce et la dignité qui la distinguaient réellement de la généralité de son sexe, sans lui permettre d’apercevoir les traits par lesquels elle appartenait à l’humanité. Édouard enfin était bien près de faire une divinité de la jeune personne dont la beauté, les talents et le noble caractère l’avaient séduit, et le temps se passait à faire des châteaux en Espagne, quand il arriva à une descente rapide qui lui fît découvrir à ses pieds le petit bourg…

La politesse montagnarde de Callum Beg[2] (et je dirai en passant qu’il y a peu de nations qui puissent se vanter d’autant de politesse naturelle que les montagnards) ; les idées de civilité de Callum Beg, dis-je, ne lui avaient pas permis de troubler les rêveries de notre héros. Mais en l’en voyant sortir à l’aspect du bourg, il s’approcha de lui, et lui dit qu’il espérait qu’étant à l’auberge, son honneur voudrait bien ne pas parler de Vich-Jan-Vohr, car les gens de cet endroit étaient des enragés whigs, au point qu’il souhaitait que le diable voulût les exterminer.

Waverley assura au prévoyant page qu’il serait prudent ; et ayant remarqué non pas le son des cloches, mais le tintement de quelque chose qui ressemblait à un marteau frappant contre les côtés d’un vieux chaudron vermoulu qu’on avait retourné et suspendu dans une espèce de cahute ouverte, de la forme et de la grandeur d’une cage de pierrot, et qu’on avait érigée pour servir d’ornement à un bâtiment ressemblant à une grange, il demanda à Callum Beg si ce n’était pas un jour de dimanche.

Callum Beg ne put le lui dire précisément : on ne voyait pas souvent de dimanche, disait-il, de l’autre côté du Pas de Bally-Brough.

En entrant dans la ville cependant et en s’approchant de l’auberge la plus apparente qui s’offrit, le nombre de vieilles femmes couvertes de mantelets rouges et de jupons bariolés, qui sortaient du vieux bâtiment analogue à une grange, et qui discutaient en chemin les différents mérites du bienheureux jeune homme Jabesh Rentowel et de ce vase d’élection, M. Goukthrapple, porta Callum à assurer à son maître passager, que c’était sans doute le grand dimanche, ou bien le petit dimanche du gouvernement, qu’on appelait fête.

En descendant à l’enseigne du Chandelier d’or aux sept branches, qui, pour la plus grande satisfaction du public, portait une courte devise en hébreu, ils furent reçus par mon hôte, grande et maigre figure puritaine, qui semblait débattre en lui-même s’il donnerait asile à des gens qui voyageaient un tel jour ; réfléchissant cependant, suivant toute probabilité, qu’il était en son pouvoir de leur infliger une amende pour cette irrégularité, et qu’ils pouvaient lui échapper en allant descendre chez George Duncanson, à l’enseigne du Montagnard, M. Ebenezer Cruickshanks daigna les admettre dans sa demeure.

Ce fut à ce dévot personnage que Waverley adressa la demande de lui procurer un guide avec un cheval de selle pour porter sa valise à Édimbourg.

« Et d’où pouvez-vous venir ? » demanda mon aubergiste du Chandelier. — « Je vous ai déjà dit où je désirais aller ; je ne crois pas que le guide et le cheval aient besoin d’en savoir davantage.

« hum ! hum ! répliqua l’hôte du Chandelier, un peu déconcerté de cette rebuffade ; c’est aujourd’hui un jeûne général, monsieur, et je ne puis pas m’occuper d’affaires temporelles un tel jour, où tout le monde doit s’humilier, et où les apostats doivent rentrer dans le salut, comme dit le digne M. Goukthrapple, et quand, comme le dit aussi l’excellent M. Jabesh Reutowel, le pays doit être en deuil pour la violation et la destruction de l’acte d’alliance » (covenant).

« Mon bon ami, dit Waverley, si vous ne pouvez me procurer un cheval et un guide, mon domestique ira les chercher ailleurs. » — « Fort bien ! Votre domestique ? et pourquoi votre domestique ne vous accompagne-t-il pas lui-même ? »

Waverley avait naturellement très peu de la fermeté et de la résolution d’un capitaine de cavalerie ; je veux parler de ce genre de fermeté auquel j’ai eu moi-même plus d’une obligation lorsque le hasard m’a fait rencontrer en diligence quelque militaire qui voulait bien se charger de mettre les garçons d’auberge à la raison, et de taxer les comptes des aubergistes. Toutefois, pendant le temps qu’il avait servi, il avait fait quelques progrès dans cette science, si utile dans le cours de la vie, et la grossière curiosité de l’aubergiste commençait à l’échauffer.

« Vous oubliez que je suis entré chez vous pour me reposer, et non pour répondre à vos impertinentes questions. Il s’agit de me dire si vous pouvez ou non me procurer ce que je vous demande, et dans l’un et l’autre cas, je saurai le parti que j’aurai à prendre. »

M. Ebenezer Cruickshanks quitta la salle en murmurant quelques paroles entre ses dents ; mais Édouard ne put comprendre si elles étaient affirmatives ou négatives. L’hôtesse, qui lui parut une femme civile, tranquille et laborieuse, et probablement soumise en esclave à son mari, vint prendre ses ordres pour le dîner ; mais Édouard ne put en arracher de réponse au sujet du cheval et du guide ; car il paraît que la loi salique régnait dans les écuries du Chandelier d’or.

En s’approchant d’une fenêtre qui donnait sur la petite cour sombre et étroite dans laquelle Callum était occupé à frotter les chevaux après la route, Waverley entendit le dialogue suivant entre l’avisé page de Vich-Jan-Vohr et son hôte :

« Vous êtes probablement du nord, jeune homme ? » commença ce dernier. — « Vous pouvez bien le dire. » — « Et il paraît que vous avez fait une longue route aujourd’hui. » — « Assez longue pour boire volontiers la goutte. » — « Bonne femme, apportez-moi la pinte. »

Ici il y eut un échange de civilités convenables à la circonstance ; après quoi mon hôte du Chandelier d’or, qui se flattait de s’être attiré la confiance de son hôte par cette attention hospitalière, reprit la conversation.

« Vous n’avez guère de meilleur whisky que celui-ci au-dessus du Pas. » — « Je ne suis pas de ce côté-là. » — « On voit bien à votre accent que vous êtes montagnard. » — « Non, je suis du côté d’Aberdeen. » — « Et votre maître vient-il aussi d’Aberdeen ? » — « Oui-da, il l’a quitté en même temps que moi, répondit froidement l’impénétrable Callum. » — « Et quelle espèce de gentilhomme est-ce ? » — « Je crois que c’est un des officiers du roi George ; au moins il va prendre la route du midi, et il a les poches pleines d’argent ; il est généreux avec tout le monde, et paie sans marchander. » — « Et il a besoin d’un cheval et d’un guide pour aller à Édimbourg ? » — « Sans doute, et il faut les lui procurer sur-le-champ. » — « Hum ! cela lui coûtera cher. » — « Il se soucie peu de cela. » — « Fort bien, Duncan : ne m’avez-vous pas dit que votre nom était Duncan, ou Donald ? » — « Non, non ; Jamie, Jamie Steenson, je vous l’ai déjà dit. »

Le sang-froid de cette réponse déjoua entièrement tous les projets de M. Cruickshanks, qui, quoique assez mécontent de la réserve du maître et de la vivacité de la riposte tout aussi peu satisfaisante du valet, prit cependant le parti de faire payer la location du cheval d’une manière qui pût le dédommager de voir frustrer sa curiosité. La circonstance de la solennité du jour ne fut pas oubliée dans le prix qu’il demanda, et qui, au total, ne s’élevait pas à beaucoup plus du double de ce qu’il aurait dû être honnêtement.

Callum Beg bientôt après vint annoncer la ratification de ce traité. « Ce vieux diable, dit-il, va accompagner lui-même votre honneur. » — « Ce ne sera pas très-agréable, Callum, ni peut-être même très-sûr, car notre hôte paraît être un personnage fort curieux ; mais il faut qu’un voyageur se soumette à ces inconvénients. En attendant, mon garçon, voilà une bagatelle pour boire à la santé de Vich-Jan-Vohr. »

L’œil de faucon de Callum pétilla de joie en voyant la brillante guinée qui accompagnait ces paroles ; il se hâta, non sans maudire l’incommodité des poches, ou spleuchan, comme il les appelait, d’une culotte saxonne, d’y mettre en sûreté son trésor. Puis, comme s’il voulait témoigner sa reconnaissance de cet acte de générosité, il s’approcha d’Édouard, avec une expression de physionomie très-significative, il lui dit à voix basse : « Si votre honneur pense que ce vieux coquin de whig puisse lui être dangereux, je trouverai le moyen d’y pourvoir, sans que personne s’en doute. » — « Comment ? de quelle manière ? » — « Callum pourrait aller l’attendre à une petite distance de la ville, et faire son affaire avec son skene o’ccle. » — « Skene o’ccle ! qu’est-ce que cela ? »

Callum déboutonna son habit, leva le bras gauche, et avec un geste expressif montra la poignée d’un petit poignard caché dans la doublure de sa veste. Waverley crut avoir mal compris ce qu’il voulait dire ; il regarda fixement Callum, et ne découvrit sur ses traits un peu hâlés, mais d’une beauté remarquable, que le même degré de méchanceté malicieuse qui pourrait animer ceux d’un Anglais, du même âge, au moment où il formerait le complot de voler les fruits d’un verger.

« Grand Dieu ! Callum, voudriez-vous ôter la vie à cet homme ? »

« Ma foi, répliqua le jeune déterminé, je crois qu’il a déjà fait un bail assez long, s’il songe à trahir d’honnêtes gens qui viennent dépenser leur argent dans son auberge. »

Édouard vit que dans ce cas il ne gagnerait rien par des raisonnements ; il se contenta donc d’enjoindre à Callum de mettre de côté ses projets contre la personne de M. Ebenezer Cruickshanks, et le page y acquiesça avec l’air de la plus grande indifférence.

« Son honneur peut faire là-dessus ce qu’il lui plaît ; le vieux coquin n’a jamais fait de mal à Callum. Mais voilà un bout de lettre de la part du chef, qu’il m’a chargé de remettre à votre honneur avant de le quitter. »

La lettre du chef contenait les vers de Flora sur le capitaine Wogan, dont le caractère entreprenant a été si bien dessiné par Clarendon. Il avait d’abord été attaché au parti du parlement, mais l’avait abandonné lors de l’exécution de Charles Ier, et en apprenant que l’étendard royal avait été arboré par le comte de Glencairn et le général Middleton, dans les hautes terres d’Écosse, il prit congé de Charles II, alors à Paris, repassa en Angleterre, assembla un corps de cavaliers dans les environs de Londres, traversa le royaume qui était depuis si long-temps sous la domination de l’usurpateur, et mit tant d’adresse, d’habileté et de courage dans ses marches, qu’il parvint à réunir, sans accident, sa poignée de cavaliers au corps de montagnards qui avait pris les armes. Après plusieurs mois d’une guerre dont les chances furent variables, et où les talents et l’intrépidité de Wogan lui acquirent la plus brillante réputation, il eut le malheur d’être blessé d’une manière dangereuse, et se trouvant hors de portée de recevoir les secours d’un chirurgien, il termina sa courte et glorieuse carrière.

Le chef, en habile politique, avait eu plusieurs raisons évidentes pour désirer mettre l’exemple de ce jeune héros sous les yeux de Waverley, dont le caractère romanesque avait un tel rapport avec lui. Cependant sa lettre roulait principalement sur quelques commissions insignifiantes que Waverley devait remplir pour lui en Angleterre, et ce ne fut que vers la fin qu’Édouard y trouva ces mots : « Je garde rancune à Flora de ce qu’elle nous a privés hier de sa compagnie ; et pour en tirer vengeance, puisque je suis obligé de vous faire lire ceci afin de vous rappeler votre promesse de m’envoyer de Londres la ligne à pêcher et l’arbalète que vous m’avez promises, j’y joindrai ses vers sur la mort de Wogan. Je sais que cela la contrariera ; car, à vous parler franchement, je la crois plus amoureuse de la mémoire du héros défunt qu’elle ne le sera probablement jamais d’aucun vivant, à moins qu’il ne marche sur ses traces. Mais les gentilshommes anglais de nos jours gardent leurs chênes pour en orner leurs parcs remplis de daims, s’en servent quelquefois pour réparer les pertes qu’ils ont faites au jeu, et ne les invoquent ni pour ceindre leur tête, ni pour ombrager leur tombeau. Permettez-moi, cependant, d’espérer qu’il se trouvera parmi eux une brillante exception dans la personne d’un ami bien cher, auquel je serais heureux de pouvoir donner un titre encore plus doux. »

Les vers portaient le titre suivant :


À UN CHÊNE.


Du cimetière de…, dans les hautes terres d’Écosse, et qui, dit-on, marque la tombe du capitaine Wogan, mort en 1649.


Emblème glorieux de la vieille Angleterre,
Étends avec fierté tes rameaux imposants
Sur la tombe où sommeille, au matin de ses ans,
Un serviteur fidèle, un vaillant militaire.

Du brave heureux modèle, habitant du cercueil,
Ne va point murmurer si ce climat dénie
À la terre où tu dors les fleurs qu’avec orgueil
Aux regards du soleil offre une autre patrie.

Le printemps les fait naître, et l’été les flétrit ;
Elles ont disparu lorsque l’hiver commence.
Ainsi donc quand chacune et se fane et périt,
Leur destin est pareil à la courte existence.

Ton âme infatigable, aux tempêtes du sort
S’opposa plus ardente, et plus haute et plus forte ;
Et quand le désespoir des autres fut l’escorte,
Tu pris ton vol brillant qu’a suspendu la mort.


Quand les fils d’Albion désertèrent la lutte,
Alors tu vins chercher aux montagnes d’Albin
Une race sauvage, heureuse sous la hutte,
Que battit, sans la vaincre, un despote inhumain.

D’un parent, d’un ami, la mort n’eut point les larmes ;
L’airain ne sonna point ton dernier requiem ;
Le pibroch[3] unissant les montagnards en armes
Fut ton hymne funèbre et devint ton salem.

Mais qui voudrait changer la course éblouissante,
Bien qu’obscurcie avant d’arriver au zénith.
Contre une longue vie ou végète l’esprit,
Surchargé des faveurs que le hasard présente ?

C’est à toi qu’appartient l’arbre dont les rameaux
Bravent l’été brûlant et l’hiver et l’orage ;
Rome de chêne a ceint le front de ses héros :
Il faut que de Wogan la tombe s’en ombrage.


Quel que fût le mérite réel des vers de Flora Mac-Ivor, l’enthousiasme qu’ils respiraient était bien fait pour en inspirer un semblable à son amant. Ces lignes furent lues et relues, puis placées sur le cœur de Waverley, qui les en retira bientôt pour les relire encore, vers par vers, d’une voix lente et émue, et avec les pauses fréquentes, qui prolongeaient son ravissement de même qu’un épicurien savoure lentement et goutte à goutte la jouissance que lui procure un breuvage délicieux. L’arrivée de mistriss Cruickshanks avec le vin et les autres articles tout à fait terrestres qui devaient servir à son dîner, n’interrompit qu’à moitié ces transports d’un enthousiasme passionné.

À la fin du repas, Ebenezer vint présenter sa taille haute et gauche, et son disgracieux visage. La partie supérieure de son corps, quoique la saison ne demandât pas une telle précaution, était enveloppée d’une grande redingote qui couvrait ses habits ordinaires et était attachée par une ceinture. Elle était surmontée d’un grand capuchon de même étoffe qui avançait sur la tête et le chapeau, les couvrait entièrement tous deux, et s’attachait sous le menton. Ceci s’appelait un trot-cozy. Sa main tenait un énorme fouet de postillon avec une monture de cuir ; ses maigres jambes étaient revêtues d’une paire de guêtres attachées sur le côté avec des agrafes rouillées. Ainsi accoutré, il entra majestueusement dans l’appartement, annonçant sa mission d’un ton bref : « Les chevaux sont prêts. » — « Vous venez donc avec moi vous-même, monsieur l’aubergiste ? » — « Jusqu’à Perth seulement, où vous pourrez trouver un guide pour Édimbourg si vous en avez besoin. »

En parlant ainsi, il mit sous les yeux de Waverley le mémoire qu’il tenait à la main, et en même temps, sans autre invitation que la sienne, il remplit son verre de vin, et but dévotement au succès de leur voyage. L’impudence de cet homme révolta Waverley ; mais comme leurs rapports devaient être de courte durée, et qu’il avait besoin de lui, il ne fit aucune observation ; et ayant payé le mémoire, il exprima le désir de partir sur-le-champ. En conséquence, il monta sur Darmid et sortit du Chandelier d’or, suivi de la figure puritaine que nous avons décrite, après que celui-ci eut, avec beaucoup de temps et de peine et à l’aide d’un banc de pierre érigé pour la commodité du voyageur à la porte de sa maison, élevé sa personne sur la longue, vieille et maigre carcasse d’un animal poussif et couvert de plaies qui avait été autrefois un cheval de race, et sur le dos duquel le porte-manteau de Waverley fut déposé. Notre héros, quoiqu’il ne fût pas de très-belle humeur, eut de la peine à s’empêcher de rire en contemplant son nouvel écuyer, et en se représentant l’étonnement que sa présence exciterait au manoir de Waverley s’il y paraissait dans cet équipage.

L’envie de rire d’Édouard n’échappa point à mon hôte du Chandelier d’or, qui en comprit en même temps la cause, ce qui doubla le levain d’amertume qu’exprimait sa figure pharisienne, et il résolut intérieurement de faire payer cher au jeune Anglais le mépris avec lequel il semblait le regarder. Callum se tenait aussi à la porte et s’amusait, avec une gaieté qu’il laissait éclater tout entière, de la ridicule figure de M. Cruickshanks. Waverley passa devant lui ; il le salua respectueusement, et, s’en approchant, lui dit tout bas de prendre garde que ce vieux coquin de whig ne lui jouât quelque tour.

Waverley le remercia et lui dit adieu à plus d’une reprise, puis lança son cheval lestement, étant bien aise d’échapper aux cris que poussaient les enfants en voyant le vieil Ebenezer s’élever et retomber sur les étriers pour éviter les secousses assez dures qu’occasionne un trot un peu vif sur une rue à demi pavée. Bientôt le village de fut à plusieurs milles derrière eux.


  1. Les jacobites ardents, pendant les années mémorables de 1755-6, entretenaient, dit Walter Scott, les espérances de leur parti, par les bruits continuels de descentes effectuées sur les côtes par les Français, en faveur du chevalier Saint-George. a. m.
  2. Les Highlandais, autrefois, gardaient, dit l’auteur, une haute opinion d’eux-mêmes qu’ils désiraient communiquer à tous ceux avec lesquels ils conversaient. Leur langage était rempli d’expressions de politesse et de courtoisie ; et par l’habitude qu’ils avaient de porter les armes et de se mêler avec ceux qui les portaient aussi, il était important qu’ils observassent entre eux les règles de la plus scrupuleuse politesse. a. m.
  3. Nous avons dit ailleurs que le pibroch est le chant de guerre des montagnards écossais, adapté à la cornemuse. Quant au mot salem, on sait qu’il signifie salut et paix dans les langues orientales. Jérusalem elle-même veut dire vision de la paix. a. m.