William Thackeray, son talent et ses oeuvres

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William Thackeray, son talent et ses oeuvres
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 7 (p. 165-200).
WILLIAM THACKERAY


SON TALENT ET SES ŒUVRES





Dans cette foule de romanciers que le goût public, la tradition nationale et l’état de la société répandent aujourd’hui sur l’Angleterre, deux hommes ont paru, d’un talent supérieur, original et contraire, populaires au même titre, serviteurs de la même cause, moralistes dans la comédie et dans le drame, défenseurs des sentimens naturels contre les institutions sociales, et qui, par la précision de leurs peintures, par la profondeur de leurs observations, par la suite et l’âpreté de leurs attaques, ont ranimé, avec d’autres vues et un autre style, l’ancien esprit militant de Swift et de Fielding.

L’un, plus ardent, plus expansif, tout livré à la verve, peintre passionné de tableaux crus et éblouissans, prosateur lyrique, tout-puissant sur le rire et sur les larmes, a été lancé dans l’invention fantasque, dans la sensibilité douloureuse, dans la bouffonnerie violente, et par les témérités de son style, par l’excès de ses émotions, par la familiarité grotesque de ses caricatures, il a donné en spectacle toutes les forces et toutes les faiblesses d’un artiste, toutes les audaces, tous les succès et toutes les bizarreries de l’imagination. L’autre, plus contenu, plus instruit et plus fort, amateur de dissertations morales, conseiller du public, sorte de prédicateur laïque, moins occupé à défendre les pauvres, plus occupé à censurer l’homme, a mis au service de la satire un bon sens soutenu, une grande connaissance du cœur, une habileté consommée, un raisonnement puissant, un trésor de haine méditée, et il a persécuté le vice avec toutes les armes de la réflexion. Par ce contraste, l’un complète l’autre, et l’on se fait une idée exacte du goût anglais en ajoutant le portrait de William Thackeray au portrait de Charles Dickens[1].


I. — LE SATIRIQUE.

Réfléchir sur les sentimens en Angleterre, c’est les juger; le penseur ne les mesure pas comme des forces actives, il les apprécie comme des qualités morales. Comme il est triste et que le monde est mauvais, ce qu’il aperçoit partout, c’est la sottise et le vice. Dès-lors son émotion est fixée, son but indiqué, son œuvre prévue. Il devient satirique, et d’autant plus certainement que la faculté de réfléchir est, chez lui, plus grande; elle domine en Thackeray. Vous voyez par quel mécanisme il a changé en satire le roman.

J’ouvre au hasard ses trois grands ouvrages : Pendennis, la Foire aux vanités, les Newcomes. Chaque scène met en relief une vérité morale; l’auteur veut qu’à chaque page nous portions un jugement sur le vice et sur la vertu; d’avance il a blâmé ou approuvé, et les dialogues, les portraits ne sont pour lui que des moyens par lesquels il ajoute notre approbation à son approbation, notre blâme à son blâme. Ce sont des leçons qu’il nous donne, et sous les sentimens qu’il décrit comme sous les événemens qu’il raconte, nous démêlons toujours des préceptes de conduite et des intentions de réformateur.

A la première page de Pendennis, vous lisez le portrait d’un vieux major, homme du monde, égoïste et vaniteux, comfortablement assis à son club, auprès du feu et de la fenêtre, envié par le chirurgien Glowry, que personne n’invite, cherchant dans les comptes-rendus des fêtes aristocratiques son nom glorieusement placé entre ceux d’illustres convives. Une lettre de famille arrive. Naturellement il l’écarté, et la lit négligemment la dernière. Il pousse un cri d’horreur : son neveu veut épouser une actrice. Il fait arrêter des places à la diligence, aux frais de la famille, et court sauver le petit sot. S’il y avait une mésalliance, que deviendraient ses invitations? Conclusion évidente : ne soyons ni égoïstes, ni vaniteux, ni gourmands comme le major.

Chapitre deux : Pendennis, père du jeune homme, était de son temps apothicaire, mais d’une bonne famille, et désolé d’être descendu jusqu’à ce métier. L’argent lui vient; il se donne pour médecin, épouse la parente d’un noble, essaie de s’insinuer dans les grandes familles. Il se vante toute sa vie d’avoir été une fois invité par lord Ribstone. Il achète un domaine, tâche d’enterrer l’apothicaire, et s’étale dans sa gloire nouvelle de propriétaire terrien. Chacun de ces détails est un sarcasme dissimulé ou visible qui dit au lecteur : Mon bon ami, restez Gros-Jean comme vous l’êtes, et, pour l’amour de votre fils et de vous-même, gardez-vous de trancher du grand seigneur!

Le vieux Pendennis meurt. Son fils, noble héritier du domaine, « grand-duc de Pendennis, sultan de Fairoaks, » commence à régner sur sa mère, sur sa cousine et sur les domestiques. Il envoie des poésies lamentables aux journaux du comté, commence un poème épique, une tragédie où meurent seize personnes, une histoire foudroyante des jésuites, et défend en loyal tory l’église et le roi. Il soupire après l’idéal, appelle une inconnue, et tombe amoureux de l’actrice en question, femme de trente-deux ans, perroquet de théâtre, ignorante et bête à plaisir. Jeunes gens, mes chers amis, vous êtes tous affectés, prétentieux, dupes de vous-mêmes et des autres. Attendez pour juger le monde que vous ayez vu le monde, et ne vous croyez pas maîtres quand vous êtes écoliers.

L’instruction continue et dure autant que la vie d’Arthur. Comme Lesage dans Gil-Blas, l’auteur de Pendennis peint un jeune homme ayant quelque talent, doué de sentimens bons, même généreux, qui veut parvenir et qui s’accommode aux maximes du monde; mais Lesage n’a voulu que nous divertir, Thackeray d’un bout à l’autre travaille à nous corriger.

Cette intention devient plus visible encore, si l’on examine en détail l’un de ses dialogues et l’une de ses peintures. Vous n’y apercevez point la verve indifférente attachée à copier la nature, mais la réflexion attentive occupée à transformer en satire les objets, les paroles et les événemens. Tous les mots du personnage sont choisis et pesés pour être odieux ou ridicules. Il s’accuse lui-même, il prend soin d’étaler son vice, et sous sa voix on entend la voix de l’écrivain qui le juge, qui le démasque et qui le punit. Miss Crawley, vieille femme riche, tombe malade[2]. Mistress Bute, sa parente, accourt pour la sauver et sauver l’héritage. Il s’agit de faire exclure du testament un neveu, le capitaine Rawdon, ancien favori, légataire présumé de la vieille fille. Ce Rawdon est un troupier stupide, pilier d’estaminet, joueur trop adroit, duelliste et coureur de filles. Jugez de la belle occasion pour mistress Bute, respectable mère de famille, digne épouse d’un ecclésiastique, habituée à composer les sermons de son mari! Par pure vertu, elle hait le capitaine Rawdon, et ne souffrira pas qu’un si bon argent tombe en de si mauvaises mains. D’ailleurs ne sommes-nous pas les répondans de nos familles? et n’est-ce pas à nous de publier les fautes de nos parens? C’est notre devoir strict, et mistress Bute s’acquitte du sien en conscience. Elle fait provision d’histoires édifiantes sur le neveu, et elle en édifie la tante. Il a ruiné celui-ci, il a mis à mal celle-là. Il a dupé ce marchand, il a tué ce mari. Et par-dessus tout, l’indigne, il s’est moqué de sa tante! Cette généreuse tante continuera-t-elle à réchauffer une pareille vipère? souffrira-t-elle que ses innombrables sacrifices soient payés par cette ingratitude et ces dérisions? — Vous imaginez d’ici l’éloquence ecclésiastique de mistress Bute. Assise au pied du lit, elle garde à vue la malade, la comble de potions, la réjouit de sermons terribles, et monte la garde à la porte contre l’invasion de l’héritier probable. Le siège était bien fait, l’héritage attaqué si obstinément devait se rendre; les dix doigts vertueux de la matrone entraient d’avance et en espérance dans la substantielle masse d’écus qu’elle voyait luire. Et cependant un spectateur difficile eût pu trouver quelques défauts dans sa manœuvre. Elle gouvernait trop. Elle oubliait qu’une femme persécutée de sermons, manœuvrée comme un ballot, réglée comme une horloge, pouvait prendre en aversion une autorité si harassante. Ce qui est pis, elle oubliait qu’une vieille femme peureuse, confinée chez elle, accablée de prédications, empoisonnée de pilules, pouvait mourir avant d’avoir changé son testament, et tout laisser, hélas! à son bandit de neveu. Exemple instructif et redoutable! Mistress Bute, l’honneur de son sexe, la consolatrice des malades, le conseil de sa famille, ayant ruiné sa santé pour soigner sa belle-sœur bien-aimée et préserver le précieux héritage, était justement sur le point, grâce à son dévouement exemplaire, de mettre sa belle-sœur dans la bière et l’héritage entre les mains de son neveu.

L’apothicaire Clump arrive; il tremble pour sa chère cliente. Elle lui vaut deux cents guinées par an; il est bien décidé à sauver, contre mistress Bute, cette vie si précieuse. Mistress Bute lui coupe la parole : « Je me suis sacrifiée, mon cher monsieur. Son neveu l’a tuée, et je viens la sauver. C’est lui qui l’a jetée sur ce lit de douleur, et c’est moi qui l’y veille. Je ne suis point égoïste, moi; je ne refuse jamais de m’immoler pour les autres, moi; je donnerais ma vie pour mon devoir, je la donnerais pour sauver une parente de mon mari. » L’apothicaire désintéressé revient héroïquement à la charge. Sur-le-champ elle repart de plus belle; l’éloquence coule de ses lèvres comme d’une cruche trop pleine. Mistress Bute crie du haut de sa tête : « Jamais, tant que la nature me soutiendra, je ne déserterai la place où mon devoir m’enchaîne. Mère de famille, femme d’un ecclésiastique anglais, j’ose affirmer que mes principes sont purs, et jusqu’au dernier soupir j’y serai fidèle. Quand mon petit James avait la petite-vérole, ai-je permis à une mercenaire de le soigner ? Non. » Le patient Clump se répand en complimens doucereux, et, poussant sa pointe à travers les interruptions, les protestations, les offres de sacrifices, les déclamations contre le neveu, finit par toucher terre. Il insinue délicatement qu’il faudrait mener la malade au grand air. « La vue de son horrible neveu rencontré dans le parc où l’on dit que le misérable se promène avec la complice endurcie de ses crimes, dit alors mistress Bute (laissant échapper le chat de l’égoïsme hors du sac de la dissimulation), lui causerait une telle secousse que nous aurions à la rapporter dans son lit. Elle ne doit pas sortir, monsieur Clump ; elle ne sortira pas, aussi longtemps que je serai là pour veiller sur elle. Et quant à ma santé, qu’importe ? je la sacrifie de bon cœur, monsieur ; je l’immole sur l’autel de mon devoir. » Il est clair que l’auteur en veut à mistress Bute et aux captateurs d’héritages. Il lui prête des gestes ridicules, des phrases pompeuses, une hypocrisie transparente, grossière et bruyante. Le lecteur éprouve de la haine et du dégoût pour elle à mesure qu’elle parle. Il voudrait la démasquer ; il est content de la voir pressée, acculée, prise par les manœuvres polies de son adversaire, et se réjouit avec l’auteur, qui lui arrache et lui souligne la confession honteuse de sa grimace et de son avidité.

Arrivée à cet endroit, la réflexion satirique quitte la forme littéraire. Pour mieux se déployer, elle s’étale seule. Thackeray vient en son propre nom attaquer le vice. Nul auteur n’est plus fécond en dissertations ; il entre à chaque instant dans son récit pour nous tancer ou nous instruire, il ajoute la morale de théorie à la morale en action. On pourrait extraire de ses romans un ou deux volumes d’essais à la façon de La Bruyère ou d’Addison. Il y en a sur l’amour, sur la vanité, sur l’hypocrisie, sur la bassesse, sur toutes les vertus, sur tous les vices, et en tournant quelques pages, on en trouvera un sur les comédies d’héritages et sur les parens trop empressés.


« Quelle dignité donne à une vieille dame un compte ouvert chez son banquier ! Avec quelle tristesse nous regardons ses imperfections si elle est notre parente (et puisse chaque lecteur avoir une vingtaine de telles parentes !). Qui de nous ne la juge une bonne et excellente vieille ? Comme le nouvel associé de Hobs et Dobs sourit en la reconduisant à sa voiture blasonnée, garnie du gros cocher asthmatique ! Comme nous savons, lorsqu’elle vient nous rendre visite, découvrir l’occasion d’apprendre à nos amis sa position dans le monde ! Nous leur disons (et avec une parfaite sincérité) : Je voudrais avoir la signature de miss Mac-Whirter pour un bon de cinq mille guinées. — Elle ne serait pas à court, dit votre femme. — Elle est ma tante, dites-vous d’un air aisé, insouciant, quand votre ami vous demande si par hasard elle ne serait pas votre parente. — Votre femme lui envoie à chaque instant de petits témoignages d’affection ; vos petites filles font pour elle un nombre infini de paniers en tapisserie, de coussins, de tabourets. Quel bon feu dans la chambre lorsqu’elle vient vous rendre visite ! Votre femme s’en passe quand elle lace son corset. La maison pendant tout le temps de cette visite prend un air propre, agréable, comfortable, joyeux, un air de fête qu’elle n’a point en d’autres saisons. Vous-même, mon cher monsieur, vous oubliez d’aller dormir après dîner, et vous vous trouvez tout d’un coup (quoique vous perdiez invariablement) très amoureux du whist. Quels bons dîners vous offrez ! Du gibier tous les jours, du madère-malvoisie, et régulièrement du poisson de Londres. Les gens de cuisine eux-mêmes prennent part à la prospérité générale. Je ne sais pas comment la chose arrive, mais pendant le séjour du gros cocher de miss Mac-Whirter la bière est devenue beaucoup plus forte, et dans la chambre des enfans (où sa bonne prend ses repas) la consommation du thé et du sucre n’est plus surveillée du tout. Cela est-il vrai ou non ? J’en appelle aux classes moyennes. Ah ! pouvoirs célestes ! que ne m’envoyez-vous une vieille tante, — une tante fille, — une tante avec une voiture blasonnée et un chapeau couleur café clair ! — Comme mes enfans broderaient pour elle des sacs à ouvrage ! comme ma Julia et moi nous serions aux petits soins pour elle ! Douce, — douce vision ! — Ô vain, trop vain rêve ! »


Il n’y a pas à se méprendre. Le lecteur le plus décidé à ne pas être averti est averti. Quand nous aurons une tante à grosse succession, nous estimerons à leur juste valeur nos attentions et notre tendresse. L’auteur a pris la place de notre conscience, et le roman, transformé par la réflexion, devient une école de mœurs.

On fouette très fort dans cette école ; c’est le goût anglais. Des goûts et des verges, il ne faut pas disputer ; mais sans disputer on peut comprendre, et le plus sûr moyen de comprendre le goût anglais est de l’opposer au goût français.

Je vois chez nous, dans un salon de gens d’esprit ou dans un atelier d’artistes, vingt personnes vives : elles ont besoin de s’amuser, c’est là leur fond. Vous pouvez leur parler de la scélératesse humaine, mais c’est à la condition de les divertir. Si vous vous mettez en colère, elles seront choquées ; si vous faites la leçon, elles bâilleront. Riez, c’est ici la règle, non pas cruellement et par inimitié visible, mais par belle humeur et par agilité d’esprit. Cet esprit si leste veut agir ; pour lui, la rencontre d’une bonne sottise est la rencontre d’une bonne fortune. Comme une flamme légère, il glisse et gambade par subites échappées sur la surface effleurée des objets. Contentez-le en l’imitant, et pour plaire à des gens gais, soyez gai. — Soyez poli, c’est le second commandement, tout semblable à l’autre. Vous parlez à des gens sociables, délicats, vaniteux, qu’il faut ménager et flatter. Vous les blesseriez en essayant d’emporter leur conviction de force, à coups pressés d’argumens solides, par un étalage d’éloquence et d’indignation. Faites-leur assez d’honneur pour supposer qu’ils vous entendent à demi-mot, qu’un sourire indiqué vaut pour eux un syllogisme établi, qu’une fine allusion entrevue au vol les touche mieux que la lourde invasion d’une grosse satire géométrique. — Songez enfin (ceci entre nous) qu’en politique comme en religion, depuis mille ans, ils sont très gouvernés, trop gouvernés, que lorsqu’on est gêné, on a envie de ne plus l’être, qu’un habit trop étroit craque aux coudes et ailleurs. Volontiers ils sont frondeurs, volontiers ils entendent insinuer les choses défendues, et souvent par abus de logique, par entraînement, par vivacité, par mauvaise humeur, ils frappent la société à travers le gouvernement, à travers la religion, la morale. Ce sont des écoliers tenus trop longtemps sous la férule; ils cassent les vitres en ouvrant les portes. Je n’ose pas vous exhorter à leur plaire; je remarque seulement que pour leur plaire un grain d’humeur séditieuse ne nuit pas.

Je franchis sept lieues de mer, et me voici dans une grande salle sévère, garnie de bancs multipliés, ornée de becs de gaz, balayée, régulière, club de controverses ou temple de sermons. Il y a là cinq cents longues figures, tristes, raides[3], et au premier coup d’œil il est clair qu’elles n’y sont point pour s’amuser. Dans ce pays, un tempérament plus grossier, surchargé d’une nourriture plus lourde et plus forte, a ôté aux impressions leur mobilité rapide, et la pensée, moins facile et moins prompte, a perdu avec sa vivacité sa gaieté. Si vous raillez devant eux, songez que vous parlez à des hommes attentifs, concentrés, capables de sensations durables et profondes, incapables d’émotions changeantes et soudaines. Ces visages immobiles et contractés veulent garder la même attitude : ils répugnent aux sourires fugitifs et demi-formés, ils ne savent se détendre, et leur rire est une convulsion aussi raide que leur gravité. N’effleurez pas, appuyez; ne glissez pas, enfoncez; ne jouez pas, frappez; comptez que vous devez remuer violemment des passions violentes, et qu’il faut des secousses pour mettre ces nerfs en action. — Comptez encore que vos gens sont des esprits pratiques, amateurs de l’utile, qu’ils viennent ici pour être instruits, que vous leur devez des vérités solides, que leur bon sens un peu étroit ne s’accommode point d’improvisations aventureuses, ni d’indications hasardées, qu’ils exigent des réfutations développées et des explications complètes, et qu’ils n’ont payé leur billet d’entrée que pour écouter des conseils applicables et de la satire prouvée. Leur tempérament vous demande des émotions fortes; leur esprit vous demande des démonstrations précises. Pour plaire à leur tempérament, il ne faut point égratigner, mais supplicier le vice; pour plaire à leur esprit, il ne faut point railler par des saillies, mais par des raisonnemens. — Encore un mot : là-bas, au milieu de l’assemblée, regardez ce livre doré, magnifique, royalement posé sur un coussin de velours. C’est la Bible; il y a autour d’elle cinquante moralistes qui dernièrement se sont donné rendez-vous au théâtre, et ont chassé à coups de pommes un acteur coupable d’avoir pour maîtresse la femme d’un bourgeois. Si du bout du doigt, avec toutes les salutations et tous les déguisemens du monde, vous touchez un seul des feuillets sacrés ou la plus petite des convenances morales, à l’instant cinquante mains accrochées au collet de votre habit vous mettront à la porte. Devant des Anglais, il faut être Anglais; avec leur passion et leur bon sens, prenez leurs lisières. Ainsi enfermée dans les vérités reconnues, votre satire deviendra plus âpre, et ajoutera le poids de la croyance publique à la pression de la logique et à la force du ressentiment.

Nul écrivain ne fut mieux doué que Thackeray pour ce genre de satire; c’est que nulle faculté n’est plus propre à ce genre de satire que la réflexion. La réflexion, c’est l’attention concentrée, et l’attention concentrée centuple la force et la durée des émotions. Celui qui s’est enfoncé dans la contemplation du vice ressent de la haine pour le vice, et l’intensité de sa haine a pour mesure l’intensité de sa contemplation. Au premier instant, la colère est un vin généreux qui enivre et qui exalte; conservée et enfermée, elle devient une liqueur qui brûle tout ce qu’elle touche, et corrode jusqu’au vase qui la contient. De tous les satiriques, Thackeray, après Swift, est le plus triste. Ses compatriotes eux-mêmes[4] lui ont reproché de peindre le monde plus laid qu’il n’est. L’indignation, la douleur, le mépris, le dégoût, sont ses sentimens ordinaires. Lorsqu’il s’en écarte et imagine des âmes tendres, il exagère leur sensibilité pour rendre leur oppression plus odieuse; l’égoïsme qui les brise paraît horrible, et leur douceur résignée est une mortelle injure contre leurs tyrans; c’est la même haine qui a calculé la bonté des victimes et la dureté des persécuteurs[5]. — Cette colère exaspérée par la réflexion est encore armée par la réflexion. On voit qu’il n’est pas emporté par une indignation ou par une pitié passagère. Il s’est maîtrisé avant de parler. Il a pesé plusieurs fois la coquinerie qu’il va décrire. Il en possède les motifs, l’espèce, les suites, comme un naturaliste ses classifications. Il est sûr de son jugement, et l’a mûri. Il punit en homme convaincu, qui tient sur sa table une liasse de preuves, qui n’avance rien sans un document ou un raisonnement, qui a prévu toutes les objections et réfuté toutes les excuses, qui ne pardonnera jamais, qui a raison d’être inflexible, qui a conscience de sa justice, et qui appuie sa sentence et sa vengeance de toutes les forces de la méditation et de l’équité. L’effet de cette haine justifiée et contenue est accablant. Lorsqu’on achève de lire les romans de Balzac, on éprouve le plaisir d’un naturaliste promené dans un hôpital à travers une belle collection de maladies. Lorsqu’on achève de lire Thackeray, on éprouve le saisissement d’un étranger amené devant le matelas de l’amphithéâtre le jour où l’on pose les moxas et où l’on fait les amputations.

En pareil cas, l’arme la plus naturelle est l’ironie sérieuse, car elle témoigne d’une haine réfléchie : celui qui l’emploie supprime son premier mouvement ; il feint de parler contre lui-même, et se maîtrise jusqu’à prendre le parti de son adversaire. D’autre part, cette attitude pénible et voulue est le signe d’un mépris excessif; la protection apparente qu’on prête à son ennemi est la pire des insultes. Il semble qu’on lui dise : « J’ai honte de vous attaquer; vous êtes si faible, que même avec un appui vous tombez; vos raisons sont votre opprobre, et vos excuses sont votre condamnation. » Aussi, plus l’ironie est grave, plus elle est forte; plus on met de soin à défendre son ennemi, plus on l’avilit; plus on paraît l’aider, plus on l’écrase. C’est pourquoi le sarcasme sérieux de Swift est terrible; on croit qu’il salue, et il tue; son approbation est une flagellation. Entre ses élèves, Thackeray est le premier. Plusieurs chapitres dans le Livre des Snobs[6], par exemple celui des snobs littéraires, sont dignes de Gulliver. L’auteur vient de passer en revue tous les snobs d’Angleterre : que va-t-il dire de ses frères, les snobs littéraires? Osera-t-il en parler? Certainement. Mon cher et excellent lecteur, ne savez-vous pas que Brutus fit couper la tête à ses propres fils? En vérité, vous auriez bien mauvaise opinion de la littérature moderne et des modernes littérateurs, si vous doutiez qu’un seul d’entre nous hésitât à enfoncer un couteau dans le corps de son confrère en cas de besoin public.


« Mais le fait est que dans la profession de littérateur il n’y a point de snobs. Regardez de tous côtés dans toute l’assemblée des écrivains anglais, et je vous défie d’y montrer un seul exemple de vulgarité, ou d’envie, ou de présomption. — Hommes et femmes, tous, autant que j’en connais, sont modestes dans leur maintien, élégans dans leurs manières, irréprochables dans leur vie, et honorables dans leur conduite soit entre eux, soit à l’égard du monde. — Il n’est pas impossible peut-être que (par hasard) vous entendiez un littérateur dire du mal de son frère; mais pourquoi? Par malice? Point du tout. Par envie? En aucune façon. Simplement par amour de la vérité et par devoir public. Supposez par exemple que, tout bonnement, j’indique un défaut dans la personne de mon ami M. Punch, et que je dise que M. Punch est bossu, que son nez et son menton sont plus crochus que le nez et le menton de l’Apollon et de l’Antinoüs; ceci prouve-t-il que je veuille du mal à M. Punch? Pas le moins du monde. C’est le devoir du critique de montrer les défauts aussi bien que les mérites, et invariablement il accomplit son devoir avec la plus entière sincérité et la plus parfaite douceur. — Le sentiment de l’égalité et de la fraternité entre les auteurs m’a toujours frappé comme une des plus aimables qualités distinctives de cette classe. C’est parce que nous nous apprécions et nous nous respectons les uns les autres que le monde nous respecte si fort, que nous tenons un si bon rang dans la société et que nous nous y comportons d’une manière si irréprochable. La littérature est si fort en honneur en Angleterre, qu’il y a une somme d’environ douze cents guinées par an mise de côté pour pensionner les personnes de cette profession. C’est un grand honneur pour eux, et aussi une preuve que leur condition est généralement prospère et florissante. Ils sont ordinairement si riches et si économes, qu’il n’y a presque point besoin d’argent pour les aider. »


On est tenté de se méprendre, et pour entendre ce passage on a besoin de se rappeler que, dans une société aristocratique et marchande, sous le culte de l’argent et l’adoration du rang, le talent pauvre et roturier est traité comme l’exigent sa roture et sa pauvreté[7]. Ce qui rend ces ironies encore plus fortes, c’est la durée: il y en a qui se prolongent pendant un roman entier, par exemple celui des bottes fatales. Un Français ne pourrait continuer aussi longtemps le sarcasme. Il s’échapperait à droite ou à gauche par des émotions différentes, il changerait de visage et ne soutiendrait pas une attitude si fixe, indice d’une animosité si décidée, si calculée et si amère. Il y a des caractères que Thackeray développe pendant trois volumes, Blanche Amory, Rebecca Sharp, et dont il ne parle jamais sans insulte ; toutes deux sont des coquines, et jamais il ne les introduit sans les combler de tendresses : la chère Rebecca ! la tendre Blanche ! La tendre Blanche est une jeune fille sentimentale et littéraire, obligée de vivre avec des parens qui ne la comprennent pas. Elle souffre tant, qu’elle les ridiculise tout haut devant tout le monde; elle est si opprimée par la sottise de sa mère et de son beau-père, qu’elle ne perd pas une occasion de leur faire sentir leur stupidité. En bonne conscience, peut-elle faire autrement? Ne serait-ce point de sa part un manque de sincérité que d’affecter une gaieté qu’elle n’a pas, ou un respect qu’elle ne peut ressentir? On comprend que la pauvre enfant ait besoin de sympathie; en quittant les poupées, ce cœur aimant s’est épris d’abord de Trenmor, de Sténio, du prince Djalma et autres héros des romanciers français. Hélas! le monde imaginaire ne suffit pas aux âmes blessées, et le désir de l’idéal, pour s’assouvir, se rabaisse enfin jusqu’aux êtres de la terre. À onze ans. Mlle Blanche eut une inclination pour un petit savoyard, joueur d’orgue à Paris, qu’elle crut un jeune prince enlevé; à douze ans, un vieux et hideux maître de dessin agita son cœur vierge; à treize ans, à l’institution de Mme de Caramel, elle eut une correspondance avec deux jeunes écoliers du collège Charlemagne. Chère âme délaissée, ses pieds délicats se sont déjà froissés aux sentiers de la vie; chaque jour ses illusions s’effeuillent, et c’est en vain qu’elle les consigne en vers, dans un petit livre relié de velours bleu avec un fermoir d’or, intitulé : Mes Larmes. Dans cet isolement, que faire? Elle s’enthousiasme pour les jeunes filles qu’elle rencontre, elle ressent à leur vue une attraction magnétique, elle devient leur sœur, sauf à les mettre de côté demain, comme une vieille robe : nous ne commandons pas à nos sentimens, et rien n’est plus beau que le naturel. Du reste, comme l’aimable miss a beaucoup de goût, l’imagination vive, une inclination poétique pour le changement, elle tient sa femme de chambre, Pincott, à l’ouvrage nuit et jour. En personne délicate, vraie dilettante et amateur du beau, elle la gronde pour ses yeux battus et son visage pâle. Là-dessus, pour l’encourager, elle lui dit avec ses ménagemens et sa franchise ordinaires : «Pincott, je vous renverrai, car vous êtes beaucoup trop faible, et vos yeux vous manquent, et vous êtes toujours à gémir, à pleurnicher, à demander le médecin; mais je sais que vos parens ont besoin de vos gages, et je vous garde pour l’amour d’eux ! — Pincott, votre air misérable et vos façons serviles me donnent vraiment la migraine. Je crois que je vous ferai mettre du rouge. — Pincott, vos parens meurent de faim; mais si vous me tiraillez ainsi les cheveux, je vous prierai de leur écrire et de leur dire que je n’ai plus besoin de vos services. » Cette pécore de Pincott n’apprécie pas son bonheur. Peut-on être triste quand on sert un être aussi supérieur que miss Blanche? Quelle joie de lui fournir des sujets de style! car, il faut bien l’avouer, miss Blanche n’a pas dédaigné d’écrire une charmante pièce de vers sur la petite servante arrachée au foyer paternel, hôte attristé d’une terre étrangère. Hélas ! le plus petit événement suffit pour blesser ce cœur trop sensible. À la moindre émotion, ses larmes coulent, ses sentimens frémissent, comme un papillon délicat qu’on écrase dès qu’on le touche. La voilà qui passe, aérienne, les yeux au ciel, un faible sourire arrêté sur ses lèvres roses, touchante sylphide, si consolante pour tous ceux qui l’entourent que chacun la souhaite au fond d’un puits.

Un degré ajouté à l’ironie sérieuse produit la caricature sérieuse. Ici comme tout à l’heure, l’auteur plaide les raisons du prochain; la seule différence est qu’il les plaide avec trop de chaleur; c’est une insulte sur une insulte. A ce titre, elle abonde dans Thackeray. Quelques-uns de ses grotesques sont énormes, par exemple M. Alcide de Mirobolan, cuisinier français, artiste en sauces, qui déclare sa flamme à miss Blanche au moyen de tartes symboliques, et se croit un gentleman; Mme la majoresse O’Dowd, sorte de grenadier en bonnet, la plus pompeuse et la plus bavarde des Irlandaises, occupée à régenter le régiment et à marier bon gré mal gré les célibataires; miss Briggs, vieille dame de compagnie, née pour recevoir des affronts, faire des phrases et verser des larmes; le docteur qui prouve à ses élèves mauvais latinistes que l’habitude des barbarismes conduit à l’échafaud. Ces difformités calculées n’excitent qu’un rire triste. On aperçoit toujours derrière la grimace du personnage l’air sardonique du peintre, et l’on conclut à la bassesse et à la stupidité du genre humain. D’autres figures, moins grossies, ne sont point cependant plus naturelles. On voit que l’auteur les jette exprès dans des sottises palpables et dans des contradictions marquées. Telle est miss Crawley, vieille fille immorale et libre-penseuse, qui loue les mariages disproportionnés et tombe en convulsions quant à la page suivante son neveu en fait un, qui appelle Rebecca Sharp son égale, et au même instant lui dit d’apporter les pincettes, qui, apprenant le départ de sa favorite, s’écrie avec désespoir : «Bonté du ciel! qui est-ce qui maintenant va me faire mon chocolat? » Telle est mistress Hoggarty, excellente femme, qui, ayant ruiné son neveu, s’écrie de la meilleure foi du monde que le misérable a voulu ruiner sa tante, et se plaint au ciel et aux hommes d’avoir réchauffé une vipère dans son sein. Ce style fait rire, si l’on veut, mais d’un rire triste. On vient d’apprendre que l’homme est hypocrite, injuste, tyrannique, aveugle. Affligé, on se retourne vers l’auteur, et l’on ne voit sur ses lèvres que des sarcasmes, sur son front que du chagrin.

Cherchons bien; peut-être en des sujets moins graves trouverons-nous quelque occasion de franc rire. Considérons, non plus une coquinerie, mais une mésaventure : une coquinerie révolte, une mésaventure peut amuser. Il n’en est rien; jusque dans un amusement, la satire ici conserve sa force, parce que la réflexion conserve ici son intensité. Il y a dans la drôlerie anglaise un sérieux, un effort, une application étonnante, et leurs folies comiques sont composées avec autant de science que leurs sermons. La puissante attention décompose son objet en toutes ses parties, et le reproduit avec une minutie, un relief qui font illusion. Swift décrit la contrée des chevaux parlans, la politique de Lilliput, les inventeurs de l’Ile-Volante, avec des détails aussi précis et aussi concordans qu’un voyageur expérimenté, explorateur exact des mœurs et du pays. Ainsi soutenus, le monstre impossible et le grotesque littéraire entrent dans la vie réelle, et le fantôme de l’imagination prend la consistance des objets que nous touchons. Thackeray porte dans la farce cette gravité imperturbable, cette solidité de conception et ce talent d’illusion. Regardez une de ses thèses morales : il veut prouver que dans le monde il faut se conformer aux usages reçus, et transforme ce lieu commun en une anecdote orientale. Comptez les détails de mœurs, de géographie, de chronologie, de cuisine, la désignation mathématique de chaque objet, de chaque personne et de chaque geste, la lucidité d’imagination, la profusion de vérités locales; vous comprendrez pourquoi sa moquerie vous frappe d’une impression si originale et si poignante, et vous y retrouverez le même degré d’étude et la même énergie d’attention que dans les ironies et dans les exagérations précédentes; son enjouement est aussi réfléchi et aussi fort que sa haine ; il a changé d’attitude, il n’a point changé de faculté.


« J’ai une aversion naturelle pour l’égotisme, et je déteste infiniment l’habitude de se louer soi-même; mais je ne puis m’empêcher de raconter ici une anecdote qui éclaire le point en question, et où j’ai agi, je crois, avec une remarquable présence d’esprit.

« Étant à Constantinople il y a quelques années pour une mission délicate (les Russes jouaient un double jeu, et de notre côté il devint nécessaire d’envoyer un négociateur supplémentaire), Leckerbiff, pacha de Roumélie, alors premier galéongi de la Porte, donna un banquet diplomatique dans son palais d’été à Bukjédéré. J’étais à la gauche du galéongi, et l’agent russe, le comte de Diddlof, était à sa droite. Diddlof est un dandy qui mourrait de respirer une rose malade. Il avait essayé de me faire assassiner trois fois dans le cours de la négociation; mais naturellement nous étions amis en public, et nous échangions des saints de la façon la plus cordiale et la plus charmante.

« Le galéongi est, ou plutôt était (car hélas ! un lacet lui a serré le cou) un fidèle sectateur du parti turc. Nous dînâmes avec nos doigts, et nous eûmes des quartiers de pain pour vaisselle. La seule innovation qu’il admit était l’usage des liqueurs européennes, et il s’y livrait avec un grand goût. II mangeait énormément. Parmi les plats il y en eut un très vaste qu’on plaça devant lui, un agneau apprêté dans sa laine, bourré d’ail, d’assa fœtida, de pimens et autres assaisonnemens, le plus abominable mélange que jamais mortel ait flairé ou goûté. Le galéongi en mangea énormément; suivant la coutume orientale, il insistait pour servir ses amis à droite et à gauche, et quand il arrivait à un morceau particulièrement épicé, il l’enfonçait de ses propres mains jusque dans le gosier de ses convives, « Je n’oublierai jamais le regard du pauvre Diddlof, quand son excellence, ayant roulé en boule un gros paquet de cette mixture, et s’écriant tuk, tuk (c’est très bon), administra l’horrible pilule à Diddlof. Les yeux du Russe roulèrent effroyablement au moment où il la reçut. Il l’avala avec une grimace qui annonçait une convulsion imminente, et saisissant à côté de lui une bouteille qu’il croyait du sauterne, mais qui se trouva être de l’eau-de-vie française, il en but près d’une pinte avant de reconnaître son erreur. Ce coup l’acheva. Il fut emporté presque mort de la salle à manger et déposé au frais dans une maison d’été sur le Bosphore.

« Quand mon tour vint, j’avalai le condiment avec un sourire, je dis Bismillah, et je léchai mes lèvres avec un air de contentement aimable ; puis, quand on servit le plat voisin, j’en fis moi-même une boule avec tant de dextérité et je la fourrai dans le gosier du vieux galéongi avec tant de grâce, que son cœur fut gagné. La Russie fut mise d’emblée hors de cause, et le traité de Kabobanople fut signé. Quant à Diddlof, tout était fini pour lui ; il fut rappelé à Saint-Pétersbourg, et sir Roderick Murchison le vit, sous le no 3,967, travaillant aux mines de l’Oural. »


L’anecdote évidemment est authentique, et quand Defoë racontait l’apparition de mistress Veal, il n’imitait pas mieux le style d’un procès-verbal.

Cette réflexion si attentive est une source de tristesse. Pour se divertir des passions humaines, il faut les considérer en curieux, comme des marionnettes changeantes, ou en savant, comme des rouages réglés, ou en artiste, comme des ressorts puissans. Si vous ne les observez que comme vertueuses ou vicieuses, vos illusions perdues vous enchaîneront dans des pensées noires, et vous ne trouverez en l’homme que faiblesse et que laideur. C’est pourquoi Thackeray déprécie notre nature tout entière. Il fait dans le roman ce que Hobbes fit en philosophie. Presque toujours, lorsqu’il décrit de beaux sentimens, il les dérive d’une vilaine source. La tendresse, la bonté, l’amour sont dans ses personnages un effet des nerfs, de l’instinct, ou d’une maladie morale. Amelia Sedley, sa favorite et l’un de ses chefs-d’œuvre, est une pauvre petite femme, pleurnicheuse, incapable de réflexion et de décision, aveugle, adoratrice exaltée d’un mari égoïste et grossier, toujours sacrifiée par sa volonté et par sa faute, dont l’amour se compose de sottise et de faiblesse, souvent injuste, habituée à voir faux, et plus digne de compassion que de respect. Lady Castlewood, si bonne et si tendre, se trouve éprise, comme Amelia, d’un rustre buveur et imbécile, et sa jalousie sauvage, exercée contre sa fille, implacable contre son mari, épanchée violemment en paroles cruelles, montre que son amour vient, non de la vertu, mais du tempérament. Hélène Pendennis, le modèle des mères, est une prude provinciale un peu niaise, d’éducation étroite, jalouse aussi et portant dans sa jalousie toute la dureté du puritanisme et de la passion. Elle s’évanouit en apprenant que son fils a une maîtresse : c’est une action « odieuse, abominable, horrible ; » elle voudrait que « son enfant fût mort avant d’avoir commis ce crime. » Toutes les fois qu’on lui parle de la petite Fanny, «son visage prend une expression cruelle et inexorable. » Rencontrant Fanny au chevet du jeune homme malade, elle la chasse comme une prostituée et comme une servante. L’amour maternel, chez elle comme chez toutes les autres, est un aveuglement incurable; son fils est son dieu; à force d’adoration, elle trouve le moyen de le rendre insupportable et malheureux. Quant à l’amour des hommes pour les femmes, si on le juge d’après les peintures de l’auteur, on ne peut éprouver pour lui que de la compassion, et voir en lui que du ridicule. A un certain âge[8], selon Thackeray, la nature parle; quelqu’un se rencontre; sot ou non, bon ou mauvais, on l’adore : c’est une fièvre. A six mois, les chiens ont leur maladie; l’homme a la sienne à vingt ans. Si l’on aime, ce n’est point que la personne soit aimable, c’est qu’on a besoin d’aimer. « Croyez-vous que vous boiriez, si vous n’aviez pas soif, ou que vous mangeriez, si vous n’aviez pas faim ? » Il raconte l’histoire de cette faim et de cette soif avec une verve amère. Il a l’air d’un homme dégrisé qui se moquerait de l’ivresse. Il explique tout au long, d’un ton demi-sarcastique, les sottises du major Dobbin pour Amelia, comment le major achète les mauvais vins du père d’Amelia, comment il presse les postillons, réveille les valets, persécute ses amis pour revoir Amelia plus vite, comment, après dix ans de sacrifices, de tendresse, de services, il se voit préférer le vieux portrait d’un mari infidèle, grossier, égoïste et défunt. Le plus triste de ces récits est celui du premier amour de Pendennis : miss Fotheringay, l’actrice qu’il aime, personne positive, bonne ménagère, a l’esprit et l’instruction d’une servante de cuisine. Elle parle au jeune homme du beau temps qu’il fait et du pudding qu’elle vient de préparer : Pendennis découvre dans ces deux phrases une profondeur d’intelligence étonnante et une majesté d’abnégation surhumaine. Il demande à miss Fotheringay, qui vient de jouer Ophélie, si Ophélie est amoureuse d’Hamlet. « Moi, amoureuse de ce petit cabotin rabougri, Bingley ! » Peu explique qu’il s’agit de l’Ophélie de Shakspeare. « Bien, il n’y a pas d’offense; mais pour Bingley, je n’en donnerais pas ce verre de punch. » Et elle avale le verre plein. — Peu la questionne sur Kotzebue : « Kotzebue! qui est-ce? — L’auteur de la pièce où vous avez joué si admirablement. — Je ne savais pas; le nom de l’homme au commencement du volume est Thompson. » Peu est ravi de cette simplicité adorable : « Pendennis, Pendennis! comme elle a dit ce nom!... Emilie, Emilie! qu’elle est bonne, qu’elle est noble, qu’elle est belle, qu’elle est parfaite! » Le premier volume roule tout entier sur ce contraste; il semble que Thackeray dise à ses lecteurs : Mes chers confrères en humanité, nous sommes des coquins quarante-neuf jours sur cinquante: le cinquantième, si nous échappons à l’orgueil, à la vanité, à la méchanceté, à l’égoïsme, c’est que nous tombons en fièvre chaude; notre folie fait notre dévouement.

Pourtant, à moins d’être Swift, il faut bien aimer quelque chose; on ne peut pas toujours blesser et détruire, et le cœur, lassé de mépris et de haine, a besoin de se reposer dans l’éloge et l’attendrissement. D’un autre côté, blâmer un défaut, c’est louer la qualité contraire, et l’on ne peut immoler une victime sans bâtir un autel; ce sont les circonstances qui désignent l’une, ce sont les circonstances qui élèvent l’autre, et le moraliste qui combat le vice dominant de son pays et de son siècle prêche la vertu contraire au vice de son siècle et de son pays. Dans une société aristocratique et marchande, ce vice est l’égoïsme et l’orgueil ; Thackeray exaltera donc la douceur et la tendresse. Que l’amour et la bonté soient aveugles, instinctifs, déraisonnables, ridicules, peu lui importe; tels qu’ils sont, il les adore, et il n’y a pas de plus singulier contraste que celui de ses héros et de son admiration. Il fait des sottes et s’agenouille devant elles; l’artiste en lui contredit le commentateur; le premier est ironique, le second est louangeur; le premier met en scène les niaiseries de l’amour, le second en fait le panégyrique ; le haut de la page est une satire en action, le bas de la page est un dithyrambe en tirades. Les complimens qu’il prodigue à Amelia Sedley, à Hélène Pendennis, à Laura, sont infinis; jamais auteur n’a fait plus visiblement et plus obstinément la cour à ses femmes : il leur immole les hommes, non pas une fois, mais cent. « Très vraisemblablement les pélicans aiment à saigner sous le bec égoïste de leurs petits. Il est certain que c’est le goût des femmes. Il doit y avoir dans la douleur du sacrifice une sorte de plaisir que les hommes ne comprennent pas... Ne méprisons pas ces instincts parce que nous ne pouvons les sentir. Les femmes ont été faites pour notre bien-être et notre agrément, messieurs, — comme toute la troupe des animaux inférieurs. — Que ce soit un mari fainéant, un fils dissipateur, un bien-aimé garnement de frère, comme leurs cœurs sont prêts à répandre sur lui leurs trésors de tendresse! Et comme nous sommes prêts, de notre part, à leur fournir abondamment cette sorte de jouissance! A peine y a-t-il un de mes lecteurs qui n’ait administré du plaisir sous cette forme à ses femmes, et ne les ait régalées du contentement de lui pardonner! » Lorsqu’il entre dans la chambre d’une bonne mère ou d’une jeune fille honnête, il baisse les yeux comme à la porte d’un sanctuaire. En présence de Laura résignée, pieuse, il s’arrête. « Comme elle faisait son devoir en silence, et que, pour obtenir la force de l’accomplir, elle priait toujours seule et loin de tous les regards, nous aussi nous devons nous taire sur des vertus qui s’offensent du grand jour, pareilles à des roses qui ne sauraient fleurir dans une salle de bal. » Comme Dickens, il a le culte de la famille, des sentimens tendres et simples, des contentemens tranquilles et purs qu’on goûte au coin du foyer domestique, entre un enfant et une femme. Lorsque ce misanthrope si réfléchi et si âpre rencontre un épanchement filial ou une douleur maternelle, il est blessé à l’endroit sensible, et, comme Dickens, il fait pleurer[9].

On a des ennemis parce qu’on a des amis, et des aversions parce qu’on a des préférences. Si l’on préfère la bonté dévouée et les affections tendres, on prend en aversion l’arrogance et la dureté; la cause de l’amour est aussi la cause de la haine, et le sarcasme, comme la sympathie, est la critique d’une forme sociale et d’un vice public. C’est pourquoi les romans de Thackeray sont une guerre contre l’aristocratie. Comme Rousseau, il a loué les mœurs simples et affectueuses; comme Rousseau, il hait la distinction des rangs.

Il a écrit là-dessus un livre entier, sorte de pamphlet moral et demi-politique, le Livre des Snobs. Nous n’avons pas le mot, parce que nous n’avons pas la chose. Enfant des sociétés aristocratiques, le snob, perché sur son barreau dans la grande échelle, respecte l’homme du barreau supérieur et méprise l’homme du barreau inférieur, sans s’informer de ce qu’ils valent, uniquement en raison de leur place; du fond du cœur, il trouve naturel de baiser les bottes du premier et de donner des coups de pied au second. Thackeray énumère tout au long les suites de cette habitude. Écoutez la conclusion :


« Je ne puis supporter cela plus longtemps. — Cette diabolique invention des mœurs nobiliaires, qui tue la bonté naturelle et l’amitié honnête! juste fierté, n’est-ce pas? rang et préséance? Bon Dieu! La table des rangs et des distinctions est un mensonge, et devrait être jetée dans le feu. Organiser les rangs et les préséances! cela était bon pour les maîtres de cérémonies des anciens âges. Vienne maintenant quelque grand-maréchal pour organiser l’égalité! »


Puis il ajoute avec un bon sens, une âpreté et une familiarité tout anglaises :


« Si jamais nos cousins les Smigmags m’invitaient en même temps que lord Longues-Oreilles, je saisirais une occasion après dîner, et je lui dirais avec la plus grande bonhomie du monde : « Monsieur, la fortune vous a fait cadeau de plusieurs milliers de guinées de revenu. L’ineffable sagesse de nos ancêtres vous a placé au-dessus de moi comme chef et législateur héréditaire. Notre admirable constitution (l’orgueil des Anglais et l’envie des nations voisines) m’oblige à vous recevoir comme mon sénateur, mon supérieur et mon tuteur. Votre fils aîné, Fitz-Hi-Han, est sur d’un siège au parlement. Vos plus jeunes fils, les De Bray, daigneront consentir à être capitaines-gouverneurs et lieutenans-colonels, à nous représenter dans les cours étrangères, à accepter de bons bénéfices, quand il s’en présentera de convenables. Ces avantages, notre admirable constitution (l’orgueil des Anglais et l’envie, etc.) déclare qu’ils vous sont dus, sans tenir compte de votre imbécillité, de vos vices, de votre égoïsme, ou de votre incapacité et de votre parfaite extravagance. Si imbécile que vous soyez (et nous avons le droit de supposer que milord est un âne aussi justement que de prendre pour accordé qu’il est un patriote éclairé), si imbécile que vous soyez (je me répète), personne ne vous accusera d’une folie assez monstrueuse pour croire que vous soyez indifférent à votre bonne fortune, ou que vous ayez la moindre envie de la partager. Non, et tout patriotes que nous sommes, Smith et moi, si nous étions ducs, je ne doute pas que nous ne soyons les partisans de notre caste; mais Smith et moi nous ne sommes pas encore comtes. Nous ne croyons pas utile à l’armée de Smith que le jeune De Bray soit colonel à vingt-cinq ans, — aux relations diplomatiques de Smith que lord Longues-Oreilles soit ambassadeur à Constantinople, — à notre politique, que Longues-Oreilles y fourre son pied héréditaire. — Nous ne pouvons nous empêcher de voir, Longues-Oreilles, que nous valons autant que vous. Nous épelons même mieux que vous; nous sommes capables de raisonner aussi juste; nous ne voulons point vous avoir pour maître, ni cirer plus longtemps vos souliers. »


Cette opinion du politique ne fait que résumer les remarques du moraliste. S’il hait l’aristocratie, c’est moins parce qu’elle opprime que parce qu’elle corrompt l’homme; en déformant la vie sociale, elle déforme la vie privée; en instituant des injustices, elle institue des vices. Après avoir accaparé l’état, elle empoisonne l’âme, et Thackeray retrouve sa trace dans la perversité et dans la sottise de toutes les classes et de tous les sentimens.

Le roi ouvre cette galerie de portraits vengeurs. C’est George IV, « le premier gentilhomme du monde. » Ce grand monarque, si justement regretté, sut tailler des patrons d’habits, mener une voiture aussi bien qu’un cocher de Brighton et jouer du violon. Dans la vigueur de la jeunesse et dans le premier feu de l’invention, il inventa le punch au marasquin, une boucle de soulier et un pavillon chinois, le plus hideux bâtiment du monde. « Nous l’avons vu au théâtre de Drury-Lane, nous l’avons vu, l’unique! le roi ! oui, le roi. Il y était. Les mangeurs de bœuf se tenaient devant la loge auguste. Le marquis de Steyne (lord du cabinet à poudre) et plusieurs autres grands officiers de l’état étaient debout derrière le fauteuil où il était assis, — où il était assis, sa face rouge toute fleurie, sa riche chevelure frisée, son noble ventre tendu en avant. — Comme on criait! comme on applaudissait! comme on agitait les mouchoirs! Les dames pleuraient, les mères embrassaient leurs enfans. Quelques-unes s’évanouirent. Oui, nous l’avons vu. La fortune ne peut plus maintenant nous priver de cette joie. D’autres ont vu Napoléon. Que ce soit notre juste orgueil devant notre postérité d’avoir contemplé George le Bon, George le Magnifique, George le Grand. »

Cher prince ! la vertu émanée de son trône héroïque se répandait dans le cœur de tous ses courtisans. Qui jamais offrit un plus bel exemple que le marquis de Steyne? Ce seigneur, roi chez lui, a voulu prouver qu’il l’était. Il force sa femme à s’asseoir à table à côté de filles perdues, ses maîtresses. En vrai prince, il a pour ennemi principal son fils aîné, héritier présomptif du marquisat, qu’il laisse jeûner et qu’il engage à faire des dettes. En ce moment, il courtise une charmante personne, mistress Rebecca Crawley, qu’il aime pour son hypocrisie, son sang-froid et son insensibilité sans égales. Le marquis, à force d’avilir et de tyranniser ceux qui l’entourent, a fini par haïr et mépriser l’homme, il n’a plus de goût que pour les scélérats parfaits. Celle-ci le réveille, un jour même elle le transporte d’enthousiasme. Elle jouait Clytemnestre dans une charade, et son mari jouait Agamemnon; elle court au lit les yeux enflammés, l’épée prête, d’un tel air que chacun frémit. « Brava! brava! crie le vieux Steyne d’une voix stridente. Par Dieu, elle le ferait! » On voit qu’il a le sentiment du devoir conjugal. Sa conversation est d’une franchise touchante. « Je ne peux pas renvoyer ma pauvre chère Briggs, lui dit Rebecca. — Vous lui devez ses gages ? — Bien plus; je l’ai ruinée. — Ruinée! Alors pourquoi ne la chassez-vous pas? » Du reste, gentleman accompli et d’une douceur engageante, il traite ses femmes en pacha, et ses paroles valent des coups de verge. Je recommande au lecteur la scène domestique où il donne l’ordre d’inviter mistress Rebecca Crawley. Lady Gaunt, sa belle-fille, dit qu’elle n’assistera pas au dîner, et restera chez elle. « Très bien! vous y trouverez les recors; cela me dispensera de prêter à vos parens et de voir vos airs tragiques. Qui êtes-vous pour donner des ordres ici? Vous n’avez pas d’argent; vous n’avez pas de cervelle. Vous étiez ici pour avoir des enfans, et vous n’en avez pas. Gaunt est las de vous. Votre belle-sœur est la seule de la famille qui ne vous souhaite point morte, parce que Gaunt se remarierait si vous l’étiez. Vous, prude! De grâce, madame, vous raconterai-je quelques petites anecdotes sur mylady Bareacres, votre maman? » Le reste est du même style. Ses belles-filles, poussées à bout, disent qu’elles voudraient être mortes. Cette déclaration le met en joie, et il conclut par ce principe : « Ce temple de la vertu m’appartient, et si j’y invite tout Newgate ou tout Bedlam, par Dieu ! ils y seront bien reçus. » L’habitude du despotisme fait les despotes, et le meilleur moyen de mettre des tyrans dans les familles, c’est de garder des nobles dans l’état.

Reposons-nous à contempler le gentilhomme de campagne. L’innocence des champs, les respects héréditaires, les traditions de famille, la pratique de l’agriculture, l’exercice des magistratures locales ont dû produire là des hommes probes, sensés, pleins de bonté et d’honnêteté, protecteurs de leur comté et serviteurs de leur pays. Sir Pitt Crawley leur offre un modèle ; il a 100,000 francs de rente, deux sièges au parlement. Il est vrai que les deux sièges sont donnés par des bourgs pourris, et qu’il vend le second moyennant 1,500 louis par année. Il est excellent économe, et tond de si près ses fermiers, qu’il ne trouve pour locataires que des faillis. Entrepreneur de diligences, fournisseur du gouvernement, concessionnaire de mines, il paie si mal ses agens et épargne si fort sur la dépense, que ses mines s’inondent, ses chevaux crèvent, ses fournitures lui sont renvoyées. Homme populaire, il préfère toujours la société d’un maquignon à la compagnie d’un gentleman. Il jure, boit, plaisante avec les filles d’auberge, vide un verre de vin à la table d’un fermier qu’il exproprie le lendemain, rit avec un braconnier qu’il envoie deux jours après convict en Australie. Il a l’accent d’un provincial, l’esprit d’un laquais, les façons d’un rustre. À table, servi par trois laquais et par un sommelier dans de l’argent massif, il demande compte des plats et des bêtes qui les ont fournis. « Qui était ce mouton, Horrock, et quand l’avez-vous tué ? — Un des écossais à tête noire, sir Pitt. Nous l’avons tué jeudi. — Qui en a pris ? — Steel de Mudbury a pris le dos et les deux cuisses, sir Pitt ; mais il dit que le dernier était trop jeune et diablement laineux, sir Pitt. — Et les épaules ? » Le dialogue continue sur le même ton : après le mouton d’Ecosse, le cochon noir de Kent ; ces bêtes semblent la famille de sir Pitt, tant il s’y intéresse. Pour ses filles, il les laisse vagabonder dans la loge du jardinier, où elles prendront l’éducation qui se trouvera. Pour sa femme, il la bat de temps à autre. Pour ses gens, il leur redemande les liards de sa monnaie. « Un liard par jour fait sept shillings par an ; sept shillings par an sont l’intérêt de sept guinées. Ayez soin de vos liards, vieille Tinker, et les guinées vous viendront d’elles-mêmes. — Il n’a jamais donné un liard dans sa vie, dit la vieille en grommelant. — Jamais, et je n’en donnerai jamais un ; c’est contre mon principe. » Il est impudent, brutal, grossier, ladre, retors, extravagant. Du reste, courtisé par les ministres, grand shérif, honoré, puissant, il roule en carrosse doré et se trouve un des piliers de l’état.

Ceux-là sont riches; probablement l’argent les a corrompus. Cherchons un noble pauvre, exempt de tentations; sa grande âme, livrée à elle-même, laissera voir toute sa beauté native : sir Francis Clavering est dans ce cas. Il a joué, bu et soupe jusqu’à se mettre sur la paille. Il a escroqué de l’argent dans son régiment, a montré sa plume blanche[10], » et après avoir couru tous les billards de l’Europe, s’est vu déposer en prison par des créanciers discourtois. Pour en sortir, il a épousé une bonne veuve créole qui traite outrageusement l’orthographe, et dont l’argent n’est pas net. Il la ruine, se met à genoux devant elle pour obtenir des écus et son pardon, jure sur la Bible de ne plus faire de dettes, et court en sortant chez l’usurier. De tous les coquins que les romanciers ont mis en scène, il est le plus ignoble. Il n’a plus ni volonté, ni bon sens : c’est un homme dissous. Il avale les affronts comme l’eau, pleure, demande pardon, et recommence. Il s’humilie, se prosterne, et un instant après jure et tempête, pour retomber dans l’abattement de la plus extrême lâcheté. Il implore, menace, et dans le même quart d’heure prend l’homme menacé pour confident intime et ami de cœur. Sa conversation est un composé de jurons, de lamentations et de radotages; ce n’est plus un homme, mais le débris d’un homme; il ne subsiste en lui que des restes discordans de passions viles, pareilles aux tronçons d’un serpent écrasé, et qui, faute de pouvoir mordre, se froissent et se tordent dans la bave et dans la boue. L’aspect d’un billet de banque le fait courir les yeux fermés à travers un monceau de supplications et de mensonges. Pour lui l’avenir a disparu; il ne voit que le présent. Il signera une lettre de change de vingt louis à trois mois pour avoir vingt francs tout de suite. Son abrutissement est devenu de l’imbécillité; ses yeux sont bouchés; il ne voit pas que ses protestations excitent la défiance, que ses mensonges excitent le dégoût, qu’à force de bassesse il perd le fruit de ses bassesses, tellement qu’en le voyant entrer on éprouve la violente envie de prendre au cou le noble baronet, membre du parlement, auguste habitant d’un manoir historique, pour le jeter du haut en bas de l’escalier.

Il faut s’arrêter; un volume n’épuiserait pas la liste des perfections que Thackeray découvre dans l’aristocratie anglaise. C’est le marquis de Farintosh, vingt-cinquième du nom, illustre imbécile, bien portant et content de soi, que toutes les femmes lorgnent et que tous les hommes saluent; c’est lady Kew, vieille femme du monde, tyrannique et corrompue, qui fait la guerre à sa fille et la chasse aux mariages; c’est sir Barnes Newcome, un des êtres les plus poltrons, les plus méchans, les plus menteurs, les mieux bafoués et les plus battus qui aient souri dans un salon et harangué dans un parlement. Je n’en vois qu’un seul estimable, personnage effacé, lord Kew, qui, après beaucoup de sottises et de débauches, est touché par sa vieille mère puritaine et se repent. Mais ces portraits sont doux auprès des dissertations; le commentateur est plus amer encore que l’artiste; il blesse mieux en parlant qu’en faisant parler. Il faut lire ses éloquentes diatribes contre les mariages de convenance et le sacrifice des filles, contre l’inégalité des héritages et l’envie des cadets, contre l’éducation des nobles et leurs traditions d’insolence, contre l’achat des grades à l’armée, contre l’isolement des classes, contre tous les attentats à la nature et à la famille inventés par la société et par la loi. Par derrière cette philosophie s’étend une seconde galerie de portraits aussi insultans que les premiers, car l’inégalité, ayant corrompu les grands qu’elle exalte, corrompt les petits qu’elle ravale, et le spectacle de l’envie ou de la bassesse dans les petits est aussi laid que le spectacle de l’insolence ou du despotisme dans les grands. Selon Thackeray, la société anglaise est un composé de flatteries et d’intrigues, chacun s’efforçant de se guinder d’un échelon et de repousser ceux qui montent. Être reçu à la cour, voir son nom dans les journaux sur une liste d’illustres convives, offrir chez soi une tasse de thé à quelque illustre pair hébété et bouffi, telle est la borne suprême de l’ambition et de la félicité humaine. Pour un maître, il y a toujours cent valets. Le major Pendennis, homme résolu, de sang-froid et habile, a contracté cette lèpre. Son bonheur aujourd’hui est de saluer un lord. Il ne se trouve bien que dans un salon ou dans un parc d’aristocratie. Il a besoin d’être traité avec cette bienveillance humiliante dont les grands assomment leurs inférieurs. Il embourse très bien les manques d’égards, et dîne gracieusement à une table illustre où on l’invite en trois ans deux fois pour boucher un trou. Il quitte un homme de génie ou une femme d’esprit pour causer avec une pécore titrée ou un lord ivrogne. Il aime mieux être toléré chez un marquis que respecté chez un bourgeois. Ayant érigé ces belles inclinations en principes, il les inculque à son neveu qu’il aime, et pour le pousser dans le monde lui offre en mariage une fortune escroquée et la fille d’un convict.

D’autres se glissent dans les salons augustes, non plus par mœurs de parasites, mais à beaux deniers comptans. Autrefois en France les seigneurs, avec des écus bourgeois, fumaient leurs terres; aujourd’hui en Angleterre les bourgeois, avec un mariage noble, anoblissent leur argent. Moyennant cent mille guinées données au père, Pumple marchand épouse lady Blanche Cou-Raide, laquelle reste lady, quoique sa femme. Naturellement il est méprisé par elle, comme bourgeois, et de plus détesté, comme l’ayant faite à demi bourgeoise. Il n’ose voir ses amis chez lui, ce sont gens trop bas pour sa femme. Il n’ose visiter les amis de sa femme chez eux, ce sont gens trop hauts pour lui. Il est le sommelier de sa femme, la risée de son beau-père, le domestique de son fils, et se console en espérant que ses petits-fils, devenus barons Pump, rougiront de lui et ne voudront jamais prononcer son nom. — Une troisième façon d’entrer dans la noblesse est de se ruiner et de ne voir personne. Ce moyen ingénieux est employé à la campagne par Mme la majoresse Punto. Elle a pour ses filles une gouvernante incomparable, qui croit que Dante s’appelait Alighieri parce qu’il était d’Alger, mais qui a fait l’éducation de deux marquis et d’une comtesse. « Cette solitude est triste, lui dit quelqu’un, vous pourriez recevoir l’homme de loi. — Une famille comme la nôtre, cher monsieur, est-ce possible? — Le docteur? — Lui peut-être; mais sa femme et ses enfans, fi donc! — Les gens de cette grande maison là-bas? — Là-bas? Le château calicot? un drapier retiré! Des gens comme nous sont obligés de se respecter eux-mêmes. — Le ministre? — Horreur! Il prêche en surplis, mon cher monsieur, c’est un puséyiste. » Cette famille sensée bâille toute seule six mois durant, et le reste de l’année jouit de la gloutonnerie des hobereaux qu’elle régale et des rebuffades des grands lords qu’elle visite. Le fils, officier de hussards, a besoin de luxe pour vivre de pair avec les seigneurs ses camarades, et son tailleur prend au père trois cents guinées par an sur neuf cents qui font tout le revenu de toute la famille. Je ne finirais pas si je comptais toutes les vilenies et toutes les misères que Thackeray attribue à l’esprit aristocratique : la division des familles, la hauteur de la sœur anoblie, la jalousie de la sœur roturière, l’abaissement des caractères dressés dès l’école à vénérer les petits lords, la dégradation des filles qui veulent accrocher des maris nobles, la rage des vanités refoulées, la lâcheté des complaisances offertes, le triomphe de la sottise, le mépris du talent, l’injustice consacrée, le cœur dénaturé, les mœurs perverties. Devant ce tableau, frappant de vérité et de génie, on a besoin de se rappeler que cette inégalité blessante est la cause d’une liberté salutaire, que l’iniquité sociale produit la prospérité politique, qu’une classe de grands héréditaires est une classe d’hommes d’état héréditaires, qu’en un siècle et demi l’Angleterre a eu cent cinquante ans de bon gouvernement, qu’en un siècle et demi la France a eu cent vingt ans de mauvais gouvernement, que tout se paie, et qu’on peut payer cher des chefs capables, une politique suivie, des élections libres, et la surveillance du gouvernement par la nation. On a besoin aussi de se rappeler que ce talent, fondé sur la réflexion intense et concentré dans les préoccupations morales, a dû transformer la peinture des mœurs en satire systématique et militante, exaspérer la satire jusqu’à l’animosité calculée et implacable, noircir la nature humaine, et s’acharner, avec une haine choisie, redoublée et naturelle, contre le vice principal de son pays et de son temps.


II. — L’ARTISTE.

En littérature comme en politique, on ne peut tout avoir. Les talens comme les bonheurs s’excluent. Quelque constitution qu’il choisisse, un peuple est toujours à demi malheureux; quelque génie qu’il ait, un écrivain est toujours à demi impuissant. Nous ne pouvons garder à la fois qu’une attitude. Transformer le roman, c’est le déformer : celui qui donne au roman la satire pour objet cesse de lui donner l’art pour règle, et toutes les forces du satirique sont des faiblesses du romancier.

Qu’est-ce qu’un romancier? A notre avis, c’est un psychologue, et ce n’est rien d’autre, ni de plus. Il aime à se représenter des sentimens, à sentir leurs attaches, leurs précédens, leurs suites, et il se donne ce plaisir. A ses yeux, ce sont des forces ayant des directions et des grandeurs différentes. De leur justice ou de leur injustice, il s’inquiète peu. Il les assemble en caractères, conçoit la qualité dominante, aperçoit les traces qu’elle laisse sur les autres, note les influences contraires ou concordantes du tempérament, de l’éducation, du métier, et travaille à manifester le monde invisible des inclinations et des dispositions intérieures par le monde visible des paroles et des actions extérieures. A cela se réduit son œuvre. Quels que soient ces penchans, peu lui importe. Un vrai peintre regarde avec plaisir un bras bien attaché et des muscles vigoureux, quand même ils seraient employés à assommer un homme. Un vrai romancier jouit par contemplation de la grandeur d’un sentiment nuisible ou du mécanisme ordonné d’un caractère pernicieux. Pour talent il a la sympathie, car elle est la seule faculté qui copie exactement la nature; occupé à ressentir les émotions de ses personnages, il ne songe qu’à en marquer la vigueur, l’espèce et les contre-coups. Il nous les représente telles qu’elles sont, tout entières, sans les blâmer, sans les punir, sans les mutiler; il les transporte en nous intactes et seules, et nous laisse le droit d’en juger comme il nous convient. Tout son effort est de les rendre visibles, de dégager les types obscurcis et altérés par les accidens et les imperfections de la vie réelle, de mettre en relief les larges passions humaines, d’être ébranlé par la grandeur des êtres qu’il ranime, de nous soulever hors de nous-mêmes par la force de ses créations. Nous reconnaissons l’art dans cette puissance créatrice, indifférente et universelle comme la nature, plus libre et plus puissante que la nature, reprenant l’œuvre ébauchée ou défigurée de sa rivale pour corriger ses fautes et effectuer ses conceptions.

Tout est changé par l’arrivée de la satire, et d’abord le rôle de l’auteur. Quand dans le roman pur il parle en son nom propre, c’était pour faire comprendre un sentiment ou marquer la cause d’une faculté; dans le roman satirique, c’est pour nous donner un conseil moral. On a vu combien de leçons Thackeray nous fait subir. Qu’elles soient bonnes, personne n’en dispute : à tout le moins elles prennent la place des explications utiles. Le tiers du volume, employé en avertissemens, est perdu pour l’art. Sommés de réfléchir sur nos fautes, nous connaissons moins bien le personnage. L’auteur laisse de parti pris cent nuances fines qu’il aurait pu découvrir et nous montrer. Le personnage moins complet est moins vivant, l’intérêt moins concentré est moins vif. Détournés de lui, au lieu d’être ramenés sur lui, nos yeux s’égarent et l’oublient; au lieu d’être absorbés, nous sommes distraits. Bien plus et bien pis, nous finissons par éprouver un peu d’ennui. Nous jugeons ces sermons vrais, mais rebattus. Il nous semble entendre des instructions de collège ou des manuels de séminaire. On trouve des choses pareilles dans les livres dorés, à couvertures historiées, qu’on donne pour étrennes aux enfans. Etes-vous bien réjoui d’apprendre que les mariages de convenance ont leurs inconvéniens, qu’en l’absence de son ami on dit volontiers du mal de son ami, qu’un fils par ses désordres afflige souvent sa mère, que l’égoïsme est un vilain défaut? Tout cela est vrai; malheureusement tout cela est trop vrai. Nous venons écouter un homme pour entendre de lui des choses nouvelles. Ces vieilles moralités, quoique utiles et bien dites, sentent le pédant payé, si commun en Angleterre, l’ecclésiastique en cravate blanche planté comme un piquet au centre de sa table et débitant pour trois cents louis d’admonestations quotidiennes aux jeunes gentlemen que les parens ont mis en serre chaude dans sa maison.

Cette présence assidue d’une intention morale nuit au roman comme au romancier. Il faut bien l’avouer : tel volume de Thackeray a le cruel malheur de répéter les romans de miss Edgeworth ou les contes du chanoine Schmidt. Le voici qui nous montre Pendennis orgueilleux, dépensier, écervelé, paresseux, refusé aux examens avec honte, pendant que ses camarades, moins spirituels, mais travailleurs, sont reçus avec honneur. Cette opposition édifiante nous laisse froids ; nous n’avons pas envie de retourner à l’école, nous fermons le livre, et nous le conseillons comme pilule à notre petit cousin ou à notre petit neveu. D’autres puérilités moins choquantes finissent par lasser autant. On n’aime pas le contraste prolongé du bon colonel Newcome et de ses mauvais parens. Ce colonel donne de l’argent et des gâteaux à tous les enfans, de l’argent et des cachemires à toutes les cousines, de l’argent et de bonnes paroles à tous les domestiques, et ces gens ne lui répondent que par de la froideur et des grossièretés. Il est clair dès la première page que l’auteur veut nous persuader d’être affables, et nous regimbons contre cette invitation trop claire ; nous n’aimons pas à être tancés dans un roman, nous sommes de mauvaise humeur contre cette invasion de pédagogie. Nous voulions aller au théâtre ; nous avons été trompés par l’affiche, et nous grondons tout bas d’être au sermon.

Consolons-nous : les personnages souffrent autant que nous-mêmes ; l’auteur les gâte en nous prêchant ; ils sont sacrifiés, comme nous, à la satire. Ce ne sont point des êtres qu’il anime, ce sont des marionnettes qu’il fait jouer[11]. Il ne combine leurs actions que pour leur donner du ridicule, de l’odieux ou des désappointemens. Au bout de quelques scènes, on connaît ce ressort, et dorénavant on prévoit sans cesse et sans erreur qu’il va partir. Cette prévision ôte au personnage une partie de sa vérité, et au lecteur une partie de son illusion. Les sottises parfaites, les mésaventures complètes, les méchancetés achevées sont choses rares. Les événemens et les sentimens de la vie réelle ne s’arrangent pas de manière à former des contrastes si calculés et des combinaisons si habiles. La nature n’invente point ces jeux de scène ; l’on s’aperçoit vite qu’on est devant une rampe, en face d’acteurs fardés, dont les paroles sont écrites, et dont les gestes sont notés.

Pour se représenter exactement cette altération de la vérité et de l’art, il faut comparer pied à pied deux caractères. Il y a un personnage que l’on reconnaît unanimement comme le chef-d’œuvre de Thackeray, Rebecca Sharp, intrigante et courtisane, mais femme supérieure et de bonnes façons. Comparons-le à un personnage semblable de Balzac, dans les Parens Pauvres, Valérie Marneffe. La différence des deux œuvres marquera la différence des deux littératures. Autant les Anglais l’emportent comme moralistes et satiriques, autant les Français l’emportent comme artistes et romanciers.

L’auteur des Parens Pauvres aime sa Valérie ; c’est pourquoi il l’explique et la grandit. Il ne travaille pas à la rendre odieuse, mais intelligible. Il lui donne une éducation de courtisane, un mari « dépravé comme un bagne, » l’habitude du luxe, l’insouciance, la prodigalité, des nerfs de femme, des dégoûts de jolie femme, une verve d’artiste. Ainsi née et élevée, sa corruption est naturelle. Elle a besoin d’élégance comme on a besoin d’air. Elle en prend n’importe où, sans remords, comme on boit de l’eau au premier fleuve. Elle n’est pas pire que son métier ; elle en a toutes les excuses, innées, acquises, de tempérament, de tradition, de circonstance, de nécessité. Elle en a toutes les forces, l’abandon, la grâce, la gaieté folle, les alternatives de trivialité et d’élégance, l’audace improvisée, les inventions comiques, la magnificence et le succès. Elle est parfaite en son genre, pareille à un cheval dangereux et superbe qu’on admire en le redoutant. Le romancier se plaît à la peindre sans autre but que de la peindre. Il l’habille, il lui pose des mouches, il déploie ses robes, il frémit devant ses mouvemens de danseuse. Il détaille ses gestes avec autant de plaisir et de vérité que s’il eût été femme de chambre. Sa curiosité d’artiste trouve un aliment dans les moindres traits de caractère et de mœurs. Au bout d’une scène violente, il s’arrête sur un moment vide, et la montre, paresseuse, étendue sur des divans, comme une chatte qui bâille et se détire au soleil. En physiologiste, il sait que les nerfs de la bête de proie s’amollissent et qu’elle ne cesse de bondir que pour dormir ; mais quels bonds ! Elle éblouit, elle fascine ; elle tient tête coup sur coup à trois accusations prouvées ; elle réfute l’évidence ; tour à tour elle s’humilie, elle se glorifie, elle raille, elle adore, elle démontre, changeant vingt fois de ton, d’idées, d’expédiens dans le même quart d’heure. Partout la fougue, la force, l’atrocité couvrent la laideur et la corruption. Surprise en flagrant délit par un de ses amans, Brésilien et capable de la tuer, elle fléchit un instant ; redressée dans la même seconde, ses larmes sèchent. « Elle vint à lui et le regarda si fièrement que ses yeux étincelèrent comme des armes. » Le danger la relève et l’inspire, et ses nerfs tendus envoient à flots le génie et le courage dans son cerveau. Pour achever de peindre cette nature impétueuse, supérieure et mobile, le romancier français au dernier instant la fait repentante. Pour mesurer sa fortune à son vice, il la conduit triomphante à travers la ruine, la mort ou le désespoir de vingt personnes, et la brise au moment suprême d’une chute aussi horrible que son succès.

Devant cette passion et cette logique, qu’est-ce que Rebecca Sharp ? Une intrigante raisonnable, d’un tempérament froid, pleine de bon sens, ancienne sous-maîtresse, ayant des habitudes de parcimonie, véritable homme d’affaires, toujours décente, toujours active, dénuée du caractère féminin, de la mollesse voluptueuse et de l’entrain diabolique qui peuvent donner de l’éclat à son caractère et de la grâce à son métier. Ce n’est pas une courtisane, c’est un avocat en jupon et sans cœur. Rien de plus propre à inspirer l’aversion. L’auteur ne manque pas une occasion de lui témoigner la sienne; pendant trois volumes, il la poursuit de sarcasmes et de mésaventures; il ne lui prête que des paroles fausses, des actions perfides, des sentimens révoltans. Dès son entrée en scène, à dix-sept ans, accueillie avec la bonté la plus rare par une honnête famille, elle ment depuis le matin jusqu’au soir, et, par des provocations grossières, essaie d’y pêcher un mari. Pour mieux l’accabler, Thackeray fait ressortir lui-même toutes ces bassesses, tous ces mensonges et toutes ces indécences. Rebecca a serré tendrement la main du gros Joseph. « C’était une avance, et à ce titre, quelques dames d’une éducation et d’un ton parfait condamneront l’action comme immodeste; mais vous voyez, notre pauvre chère Rebecca était obligée de faire tout par elle-même. Quand une personne est trop pauvre pour avoir une servante, si élégante qu’elle soit, elle est bien forcée de balayer sa propre chambre. Si une chère jeune fille n’a pas de chère maman pour arranger l’affaire avec les jeunes gens, il faut bien qu’elle l’arrange elle-même. » — Gouvernante chez sir Pitt, elle gagne l’amitié de ses élèves en lisant avec elles Crébillon jeune et Voltaire. « La femme du recteur, écrit-elle, m’a fait une vingtaine de complimens sur les progrès de mes élèves, pensant sans doute toucher mon cœur; pauvre et simple campagnarde ! Comme si je me souciais pour un fétu de mes élèves ! » Cette phrase est une imprudence peu naturelle dans une personne si réfléchie, et que l’auteur ajoute au rôle pour rendre le rôle odieux. Un peu plus loin, Rebecca est grossièrement flatteuse et vile avec la vieille miss Crawley, et ses tirades pompeuses, visiblement fausses, au lieu d’exciter l’admiration, soulèvent le dégoût. Elle est égoïste et menteuse avec son mari, et, le sachant sur le champ de bataille, ne s’occupe qu’à se faire une petite bourse. Thackeray insiste à dessein sur le contraste : le lourd officier a compté en partant tous ses effets, calculant la somme qu’ils pourront produire à sa femme; il endosse pour être tué économiquement son habit le plus vieux et le plus râpé. « Il y eut sur ses lèvres quelque chose de pareil à une prière pour celle qu’il quittait. Il la souleva de terre, la garda une minute serrée contre son cœur, qui battait fort. Son visage était pourpre et ses yeux mouillés, quand il la déposa à terre. Pour Rebecca, comme nous l’avons dit, elle avait pris la sage résolution de ne point céder à une sentimentalité inutile. — Je suis affreuse à voir, dit-elle en s’examinant dans la glace. Quelle figure vous donne cette toilette rose! — Là-dessus elle se débarrassa de sa toilette rose, posa son bouquet de bal dans un verre d’eau, se mit au lit et dormit très comfortablement. » Par ces exemples, jugez du reste; Thackeray n’est occupé qu’à dégrader Rebecca Sharp. Il la convainc de dureté envers son fils, de vol contre ses fournisseurs, d’imposture contre tout le monde. Pour l’achever, il fait d’elle une dupe; quoi qu’elle fasse, elle n’arrive à rien. Compromise par les avances qu’elle a prodiguées à l’imbécile Joseph, elle attend de minute en minute une demande en mariage; une lettre arrive, portant que Joseph est parti pour l’Ecosse, et qu’il offre ses complimens à miss Rebecca. — Trois mois plus tard, elle a épousé secrètement le capitaine Rawdon, lourdaud pauvre. Sir Pitt, père de Rawdon, se jette à ses pieds, muni de cent mille livres de rentes, et s’offre pour mari. Consternée, elle pleure de désespoir. « Mariée, mariée, mariée déjà!» c’est là son cri, et il y a de quoi percer les âmes sensibles. — Plus tard elle essaie de gagner sa belle-sœur, en se donnant pour bonne mère. « Pourquoi m’embrassez-vous ici, maman? lui dit son fils; vous ne m’embrassez jamais à la maison. » Là-dessus, discrédit complet; cette fois encore elle est perdue. — Lord Steyne, son amant, la présente dans le monde, la comble de bijoux, de bank-notes, et fait nommer son mari gouverneur de quelque île orientale. Le mari rentre maladroitement, soufflette lord Steyne, restitue les diamans et la chasse. — Vagabonde sur le continent, elle essaie cinq ou six fois de devenir riche et de paraître honnête. Toujours au moment de parvenir, le hasard la rejette à terre. Thackeray se joue d’elle, comme un enfant d’un hanneton, la laissant grimper péniblement au haut de l’échelle pour la tirer par le pied et la faire honteusement choir. Il finit par la traîner dans les tavernes et dans les coulisses, et de loin la montre du doigt, joueuse, ivrogne, sans plus vouloir la toucher. A la dernière page, il l’installe bourgeoisement dans une médiocre fortune escroquée par des manœuvres obscures, et la laisse, décriée, inutilement hypocrite, reléguée dans le demi-monde. Sous cette pluie d’ironies et de mécomptes, l’héroïne s’est rapetissée, l’illusion s’est affaiblie, l’intérêt a diminué, l’art s’est amoindri, la poésie a disparu, et le personnage, plus utile, est devenu moins vrai et moins beau.

Supposez qu’un heureux hasard écarte ces causes de faiblesse et ouvre ces sources de talent. Entre tous ces romans altérés paraîtra un roman véritable, élevé, touchant, simple, original, l’histoire de Henry Esmond. Thackeray n’en a pas fait de moins populaire ni de plus beau.

Ce livre comprend les mémoires fictifs du colonel Esmond, contemporain de la reine Anne, qui, après une vie agitée en Europe, se retira avec sa femme en Virginie, et y fut planteur. Esmond parle, et l’obligation d’approprier le ton au personnage supprime le style satirique, l’ironie répétée, le sarcasme sanglant, les scènes apprêtées pour railler la sottise, les événemens combinés pour écraser le vice. Dès lors on rentre dans le monde réel, on se laisse aller à l’illusion, on jouit d’un spectacle varié, aisément déroulé, sans prétention morale. Vous n’êtes plus persécuté de conseils personnels, vous restez à votre place, tranquille, en sûreté, sans que le doigt d’un acteur, levé vers votre figure, vous avertisse, au moment intéressant, que la pièce se joue à votre intention et pour opérer votre salut. En même temps, et sans y penser, vous vous trouvez à votre aise. Au sortir de la satire acharnée, la pure narration vous charme; vous vous reposez de haïr. Vous êtes comme un chirurgien d’armée qui, après une journée de combats et d’opérations, s’assiérait sur un tertre et contemplerait le mouvement du camp, le défilé des équipages, les horizons lointains adoucis par les teintes brunes du soir.

D’autre part, les longues réflexions, qui semblaient banales et déplacées sous la plume de l’écrivain, deviennent naturelles et attachantes dans la bouche du personnage. C’est un vieillard qui écrit pour ses enfans et leur commente son expérience. Il a le droit de juger la vie; ses maximes appartiennent à son âge; devenues des traits de mœurs, elles perdent leur air doctoral; on les écoute avec complaisance, et l’on aperçoit, en tournant la page, le sourire calme et triste qui les a dictées.

Avec les réflexions, on souffre les détails. Ailleurs les minutieuses descriptions paraissaient souvent puériles; nous blâmions l’auteur de s’arrêter, avec un scrupule de peintre anglais, sur des aventures d’école, des scènes de diligence, des accidens d’auberge; nous jugions que cette attention intense, faute de pouvoir se prendre aux grands sujets de l’art, se rabaissait enchaînée à des observations de microscope et à des détails de photographie. Ici tout change. Un auteur de mémoires a le droit de raconter ses impressions d’enfance. Ses souvenirs lointains, débris mutilés d’une vie oubliée, ont un charme extrême; on redevient enfant avec lui. Une leçon de latin, un passage de soldats, un voyage en croupe, deviennent des événemens importans que la distance embellit; on jouit de son plaisir si paisible et si intime, et l’on éprouve une douceur très grande à voir renaître avec tant d’aisance, et dans une lumière si pleine, les fantômes familiers du passé. Le détail minutieux ajoute à l’intérêt en ajoutant au naturel. Les récits de campagnes, les jugemens épars sur les livres et les événemens du temps, cent petites scènes, mille petits faits visiblement inutiles font par cela même illusion. On oublie l’auteur, on entend le vieux colonel, on se trouve transporté cent ans en arrière, et l’on a le contentement extrême et si rare de croire à ce qu’on lit. En même temps que le sujet supprime les défauts, ou les tourne en qualités, il offre aux qualités la plus belle matière. Cette puissante réflexion a décomposé et reproduit les mœurs du temps avec une fidélité étonnante. Thackeray connaît Swift, Steele, Addison, Saint-John, Marlborough, aussi profondément que l’historien le plus attentif et le plus instruit. Il peint leurs habits, leur ménage, leur conversation, comme Walter Scott lui-même, et, ce que Walter Scott ne sait pas faire, il imite leur style, tellement qu’on s’y trompe, et que plusieurs de leurs phrases authentiques intercalées dans son texte ne s’en distinguent pas. Cette parfaite imitation ne se borne pas à quelques scènes choisies; elle embrasse tout le volume. Le colonel Esmond écrit comme en 1700. Le tour de force, j’allais dire le tour de génie, est aussi grand que l’effort et le succès de Courier retrouvant le style de l’antique Grèce. Celui d’Esmond a la mesure, la justesse, la simplicité, la solidité des classiques. Nos témérités modernes, nos images prodiguées, nos figures heurtées, notre usage de gesticuler, notre volonté de faire effet, toutes nos mauvaises habitudes littéraires ont disparu. Thackeray a dû remonter au sens primitif des mots, retrouver des tours oubliés, recomposer un état d’intelligence effacé et une espèce d’idées perdue pour rapprocher si fort la copie de l’original. L’imagination de Dickens elle-même eût manqué cette œuvre. Il a fallu, pour la tenter et l’accomplir, toute la sagacité, tout le calme et toute la force de la science et de la méditation.

Mais le chef-d’œuvre du livre est le caractère d’Esmond. Thackeray lui a donné cette bonté tendre, presque féminine, qu’il élève partout au-dessus des autres vertus humaines, et cet empire de soi qui est l’effet de la réflexion habituelle. Ce sont là toutes les plus belles qualités de son magasin psychologique; chacune d’elles, par son opposition, ajoute au prix de l’autre. Nous voyons un héros, mais original et nouveau. Anglais par sa volonté froide, moderne par la délicatesse et la sensibilité de son cœur.

Henri Esmond est un pauvre enfant, bâtard présumé d’un lord Castlewood et recueilli par les héritiers du nom. Dès la première scène, on est pénétré de l’émotion modérée et noble qu’on gardera jusqu’au bout du volume. Lady Castlewood, arrivant pour la première fois au château, vient à lui dans la grande bibliothèque; instruite par la femme de charge, elle rougit, s’éloigne; un instant après, touchée de remords, elle revient : « Avec un regard de compassion et de tendresse infinie, elle lui prit la main, lui posant son autre belle main sur la tête, et lui disant quelques mots si affectueux et d’une voix si douce, que l’enfant, qui jamais n’avait vu auparavant de créature si belle, sentit comme l’attouchement d’un être supérieur ou d’un ange qui le faisait fléchir jusqu’à terre, et baisa la belle main protectrice en s’agenouillant sur un genou. Jusqu’à la dernière heure de sa vie, Esmond se rappellera les regards et la voix de la dame, les bagues de ses belles mains, jusqu’au parfum de sa robe, le rayonnement de ses yeux éclairés par la bonté et la surprise, un sourire épanoui sur ses lèvres, et le soleil faisant autour de ses cheveux une auréole d’or... Il semblait, dans la pensée de l’enfant, qu’il y eût dans chaque geste et dans chaque regard de cette belle créature une douceur angélique, une lumière de bonté. Au repos, en mouvement, elle était également gracieuse. L’accent de sa voix, si communes que fussent ses paroles, lui donnait un plaisir qui montait presque jusqu’à l’angoisse. On ne peut pas appeler amour ce qu’un enfant de douze ans, presque un domestique, ressentait pour une dame de si haut rang, sa maîtresse; c’était de l’adoration. » Ce sentiment si noble et si pur se déploie par une suite d’actions dévouées, racontées avec une simplicité extrême; dans les moindres paroles, dans un tour de phrase, dans un entretien indifférent, on aperçoit un grand cœur, passionné de gratitude, ne se lassant jamais d’inventer des bienfaits ou des services, consolateur, ami, conseiller, défenseur de l’honneur de la famille et de la fortune des enfans. Deux fois Esmond s’est interposé entre lord Castlewood et le duelliste lord Mohun; il n’a point tenu à lui que l’épée du meurtrier ne trouvât sa poitrine. Quand lord Castlewood mourant lui révèle qu’il n’est point bâtard, que le titre et la fortune lui appartiennent, il brûle sans rien dire la confession qui pourrait le tirer de la pauvreté et de l’humiliation où il a langui si longtemps. Outragé par sa maîtresse, malade d’une blessure qu’il a reçue aux côtés de son maître, accusé d’ingratitude et de lâcheté, sa justification dans sa main, il persiste à se taire. « Quand le combat fut fini dans son âme, un rayon de pure joie la remplit, et avec des larmes de reconnaissance, il remercia Dieu du parti qu’il lui avait donné la force d’embrasser. » Plus tard, amoureux d’une autre femme, certain de ne pouvoir l’épouser si sa naissance reste tachée aux yeux du monde, acquitté envers sa bienfaitrice dont il a sauvé le fils, supplié par elle de reprendre le nom qui lui appartient, il sourit doucement, et lui répond de sa voix grave :


« La chose a été réglée, il y a douze ans, auprès du lit de mon cher lord. Les enfans n’en doivent rien savoir. Frank et ses héritiers porteront notre nom. Il est à lui légitimement; je n’ai pas même la preuve du mariage de mon père et de ma mère[12], quoique mon pauvre cher lord, à son lit de mort, m’ait dit que le père Holt en avait apporté une à Castlewood. Je n’ai pas voulu la chercher quand j’étais sur le continent. Je suis allé regarder le tombeau de ma pauvre mère dans son couvent; que lui importe maintenant? Aucun tribunal sur ma simple parole n’ôterait à mylord vicomte son titre pour me le donner. Je suis le chef de sa maison, chère lady; mais Frank reste vicomte de Castlewood, et plutôt que de le troubler je me ferais moine, ou je disparaîtrais en Amérique.

« Comme il parlait ainsi à sa chère maîtresse, pour laquelle il aurait consenti à donner sa vie ou à faire à tout instant tout sacrifice, la tendre créature se jeta à genoux devant lui et baisa ses deux mains dans un transport d’amour passionné et de gratitude tel que son cœur fondit et qu’il se sentit très fier et très reconnaissant que Dieu lui eût donné le pouvoir de montrer son amour pour elle et de le prouver par quelque petit sacrifice de sa part. Être capable de répandre des bienfaits et du bonheur sur ceux qu’on aime est la plus grande bénédiction accordée à un homme. — Et quelle richesse ou quel nom, quel contentement de vanité ou d’ambition eût pu se comparer au plaisir qu’éprouvait Esmond en ce moment, de pouvoir témoigner quelque affection à ses meilleurs et à ses plus chers amis?

« Chère sainte, dit-il, âme pure qui avez eu tant à souffrir, qui avez comblé le pauvre orphelin délaissé d’un si grand trésor de tendresse, c’est à moi de m’agenouiller, non à vous; c’est à moi d’être reconnaissant de ce que je puis vous rendre heureuse. Béni soit Dieu de ce que je puis vous servir ! »


Ces tendresses si nobles paraissent encore plus touchantes par le contraste des actions qui les entourent. Esmond fait la guerre, sert un parti, vit au milieu des dangers et des affaires, jugeant de haut les révolutions et la politique, homme expérimenté, instruit, lettré, prévoyant, capable de grandes entreprises, muni de prudence et de courage, poursuivi de préoccupations et de chagrins, toujours triste et toujours fort. Il finit par mener en Angleterre le prétendant, frère de la reine Anne, et le tient déguisé à Castlewood, attendant l’instant où la reine mourante et gagnée va le déclarer héritier du trône. Ce jeune prince, vrai Stuart, fait la cour à la fille de lord Castlewood, Béatrix, aimée d’Esmond, et s’échappe de nuit pour la rejoindre. Esmond, qui l’attend, voit la couronne perdue et sa maison déshonorée. Son honneur insulté et son amour outragé éclatent d’un élan superbe et terrible. Pâle, les dents serrées, le cerveau fiévreux par quatre nuits de pensées et de veilles, il garde sa raison lucide, son ton contenu, explique au prince en style d’étiquette, avec la froideur respectueuse d’un rapporteur officiel, la sottise que le prince a faite et la lâcheté que le prince a voulu faire. Il faut lire la scène pour sentir ce que ce calme et cette amertume témoignent de supériorité et de passion.


« Le prince murmura le mot de guet-apens.

« — Le guet-apens, sire, n’est pas de nous. Ce n’est pas nous qui vous avons invité ici. Nous sommes venus pour venger, non pour achever le déshonneur de notre famille. « — Déshonneur! dit le prince on devenant pourpre j morbleu, il n’y a point eu de déshonneur, seulement un peu de gaieté innocente...

« — Qui devait avoir une fin sérieuse.

« —Je jure, mylords, cria le prince impétueusement, sur l’honneur d’un gentilhomme...

« — Que nous sommes arrivés à temps. Il n’y a point eu de mal encore, Frank, dit le colonel Esmond en se tournant vers le Jeune Castlewood. Regardez; voici un papier où sa majesté a daigné commencer quelques vers en l’honneur ou au déshonneur de Béatrix. Voici madame et flamme, cruelle et rebelle, amour et jour, avec l’écriture et l’orthographe royale. Si l’auguste amant eût été heureux, il n’eût point passé son temps à soupirer.

« — Monsieur, dit le prince enflammé de fureur, suis-je venu ici pour recevoir des insultes?

« — Pour en faire, sauf le bon plaisir de votre majesté, dit le colonel en s’inclinant très bas, et les gentilshommes de notre famille sont venus pour vous remercier.

« — Malédiction! dit le jeune homme, les larmes aux yeux de rage impuissante et de mortification. Que voulez-vous de moi, messieurs?

« — Si votre majesté veut bien entrer dans l’appartement voisin, dit Esmond du même ton grave, j’ai quelques papiers que je voudrais lui soumettre, et avec sa permission je vais l’y conduire. — Puis, prenant le flambeau, et reculant devant le prince avec grande cérémonie, M. Esmond passa dans la petite chambre du chapelain. « Frank, veuillez avancer un siège pour sa majesté, » dit le colonel, et ouvrant le secret au-dessus de la cheminée, il en tira les papiers qui y étaient demeurés si longtemps.

« — Plaise à votre majesté, dit-il, voici la patente de marquis envoyée de Saint-Germain par votre royal père au vicomte Castlewood mon père. Voici le certificat du mariage de mon père avec ma mère, de ma naissance et de mon baptême. J’ai été baptisé dans la religion dont votre père canonisé a donné pendant toute sa vie un si éclatant exemple. Voilà mes titres, cher Frank, et voici ce que j’en fais. Au feu baptême et mariage, et le marquisat, et l’auguste seing dont votre prédécesseur a daigné honorer notre famille! — Et comme Esmond parlait, il jeta les papiers dans le brasier; puis, continuant : — Vous voudrez bien, sire, vous rappeler que notre famille s’est ruinée par sa fidélité pour la vôtre, que mon grand-père a dépensé son domaine et donné son sang et le sang de son fils pour votre service, que le grand-père de mon cher lord (car vous êtes lord maintenant, Frank, par droit et par titre aussi) est mort pour la même cause, que ma pauvre parente, la seconde femme de mon père, après avoir sacrifié son honneur à votre race perverse et parjure, a envoyé toute sa fortune au roi et obtenu en retour ce précieux titre que voilà en cendres et cet inestimable bout de ruban bleu. Je le mets à vos pieds et je marche dessus; je tire cette épée, et je la brise, et je vous renie. Et si vous aviez achevé l’outrage que vous méditiez contre nous, par le ciel, je l’aurais passée dans votre cœur, et je ne vous aurais pas plus pardonné que votre père n’a pardonné à Monmouth. »


Deux pages après, il parle ainsi de son mariage avec lady Castlewood : « Ce bonheur ne peut être écrit avec des paroles. Il est de sa nature sacré et secret. On ne peut en parler, si pleine que soit la reconnaissance, excepté à Dieu, et à un seul cœur, — à la chère créature, à la plus fidèle, à la plus tendre, à la plus pure des femmes qui ait été accordée à un homme. Et quand je pense à l’immense félicité qui m’était réservée, à la profondeur et à l’intensité de cet amour qui m’a été prodigué pendant tant d’années, j’avoue que je ressens un transport d’étonnement et de gratitude pour une telle faveur. — Oui, et je suis reconnaissant d’avoir reçu un cœur capable de connaître et d’apprécier la beauté et la gloire immense du don que Dieu m’a fait. Sûrement l’amour vincit omnia; il est à cent mille lieues au-dessus de toute ambition, plus précieux que la richesse, plus noble que la gloire. Celui qui l’ignore ignore la vie; celui qui n’en a pas joui n’a pas senti la plus haute faculté de l’âme. En écrivant le nom de ma femme, j’écris l’achèvement de toute espérance et le comble de tout bonheur. Avoir possédé un tel amour est la bénédiction unique. Auprès d’elle toute joie terrestre est nulle. Penser à elle, c’est louer Dieu. »

Un caractère capable de tels contrastes est une grande œuvre; on se souvient que Thackeray n’en a point fait d’autre; on regrette que les intentions morales aient détourné du but ces belles facultés littéraires, et l’on déplore que la satire ait enlevé à l’art un pareil talent.

Qui est-il, et que vaut cette littérature dont il est un des princes? Au fond, comme toute littérature, elle est une définition de l’homme, et pour la juger il faut la comparer à l’homme. Nous le pouvons en ce moment; nous venons d’étudier un esprit, Thackeray lui-même; nous connaissons ses facultés, leur liaison, leurs suites, leur degré; nous avons sous les yeux un exemplaire de la nature humaine. Nous avons le droit de juger de la copie par l’exemplaire et de contrôler la définition que ses romans rédigent par la définition que son caractère fournit.

Les deux définitions sont contraires, et son portrait est la critique de son talent. On a vu que les mêmes facultés produisent chez lui le beau et le laid, la force et la faiblesse, le succès et la défaite; que la réflexion morale, après l’avoir muni de toutes les puissances satiriques, le rabaisse dans l’art; qu’après avoir répandu sur ses romans contemporains une teinte de vulgarité et de fausseté, elle relève son roman historique jusqu’au niveau des plus belles œuvres; que la même constitution d’esprit lui enseigne le style sarcastique et violent avec le style tempéré et simple, l’acharnement et l’âpreté de la haine avec les effusions et les délicatesses de l’amour. Le mal et le bien, le beau et le laid, le rebutant et l’agréable, ne sont donc en lui que des effets lointains, d’importance médiocre, nés par la rencontre de circonstances changeantes, qualités dérivées et fortuites, non essentielles et primitives, formes diverses que des rives diverses peignent dans le même courant. Il en est ainsi pour les autres hommes. Ni leurs vices ni leurs vertus ne sont leur nature ; ce n’est point les connaître que les louer ou les blâmer ; ni l’approbation ni la désapprobation ne les définissent ; les noms de bon et de mauvais ne nous disent rien de ce qu’ils sont. Mettez Cartouche dans une cour italienne du XVe siècle ; il sera un grand homme d’état. Transportez ce noble, ladre et d’esprit étroit, dans une boutique ; ce sera un marchand exemplaire. Cet homme public, de probité inflexible, est dans son salon un vaniteux insupportable. Ce père de famille si humain est un politique imbécile. Changez une vertu de milieu, elle devient un vice ; changez un vice de milieu, il devient une vertu. Regardez la même qualité par deux endroits ; d’un côté elle est un défaut, de l’autre elle est un mérite. L’essence de l’homme se trouve cachée bien loin au-dessous de ces étiquettes morales : elles ne désignent que l’effet utile ou nuisible de notre constitution intérieure ; elles ne révèlent pas notre constitution intérieure. Elles sont des lanternes de sûreté ou d’annonce appliquées sur notre nom pour engager le passant à s’écarter ou à s’approcher de nous ; elles ne sont point la carte explicative de notre être. Notre véritable essence consiste dans les causes de nos qualités bonnes ou mauvaises, et ces causes se trouvent dans le tempérament, dans l’espèce et le degré d’imagination, dans la quantité et la vélocité de l’attention, dans la grandeur et la direction des passions primitives. Un caractère est une force comme la pesanteur ou la vapeur d’eau, capable par accident d’effets pernicieux ou profitables, mais dont la nature est indépendante de ces effets pernicieux ou profitables, et qu’on doit définir autrement que par la quantité des poids qu’il soulève ou par la valeur des dégâts qu’il cause. C’est donc méconnaître l’homme que de le réduire, comme fait Thackeray et comme fait la littérature anglaise, à un assemblage de vertus ou de vices ; c’est n’apercevoir de lui que la surface extérieure et sociale ; c’est négliger le fond intime et naturel. Vous trouverez le même défaut dans leur critique, toujours morale, jamais psychologique, occupée à mesurer exactement le degré d’honnêteté des hommes, n’apercevant point le mécanisme de nos sentimens et de nos facultés ; vous trouverez le même défaut dans leur religion et dans leur philosophie, et si vous remontez à la source, selon la règle qui fait dériver les vices des vertus et les vertus des vices, vous verrez toutes ces faiblesses dériver de leur sévérité morale, de leur supériorité pratique et de leur génie social.


H. TAINE.

  1. Voyez l’étude sur Dickens dans la Revue des Deux Monde, 1er février 1856.
  2. Voyez Vanity Fair. La Revue a donné une reproduction de ce roman dans ses livraisons du 15 février et du 1er mars 1849.
  3. « Their usual english expression of intense gloom, and subdued agony. » (Thackeray, the Book of Snobs.)
  4. Dans la Revue d’Edimbourg.
  5. Rôle d’Amelia dans Vanity Fair. — Rôle du colonel Newcome. The Newcomes.
  6. Snob, mot d’argot intraduisible, désignant un homme « qui admire bassement des choses basses. »
  7. « L’esprit et le génie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur en abordant en Angleterre. » (Stendhal.)
  8. Pendennis, t. III, page 111.
  9. Voyez, par exemple, dans The Great Hoggarty Diamond, 121, la mort du petit enfant. — dans le Livre des Snobs, voyez la dernière ligne : Fun is good, truth is still better, and love lest of all.
  10. Refusé un duel.
  11. Ce sont ses propres paroles. (Préface de Vanity Fair.)
  12. Il l’a.