Wolfgang Goethe/03

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GŒTHE.

SA VIE, SA CORRESPONDANCE.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

Tout, chez Goethe, semble concourir à l’harmonie. La science aide la poésie et la poésie aide la science ; le naturalisme alimente l’inspiration et la féconde, et de son côté l’inspiration illumine le naturalisme : de là Faust, la Théorie des couleurs, la Métamorphose des plantes, et tant d’autres livres que ni Spinoza, ni Schiller, ne pouvaient écrire, splendides hypothèses échappées du chaos sur les ailes d’or de l’imagination. La poésie de Goethe est la fleur magique épanouie sur l’arbre de science. C’est grâce à ces tendances de son génie, à ce double instinct essentiel, qu’il embrasse du même coup et dans leur ensemble le sujet et l’objet, le monde extérieur et le monde intérieur. Telle est sa facilité de percevoir et de formuler, que chaque vision qu’il a s’incarne aussitôt et devient une image, et qu’à peine évoquée, chaque image se confond pour lui dans la nature. Quelque influence que l’art exerce sur son esprit, le sentiment de la nature le possède à un plus haut degré. Toutes ses études, toutes ses réflexions, toutes ses recherches ont la nature pour objet ; jour et nuit il la contemple, il en est jaloux, il l’aime jusqu’à la magie ; on dirait un amant qui magnétise sa maîtresse pour surprendre, dans l’ivresse du sommeil, les mots qu’elle refuse de laisser échapper dans la plénitude de la raison. La vie intérieure surtout le frappe, il porte le flambeau de son intelligence dans les abîmes les plus inexplorés, et s’entoure des forces mystérieuses qu’il conjure, non comme l’alchimiste avare pour connaître la recette de l’or, mais dans un but plus noble et plus beau, le seul qui soit digne de sa vocation et de notre temps : celui d’agrandir le domaine de la pensée. Aussi je n’hésite pas à le proclamer, le sentiment qui domine cette grande ame, sa passion la plus vraie, sinon l’unique, c’est l’amour de la nature ; l’amour de l’art ne vient qu’après. Voici, du reste, un fragment qui en dira plus là-dessus que tous les commentaires ; je le tire d’une lettre que Goethe écrivait de Rome à la grande-duchesse Louise de Weimar.

« Le moindre produit de la nature a le cercle de ses perfections en soi. Pourvu que j’aie des yeux pour voir, je puis découvrir les rapports, et me convaincre qu’au dedans d’un petit cercle, toute une existence véritable est renfermée. Une œuvre d’art, au contraire, a sa perfection hors de soi ; la meilleure partie repose dans l’idée de l’artiste, idée qu’il n’atteint que rarement ou, pour mieux dire, jamais ; le reste, dans certaines lois reconnues qui dérivent de la nature, de l’art et du métier, mais qui sont toujours moins faciles à comprendre et à déchiffrer que les lois de la vivante nature. Dans les œuvres d’art, il y a beaucoup de tradition. Les œuvres de la nature sont toujours comme une parole de Dieu fraîchement exprimée. »

Le génie de Goethe rayonne donc à la fois sur la vie de la nature et sur la vie de l’ame : il prend ici les parfums, les vapeurs, les cent mystères qui se dégagent à tout moment des entrailles de la terre ou des brouillards de l’air ; là, les passions, la force, la réalité humaine. La science elle-même, grâce à des secrets dont lui seul connaît l’usage, trouve en ses mains l’indépendance et la pleine liberté de l’art. Il tient du ciel le don de s’élever en un clin d’œil du particulier au général, de renouer ce qui semblait séparé, de donner à chaque apparition irrégulière sa forme légitime. Aussi ses heures d’études sont fécondes, on dirait que la nature ne sait pas résister à ses souveraines investigations. « Je laisse, disait-il un jour, je laisse les objets agir paisiblement sur moi ; ensuite j’observe cette action et m’empresse de la rendre avec fidélité. Voilà tout le secret de ce que les hommes sont convenus d’appeler le don du génie. » Excellente recette, en effet ! mais n’admirez-vous pas avec quelle bonhomie, voisine du persifflage, Goethe la donne ? Voilà tout son procédé, libre qui veut de s’en servir ; il aspire, il respire ; quant au travail intérieur, il s’accomplit sans gêne, sans effort, presqu’à son insu ; demandez à l’eau des fleuves pourquoi elle est bleue ou verte, et comment elle fait pour se teindre d’azur ou de pourpre, et l’eau des fleuves vous répondra : Je passe sous le firmament, voilà tout.

L’activité de cet homme embrasse toutes les directions de la science humaine. Il mène de front l’astronomie, la minéralogie, l’histoire naturelle, la poésie, la critique et le droit. Pas un instant, dans cette vie, qui ne soit donné à la pensée. Goethe tient son cerveau comme on ferait d’un palais de marbre ; il veille à ce que l’air circule, la lumière se répande, et, si le moindre échec survient, il le répare de façon que jamais la ruine n’arrive. Aux heures de loisir, la fantaisie se marie dans son cerveau à la science : hyménée sublime d’où naissent, comme autant d’Euphorions merveilleux, toutes ces hypothèses dont il sème les champs ténébreux de la métaphysique. Tantôt vous le trouvez occupé d’un granit antédiluvien, tantôt d’une monnaie antique, et cherchant dans les traits de quelque grand personnage historique le secret de ses actes. Il observe, il contemple, il s’étudie à surprendre la nature sur le fait, et le moindre objet lui devient, en ce sens, d’un prix inestimable.

Quiconque désirait se faire bien venir de Goethe n’avait qu’à lui rapporter de ses voyages quelque morceau curieux d’histoire naturelle. La mâchoire d’un ours marin ou d’un castor, la dent d’un lion, la corne roulée en spirale d’un chamois ou d’un bouc, toute chose qui s’éloignait, ne fût-ce qu’en partie, de la classification actuelle, suffisait pour le rendre heureux et le tenir des semaines entières en contemplation, en émoi. C’était alors comme s’il eût reçu la lettre d’un ami retenu dans quelque contrée lointaine, et dans la joie de son cœur il faisait part à tous de cette lettre dont il comprenait le sens mystérieux. « Il arrive souvent, disait-il un jour en pareille occasion, que la nature nous raconte certains de ses secrets contre son gré ; toute chose est écrite quelque part, il s’agit seulement de la trouver ; par malheur nous la cherchons souvent où elle n’est pas. De là l’obscurité sibillyne, les ténèbres, l’incohérence de notre contemplation de la nature. La nature est un livre qui contient des révélations prodigieuses, immenses, mais dont les feuillets sont dispersés dans Jupiter, Uranus et les autres planètes. »

Le temps était pour lui le plus précieux élément ; il le réglait avec méthode, et savait l’employer comme personne au monde. Dans les mille détails dont il se préoccupait sans cesse, jamais il ne perdait, pour un instant, le fil de la spéculation philosophique ou de l’œuvre poétique en travail. — Un jour, pendant qu’un souverain d’Allemagne lui rendait visite, il trouva moyen de se dérober quelques minutes au royal entretien et d’aller dans son cabinet tracer à la hâte sur le papier une idée qui lui était venue tout à coup pour son Faust.

« Le jour est infiniment long, disait-il ; seulement on ne sait ni l’apprécier, ni le mettre à profit. » On ne peut se faire une idée de l’amour inoui qu’il avait pour l’ordre et la régularité ponctuelle en toute chose ; c’était presque une manie. Non content de classer chaque mois en d’épais volumes, et selon la date, d’une part, toutes les lettres qu’il recevait, de l’autre, les brouillons ou les copies de celles qu’il écrivait, il tenait encore des tablettes périodiques où se trouvaient mentionnés, jour par jour, heure par heure, ses études, ses progrès, ses relations personnelles, et dont il faisait, au bout de l’an, une sorte de résumé synthétique[2]. Cet esprit méthodique s’étendait jusqu’aux plus petits détails. La moindre lettre d’invitation devait être écrite nettement, pliée et scellée avec le plus grand soin. Toute absence de symétrie, une tache, une ligne de travers, lui était insupportable. Il suffisait d’un cadre de mauvais goût ou d’un simple pli dans la marge, pour corrompre les jouissances qu’il pouvait avoir en face de la plus belle gravure ; car il fallait que tout ce qui l’entourait ou qui sortait de lui fût et se maintînt à l’unisson avec la clarté sereine de sa vue extérieure, et rien ne devait troubler l’harmonie de ses impressions.

La seule distraction qu’il se donne consiste à changer d’activité ; et lorsqu’on lit les tablettes qu’il dictait chaque jour, lorsqu’on le voit encore, dans la vieillesse la plus avancée, levé dès l’aube, ne jamais s’interrompre, poursuivre en paix la série de ses occupations quotidiennes, passer des travaux littéraires à la correspondance, de la correspondance à l’expédition des affaires courantes, se rendre compte des produits et des œuvres d’art, lire tout ce qui s’écrit en Europe, on a peine à comprendre comment, dans une journée si pleine et si complète, il trouve encore quelques instans à donner à ses amis, aux étrangers qui le visitent. À la vérité, quelquefois, n’y pouvant plus suffire, il prend le parti de s’enfermer, de vivre en reclus ; mais sa résolution ne dure guère, et bientôt il sent de nouveau le besoin de se trouver en contact avec le monde, de savoir quels sont, de près ou de loin, les intérêts du jour, de ne pas devenir enfin, comme il le dit lui-même, une momie vivante. « Parle-moi du passé et du présent, parle-moi surtout du moment actuel, écrit-il à Zelter ; car, bien que je lève mes ponts-levis et continue à me fortifier, on n’en doit pas moins veiller pour moi sur ce qui se passe au dehors. »

Il appartenait tout entier au sujet qui l’occupait, s’identifiait avec lui, et savait, lorsqu’il s’imposait quelque grande tâche, éloigner de son chemin toute idée étrangère. « Dans les mille choses qui m’intéressent, dit-il, il y en a toujours une qui se constitue au centre, en planète souveraine ; dès-lors tout le reste gravite à l’entour jusqu’à ce qu’il arrive à ceci ou à cela de se faire centre de même. » Cependant cette concentration momentanée ne lui réussissait pas toujours ; alors il avait recours aux moyens extrêmes, rompait violemment avec le monde, et s’interdisait toute communication au dehors ; puis, lorsqu’il s’était délivré, dans la retraite, de ces torrens d’idées qui grondaient en lui, on le voyait reparaître. Libre, heureux, accessible à tous les intérêts du jour, il renouait le fil des relations agréables, et se baignait dans le frais élément d’une existence élargie par son activité, jusqu’à ce que, le moment venu de quelque autre métamorphose intérieure, il se retirât de nouveau dans son cloître. C’est ainsi qu’il s’enferme six mois, cherchant comme Paracelse dans des études mystérieuses la solution du grand problème ; la vérité qu’il entrevoit, il la garde en lui-même, et s’efforce de trouver, par des expériences sans nombre, le moyen de la révéler au monde. Sa grande étude, le mobile et le but de ses spéculations expérimentales, c’est, je le répète, la science de la nature. Il y a de l’alchimiste dans Goethe. Au XXe siècle, il n’eût pas écrit Faust, il l’eût été. Je ne prétends pas dire que Goethe demeure indifférent à sa gloire poétique ; mais un fait certain, c’est qu’il ressent plus d’orgueil d’une théorie que d’un poème, d’une chose découverte que d’une chose imaginée. Et qu’on ne pense pas qu’il joue ici la comédie, et cherche, comme lord Byron, à se divertir des hommes en affectant de trouver le signe de sa force partout ailleurs que là où Dieu l’a mis. Cette prétention chez Goethe est sincère, honnête, et se fonde après tout sur des motifs incontestables, mais dont l’immensité de sa gloire littéraire a rendu la légitimité moins apparente. Qu’on se l’explique ou non, là est la grande affaire de son amour-propre : il demande si Cuvier est content avant de s’informer s’il a satisfait Schiller ; dans les dernières années de sa vie, rien ne lui réjouit l’ame comme de voir la Théorie des couleurs grandir avec le temps dans l’opinion, et gagner peu à peu d’importans suffrages à l’étranger. Aucune distraction, ni les charmes de la plus agréable compagnie, ni les plus vives jouissances que l’art procure, ne sauraient le détourner de sa contemplation. Ainsi nous le voyons, en Sicile, poursuivre parmi les ruines d’Agrigente son idée sur la métamorphose des plantes ; à Breslaw, étudier l’anatomie comparée au sein du menaçant appareil de la guerre ; en Champagne, au milieu des dangers et de l’épouvante, comme devant Mayence sous la foudre du siége, s’occuper de phénomènes chromatiques, oubliant dans le Traité de physique de Fischer tous les fléaux du moment[3].

On a beaucoup reproché à Goethe le peu de part active qu’il a prise aux affaires politiques de l’Allemagne, et l’attitude réservée où il s’est toujours tenu vis-à-vis des évènemens lui a valu, de son vivant, d’amères récriminations qui, sitôt après sa mort, n’ont pas manqué de tourner à l’invective. Franchement, que pouvait-il faire ? Ministre du grand-duc Charles-Auguste, admis dans son conseil privé, voulait-on qu’il ouvrît les états de Weimar aux idées alors envahissantes et se mît à la tête d’une sorte de république-modèle à l’usage de la jeune Allemagne ? C’eût été là, pour le grand poète, une glorieuse tentative, et dont riraient bien aujourd’hui ceux qui lui reprochent son indifférence avec le plus d’amertume ! Avant tout, il faut considérer les forces dont on dispose et proportionner son activité à la mesure du cercle où elle se développe. Permis à quelques esprits faux et turbulens de croire qu’on se passe de l’occasion et qu’il suffit pour changer le monde d’une volonté énergique : le génie, lui, a ses raisons pour agir autrement ; n’est pas révolutionnaire qui veut. D’ailleurs la position de Goethe à Weimar n’a rien de politique. Le grand-duc Charles-Auguste reconnaît l’éminence du génie et la consacre par les honneurs ; mais cette investiture n’a rien d’officiel vis-à-vis de la politique européenne. Goethe est ministre de l’art, ministre de la science à Weimar ; il gouverne l’institut, la bibliothèque, le jardin botanique et les musées[4] ; mais son activité ne s’étend pas au-delà. Quand Goethe veut parler à l’Europe, ce n’est point par des notes diplomatiques qu’il le fait, mais par des chefs-d’œuvre de toute espèce. D’après cela on peut concevoir sans peine le soin qu’il met à tenir, loin de tous les bruits du jour, l’élément sacré de sa pensée, comme à ne jamais descendre dans l’arène de la discussion du moment. Rien ne lui va moins que cette activité politique qui s’accommode mal avec le calme olympien de son esprit et dont son œil n’entrevoit pas les fins. Au point de vue où il s’est placé, l’histoire lui apparaît comme une lutte incessante de nos passions et de nos folies avec les intérêts généreux de la civilisation. Aussi les sympathies secrètes de son cœur sont pour l’autorité. Goethe aime surtout l’ordre dans la force ; quoi qu’on puisse dire, le génie est absolu, la division et le partage lui répugnent.

En ce sens, Goethe regardait l’ordre et la légalité comme les bases de la vie sociale. Et là seulement où le développement intellectuel et moral se trouvait arrêté dans ses progrès, où l’exploitation légitime des forces de la nature ne pouvait aboutir, où les plus nobles biens de l’existence étaient soumis au jeu des passions déchaînées, à la domination de la force brutale, là seulement était pour lui la vraie tyrannie, le despotisme insupportable. Jamais il ne s’écartait de ces principes qu’il servait de sa parole et de sa plume, dévoilant, dans leur misère et leur néant, le faux, le vulgaire et l’absurde, s’alliant aux esprits élevés et droits, proclamant sans cesse et partout cette liberté de la pensée et de la volonté intelligente, qui sont les plus nobles droits de l’humanité. Du reste, ses observations sur la politique ne se produisent jamais dans ses œuvres que sous une forme mystérieuse et symbolique ; il n’y a guère que dans Wilhelm Meister et les Aphorismes poétiques, qu’on les trouve exposées clairement, et mises en lumière ; encore fait-il ses réserves et se garde-t-il bien de les vouloir donner pour une recette universelle. L’attitude que Goethe prend vis-à-vis des évènemens est toujours imposante et froide. Il envisage la politique du point de vue de l’histoire, bien plus que de la polémique. Allemand de Francfort, la vieille ville impériale, ami intime de Charles-Auguste, à ses yeux le gouvernement est une harmonie qui résulte des droits du souverain et des devoirs du peuple, menés avec intelligence et dignement compris. Quant à l’intervention de la force, il en a horreur presque à l’égal du radotage passionné des partis ; l’une trouble le calme de l’existence, l’autre en abolit le sérieux. Rien ne l’afflige et ne le désespère comme de voir l’esprit d’inconstance et de frivolité toucher aux choses grandes, importantes, fécondes. On sait de quelle manière il reçut Mme de Staël, qui, après lui avoir annoncé la trahison de Moreau, lui demandait de changer de sujet et de passer à de plus agréables entretiens. « Vous autres jeunes gens, disait-il, vous vous remettez vite, lorsque par hasard une explosion tragique vous frappe momentanément ; mais nous, vieillards, nous avons toute raison de nous garder de ces impressions qui nous affectent puissamment et ne font qu’interrompre sans profit une activité conséquente. » Dans une autre circonstance, il écrit à un de ses jeunes amis : « Peu importe le cercle dans lequel un homme noble agit, s’il le connaît exactement, et s’il le sait remplir. De ce que l’homme ne peut agir, il ne faut pas qu’il se tourmente et cherche une prétendue action au-delà du centre où Dieu et la nature l’ont placé. Toute précipitation est funeste : je ne sache pas qu’on ait jamais trouvé de grands avantages à franchir les degrés moyens, et cependant aujourd’hui tout est précipitation ; on ne voit que gens disposés à n’agir que par soubresauts. Faites le bien à votre place, sans vous inquiéter de la confusion qui, près ou loin, perd le temps de la plus déplorable manière ; bientôt les indifférens se rallieront à vous, et la confiance et les lumières, s’étendant à mesure, vous formeront d’elles-mêmes un cercle qui grandira toujours. »

Et quelle statistique de l’intelligence pourrait énumérer les cercles infinis que Goethe a tracés de la sorte pendant le cours de son infatigable existence. Autour de lui tout s’anime, prend vie, et s’habitue à l’activité saine. Il éveille l’émulation, maintient chacun dans sa sphère, et proclame jusqu’à la fin, par son exemple, la souveraineté de l’ordre, de la fermeté, de la persévérance. « Il n’y a que deux routes pour atteindre un but important et faire de grandes choses, disait-il souvent : la force et la persévérance. La force ne tombe guère en partage qu’à quelques privilégiés ; mais la persévérance austère, âpre, continue, peut être mise en œuvre par le plus petit et manque rarement son but, car sa puissance silencieuse grandit irrésistiblement avec le temps. »

Sitôt que les évènemens lui permettent de reprendre le libre cours de ses études, il se rend à Iéna, renoue amitié avec les professeurs de l’université, fonde des musées, rassemble des collections de toute espèce, donne au jardin botanique une étendue plus vaste et des richesses plus grandes, et, par les froids rigoureux de l’hiver, on le voit tous les jours assister de grand matin au cours d’anatomie du docteur Loder. C’est là qu’il rencontre Schiller pour la première fois ; là, dans une salle d’étude, au milieu de toute une jeunesse active et laborieuse, ces deux représentans augustes de la pensée humaine se donnent pour la première fois la main. Iéna réunissait alors, entre autres personnages d’importance, Wilhelm et Alexandre de Humboldt ; la sympathie, le désir insatiable d’approfondir et de connaître les intérêts sacrés de l’intelligence, tout les porte à se lier avec Goethe et Schiller, qui, à leur tour, trouvent joie et profit dans le libre commerce d’idées qui s’établit aussitôt entre eux et les deux nobles frères. On n’ignore pas ce que la science doit à cette association harmonieuse, où, chacun renchérissant sur l’idée de l’autre, les découvertes comme les succès, tout était commun.

Goethe dirige aussi le théâtre à Weimar, et la plus glorieuse récompense de ses peines sans nombre et des sacrifices de son temps, il la trouve dans la vive sympathie et les actions de grâces de Schiller qui le supplie de présider aux répétitions de ses chefs-d’œuvre, et ne parle qu’avec enthousiasme des comédiens que Goethe forme, les seuls, dit Schiller, qui sachent donner la vie à ses créations dramatiques. Poètes et comédiens, tous s’empressent, tous marchent au but de concert : les uns imaginent des chefs-d’œuvre, les autres s’en pénètrent et travaillent à les exprimer dignement. On ne s’épargne ni les soins, ni les fatigues ; le grand-duc Charles-Auguste assiste aux répétitions, il donne son avis. On discute chaque caractère, on le développe, et quand tous sont d’accord, Charles-Auguste, Goethe et Schiller, l’œuvre se produit dans son harmonie. Là aussi la personnalité imposante de Goethe devait se faire jour ; le prestige souverain qui l’environne agit sur ces jeunes comédiens. Rigoureux dans ses instructions, d’une persévérance inexorable dans tout ce qu’il arrête, il tient compte du moindre succès, découvre les forces latentes, les évoque, et dans un cercle étroit, avec les moyens bornés dont il dispose, accomplit souvent des prodiges. Chacun se sent plus fort et plus puissant à la place où Goethe l’a mis, et son suffrage imprime à toute une existence le sceau de la consécration. Il faut avoir entendu certains vétérans du grand siècle de la littérature allemande faire l’histoire de ce mouvement auquel Goethe et Schiller prirent ensemble une part si vive, raconter, les yeux baignés de larmes, les moindres traits de leur existence, parler enfin de ces héros, comme nos vieux soldats parlent de l’empereur, pour se faire une idée de l’attachement inviolable et de l’enthousiasme ardent que savaient inspirer ces maîtres de l’art.

On connaît l’amitié constante qui, depuis la rencontre d’Iéna, unit Goethe et Schiller. Ce qui fait la force de cette amitié, c’est l’égalité. En France malheureusement, nous ne comprenons guère ce mot, lorsqu’il s’agit d’amitiés littéraires du moins. On ne recherche, on ne loue, on n’admire que ce qui se passe au-dessous de soi ; ce qui se passe à côté, on n’a garde de s’en informer. Les deux chefs de la poésie en Allemagne ne traitent point les choses de cette façon. Goethe et Schiller se sont mesurés dès longtemps. Dans l’amitié qui les rassemble, c’est génie pour génie, ils le savent. Aussi leur existence, au lieu de se consumer en de misérables inquiétudes, s’écoule libre et calme. Entre eux tout est commun, les projets, les idées, les plans ; ils se tiennent au courant de leurs mutuelles entreprises ; ce qui ne sourit pas à l’un convient à l’autre, qui s’empare du sujet et le traite à sa manière[5]. Ainsi, chacun élève de son côté le monument de son œuvre, Schiller avec l’aide de Goethe, Goethe avec l’aide de Schiller.

Du reste, les mêmes différences qui existent entre les deux génies se retrouvent dans les personnes. La tendance idéaliste de Schiller a peut-être sa source dans une mélancolie douloureuse, dans un fonds de tristesse et d’amertume qu’avaient dû laisser en son ame les cruelles épreuves de sa jeunesse. On le sait, à son entrée dans la carrière, Schiller ne rencontra que les souffrances et la misère. En 1801 encore, il n’aurait pu passer l’hiver à Weimar, où l’appelait le soin de sa santé délabrée, sans un secours que Goethe obtint pour lui du grand-duc. Voici ce que dit Goethe à ce sujet dans la dédicace de sa correspondance au roi de Bavière, en parlant de Schiller : « On a pris soin de son existence, on a éloigné de lui les nécessités domestiques, élargi le cercle de ses relations, et lui-même on l’a transporté dans un élément plus sain. »

Goethe, lui, fut toujours placé dans d’autres conditions, personne ne l’ignore. On a beau jeu, dira-t-on, à venir parler de la force d’ame et de l’énergie d’un homme que sa naissance et la faveur des grands mettent dès ses premiers pas au-dessus des nécessités de l’existence. Cependant il suffit d’envisager l’attitude ferme et décidée que Goethe conserva toujours vis-à-vis de l’adversité qu’il devait rencontrer lui-même, lui si heureux, plus d’une fois sur son chemin, pour bien voir que la force de son caractère eût dominé les circonstances par lesquelles Schiller se laissa si cruellement abattre. Goethe, dans la vie réelle comme dans la vie idéale, demeure toujours maître de lui-même ; les circonstances ne peuvent rien sur sa conduite, rien sur son inspiration ; il s’élève au-dessus d’elles, il les domine et les foule aux pieds dans la plénitude de sa force et de sa conscience personnelle. C’est dans sa correspondance qu’il faut chercher les traits qui le caractérisent. Le 5 mars 1759, Schiller répond à Goethe, qui se plaignait à lui de ne pouvoir trouver l’activité vers laquelle il aspire : « Je ne comprends pas comment votre activité peut demeurer un instant suspendue, vous qui avez le cerveau plein de tant d’idées, de tant de formes, qu’il suffit du plus simple entretien pour les évoquer. Un seul de vos projets, de vos plans, tiendrait en éveil la moitié de toute autre existence. Mais ici encore votre réalisme se manifeste ; car, tandis que nous tous nous portons les idées avec nous et trouvons déjà en elles une activité, vous, Goethe, vous n’êtes content qu’après leur avoir donné l’existence. » Où trouver une expression plus juste pour déterminer les différences qui existent entre ces deux génies ? Chez Schiller, l’idéalisme est à demeure, les idées débordent même au sein de l’activité la plus vive ; pour Goethe, au contraire, elles n’ont de valeur qu’à la condition d’avoir l’existence et la réalité. Cet amour de la plastique, qui se révèle incessamment dans son œuvre, le poursuit partout dans la vie ; toute chose, autour de lui, doit avoir la forme et le contour ; il aime l’activité pratique et la recherche ; il construit, il ordonne, il gouverne dans son centre ; il était né pour l’empire.

Comme on pense, cette activité ne le satisfait pas toujours ; quelquefois le résultat qu’il attendait lui manque ; alors il se décourage pour un moment. C’est ainsi qu’au mois de mars de la même année il écrit à Schiller, de retour dans sa paisible retraite d’Iéna : « Je vous porte envie à vous, qui vous tenez dans votre cercle, et par là marchez en avant avec plus de sûreté. Dans ma position, avancer est un fait très problématique. Le soir, je sais qu’il est arrivé quelque chose qui sans moi ne serait pas arrivé peut-être, ou du moins serait arrivé tout autrement. » Il obéit à l’ascendant impérieux qui l’entraîne, mais non sans reconnaître qu’il subit pour sa part la loi commune, non sans se dire tout bas que là aussi comme partout le côté humain, l’imperfection (das Unvolkommene), se fait sentir. « Les relations au dehors font notre existence et en même temps la dévastent ; et cependant il faut voir à se tirer d’affaire, car, d’un autre côté, je ne pense pas qu’il soit bien salutaire de s’isoler complètement, comme Wieland. » Et quelques années plus tard, en juillet 1799, las des théâtres de société, des poésies d’amateurs et de toutes les importunités d’un dilettantisme qui ne manque jamais de s’adresser à lui comme à l’arbitre suprême dans Weimar, il écrit dans une boutade misanthropique : « Plus je vais et plus je me fortifie dans la résolution de ne tourner désormais mon esprit que vers l’œuvre, quelle qu’elle soit, vers l’accomplissement de l’œuvre, et de renoncer à toute communication théorique. Il faut que j’élève encore de quelques pieds les murs dont mon existence s’environne. » Après avoir lu le Droit naturel, de Fichte : « J’ai beau faire, écrit-il, je ne trouve dans les plus célèbres axiomes que l’expression d’une individualité, et ce que l’on adopte le plus généralement comme vrai ne me semble, le plus souvent, qu’un préjugé de la multitude, qui, subordonnée à certaines conditions de temps, peut être considérée aussi bien comme un individu. » Et dans le même sens à peu près, en juillet 1801 : « S’il faut vous parler d’un résultat que j’observe en moi, je vous dirai que, pour ce qui est des théories, je vois avec plaisir que j’en fais chaque jour plus pour moi et moins pour les autres. Les grandes énigmes de la vie ne sont guère pour les hommes que des sujets de raillerie ou d’épouvante, peu s’inquiètent d’en trouver le mot, et, à mon avis, tous ont raison, et je n’ai garde de vouloir abuser personne. » Quoi de plus simple qu’il reconnaisse la liberté chez les autres, lui qui prétend ne penser et n’agir que selon sa nature ? Il faut que chacun trouve son mot dans l’énigme de la vie ; que sert-il qu’un autre vous le dise ? Ou vous ne le comprenez pas, ou vous le comprenez à votre façon, et dès-lors vous attachez à ce mot un sens arbitraire.

Cet isolement impassible de Goethe, ce culte solitaire de l’individualité ne se montre pas seulement dans ses idées et ses points de vue, vous le trouverez partout dans la vie réelle. Goethe traite un peu Schiller comme Frédérique, son ami comme sa maîtresse. Il est vrai qu’on laisse aller plus facilement ses illusions en amitié qu’en amour. Et puis, Schiller avait-il des illusions sur l’amitié de Goethe ? Il est permis d’en douter. Cette nature si douce, éprouvée de bonne heure par la souffrance morale et les douleurs physiques, attendit-elle jamais des autres l’inépuisable dévouement dont elle était capable, et qui peut-être, aux yeux de Goethe, passait pour de la faiblesse ? Divine faiblesse, en tout cas, dont l’humanité tiendra compte au chantre immortel de Jeanne d’Arc et de Thécla. Avec Goethe, qui dit génie a tout dit. Schiller le savait pour l’avoir appris plus d’une fois à ses dépens. Aussi ne vous semble-t-il pas qu’il y a dans cet attachement qui persévère malgré les rudes conditions qu’on lui fait, dans cette fidélité quand même à Goethe, au génie, quelque chose de pur et d’attrayant qui sied à la nature héroïque et chevaleresque de l’auteur de Wallenstein ? L’amitié constante et dévouée de Schiller, ses nobles élans qu’il ne songe point à réprimer, sauvent ce qu’il pourrait y avoir d’odieux et de révoltant aux yeux des hommes dans cette réserve austère, dans cette froide personnalité qui n’abdique jamais. Vraiment, en pareille occasion on n’ose prononcer le mot d’égoïsme. Qui donc pourrait se plaindre de Goethe après Schiller ? « Je vous ménage une surprise qui vous touche de près, et qui, j’espère, vous réjouira fort, » écrit Schiller à Goethe ; et celui-ci lui répond avec une indifférence qui partout ailleurs serait le dernier terme de l’orgueil : « Je ne me fais pas une idée de ce qu’on peut appeler une surprise. — N’importe, la vôtre sera bien venue. Il n’est pas dans ma destinée de rencontrer jamais un bien imprévu, inoui, un bien que je ne me sois pas conquis encore. » Quel sentiment de sa personne ! quelle sécurité profonde ! Cependant, à tout prendre, Goethe n’exagère rien ; il écrit ces choses dans la conscience même de sa position et de son œuvre. Pendant que Iffland était à Weimar pour y donner des représentations, Schiller envoie à Goethe des poésies, le priant de lui dire ce qu’il en pense et s’il doit les insérer dans les Heures. Quelques jours après, Goethe lui répond : « Je vous renvoie vos poésies, que je n’ai pu lire ni seulement parcourir. Les préoccupations contraires où je me trouve m’en ont empêché. » Or, ces préoccupations, ce sont des fêtes, des spectacles à organiser. Vers la même époque, en avril 1798, Schiller, malade à Iéna, poursuit à travers les veilles cette vie de travail qui le consume, et Goethe, du sein des distractions de toute espèce qui l’environnent, lui écrit dans un mouvement de joie intérieure[6] : « J’ai bien fait de ne point tenir compte de l’opinion des autres et d’augmenter les prix du théâtre pendant les représentations d’Iffland ; la salle ne désemplit pas. » Vers la même année, Schiller travaille à son Wallenstein, qu’il destine à Schröder, et comme il attend, pour livrer son œuvre, que le célèbre tragédien arrive à Weimar, Goethe lui écrit à ce sujet : « Schröder s’est conduit avec nous comme une franche coquette ; il s’avance quand on ne le demande point, et dès qu’on veut mettre la main sur lui, il se retire. Pour moi, je ne lui tiens point rancune, car chaque métier a ses façons d’agir ; mais vous comprenez que maintenant je ne puis plus faire un pas. » En octobre 1799, lorsque Schiller, en proie aux plus vives inquiétudes, lui fait savoir la maladie de sa femme, Goethe lui répond de Weimar : « J’aurais été vous voir sur-le-champ, si je n’étais ici pressé de tous les côtés ; mais, en vérité, tant d’affaires me réclament à cette heure, que je me serais senti dans les angoisses auprès de vous, et cela pour ne vous être d’aucun secours. » Plus Goethe avance en âge, plus cette personnalité devient vive et frappante. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire sa correspondance avec Zelter pendant les années 1827 et 1828. Quels que soient ses rapports avec les autres, jamais il ne perd de vue ni sa personne, ni les conditions où il se trouve. En effet, si le dévouement à l’amitié, si l’abnégation complète est un digne et noble spectacle, le plus beau sans doute que l’humanité puisse donner, on ne peut nier qu’il se rencontre par momens des natures puissantes, énergiques. Napoléon et Goethe, par exemple, qui semblent n’être sur la terre que pour l’amour et le culte d’elles-mêmes, car ces sentimens, odieux et stériles partout ailleurs, fécondent ici de grandes choses.

Au reste, cette concentration que l’on reproche à de pareils caractères ne vient-elle pas souvent d’un certain mépris du monde et du public que laisse en eux l’expérience ? Chez Goethe, du moins, cela existe, et, si nous voulons citer, les exemples abondent. En 1799, lorsque les Propylées cessent de paraître faute d’articles, Goethe écrit à Schiller : « Les choses se passent en tout ceci fort naturellement, et je ne vois pas qu’il y ait tant lieu de s’étonner. On devrait pourtant bien apprendre à juger le tout (le public) que l’on ne connaît pas, d’après les parties intégrantes que l’on connaît. » Dans un autre endroit, à propos d’une copie du Camp de Wallenstein furtivement divulguée : « Dans ces temps glorieux où la raison déploie son glorieux régiment, il faut s’attendre chaque jour, et cela de la part des hommes les plus dignes, à quelque infamie ou à quelque absurdité. » Schiller aussi se laisse aller à ces accès d’amertume, mais seulement dans les derniers temps, et lorsque le poète aigri par la douleur, las de vivre, ne contemple plus le monde qu’à travers le voile affreux de la maladie. Comparez sa lettre sur Jean de Müller et son Histoire de Frédéric-le-Grand (février 1805) avec la lettre qu’il écrivait à Goethe sept ans plus tôt, en 1798, dans le calme et la liberté de son existence. « J’ai causé hier avec Schérer, et je me suis rappelé, dans cet entretien, une réflexion que vous avez faite sur lui l’an passé ; c’est une nature sans cœur et si glissante qu’on ne sait par où la prendre. Il faut voir de pareilles gens pour bien sentir que le cœur seul fait l’humanité dans l’homme. » Noble expression, expression vraie de l’ame de Schiller ! On ne peut se défendre d’aimer Schiller, les sympathies vont à lui ; Goethe ne commande que l’étonnement et l’admiration. Certaines natures, et Goethe est de ce nombre, ont eu en partage une telle valeur, une telle énergie, que tout autour d’elles leur semble médiocre, petit, indigne de leur être comparé. Il n’y a guère qu’un point de vue d’où elles vous paraissent égoïstes ; au fond elles ne le sont point, d’abord parce qu’elles ne l’ont pas voulu, ensuite parce qu’elles n’avaient rien à gagner à l’être. Leur force intérieure, ne trouvant point de contrepoids dans les forces qui les environnent, rapporte tout à elle. Ce n’est point là de l’égoïsme, mais quelque chose qui ressemble à la concentration en soi de la divinité. En face de pareils hommes, il faut fléchir le genou dans sa faiblesse, ou, si l’on veut leur tenir tête, se sentir opprimé tôt ou tard, à moins qu’on ne soit de leur taille. Dans le commerce si long qu’ils eurent ensemble, la personnalité de Goethe n’étonna point Schiller, peut-être ne s’en aperçut-il jamais, et c’est là le plus beau témoignage que l’auteur de Don Carlos et de Wallenstein ait donné à la postérité, de sa dignité intérieure et de son élévation.

Goethe ne trouva pas toujours tant de généreuse tolérance chez ses amis. Il y en eut que cet esprit de froide domination irrita, et qui, plus d’une fois, lui reprochèrent amèrement son égoïsme. Herder, Jacobi, Merk, avaient leurs jours de réaction et de colère, le bon Wieland lui-même finissait par être poussé à bout, mais tout cela ne devenait jamais bien sérieux, du moins en apparence ; on gardait ses petites rancunes, ses petites haines, mais on continuait toujours à se voir, à correspondre, à vivre dans le cercle dont Goethe s’était fait centre : l’attraction était irrésistible ; quelque dépit qu’on en pût avoir, il fallait y revenir. Un jour qu’il était question de cette indifférence suprême de Goethe, de ce caractère élevé au-dessus du jeu des passions et du monde, un homme dont les yeux flamboyaient sous son large front, prit la parole en s’écriant : « Reste à savoir si l’homme a le droit de s’élever dans cette région où toutes les souffrances vraies ou fausses, réelles ou simplement imaginées, deviennent égales pour lui, où il cesse sinon d’être artiste, du moins d’être homme ; où la lumière, bien qu’elle éclaire encore, ne féconde plus rien, et si cette maxime, une fois admise, n’entraîne pas la négation absolue du caractère humain. Nul ne songe à disputer aux dieux leur quiétude éternelle, ils peuvent regarder toute chose sur cette terre comme un jeu dont ils règlent les chances selon leurs desseins. Mais nous, hommes, et partant, sujets à toutes les nécessités humaines, il ne faut pas qu’on vienne nous amuser avec des poses théâtrales ; avant tout, conservons le sérieux, le sérieux sacré sans lequel tout art, quel qu’il soit, dégénère en une misérable parade. Comédie ! comédie ! Sophocle n’était cependant pas un comédien, Eschyle encore moins. Tout cela, ce sont des inventions de notre temps ; David chantait des hymnes avec plus de cœur que Pindare, et cependant David gouvernait son royaume. — Que gouvernez-vous donc, vous ? — Vous étudiez la nature dans tous ses phénomènes, depuis l’hysope jusqu’au cèdre du Liban. La nature ! vous l’absorbez même en vous, ainsi que cela vous plaît à dire ; à merveille ! Mais je voudrais bien ne pas vous voir, pour cela, me dérober le plus beau de tous ses phénomènes, l’homme dans sa grandeur naturelle et morale. »

Celui qui parlait ainsi, c’était Herder.

Ces tendances à la contemplation de soi-même, que Goethe ne prenait nul souci de dissimuler, révoltaient aussi Merk, un de ses amis d’enfance, qui lui disait un jour dans un de ses accès de colère : « Vois-tu, Goethe, quand je te compare à ce que tu aurais pu être et à ce que tu n’es pas, tout ce que tu as écrit me semble une misère ! » Merk passa six mois à Weimar, mais dans de telles dispositions, qu’il finit par ne plus voir Goethe. « Que diable a le Wolfgang ? s’écriait-il un matin en sortant de son humeur noire, d’où vient qu’il fait le plat courtisan et le valet de chambre ? Pourquoi se moquer des gens, ou ce qui est tout un, pour moi du moins, attirer sur soi leurs quolibets ? N’a-t-il donc rien de mieux à faire ? » Tout le caractère de Merk se révèle dans cette boutade. C’était un esprit bizarre, inquiet, sauvage, aimant le paradoxe, souvent triste et morne, parfois éclairé de lueurs splendides, mais qui passaient bientôt. La flamme intérieure qui le dévorait jeta quelques rares clartés, puis on le vit tout à coup tomber en cendres. Merk finit par le suicide.

Goethe, de son côté, sentait fort bien les défections de ses amis, défections que rien ne motivait à ses yeux. Quel que fût l’acte de révoltante personnalité auquel il se livrait, Goethe n’en mesurait pas la portée ; il obéissait à sa nature, et cela lui semblait si simple, que jamais l’idée ne lui vint qu’on put louer ou blâmer un pareil acte. Mais ses amis rêvaient en lui un autre Goethe, et s’exposaient par là à bien des déceptions que Schiller s’était épargnées dès le premier jour par son dévouement à toute épreuve et sans réserve. L’élu de la nature devait, à leur sens, porter dans tous ses actes le signe de son élection, ils pensaient ainsi renfermer Goethe dans un cercle, honorable, sans doute, mais étroit et borné, le cercle où leur affection avait été le trouver.

Quant au peu de sympathie que Herder et Goethe avaient au fond l’un pour l’autre, on en trouverait au besoin le secret dans la contradiction profonde de leurs opinions et de leurs vues en toutes choses. Jamais, en effet, deux natures plus opposées ne s’étaient rencontrées. Pour Herder, toute forme devient une idée, toute histoire même s’évapore en idées pour servir à la philosophie de l’histoire de l’humanité. Il détestait les livres, disait-on un jour : « Oui, répliqua Wieland qui l’aimait de cœur ; mais quels livres il écrivait ! » Pour Goethe, au contraire, toute idée se perd dans la forme. Goethe eût renoncé volontiers à la parole, qu’il trouvait si insuffisante, pour ne plus s’exprimer qu’en symboles, comme la nature. Il aime à jouer avec ses fantaisies, à faire passer son existence heureuse à travers toutes les formes de la vie. On conçoit, d’après cela, qu’il tombe en désaccord avec Herder, et s’emporte contre l’esprit dogmatique du philosophe qui veut à toute force faire entrer les sereines imaginations de l’art dans le cercle orageux de la politique et de la vie. Ce que Goethe trouve étroit et mesquin, Herder le proclame humainement sublime, et de son côté Goethe, dans la conscience de sa personnalité grandiose, refuse d’admettre cette idée universelle de Herder dont l’héroïsme, la vertu, l’inspiration poétique, l’esprit législatif, Coriolan, César, Justinien, Dante et Luther, ne sont que les rayonnemens divins. Herder était une nature élevée ; profondément pénétré de l’esprit de son temps qu’il devance, il l’exprime dans tous ses livres. Il rêvait une cité morale ; tout ce qu’il a trouvé de noble et de beau dans les pays et dans les siècles, il le porte avec lui comme un joyau mystérieux à mettre au front du genre humain déchu, de son humanité chérie, à laquelle il veut rendre les splendeurs de l’Éden. Herder n’entreprend rien, si ce n’est dans un but social, humain, et l’on ne peut se défendre d’un sentiment de vénération en face de son œuvre. — On voit que les tendances pratiques de Herder contrastaient trop franchement avec l’être de Goethe, sa manière d’envisager les hommes et les choses, pour qu’ils en vinssent jamais à s’entendre tous les deux. La position était délicate ; ils ne pouvaient demeurer indifférens l’un à l’autre, ils étaient trop grands pour se haïr. Une réserve polie, une convenance froide, parfois un peu d’ironie chez Herder, à laquelle Goethe répond par des avances (comme c’est l’usage d’un homme habile, et Goethe l’était), tels sont les seuls sentimens qui se manifestent dans leurs rapports, et qu’on trouve dans leur correspondance.

Cependant il convient de dire que Goethe ne fut pas toujours cet homme froid, impassible, réservé, que nous venons de voir ; Goethe eut, comme les autres, ses luttes intérieures, ses illusions, sa période de jeunesse, dont il faut tenir compte, quelque rapide qu’elle soit. Si nous possédions les fragmens du Tasse tels qu’il les avait déjà composés pour lui en 1777, peut-être saurions-nous quelque chose de ces incertitudes sur sa vocation, sur l’avenir de son existence, qui le consumaient aux premiers jours, quelque chose de ses amours et de ses sensations de vingt ans. Son voyage en Italie mit fin à cette activité dévorante et sans but ; là, sur cette terre de Virgile, de Raphaël et de Pétrarque, les vagues rumeurs de sa conscience s’apaisent au sein de la double harmonie de la nature et de l’art plastique ; là, pour la première fois, Goethe se sent sur le chemin de sa personnalité, de son être véritable. Les ennuis de sa vie première s’éloignent de jour en jour, repoussés par le flux des apparitions nouvelles qui l’absorbent vers un lointain où son ame ne les perçoit plus que comme des objets de sa contemplation poétique. Ce voyage en Italie opéra chez Goethe une transformation radicale ; c’est au point qu’à son retour ses amis ne le reconnaissent plus. Vainement on cherche en lui cette expansive activité qui lui gagnait les sympathies, ce sens du plaisir et du bien-vivre, ces fringantes allures de jeune homme que l’auteur de Werther affectait quand il entrait dans les salons de Weimar ou de Wiesbaden, la cravache à la main, sa polonaise verte boutonnée jusqu’en haut, et faisant sonner ses éperons. Il s’enferme en lui-même, il se montre partout grave et circonspect, et, tandis que chacun le trouve froid, égoïste, mystérieux, il se sent au fond plus riche et plus complet, il se sent Goethe. Il vient d’apaiser, dans la plénitude de la contemplation, le désir insatiable qui le dévorait ; le temps de la réflexion est venu, et désormais, au lieu des pures images de sa fantaisie, il ne voit plus que des idées d’ordre et d’harmonie qui, dans leurs rapports avec des individualités sans nombre, se rattachent au grand tout universel. Le voyage de Goethe en Italie est un fait trop important pour qu’on néglige de s’en occuper. À la vérité, ici les sources manquent un peu, et l’on n’en est plus à n’avoir qu’à choisir, comme cela se rencontre pour la période ultérieure dont nous avons déjà parlé ; il n’y a guère que les journaux particuliers de Goethe et des correspondances interrompues et reprises au hasard, où l’on trouve à puiser çà et là quelques renseignemens. Il faut dire que ces notes ont le mérite d’avoir jailli de ses premières impressions, et que c’est avant tout dans ces sources rares, mais limpides, que la vie intime de Goethe se réfléchit comme dans un clair miroir.

En 1780, Goethe passa la belle saison à Carlsbad, au milieu d’une société joyeuse, intelligente, amicale, dont il faisait les charmes par sa verve et l’enjouement qu’il avait alors, lisant volontiers ses vers, communiquant à tous ses projets, ses idées, effeuillant au hasard ses premiers livres, lorsque, le 28 août, à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance, plusieurs pièces de vers lui furent adressées, dans lesquelles se trouvaient, à côté des éloges les plus flatteurs, de sévères remontrances sur l’oubli qu’il faisait de son génie, et de vives exhortations pour qu’il eût à reprendre ses travaux, qu’il semblait négliger à dessein. Herder surtout, dont Goethe redoutait si fort l’opinion dès cette époque, après l’avoir plaisanté sur ses goûts pour les sciences naturelles, finissait par lui conseiller, en souriant, de laisser là ces pierres inertes qu’il s’obstinait à cogner, et de tourner ses facultés vers des travaux plus sérieux. Goethe profite de la leçon, et sur-le-champ, sans dire un mot à son prince, sans prévenir un seul de ses amis, il rassemble ses manuscrits et part pour l’Italie en telle diligence, qu’il arrive à Trente le 11 septembre. Il ne s’arrête pas, franchit le Tyrol, séjourne à peine trois heures à Florence ; un irrésistible ascendant l’attire vers Rome, et, lorsqu’il y est seulement, il se prend à ouvrir la bouche pour saluer avec joie ses amis de Weimar. Là, il se livre aux impressions profondes de la ville éternelle ; son attention se partage entre les ruines d’un grand peuple et la vie sensuelle des Italiens ; il se recueille, et, dans le silence absolu de la contemplation, laisse les merveilles de l’art moderne agir sur lui paisiblement. Sa première soif apaisée, il se lie avec Tischbein, le peintre, Angelica Kauffmann, et tous les autres artistes allemands qu’il trouve à Rome. Son admiration l’absorbe tout entier. Nul ne sait ce qu’il pense ; dans ses lettres, dans ses entretiens, il se montre avare d’observations ; on sent qu’il rumine dans les profondeurs de son ame. Tant voir et tant admirer l’épuise ; il a peine à séparer ses impressions les unes des autres, à les rendre. « Une plume ! quand on devrait écrire avec mille poinçons ! Mieux encore : il faudrait rester ici des années dans un silence pythagoricien. Une journée dit tant de choses, qu’on ne devrait pas oser dire la moindre chose de la journée. » Insensiblement, il s’habitue à vivre au milieu de tant de chefs-d’œuvre ; à la fougue des premières impressions succède une paix plus profonde, un penchant plus prononcé pour la plastique, et, le 25 décembre, il écrit : « Je vois les meilleures choses pour la seconde fois, car le premier étonnement se confond dans l’œuvre dont il semble qu’on partage la vie, et se perd dans le pur sentiment de sa valeur. » Les arts et les sciences se disputent son activité ; il étudie à la fois la perspective et l’anatomie pratique ; sa contemplation ne se détourne de l’architecture, de la statuaire et de la peinture, que pour se porter sur les plantes et les minéraux. Avec Goethe, rien ne se perd, et Rome ne suffit pas pour faire oublier à son orgueil le persifflage inoffensif des amis de Carlsbad ; il renverse de fond en comble l’édifice de ses connaissances ; car, dit-il, « je m’aperçois, après bien des années, que je suis comme un architecte qui veut élever une tour sur de mauvais fondemens, et je veux avoir conscience de la base sur laquelle je construis. » Cependant, au milieu de tant d’applications diverses que provoquent en lui les circonstances, sa nature originelle, poétique, ne se dément pas ; le 10 janvier, il livre à la lumière son Iphigénie ; et lorsqu’en février ses amis d’Allemagne lui parlent avec enthousiasme de son chef-d’œuvre, ses idées sont déjà tournées vers le Tasse. On le pense, en de semblables dispositions, son Iphigénie ne pouvait le contenter. « On cherche vainement sur le papier ce que j’aurais dû faire, écrit-il à Weimar ; mais au moins on devine par là ce que j’ai voulu. » Toutes ses idées sur l’art, la poésie, l’existence, l’attirent et le repoussent tellement dans leur flux et reflux, que ses amis lui reprochent de se contredire dans ses lettres. « C’est vrai, dit-il le jour de son départ pour Naples, je flotte sur un océan profond et sans cesse agité ; mais j’aperçois d’ici l’étoile du phare, et je n’aurai pas plutôt touché la rive, que je me remettrai. » Sur la route de Naples, il retrouve avec une véritable joie de savant de merveilleux cailloux, des traces volcaniques, des laves.

Arraché aux impressions souveraines de la cité des arts, il se laisse aller à toutes les études qui se rencontrent, mais sans donner à celle-ci le pas sur celle-là. À Naples, Goethe prend l’étude en distraction. Cependant cette indolence ne peut convenir long-temps à sa nature ; il doit compte à ses amis, à lui-même, de son activité. « J’observe les phénomènes du Vésuve, écrit-il de Naples le 13 mars 1787 ; franchement, je devrais consacrer tout le reste de ma vie à l’observation, peut-être trouverais-je par là le moyen d’augmenter les connaissances humaines. Ne manquez pas de dire à Herder que mes travaux de botanique vont leur train ; c’est toujours le même principe, mais il faudrait toute une existence pour les compléter. »

Ce soin empressé que Goethe met à s’enquérir de l’opinion de Herder, à se concilier à tout propos son assentiment, aurait de quoi nous étonner si nous ne connaissions la position délicate et réservée que ces deux grands génies gardèrent toujours l’un vis-à-vis de l’autre. Le poète a des raisons pour ménager le philosophe, et toutes ces marques de déférence qu’il renouvelle à dessein, sont autant d’habiles avances qu’il fait pour attirer à lui un juge sévère, froid, ironique, et dont le contrôle l’inquiète. Lorsqu’ils se rencontrèrent pour la première fois à Strasbourg, vers 1766, Goethe avait dix-sept ans et Herder vingt-deux, ce qui faisait entre les deux jeunes gens une différence de cinq ans ; Herder crut pouvoir en profiter pour s’arroger sur le poète adolescent une influence qu’on aurait pu exercer avec plus de modération et de bon goût, et que pour sa part Goethe ne lui pardonna jamais, non plus que l’insolent jeu de mots qu’il s’était permis sur son nom. Vingt-deux ans plus tard Goethe savait bien qu’il ne devait pas attendre de Herder, alors son ami, la sympathie éprouvée, l’inaltérable dévouement dont Schiller lui donnait chaque jour de nouveaux témoignages, et plus Herder le raillait ouvertement sur ce qu’il appelait ses inclinations singulières et ses tendances confuses, plus Goethe, au lieu de lui rompre en visière, se montrait à son égard insinuant et doux, plus le poète cherchait à convaincre le philosophe que son activité, bien qu’elle s’exerçât dans un champ infini, ne demeurait point sans résultat. Au reste, Herder ne pouvait comprendre le génie de Goethe. Le philosophe idéaliste, placé alors au faîte de sa gloire, ne pouvait voir sans amertume le jeune homme qu’il avait jadis si cavalièrement traité s’acheminer vers les hauteurs qu’il occupait. Du premier coup d’œil qu’ils échangèrent, Herder et Goethe sentirent leur valeur respective, et le ton de froide convenance qui régna toujours entre eux est l’hommage silencieux qu’ils se rendaient l’un à l’autre. Il y a deux manières de reconnaître le génie qui monte : l’enthousiasme ou la froide réserve, l’enthousiasme sans arrière-pensée comme Schiller, ou la réserve comme Herder. Schiller est plus jeune que Goethe, Herder plus vieux ; c’est là peut-être tout le secret des sentimens opposés que le grand poète de Weimar leur inspire. L’un voit l’égoïsme et se retire, l’autre le génie et se donne. Quoi qu’il arrive en tout ceci, le beau rôle est à Schiller, d’autant plus que le génie de Goethe frappait Herder plus vivement peut-être que son égoïsme, et que, s’il fait sonner si haut cet égoïsme dont Schiller s’inquiète peu, c’est vraisemblablement que le génie l’offusque. Herder voudrait circonscrire Goethe dans le domaine de la poésie ; si Goethe étudie la botanique ou la minéralogie, s’il s’occupe de métaphysique ou d’anatomie, Herder le critique amèrement et le raille. N’est-ce point là la petite jalousie du savant qui ne veut pas qu’on mette le pied sur sa terre ? L’immortel auteur des Idées pour la Philosophie de l’Histoire, qui s’est essayé sans gloire dans l’art des vers, ne pardonne pas à l’auteur de Faust de plonger dans les abîmes de la science, de vouloir envahir son empire. Cette amertume qui s’empare du cœur des hommes arrivés au plus haut point de leur renommée, a quelque chose de triste et d’affligeant. Aucun n’échappe avec l’âge à cette loi fatale du génie, à cette faiblesse qui rappelle l’humanité dans ceux qui se sont le plus élevés au-dessus d’elle ; Goethe lui-même en donnera le déplorable exemple quelque jour.

Ces incertitudes, dont nous avons parlé, se trahissent à cette époque dans toutes ses correspondances. Goethe ne se rend pas bien compte encore de lui-même, de son but dans l’avenir ; la révélation qui lui est venue en face des prodiges de l’art, a déconcerté toutes ses idées, et, après qu’il a jeté bas l’ancien échafaudage, la confusion qui résulte toujours des décombres qu’on amoncelle autour de soi, s’empare de lui un moment. Le spectacle de cette vaste intelligence qui se cherche, et qui doute au moment d’entrer enfin dans sa voie véritable, vous reporte involontairement vers les Confessions de Rousseau ; Goethe lui-même s’en préoccupe à cette époque : « Je pense souvent à Rousseau, à ses plaintes, à son hypocondrie, écrit-il de Naples, 17 mars 1787, et je comprends qu’une aussi belle organisation ait été si misérablement tourmentée. Si je ne me sentais un tel amour pour toutes les choses de la nature, si je ne voyais au milieu de la confusion apparente tant d’observations s’assimiler et se classer, moi-même souvent je me croirais fou. » Cependant il existe entre l’écrivain français et le poète allemand une différence qu’il est impossible de ne pas reconnaître : Rousseau sent bien le trouble de son ame, les inquiétudes qui le consument, mais il ne tente aucun effort pour s’en délivrer ; il a bien la conscience du mal, mais non l’énergie ou le courage d’y porter le fer et la flamme. Rousseau était incapable d’une détermination spontanée et définitive, incapable de ce voyage en Italie, par exemple, tel que Goethe le comprend et l’accomplit. Ce qui chez Goethe n’est qu’une période passagère, fait le fond du caractère de Rousseau.

À Rome, nous l’avons vu tout entier à sa contemplation solitaire, à ses recueillemens ; à Naples, ses manières de vivre changent. Il voit le monde, ne néglige aucune relation, va au-devant de tous les plaisirs, et se conforme volontiers aux mœurs de la ville enchantée. Il se fait présenter à une merveilleuse petite princesse, qui le trouve à son gré et l’accueille avec la plus charmante agacerie. Il se lie avec Kniep, grand peintre et joyeux compagnon, qui le conduit chez sa maîtresse ; ce qui n’empêche pas Goethe d’écrire le 23 mars, non sans une petite pointe d’ironie pour lui-même : « Après cette agréable aventure, je me promenais sur le bord de la mer, silencieux et content. Tout à coup une véritable révélation m’est venue sur la botanique. Je vous prie d’annoncer à Herder que j’aurai bientôt tiré au clair mes origines des plantes ; seulement je crains bien que personne n’y reconnaisse le règne végétal. Ma fameuse théorie des cotylédons est tellement sublimée (sublimirt), que je doute qu’on aille jamais au-delà. »

Ensuite il se rend en Sicile, et là, sur les classiques champs de bataille de l’antiquité, ramasse, au grand étonnement des insulaires, toute sorte de pierres et de galets, qu’on pourrait prendre tantôt pour du jaspe ou des cornalines, tantôt pour des schistes. Cette insatiable curiosité ne se dément nulle part. À chaque nouvelle trouvaille, il écrit à ses amis. Ce n’est point là une fureur d’un moment, qui passe bientôt ; ce n’est point là non plus la principale affaire de son voyage. Ce que c’est, il l’ignore lui-même. À Palerme, il se souvient de Cagliostro, et, à la faveur d’un costume bizarre dont il s’affuble, s’introduit dans la famille de ce personnage singulier, et recueille de la bouche de ses parens de curieux détails sur son histoire. Cependant, au-dessus de toutes les tendances qui le poussent, le génie poétique plane toujours. L’Odyssée, qu’il ne cesse de lire avec un incroyable intérêt au milieu de ses courses dans l’île, l’Odyssée éveille en son esprit le désir de produire. Les sujets antiques ont pour lui d’irrésistibles séductions. Il rêve une tragédie dont Nausicaa, cette blanche sœur d’Iphigénie, deviendrait l’héroïne. Il jette son plan sur le papier, et quelque temps après (mai 1787) écrit à Herder, de Naples, où il ne fait que passer : « Je viens d’entreprendre quelque chose d’immense, et j’ai besoin de repos pour l’accomplir. » Ce n’est que pendant son second séjour à Rome que sa transformation s’opère, qu’il obtient le grand triomphe sur lui-même. Alors seulement les fluctuations turbulentes s’apaisent, alors seulement il a conscience de ce calme inaltérable qui sera dans l’avenir le fond de son caractère, de cet équilibre que rien, dans la suite, ne pourra déranger. Il s’est mis désormais au niveau de ces sphères sublimes, et, dans l’harmonie où nage son être tout entier, la contemplation se marie à l’activité du travail et la féconde, bien loin de l’exclure et de l’étouffer comme aux premiers jours. Il écrit Egmont, Wilhelm Meister, et, sans renoncer à son propre génie, tient commerce avec la Muse antique, dont il suit partout les vestiges sur ce sol sacré. Il faut l’entendre s’exprimer sur les chefs-d’œuvre de la plastique grecque : « Ces nobles figures, dit-il, étaient pour moi comme une espèce d’antidote mystérieux contre le faible, le faux, le maniéré, qui menaçaient de m’envahir ; » et lorsque avec Henri Meyer il fait ses adieux aux plus belles statues de l’antiquité : « Comment pourrais-je rendre, s’écrie-t-il, ce que j’ai éprouvé ici ? En présence de semblables chefs-d’œuvre, on devient plus que l’on n’est. On sent que la chose la plus digne dont on puisse s’occuper, c’est la forme humaine. — Par malheur, en face d’un pareil spectacle, on sent aussi toute son insuffisance ; on a beau s’y préparer d’avance, on demeure comme anéanti. » Le calme descend de plus en plus profond sur sa conscience. Il a satisfait ces désirs de la vivante contemplation du beau pour lesquels sa nature était organisée. « À Rome, dit-il, je me suis trouvé pour la première fois d’accord avec moi-même, je me suis senti heureux et raisonnable. » Il prend soin d’expliquer, dans sa lettre du 22 février, ce qu’il entend par ces paroles : « De jour en jour j’acquiers la conviction que je suis né seulement pour la poésie, et que je devrais employer les dix années pendant lesquelles je dois encore écrire à perfectionner ce talent, à produire quelque grande chose. Mon long séjour à Rome me vaudra l’avantage de renoncer à la pratique de la statuaire. » Dans ces dispositions, il met la main à l’œuvre, écrit en quelques jours le plan du Tasse, et cependant, au mois d’avril, il ne laisse pas de s’occuper encore de sculpture, et travaille à modeler un pied d’après l’antique, lorsque tout à coup il se prend à penser qu’une œuvre plus importante le réclame, et retourne immédiatement, et pour ne le plus quitter, au Tasse, ce compagnon fidèle et bien venu du voyage qu’il vient de faire.

Quant aux dix années qu’il assigne comme terme à ses facultés créatrices, après l’éclatant démenti qu’il s’est chargé de donner lui-même à ses paroles, on peut s’abstenir de les relever. Quelle fortune pour lui, pour le monde, qu’il soit enfin arrivé à cette conviction ! Le génie poétique triomphe donc chez lui, et désormais il marche librement vers ces sommets du haut desquels il va voir d’un œil impassible la vie et ses mille fantômes s’agiter à ses pieds : lutte douloureuse, acharnée, mais féconde ; car, outre que son influence se fera sentir sur toute sa vaste carrière, elle aura pour résultat immédiat un chef-d’œuvre, Torquato Tasso, expression sublime de cet état d’incertitude morale et de doute qu’il avait traversé pour en sortir vainqueur. On pourrait citer à ce propos le témoignage de Goethe, autant que Goethe prend souci toutefois d’expliquer ses créations. En général, Goethe n’a pas plutôt donné la forme et la vie à son idée qu’il s’en sépare pour toujours. Tout aperçu critique à leur sujet répugne à sa méthode, à laquelle il ne déroge qu’une fois pour Faust, cet enfantement de sa vie entière. L’œuvre qu’il vient de mettre au jour est pour lui une affaire terminée, une sorte de maladie de croissance domptée, et sur laquelle il ne revient plus. On le voit souvent, dans sa vieillesse, s’étonner lorsqu’il envisage quelqu’une de ses productions d’autrefois. Jamais, dans ses correspondances avec Schiller et Zelter, vous ne le surprenez à critiquer une œuvre déjà produite. Zelter lui parle un jour du Tasse, il ne lui répond pas. Cependant, sans tenir compte des témoignages insignifians qui se trouvent dans les Entretiens d’Eckermann, on peut extraire, de certaines pages qu’il écrivait à cette époque, bien des choses qui se rapportent à notre point de vue. « Ces travaux-là, dit-il en parlant d’Iphigénie, ne sont jamais achevés ; on peut les considérer comme tels, lorsqu’on a fait tout son possible d’après le temps et les circonstances. — Cependant je n’en vais pas moins entreprendre avec le Tasse une semblable opération. Franchement, j’aimerais mieux jeter au feu tout cela, mais je persiste dans ma résolution, et, puisqu’il n’en est pas autrement, nous voulons en faire une œuvre admirable. » Nous citerons aussi une lettre de Rome (26 février 1787), dans laquelle il laisse voir plus clairement encore qu’il a puisé le fond de cette pièce dans sa propre expérience. Il parle de la publication qu’il vient d’entreprendre de quatre volumes de ses œuvres, et des difficultés de sa tâche ? « N’aurais-je pas mieux fait d’éditer tout cela par fragmens et de tourner mon courage retrempé, ainsi que mes forces, vers de nouveaux sujets. Ne ferais-je pas mieux d’écrire Iphigénie à Delphes, que de m’escrimer avec les chimères du Tasse ? et cependant j’ai déjà tant mis de moi-même là-dedans, que je ne saurais y renoncer volontiers. » Goethe a raison. Quel sujet sembla jamais, par sa nature, plus fait que celui-là pour contenir cette partie de lui-même dont il parle, et qu’il serait curieux de chercher sous tant de poésie et d’imagination ?

Goethe ne procède pas au théâtre comme les autres maîtres. Sa vérité dramatique n’est point celle de Shakespeare ou de Schiller, et surtout dans les pièces dont il emprunte le fonds à l’histoire, ses personnages, non contens de se produire dans l’objectivité de leur nature, sont encore autant de points qui marquent les développemens gradués de l’intelligence individuelle du poète. Tels sont Clavijo, Egmont, Eugénie dans la Fille naturelle, Iphigénie, Goetz de Berlichingen. Même en ce sens, cette opinion généralement adoptée, et qui proclame l’objectivité de Goethe et la subjectivité de Schiller, pourrait être légèrement modifiée, sans cesser pour cela de rester vraie au fond ; car, si l’on reproche à Goethe de s’oublier aussi dans son inspiration et d’exprimer ses propres sentimens par la voix de tel personnage historique, Goethe pourrait répondre que c’est tout simplement parce qu’il y avait entre lui et ce personnage sympathie, affinité naturelle, communauté de destinée, qu’il l’a choisi dans l’histoire, d’où il n’a même pas eu besoin de le détacher pour le porter dans le cercle de ses pensées. On le voit, par là son objectivité retrouve d’un côté ce qu’elle perd de l’autre. En pourrait-on dire autant de Schiller ? Un esprit supérieur, un beau talent que l’Italie recherche ; à la cour d’un prince intelligent, aimable, à la fois artiste et gentilhomme ; un génie honoré des plus nobles femmes : ne trouvez-vous pas dans ces traits de l’histoire du Tasse plus d’une analogie, plus d’un point de contact avec Goethe ? et doit-on tant s’étonner que la personnalité de l’auteur de la Jérusalem, les évènemens auxquels il se trouve mêlé à la cour d’Alphonse d’Est, fixent pour quelque temps, à son retour de Rome, l’attention du poète ami de Charles-Auguste ? Un homme né pour la Muse, né pour le culte de toute grandeur et de toute beauté ; accessible aux émotions du dehors, plongé dans les mille fantaisies de sa pensée, et qui pourtant se sent attiré vers le monde, vers la puissance, vers la vie, qui se sent avide de titres, de distinctions et d’honneurs ; ambitieux désirs que le rang où il est placé provoque sans les satisfaire : n’est-ce point là le portrait que l’on se fait du Tasse dans le drame ? et dans ce portrait ne reconnaît-on pas ce que Goethe a pu mettre de lui-même, comme il dit ? Si, d’une part, sa vocation intérieure et le cri de sa nature cherchent à le retenir dans la sphère de ses créations poétiques, de l’autre, à la cour de Weimar, la politique le tente. Comment, lorsqu’on est un grand homme, lorsqu’on a conscience de son énergie invincible et de sa haute supériorité, résister au désir d’entrer dans la vie pratique, de se tisser avec les fils nombreux, embrouillés, parfois sanglans des évènemens, une existence de gloire et d’honneur, une existence qui embrasse le monde et votre époque ? On comprend qu’il n’est point question ici du théâtre plus ou moins vaste sur lequel une activité se développe. Nous n’envisageons point l’importance des états de Weimar ou de Ferrare, mais seulement cette inquiétude qui s’empare des grandes ames, et les jette vers le mouvement, la pratique des affaires et la réalité bruyante, si amoureuses qu’elles puissent être de la théorie et de la contemplation silencieuse. L’ambition ne se mesure pas sur l’empire, mais sur l’ame de l’individu qu’elle possède. Et d’ailleurs, c’est peut-être dans ces petites cours que les évènemens vous frappent davantage, car on y voit de plus près les hommes et les choses. Goethe quittera-t-il les régions de la poésie pour descendre au milieu du tumulte de la vie publique ? Il sait fort bien qu’il y a un abîme entre sa condition et celle d’un homme d’état ; mais il sait aussi que cet abîme, il peut le franchir. Il reconnaît au fond sa vocation intérieure, ce qui ne l’empêche pas de lui rompre en visière par ses actes, un peu comme chacun fait. Pendant les premières années qu’il passa à Francfort, avant la période de Weimar, lorsque l’intention de son père était qu’il embrassât la carrière politique, Goethe ne se sentait aucun goût pour les affaires, et ne se destinait nullement à la vie d’un homme d’état. Savait-il bien au juste alors à quoi il se destinait ? À part un sentiment de sa valeur personnelle et de sa future grandeur, dont il se rendait déjà bien compte, tout était vague et confus chez lui à cette époque. Il reconnaissait, à la vérité, qu’une veine poétique sommeillait dans son ame, et n’attendait que l’application et le travail pour se répandre et soulever l’universel assentiment. Oui ; mais cet assentiment, il fallait le conquérir à force de luttes et de combats avec lui-même, avec le monde. Après avoir approfondi toutes les sciences, la botanique, la minéralogie, l’anatomie ; après s’être adonné à la statuaire, à la peinture, à la poésie, à tous les arts, il devait vouloir toucher à la politique, et, dans son premier enthousiasme pour la vie pratique, en venir à douter si ce n’était point là sa vocation véritable[7].

L’idée de Goethe dans le Tasse est de représenter la vie de cour dans ses acceptions essentielles, toute la grandeur et tout le néant de cette vie, à laquelle sa bonne ou mauvaise destinée l’appelait à prendre part comme son héros, l’amant d’Éléonore d’Est. Cette idée règne seule sur la tragédie, en domine les moindres détails ; et si l’on veut savoir ce que Goethe a mis de lui-même dans son œuvre, c’est de ce point de vue qu’il faut en étudier le développement normal dans son esprit. « Cela deviendra ce que cela pourra, écrit-il à Lavater en janvier 1778 ; mais je m’en suis donné à cœur joie avec la critique des différentes impulsions qui se disputent le monde. Le dégoût, l’espérance, l’amour, le travail, le malheur, les aventures, l’ennui, la haine, les sottises, les folies, la joie, le prévu et l’imprévu, l’uni et le profond, au hasard, comme les dés tombaient, j’ai relevé tout cela de fêtes, de danses, de grelots, de soie et de paillettes. » Cependant il n’est pas homme à se laisser prendre plus qu’il ne veut donner, à négliger de faire ses réserves en toute chose ; et si ses amis pouvaient avoir quelque doute à cet égard, il s’empresse bien vite de les rassurer. « Au milieu de ce monde insensé qui m’entoure, je vis fort retiré en moi. »

Partout, dans le bien comme dans le mal, la vie de cour apparaît dans le Tasse. Le style de Goethe revêt cette fois une élégance inusitée, une recherche qui s’étudie à dérober la pensée sous l’expression. Le poète se souvient de cet aphorisme d’un illustre diplomate : Que la parole a été donnée à l’homme pour déguiser ses sentimens. Les personnages même, dans les fougueux élans de leurs passions, n’oublient jamais un seul instant la sphère où ils se meuvent ; le langage qu’ils se tiennent, choisi, flatteur, insinuant, affecte de cacher ce qu’il veut dire, et la vérité n’y pénètre qu’en se conformant aux lois de la plus rigoureuse étiquette. Le Tasse est une pièce de cour, faite par un courtisan. Comme la duplicité se voile sous les artifices du discours ! comme l’impression odieuse de certains actes disparaît sous l’enchantement du vers ! Jamais on n’a représenté avec plus de finesse, de tact, de goût exquis, l’urbanité des mœurs modernes, le fard dont l’éducation prend soin dans cette sphère de recouvrir toute surface, tandis qu’au-dessous l’ambition, l’orgueil, l’égoïsme, rampent à loisir vers leur but. Il n’y a que la princesse et le poète qui représentent la vie du sentiment dans le drame ; seuls ils échappent par momens à cette atmosphère où ils étouffent, pour s’élever aux régions de l’ame ; encore ne le font-ils que lorsqu’ils se trouvent ensemble et que nul autre personnage n’intervient. C’est ainsi que, dès les premières scènes, la princesse se déclare au Tasse avec tant de franchise honnête et de noble abandon ; c’est ainsi que se montre le caractère du Tasse jusqu’au moment de sa déplorable querelle avec Antonio. Cette querelle, qui semble d’abord de si peu d’importance, et qu’on croirait faite pour être oubliée en quelques heures, éveille chez les deux individus une haine profonde, une haine d’autant plus vive et plus acharnée, qu’elle couvait depuis long-temps et n’attendait que l’occasion pour éclater. Antonio s’efforce sans relâche d’éloigner de la cour l’homme auquel il envie la faveur du prince et des femmes, auquel il envie surtout son génie poétique. Le prince, si incommode que soit le caractère du Tasse, ne peut se résoudre à le perdre ; il aime à se chauffer au soleil de ce grand nom, et c’est pour sa vanité d’homme et de souverain une bien douce émotion que de lire les vers où le poète chante son règne et sa famille. « On le souffre, dit Antonio, comme on en souffre tant d’autres qu’on désespère de changer ou de rendre meilleurs. »

L’idée de Goethe, dans le Tasse, est de mettre en scène, non cet éternel conflit tant de fois reproduit de la vie idéale et de la vie réelle, mais seulement la vie de cour. Si Goethe eût voulu faire du Tasse le représentant de la vie idéale, le poète, comme on l’a si étrangement prétendu, il lui eût donné une ame virile et grande, élevée au-dessus des artifices du monde et poursuivant son chemin à travers les intrigues de toute espèce, sans vouloir s’y mêler jamais ; il eût trouvé, dans l’opposition de la vie poétique et de la vie de cour, quelque incident tragique où le poète eût succombé, mais avec noblesse et grandeur, et de manière à soulever l’admiration plutôt que la pitié ; en un mot, nous aurions eu Werther dans une plus haute sphère. Que voyons-nous dans ce drame ? Rien de tout cela. Le génie du Tasse, bien loin d’attirer sur lui les anathèmes, lui vaut la faveur du souverain et l’admiration passionnée des plus belles dames de la cour. S’il est malheureux, s’il tombe dans le désordre et l’infortune au point de toucher à sa perte, ce n’est point à son génie qu’il le doit, mais à son caractère déplorable. Il est malheureux, non parce qu’il est poète, mais parce qu’il porte en lui un esprit de méfiance, de vertige et d’égarement qui le rendrait insupportable dans toute autre condition. Ainsi donc le conflit de la vie politique et de la vie de cour n’existe point. S’il se montre un instant dans la querelle qui survient entre Antonio et le Tasse, il disparaît bientôt au dénouement, lorsque le poète, dans un retour qu’il fait sur lui-même, rend justice au monde qui l’environne et se décide à rentrer dans la voie où sa nature l’appelle. La cour et lui iront désormais leur chemin, chacun de son côté. Le combat que se livrent les différentes tendances de l’esprit humain, bien qu’il ait son expression dans le drame, n’en saurait cependant constituer l’essence. Il est là parce qu’il est partout où des hommes se rencontrent, où des conditions étrangères l’une à l’autre se heurtent ; mais il ne faut point chercher dans cette idée générale la part que Goethe a mise de lui-même, elle est plutôt dans la reproduction de la vie de tout ce monde qui s’agite sous nos yeux. Qu’on ne pense pas toutefois que nous voulions confondre ici le Tasse avec ce qu’on appelle vulgairement les drames de cour, avec les pièces d’Iffland, par exemple, et toutes les pièces semblables qui ne se préoccupent d’ordinaire que du dehors des choses, et, quand il s’agit de ce monde, n’en veulent qu’à ses manières, son étiquette et ses costumes. Goethe, ici comme partout, descend dans les secrètes profondeurs de l’ame de ses personnages, et, quelles que soient ces apparitions variées qu’il nous montre, il ne perd jamais un seul instant de vue l’idée qui les met en jeu.

Après ce que nous avons dit, on serait mal venu de vouloir demander à cette œuvre des conditions qu’il n’entrait point dans les desseins de Goethe de lui donner, et que du reste la nature même du sujet ne comportait guère. Il ne faut chercher ici ni les grands caractères, ni l’élévation sublime des sentimens, ni les synthèses philosophiques, ni les incidens multiples qui s’entrecroisent dans une pièce de théâtre et font le tissu de l’action. Pour les grands caractères, largement accusés, il y a Egmont ; pour les idées philosophiques Faust, et pour les incidens dramatiques Goetz de Berlichingen. Le Tasse de Goethe n’est ni un drame, ni une tragédie, mais un poème où l’auteur s’étudie à reproduire les sensations qui l’ont agité pendant une certaine période de sa vie, à leur donner la forme, à les jeter dans le tourbillon de l’existence, afin d’avoir une bonne fois réglé ses comptes avec elles, de n’y plus revenir, d’en être quitte. Pour ma part, je regarde le Tasse comme un éclatant hommage rendu par Goethe à cette éternelle vérité : que la poésie est la délivrance de l’ame. Lui-même, dans ses Tablettes annuaires et quotidiennes (Tages und Jahresheften), raconte qu’il s’est débarrassé, dans le Grand-Cophte, des impressions profondes que les premiers évènemens de la révolution française avaient fait naître en lui ; nul doute qu’il n’ait agi de même cette fois à l’égard de l’être objectif et poétique de la vie de cour, sur lequel il aura voulu dire son dernier mot dans le Tasse. On ne saurait prétendre, d’ailleurs, qu’il ait jamais cherché à se dissimuler l’insuffisance du cercle au milieu duquel sa destinée l’avait conduit. N’y a-t-il pas de la prophétie dans le sens de ses paroles, lorsque, se trouvant à Heidelberg, entre deux carrières opposées, il se décide enfin à partir pour Weimar, et, dans son enthousiasme de jeune homme, s’écrie avec Egmont, tourné vers la vieille amie qui cherche à le dissuader : « Fouettés par d’invisibles esprits, les coursiers olympiens du Temps fendent l’espace, traînant après eux le char léger de notre destinée ; et, quant à nous, il ne nous reste rien à faire, si ce n’est de saisir vaillamment les rênes, et tantôt à droite, tantôt à gauche, de préserver les roues, ici d’une pierre, plus loin d’une chute. Où le char nous emporte, qui le sait ? » Sa destinée l’entraîne irrésistiblement vers le monde de la cour ; une fois là, il n’a d’autre ressource, pour échapper au tourbillon, que le recueillement en soi, et, partant, la rupture avec tout ce qui l’entoure ; moyens désespérés dont le Tasse, dans la dernière scène, se décide enfin à faire usage. Expliquée ainsi, cette scène, que rien ne motive dans l’action, acquiert, dans la personnalité de Goethe qu’elle exprime, une intention plus haute, un sens plus déterminé. Werther périt par le désaccord qui existe entre la disposition de son ame et le monde ; Tasse se sauve de ce conflit par l’énergie de son esprit poétique. Il est clair que l’élément tragique manque à ce dénouement ; mais, à vrai dire, l’élément tragique était-il bien dans les conditions du sujet ? La vie de cour n’admet pas un dénouement tragique ; polie, élégante, rigoureuse seulement sur le point des convenances et de l’étiquette, elle évite l’éclat et les extrêmes.

En ce sens on aurait tort de reprocher à Goethe de n’avoir pas fait mourir le Tasse au dénouement. C’est une chose fort ordinaire qu’un homme se voue à la mort pour échapper aux calamités qui viennent envahir son existence ; mais n’y a-t-il donc rien de plus noble et de plus digne d’un grand cœur que le suicide ? Lorsque Werther périt, un acte tragique se consomme, et notre sympathie suit jusque dans la tombe cette victime des conditions sociales ; mais la mort de Werther, cette mort romanesque, dont l’effet vous enivre et vous monte au cerveau, dans le premier moment quel aspect prend-elle quand on la considère au point de vue du devoir et de la morale humaine ? Le Tasse, qui se résigne et trouve dans son ame assez de force pour vivre au milieu de tant de misères et de fléaux, n’est-il donc pas plus grand, plus généreux, plus homme que Werther, cet écervelé qui se tue dans un moment de désespoir sublime ? Et qui songerait à regretter la catastrophe accoutumée en entendant les paroles que le poète prononce à la dernière scène du drame : « Toute cette force que je sentais autrefois s’émouvoir dans mon sein s’est-elle donc éteinte ? suis-je tombé à rien, à rien ? Non, la nature m’a laissé dans ma douleur la mélodie et la parole pour chanter l’excès profond de ma misère. » Si Goethe a découvert en lui cette source inépuisable de consolation, cette force invincible tant qu’elle ne désespère pas d’elle-même, le vrai génie poétique, en un mot, c’est à son voyage d’Italie qu’il le doit ; et, bien que ses relations à la cour de Weimar lui aient inspiré l’idée du Tasse, il est impossible de ne pas attribuer l’intention de certaines parties, du dénouement surtout, à l’influence de ce voyage aussi bien qu’aux progrès qui se firent alors dans son développement intérieur. Désormais sa vocation est déterminée. Quoi d’étonnant qu’une fois engagé dans cette voie il éloigne de lui toute émotion capable de troubler le calme dont sa pensée a besoin, et dans ses rapports avec les hommes ne songe qu’à grossir le trésor de ses observations ? Franchement, quel grand crime peut-on faire à Goethe de tout cela, et qui oserait lui jeter la première pierre ? Le poème du Tasse est l’œuvre d’un homme qui sait contempler le monde dans ses profondeurs, qui partage quelquefois ses faiblesses, mais du moins les reconnaît et dédaigne de les travestir. Goethe ne prend le monde que comme un objet de froide contemplation, auquel il ne demande rien, ce qui n’empêche pas que les contradictions et les dissonnances qu’il observe ne l’affectent ; car la plupart de ses œuvres, Werther, Goetz, les Affinités électives, Wilhelm Meister, Faust, portent évidemment l’expression douloureuse et profonde de ce sentiment. C’est là surtout qu’il faut chercher le véritable point de démarcation qui existe entre Goethe et Schiller. Qu’on nous permette à ce sujet un dernier rapprochement entre ces deux grandes natures, rayons augustes et lumineux, mais différemment réfléchis, du soleil divin. Goethe sent aussi bien, aussi profondément que Schiller, les misères et le néant du monde et de la vie, seulement il sait y échapper par d’autres moyens. Frappé de l’inexorable contradiction qui éclate entre l’idée et la réalité, Schiller ne trouve de salut aux angoisses qui le dévorent qu’en s’élançant vers l’idéal ; chacun de ses poèmes témoigne de la vérité de cette assertion, et, pour ne citer qu’un exemple au hasard, l’esprit cosmopolite de Don Carlos vient de là. L’idée l’entraîne invinciblement avec elle, et la plupart du temps l’élève jusqu’au dernier terme de sa substance. Il ne trouve, pour le monde comme pour ses créations poétiques, d’unité qu’au-delà du réel dans une harmonie entre ses personnages et l’idée essentielle, harmonie excentrique, impuissante à satisfaire les désirs infinis qu’elle éveille chez le poète. Goethe voit les choses autrement ; l’auteur de Faust, du Tasse et d’Iphigénie est un esprit trop énergique et trop puistant pour se laisser aller à croire qu’on puisse arriver par de pareils moyens à quelque état complet de l’existence, à penser que des utopies sociales puissent apaiser à jamais les contradictions, les souffrances qui consument l’esprit et le cœur de l’humanité. Le calme, la modération, une activité circonscrite dans un petit cercle, une contemplation incessamment plongée dans le monde des arts et de la science (celui peut-être où l’absence de l’harmonie se fait le moins sentir), voilà le secret de toutes ses créations, le but silencieux de toutes ses tendances ! L’enthousiasme, le désir (die Sehnsucht) comme l’entend Schiller, et pour lequel il n’y a pas de mot dans notre langue, la sensibilité, ne sont chez Goethe que des états de transition, qui correspondent, dans le développement de son génie, à ces périodes critiques que l’homme traverse pour arriver à la virilité.

À la mort de Schiller, lorsque son existence se dépouille de ses charmes les plus doux, Goethe cherche dans les études naturelles la seule consolation qui soit digne de lui, et, pour échapper à la réalité qui l’obsède, s’abîme dans les plus ténébreux problèmes de la nature. La bataille d’Iéna le surprend comme il termine la première partie de sa Théorie des couleurs, et, remis à peine du premier trouble, tandis que la guerre éclate et tonne, il revoit la Métamorphose des plantes, et se plonge dans la contemplation la plus profonde des natures organiques. À chaque pas qu’il fait, se confirment de plus en plus les pressentimens mystérieux de son ame avide d’ordre, de résultats et d’harmonie. Si d’un côté, dans le tumulte de la guerre, il déplore les liens les plus fermes dissous, l’édifice des siècles soudainement ébranlé, les conventions les plus saintes mises à la merci du hasard et de l’arbitraire ; de l’autre, il ne rencontre, dans le royaume de la nature, que l’action paisible des forces créatrices agissant dans leur sphère, la chaîne ininterrompue des développemens de la vie, et partout, même dans ses déviations apparentes, la révélation d’une règle sacrée. Ainsi, au milieu même des tempêtes du monde extérieur, le calme de son ame ne se dément pas, le domaine de ses facultés s’étend, son activité scientifique se retrempe et s’exerce. Alexandre de Humboldt lui dédie ses Idées pour servir à la Géographie des plantes ; ravi des points de vue nouveaux qui s’offrent à lui de tous côtés, il ne se donne pas le temps d’attendre la carte que l’auteur promet pour appendice à son livre, et, d’après de simples indications, compose en un moment un paysage symbolique qu’il envoie en retour à son ami.

À cette époque, l’académie d’Iéna, veuve de la plupart des membres qui avaient fait sa gloire, se trouvait menacée dans son existence. Goethe écrivait alors la Fille naturelle. À peine informé du danger, il s’interrompt au milieu de ses travaux, unit ses efforts à ceux de son vieil ami et collègue le baron de Voigt, ministre comme lui du grand-duc Charles-Auguste, rassemble de près et de loin tous les esprits qui font cause commune, et n’a pas de trêve qu’il n’ait pourvu les chaires de professeurs capables, et relevé la critique. C’est de cette impulsion généreuse et féconde que sortirent, quelque temps après, plusieurs ouvrages importans, entre autres la Caractéristique des poésies de Voss, Hebel et Grübel. Goethe ne s’en tient pas là. Après les hommes viennent les monumens. Sa sollicitude embrasse tout. Il faut encore que l’intelligence et le travail aient un palais commode et salubre. Cette bibliothèque d’Iéna, dispersée en toutes sortes de salles ténébreuses, lui déplaît. Long-temps les circonstances l’ont empêché de réaliser ses projets. Enfin le prince lui remet ses pleins pouvoirs. Il abat les murailles, s’empare des terrains nouveaux ; l’édifice monte à vue d’œil, et bientôt des volumes sans nombre sont classés, ordonnés et rangés dans de vastes salles où l’air circule librement. Ensuite il travaille à embellir les alentours. Il fait enlever l’ancienne porte, comble les fossés, élève un observatoire « pour le plus sociable de tous les solitaires, » fonde une école vétérinaire, et s’efforce d’encourager partout l’esprit d’ordre et d’activité. Son intérêt pour l’architecture et la technique s’accroît encore par la vive part qu’il prend à la construction du palais de Weimar, ainsi qu’aux dispositions intérieures de l’ameublement. Dans le but de répandre chez toutes les classes le goût et le sentiment de la plastique, il crée cette célèbre école de dessin qui servit de modèle à celles d’Iéna et d’Eisenach. Là, rien ne lui échappe ; il découvre les dispositions, surveille les progrès. Partout où le talent se montre, il l’encourage, et le suffrage de Goethe vaut à celui qui en est l’objet la haute protection du grand-duc.

Comme des hommes de cette trempe tout intéresse, le lecteur me demandera compte sans doute de l’absence du détail biographique. À cela je répondrai que, si j’ai omis ce détail, c’est tout simplement parce qu’il n’y en avait pas[8]. Que dire, en effet, de la vie de Goethe, à moins d’en admirer partout la grandeur, partout le calme, partout la dignité souveraine ? La vie de Goethe est une épopée dans la forme antique, où l’objectivité domine. Point de fait qui se détache de l’ensemble, point d’épisode pour l’imagination et le roman. Tout s’enchaîne avec goût, se succède avec méthode, se coordonne harmonieusement. Cela est beau parce que cela est simple ; et, chose étrange, du commencement à la fin, l’unité ponctuelle de cette existence ne souffre pas la moindre atteinte : il n’y a pas jusqu’à la mort qui ne s’y conforme. Qu’est-ce, en effet, que la mort de Goethe, sinon l’épilogue en costume du beau drame de sa vie ?

Lorsque son fils unique meurt, voici ce qu’il écrit à Zelter au sujet de la perte qu’il vient de faire : « Désormais la grande idée du devoir nous maintient seule, et je n’ai d’autre soin que de me maintenir en équilibre. Le corps doit, l’esprit veut, et celui qui voit le sentier fatal prescrit à sa volonté n’a jamais grand besoin de se remettre. » Il refoule sa douleur dans son sein, reprend avec passion des travaux depuis long-temps interrompus, et s’y absorbe tout entier. En quinze jours, le quatrième volume de ses mémoires : Dichtung und Wahrheit aus meinem Leben, est presque terminé, lorsque tout à coup la nature, si rudement traitée, se venge par une hémorrhagie violente, qui fait craindre pour ses jours. À peine rétabli, il met ordre à ses affaires, ordonne avec méthode ses derniers travaux, et songe à régler ses comptes avec le monde. Cependant, au milieu de cet examen, une idée le tourmente : Faust est encore incomplet, les grandes scènes du quatrième acte manquent à la seconde partie. Il s’impose la tâche de les écrire incontinent, et, la veille de son dernier anniversaire, annonce à tous que cette œuvre, la grande œuvre de sa vie, est enfin achevée. Il la scelle d’un triple cachet, et, se dérobant aux félicitations de ses amis, va revoir, après tant d’années, le lieu de ses premiers travaux, de ses premières pensées, comme aussi de ses plus vives jouissances, Ilmenau. Le calme profond des grands bois, la fraîche brise des montagnes, lui donnent une vie nouvelle ; il revient heureux et dispos, et se remet à l’œuvre. La Théorie des Couleurs est récapitulée, augmentée, achevée ; la nature de l’arc-en-ciel analysée, la tendance des planètes à monter en spirale incessamment étudiée. « Je me sens environné ou plutôt assiégé par tous les esprits que j’évoquai jamais, dit-il dans son illuminisme. » Les esprits viennent prendre leur maître pour le conduire au sein de la nature. À ses heures de loisir, il se fait lire Plutarque, s’informe des contemporains, dicte des fragmens de critique sur notre littérature nouvelle, « cette littérature du désespoir, » comme il l’appelle. Les débats zoologiques de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire excitent au plus haut degré son intérêt. Il veut y prendre part, envoie ses travaux à Varnhagen de Ense, entretient une correspondance continue avec Wilhelm de Humboldt, Zelter, le comte Gaspard de Sternberg, et c’est du milieu de cette activité si calme et si sereine qu’il passe à quelque plus haute destinée.

Un matin, son œuvre était consommée, il était assis dans son cabinet d’étude. L’hiver s’éloignait de la terre, les premiers gais rayons dansaient au dehors, les fleurs du jardin se tenaient collées à la vitre, et leurs tiges, pleines de rosée, dessinaient çà et là, sous le vent, de merveilleux hiéroglyphes. On eût dit que la nature renouvelée frappait à la fenêtre avec tous les bruits de la terre et de l’air. Goethe réjoui se levait pour aller ouvrir à ce printemps de la jeunesse et de la vie, lorsque tout à coup il retomba immobile sur son fauteuil. L’octogénaire, en se levant, avait rencontré le bras de la Mort, il comprit ce que cela voulait dire. Sa main s’efforça de tracer quelques lignes dans le vide ; puis, après avoir murmuré ces mots : Qu’il entre plus de lumière (dass mehr Licht hereinkomme !), il s’arrangea plus commodément dans un coin de son fauteuil, et rendit l’ame. Telle fut sa fin ; il mourut comme Frédéric II, comme Rousseau, comme tous les aigles de la terre, l’œil tourné vers le soleil. Plus de lumière ! sans doute pour contempler une dernière fois dans sa jeunesse éternelle cette terre qu’il a tant aimée. À l’instant de sa transformation, sa main errante cherche à saisir le solide qui lui échappe. Plus de lumière ! la dernière parole de Goethe est un vœu pour la forme ! À le voir sortir de la vie avec tant de calme et de sérénité, on s’étonne d’abord de cette aversion invincible que soulevait en lui l’idée de la mort. Cependant, si l’on y réfléchit, ce sentiment s’explique. Sa haute raison a trop souvent sondé les abîmes de l’infini pour reculer devant ce pas terrible, mais non définitif ; d’ailleurs, dans une ame aussi mâle, aussi puissante, aussi fière de son indépendance, aussi profondément convaincue de son éternelle durée, comment supposer de ces vagues terreurs superstitieuses qui tourmentent les enfans et les illuminés ? Non, ce n’est pas la mort qui l’épouvante, c’est l’appareil lugubre dont on l’entoure qui répugne à l’orgueil inné de son intelligence. De là sa haine contre le catholicisme qui a peut-être le tort, de nos jours, de proclamer trop haut la souveraineté de la mort dans la vie. Le bruit lamentable des cloches l’importune à ses heures de travail ; tous ces symboles consolateurs, mais tristes, dont la religion peuple la campagne, troublent la sérénité de sa promenade du printemps. Sa nature hautaine se révolte contre cette invasion de la terre par la mort, et sa fureur éclate chaque fois qu’il rencontre dans les verts sentiers le pas stérile de cet hôte incommode : il lui faut l’existence dans sa plénitude, sans arrière-pensée de départ et d’adieu. Quand il écoute le rossignol chanter au clair de lune sous les acacias épanouis, quand il aspire la balsamique odeur des aubépines, il ne veut pas voir s’élever une image de douleur du milieu de cette efflorescence humaine. La croix même de Jésus, le signe divin de la rédemption, ne trouve pas grace devant lui : il n’aime pas voir les larmes se mêler à la rosée du ciel, ou les gouttes de sang trembler sur les épines de l’églantier. Philosophe païen, amant passionné de la sève, de la végétation et de la vie, pour lui la mort serait encore la vie sans les fantômes inventés par le catholicisme. Aussi, lorsqu’il parle des fins de l’homme, il a bien soin toujours de sauter sur cette transition lugubre que les familles déplorent, et dès-lors son idéalisme vainqueur ouvre sa grande aile au soleil, et se donne carrière dans la plaine éthérée de la métaphysique. « Non, la nature, s’écriait-il un jour, n’est pas si folle que d’agglomérer de si intelligentes particules pour les disperser ensuite à tous les vents, et détruire ainsi le faisceau qui a été lié et maintenu. » Quelquefois il lui arrivait d’envisager la mort sous son aspect plastique, sans doute pour se mesurer de plus près avec elle, et pour essayer vis-à-vis de cet athlète surhumain l’irrésistible puissance dont il se sentait investi[9].

L’élément divin que la nature lui avait départi dominait dans toute sa personne. Quelle imposante grandeur ! quelle inviolable majesté ! Un front de Jupiter large et voûté, des sourcils hardiment accusés, un nez aquilin et royal, la lèvre un peu pincée en partie par l’âge, en partie par l’habitude du silence. Autour de sa bouche, l’égoïsme avait creusé ses sillons. Quant à son œil, il me semble impossible de le peindre et fort difficile de l’indiquer : son œil n’avait ni l’égarement prophétique du portrait de Stieler, ni la rêverie mélancolique du dessin de Vogel ; large, mais sans excès, bien ouvert, un peu terne, il se distinguait moins par la pénétration instantanée du regard que par une faculté singulière qu’il avait de fixer les objets long-temps et de se les soumettre. Le sculpteur David me semble avoir mieux réussi à le rendre, peut-être parce que les traits de cette face auguste, et, chose étrange, l’œil aussi (par l’espèce de voûte qu’il forme), conviennent mieux à la statuaire qu’à la peinture. Les pupilles en relief sur leur champ d’argent et d’azur se mouvaient lentement ; mais ce qu’elles saisissaient, elles le saisissaient bien, et le tenaient ferme jusqu’à la fin. La sûreté imperturbable du regard de son intelligence passait tout entière dans ses yeux. Il avait la poitrine large, le reste du corps proportionné, le pied petit. Chacun de ses mouvemens se dirigeait du centre à la circonférence ; il parlait lentement, à pleine voix, et même, dans le transport de la colère, avec calme. Seulement, lorsqu’en se promenant il dissertait avec lui-même (ce qui lui arrivait souvent), les paroles sortaient plus rapides de sa bouche, mais toujours nettes, toujours intelligibles. Quelquefois il négligeait d’émettre la fin de sa pensée. Mais un trait caractéristique entre tous, celui qui n’a jamais manqué de se reproduire dans toutes les images qu’on a faites de lui, c’est cet air de sereine grandeur dont j’ai déjà parlé tant de fois, si manifeste et si largement exprimé, qu’il n’échappe à personne, si profond et si vrai, qu’il a pu se survivre à lui-même, et comme chez les dieux, à travers la toile et le marbre, commander l’hommage et la vénération. Goethe vous apparaît comme le descendant d’une race titanique ; partout chez lui éclate au dehors la force intellectuelle dont il est doué ; partout vous la retrouvez, dans son geste, dans sa stature, dans son œil, dans ces larges touffes de cheveux gris, que l’âge a respectées.

On n’ignore pas les rapports d’intimité qui existèrent toujours entre Goethe et le grand-duc de Weimar Charles-Auguste. Cette amitié du prince et du poète, faite pour honorer l’un et l’autre dans la postérité, dura cinquante ans aux yeux de tous sans se démentir. Du jour où ces deux intelligences entrèrent en contact, elles ne se séparèrent plus, et toute différence de rang et de caractère s’effaça dans ce noble commerce. « Si jamais je me lâchais avec Goethe, disait un jour Wieland à Frédéric de Müller, et si dans le moment de mon ressentiment contre lui j’en venais à me représenter, — ce que du reste personne au monde ne sait mieux que moi, — quels incroyables services il a rendus à notre prince pendant les premières années de son règne, avec quelle abnégation et quel zèle il s’est dévoué à sa personne, que de nobles et grandes qualités qui sommeillaient dans le royal jeune homme il a fécondées et produites, je ne pourrais m’empêcher de tomber à genoux et de glorifier Goethe, mon maître, encore plus pour cela que pour ses chefs-d’œuvre. »

Charles-Auguste et Goethe avaient une telle estime l’un pour l’autre, chacun des deux savait si bien apprécier le caractère et ménager la susceptibilité délicate de l’autre, que, même dans la plénitude de leur confiance mutuelle, ils conservaient toujours une certaine circonspection cérémonieuse, et paraissaient traiter de puissance à puissance. Pendant les premières années qui suivirent la bataille d’Iéna, l’extrême liberté que le grand-duc affectait dans ses jugemens politiques et ses prétentions de plus en plus manifestes à la couronne de Prusse, éveillèrent la sollicitude de ses amis. Or, voici en quels termes Goethe les rassurait un jour : « Soyez sans crainte, le duc appartient à cette race de démons élémentaires dont le caractère de granit ne se ploie jamais, et qui cependant ne peuvent périr. Il sortira toujours sain et sauf de tous les dangers ; il le sait lui-même fort bien, et voilà pour quelle raison il s’aventure dans des entreprises où tout autre que lui succomberait au début. »

Le croira-t-on ? l’esprit de dénigrement et de réaction qui s’abat toujours sur la mémoire des grands hommes s’est efforcé déjà bien des fois de tourner contre Goethe cette noble intimité dans laquelle il vivait avec Charles-Auguste. La cause de ces rapports, qu’il fallait chercher dans le généreux sentiment d’une nature élevée, on a prétendu l’avoir trouvée dans les misérables préoccupations d’une puérile vanité. On a fait de Goethe un courtisan mesquin, un conseiller aulique d’Hoffmann, tout cela parce qu’il avait au fond peu de sympathie pour la multitude, aimait les grandes manières, les distinctions, les titres, l’autorité partout, et qu’il employait volontiers, dans ses vieux jours, le style des chancelleries[10]. On défend au poète d’être l’ami d’un souverain, même lorsque ce poète est Goethe et le souverain un petit prince d’Allemagne. Lequel des deux élève l’autre en pareil cas ? Et s’il est question de courtisan, de qui veut-on parler ? du poète dont le royaume est sans bornes, ou du souverain qui règne sur soixante-trois milles carrés ? Nous ne nous arrêterons pas plus qu’il ne convient à ces déplorables querelles, suscitées par le faux esprit d’un libéralisme suranné. Que Goethe ait aimé les cordons et les dignités, qu’il ait affecté plus ou moins de réserve dans ses manières, de cérémonial dans ses correspondances, peu importe. Ce qu’il y a de certain, et ce qui honore bien autrement l’auteur de Faust que tous les rubans dont il a pu se couvrir la poitrine, c’est cette affection sincère dont il fut toujours pénétré pour Charles-Auguste, cet inviolable attachement qui, loin de se démentir, ne fit que s’accroître dans sa mauvaise fortune. Ici je laisse parler Falk. « Après la bataille d’Iéna, l’empereur, sensiblement irrité, permit au grand-duc de retourner dans ses états, mais non sans lui témoigner une vive méfiance. De ce jour, le noble et généreux Allemand fut environné d’espions, qui venaient presque s’asseoir à sa table. En ce temps-là mes affaires m’appelaient souvent à Berlin et à Erfurt ; et comme dans ces deux villes je connaissais plusieurs autorités supérieures, j’eus l’occasion une fois de surprendre certaines remarques trouvées dans les registres de la police secrète, qu’on mettait tous les soirs sous les yeux de l’empereur, et que je m’empressai de jeter sur le papier, dans l’intention d’en faire part à notre souverain. — Goethe, à ce propos, me donna un si chaleureux témoignage de son attachement personnel au grand-duc, que je regarde comme un devoir pour moi de montrer au public allemand cette belle page de l’histoire de la vie de son grand poète. — À mon retour d’Erfurt, je me rendis chez Goethe ; je le trouvai dans son jardin ; nous parlâmes de la domination des Français, et je lui rapportai ponctuellement tout ce que je venais de confier à son altesse.

« Il était dit, dans cet écrit, que le grand-duc de Weimar était convaincu d’avoir avancé 4,000 thalers au général ennemi Blücher, après la déroute de Lübeck ; que chacun savait en outre qu’un officier prussien, le capitaine de Ende, venait d’être placé auprès de son altesse royale la grande-duchesse en qualité de grand-maître de la cour ; qu’on ne pouvait nier que l’installation de tant d’officiers prussiens n’eût en soi quelque chose d’offensant pour la France ; que l’empereur ne laisserait pas une pareille conspiration se tramer contre lui dans l’ombre, au cœur de la confédération germanique ; que le grand-duc semblait ne rien négliger pour réveiller la colère de Napoléon, qui cependant, sur le chapitre de Weimar, avait bien des choses à oublier ; que c’était ainsi qu’on avait vu Charles-Auguste, accompagné du baron de Müffling, visiter, en passant dans ses états, le duc de Brunswick, l’ennemi mortel de la France.

« Assez ! s’écria Goethe l’œil enflammé de colère, assez, je n’y tiens plus ; que veulent-ils donc, ces Français ? Sont-ils des hommes, eux qui demandent plus que l’humanité ne peut faire ? Depuis quand donc est-ce un crime de rester fidèle à ses amis, à ses vieux compagnons d’armes dans le malheur ? Fait-on si peu de cas de la mémoire d’un brave gentilhomme, qu’on en vienne à vouloir que notre souverain efface les plus beaux souvenirs de sa vie, la guerre de sept ans, la mémoire de Frédéric-le-Grand, qui fut son oncle, enfin toutes les choses glorieuses de notre vieille constitution allemande, auxquelles il a pris lui-même une si vive part, et sur lesquelles il a joué sa couronne et son sceptre ? Votre empire d’hier est-il donc si solidement établi que vous n’ayez pas à craindre pour lui dans l’avenir les vicissitudes de la destinée humaine ? Certes, ma nature me porte à la contemplation paisible des choses, mais je ne puis voir sans m’irriter qu’on demande aux hommes l’impossible. Le duc de Weimar soutient à ses dépens les officiers prussiens blessés et sans solde, avance 4,000 thalers à Blücher après la déroute de Lübeck, et vous appelez cela une conspiration ! et vous lui en faites un crime ! Supposons qu’aujourd’hui ou demain un désastre arrivât à votre grande armée : quel mérite n’aurait pas aux yeux de l’empereur le général ou le feld-maréchal qui se conduirait en pareille circonstance comme notre souverain s’est conduit ! Je vous le dis, le grand-duc fait ce qu’il doit ; il se manquerait à lui-même s’il agissait autrement. Oui, et quand il devrait à ce jeu perdre ses états et son peuple, sa couronne et son sceptre, comme son prédécesseur l’infortuné Jean, il faut qu’il tienne bon, et ne s’éloigne pas des généreux sentimens que lui prescrivent ses devoirs d’homme et de prince. Le malheur ! Qu’est-ce que le malheur ? C’est un malheur lorsqu’un souverain doit faire bonne mine aux étrangers qui se sont installés dans sa maison. Et si sa chute se consomme, si l’avenir lui garde le sort de Jean, eh bien ! nous ferons, nous aussi, notre devoir ; nous suivrons notre souverain dans sa misère comme Lucas Kranach suivit le sien, et nous ne le quitterons pas d’un seul instant. Les femmes et les enfans, en nous voyant passer dans les villages, ouvriront leurs yeux tout en larmes, et s’écrieront : « Voilà le vieux Goethe, et le grand-duc de Weimar que l’empereur français a dépouillé de son trône parce qu’il était demeuré fidèle à ses amis dans l’adversité, parce qu’il visita le duc de Brunswick, son oncle, au lit de mort, parce qu’il ne laissa pas mourir de faim ses compagnons de bivouac et ses frères. » À ces mots, il s’arrêta suffoqué, de grosses larmes ruisselaient sur ses joues ; puis, après un moment de silence : « Je veux chanter pour mon pays, je veux mettre en rimes nos désastres. Dans les villages, dans les écoles, partout où le nom de Goethe est connu, je chanterai la honte du peuple allemand, et les enfans apprendront par cœur mes complaintes, jusqu’à ce qu’ils deviennent hommes, et les entonnent en l’honneur de mon maître en lui rendant son trône. Voyez, je tremble des mains et des pieds, je n’ai pas été aussi ému depuis long-temps. Donnez-moi ce rapport, ou plutôt prenez-le vous-même ; jetez-le au feu, qu’il brûle, qu’il se consume, recueillez-en les cendres, plongez-les dans l’eau, qu’elle bouille, j’apporterai le bois ; qu’elle bouille jusqu’à ce que tout soit anéanti ; que la dernière lettre, la dernière virgule, le dernier point se soient évanouis en fumée, et qu’il ne reste plus rien de ce honteux manifeste sur le sol allemand ! »

Quel que soit son attachement pour la personne de Charles-Auguste, c’est avant tout ici le grand-duc de Weimar, la cause de l’Allemagne perdue qu’il déplore ; la destinée du prince passe avant la destinée de l’ami. À ce compte seulement Goethe donne des larmes et des regrets à Charles-Auguste ; car, pour ce qui est de l’ami, il sait bien que toutes les vicissitudes du sort ne peuvent rien sur lui. Avec le caractère impassible qu’on lui connaît, Goethe ne pouvait s’abandonner au lyrisme du moment, à cette expansion poétique qu’on ne rencontre que chez les natures exaltées, ardentes, subjectives. De ce sentiment que nous venons de lui voir exprimer, Körner ou Weber auraient tiré un de ces hymnes sacrés, de ces hurras sublimes que les étudians transportés entonnaient, en 1812, sur tous les champs de bataille de l’Allemagne ; lui, au contraire, le refoule dans son sein, et, reprenant au plus tôt la paix sereine du visage, s’en va, dans la solitude, façonner quelque beau marbre de Paros. Mais de ce que Goethe renfermait dans le mystère de son ame ces sentimens généreux, de ce qu’il n’a jamais laissé la multitude les surprendre chez lui, s’ensuit-il qu’il ne les ait point eus ?

On pense bien, d’après cela, quelle vive part Goethe prit à la fête, lorsque les évènemens de 1814 lui rendirent son bien-aimé souverain. Ce jour-là, Goethe fut à Weimar le véritable maître des cérémonies, il allait et venait, causant avec les bourgeois, donnant la main aux gens du peuple, saluant d’un air sympathique les jeunes filles sur leur porte. Tantôt il s’arrêtait avec admiration devant un arc-de-triomphe, tantôt devant une fenêtre pavoisée de rubans et de fleurs ; louant les uns, tançant les autres, encourageant tout le monde ; alerte, dispos, triomphant, heureux de vivre. Chaque fois que le cours du temps ramenait l’anniversaire de Charles-Auguste, c’était chez Goethe le même empressement, la même sollicitude matinale. Dès que le jour commençait à poindre, il sortait de la délicieuse maison de plaisance qu’il habitait dans le parc du grand-duc, presque vis-à-vis de ses fenêtres, et, se glissant à pas de loup à travers les feuillages et les marbres du jardin, venait surprendre à son réveil l’ami de sa vie entière ; car, lui disait-il, je suis le premier et le plus vieux de vos amis, et je veux être aussi le premier à vous complimenter. — Le soir, sa maison illuminée était ouverte à tous ; il y avait gala chez lui ; on causait, on buvait à la santé du prince, on chantait des vers en son honneur ; puis, quand l’heure de se reposer était venue, quand on avait porté le dernier toast, l’illustre vieillard se levait et reconduisait ses hôtes au milieu de la nuit. Ce fut à l’occasion d’un de ces anniversaires (3 septembre 1809) que Goethe reçut cette lettre du grand-duc[11] :


« Merci pour la bonne part que tu as prise à la journée d’aujourd’hui. Puissent ton activité, ton contentement, ton bien-être, se prolonger aussi long-temps que j’aurai des jours heureux à vivre avec toi ! Alors l’existence me sera d’un grand prix.

« Adieu.Charles-Auguste. »


Puis, en post-scriptum :

« Qui mettrons-nous à la place de Göttling ? Il faut un homme capable ; penses-y. »


Le grand-duc Charles-Auguste mourut subitement. Lorsque Goethe apprit cette nouvelle, il était à table, au milieu d’un cercle d’amis qui se réunissaient chez lui régulièrement à certains jours de la semaine. Le bruit courut de bouche en bouche ; on hésita long-temps à l’en instruire, tant ses amis craignaient qu’il ne tombât terrassé par ce coup de foudre instantané. Goethe reçut cette nouvelle avec cet impassible sang-froid qu’il opposait comme un impénétrable acier à tous les évènemens imprévus qui auraient pu troubler l’équilibre normal de son existence. « Ah ! c’est affreux, dit-il ; parlons d’autre chose. » Et le dîner continua[12].

Goethe sentit profondément la perte qu’il avait faite ; vainement il s’efforça de ne rien témoigner de sa douleur : plusieurs mois après, sa douleur se trahissait encore à son insu. Dans Charles-Auguste, Goethe perdait le dernier de ses amis, le dernier membre de cette union de génie et de gloire qui avait donné son grand siècle à l’Allemagne. Déjà depuis long-temps il avait vu partir l’un après l’autre Herder, Wieland, Schiller, et maintenant la mort venait d’abattre Charles-Auguste, le chêne royal sous lequel toutes ces renommées avaient pris leurs ébats en des jours plus heureux et dont les rameaux avaient donné de l’ombre à sa vieillesse. Charles-Auguste mort, Goethe sentait que désormais pour lui tout était accompli (nun ist alles vorbei) ; il se voyait seul, égaré parmi les générations nouvelles, sans autre abri que le passé. Dans la mort de son auguste ami, c’était sa propre fin qu’il déplorait, et son émotion était d’autant plus vive et plus profonde, qu’elle avait sa source dans son égoïsme[13].

Heureux temps que ceux vers lesquels Goethe se reportait alors par le souvenir ! Quelle cour que celle de Weimar aux jours où florissait Charles-Auguste. D’un côté, Wieland, Herder, Schiller, Goethe, tout ce que le génie a d’honneur et de gloire pour un règne ; de l’autre, Charles-Auguste, les princesses Anne-Amélie, Louise et Marie-Paulowna[14], tout ce qu’un règne a de protection intelligente, de sollicitude généreuse, de grace aimable pour le génie qui doit le relever dans l’avenir. Le règne de Charles-Auguste a placé Weimar entre Athènes et Florence. C’est le siècle de Louis XIV en famille, dans un petit duché d’Allemagne, le grand siècle avec moins de magnificence et de faste, sans doute, mais aussi avec plus de loyauté, de franchise honnête et sincère. La nature, en donnant à ces activités un plus étroit espace pour théâtre, resserre les liens de sympathie qui les unissent, en même temps qu’elle rend impossible la personnalité absorbante du monarque. Vous ne distinguez pas le poète du grand-duc ; l’un et l’autre portent les mêmes insignes, habitent le même palais : lequel des deux règne ? Weimar dit que c’est Charles-Auguste, le monde dit que c’est Goethe, et Charles-Auguste laisse dire le monde. Au palais ducal, chez Goethe, à Tiefurtz dans la villa de la princesse Amélie, on discute, on lit, on critique, les chefs-d’œuvre naissent sans efforts ; partout le simple amour des lettres, partout le culte des idées ; à peine si le bruit que fait l’empereur en passant interrompt pour quelques jours les études qui reprennent bientôt. Quels temps ! Goethe les a vus s’accomplir et passer ; il a vu s’éteindre une à une les étoiles de Weimar, satellites de sa gloire, et long-temps encore après elles son astre errant dans le vide des cieux a jeté çà et là sur la terre de mélancoliques rayons. Il est resté le dernier de la famille seul avec ce chêne du Kickelhahn[15] qui porte leurs grands noms écrits au cœur de son écorce, seul comme Ossian pour glorifier, en se contemplant lui-même, les esprits des héros trépassés, et c’est dans cette attitude imposante qu’il nous est apparu. Goethe résume en lui tout le mouvement intellectuel du nord de l’Allemagne au dernier siècle : il a le lyrisme de Schiller, l’idéalisme de Herder, le sentiment plastique de Wieland ; il leur a survécu par cette loi de la nature qui consacre la force en toute chose. Maintenant, il nous reste à demander grace au lecteur pour les développemens de ces études, bien longues en effet si l’on envisage notre propre faiblesse, mais encore incomplètes eu égard à l’immensité du sujet. Il y a des hommes en face desquels on ne saurait s’arrêter trop long-temps, car ils sont eux-mêmes un point de station dans l’histoire de la pensée humaine, car ils sont à la fois le but où tendait le passé, et le point d’où les générations nouvelles s’élancent vers l’avenir.


Henri Blaze.
  1. Voyez les livraisons des 1er juin et 15 août.
  2. C’était sur ces registres que Goethe portait chaque soir les noms des étrangers de distinction venus de tous les points de la terre pour lui rendre hommage, ainsi que les faits intéressans qu’il ne manquait jamais de recueillir, provoquant chacun sur ses voyages, ses observations, ses études. Quelques heures d’entretien suffisaient à Goethe pour s’approprier ce que ses interlocuteurs n’avaient pu acquérir qu’en plusieurs années d’études. Puis, lorsque la conversation tombait, lorsque l’aigle commençait à voir le fond du cerveau qu’il tenait en ses serres, on se quittait, et le pélerin racontait, au retour, le calme silencieux de cet homme, qui l’avait laissé parler seul si long-temps ; et pendant trente ans, cela continua ainsi : les hommes venaient à Goethe par troupeaux. — « Un jour, dit Frédéric de Müller, je lui présentai un ancien gouverneur de la Jamaïque et sa femme ; la conversation fut vive, animée, intéressante au plus haut point ; les heures s’écoulèrent rapidement. Or, après des années, voici ce que je trouve noté sur ses tablettes à la même date : « Aujourd’hui j’ai été fort heureux de faire la connaissance de lord et de lady, et de trouver ainsi l’occasion de récapituler avec profit tout ce que je savais sur l’état de la Jamaïque. » C’est ainsi qu’il se faisait raconter, par un capitaine de la marine britannique, la bataille de Trafalgar jusque dans ses moindres détails. — Il s’informe de tout, veut tout voir, tout apprécier, tout connaître ; et cet intérêt singulier qu’il prend aux moindres découvertes de l’industrie, de la technique, de l’histoire naturelle, bien loin de s’affaiblir, grandit encore avec l’âge. Qu’il s’agisse d’une chaussée, d’une église, d’un palais, ou tout simplement d’une école, il se procure les plans et les étudie avec un soin minutieux. Les entreprises hardies, surtout le tunnel de Londres, le canal d’Érié en Amérique, l’attirent irrésistiblement ; il consulte les cartes, les dessins, les descriptions de toute espèce, et se rend compte des difficultés aussi bien que des chances de succès. — Les fouilles entreprises par Glenk avec tant de divination et de persévérance, à la recherche du sel minéral, fournissent à son génie l’occasion de se répandre en riches problèmes géologiques. Puis, quand tout a réussi, il salue le succès de l’homme qui donna aux états de Weimar les salines de Stotternheim par un poème qui, tout en célébrant la victoire de la science et de la technique sur les gnomes et les kobolds ennemis, célèbre aussi le triomphe du poète sur la matière la plus ingrate qui se puisse imaginer.
  3. Une chose qui frappe chez Goethe dès ses premières années, c’est l’union intime et paisible de deux facultés habituées à se combattre ; je veux parler d’une fantaisie productive, luxuriante, et d’un sens naturel qui trouve la vie et l’action partout, et partout brûle d’y entrer. Cet amour inaltérable de la nature et de l’œuvre pratique enlace toute son existence, et dirige vers le réel l’activité souvent inquiète de son esprit ; il est en lui le contrepoids et la sauvegarde des passions. Ainsi, dès l’enfance, en même temps qu’il s’entoure d’un monde imaginaire et remplit l’air de fictions poétiques, on le voit s’intéresser au mouvement de la ville industrieuse et commerçante où il est né. Il aime à se trouver au milieu de toutes les conditions, à s’identifier avec les existences étrangères, et poursuit, à travers les métiers et les professions, la connaissance des hommes et la conquête des ressources techniques. Il cherche non moins activement à se rendre compte de tous les imposans phénomènes qu’il rencontre dans la nature. Il parcourt les bois et les montagnes avec ravissement, et tout ce qu’il aperçoit lui devient aussitôt image (dans le sens de Platon). Ce qu’il conçoit avec tant de chaleur, il s’efforce de le reproduire au dehors, de le représenter, et le dessin, la plus morale de toutes les dextérités, die Sittlichste aller Fertigkeiten, comme il l’appelle, le dessin devient l’organe de ses intelligences avec la nature, la langue symbolique de sa contemplation intérieure. « Nous parlons trop, nous devrions moins parler et plus dessiner. Quant à moi, je voudrais renoncer à la parole, et, comme la nature plastique, ne parler qu’en images : ce figuier, ce serpent, ce cocon exposé au soleil devant cette fenêtre, tout cela, ce sont des sceaux profonds, et qui saurait en déchiffrer le vrai sens, pourrait à l’avenir se passer de toute langue écrite ou parlée. Il y a dans la parole quelque chose de si inutile, de si oiseux, je voudrais dire de si ridicule, que la terreur vous prend devant le calme sévère de la nature, et que son silence vous épouvante, lorsque vous vous trouvez vis-à-vis d’elle, devant quelque pan de granit isolé ou dans la solitude de quelque montagne antique.

    « Tenez, ajoutait-il en montrant une multitude de plantes et de fleurs fantastiques qu’il venait de tracer sur le papier tout en causant, voici des images bien bizarres, bien folles, et cependant elles le seraient encore vingt fois plus, qu’on pourrait se demander si le type n’en existe pas quelque part dans la nature. L’ame raconte, en dessinant, une partie de son être essentiel, et ce sont précisément les secrets les plus profonds de la création qui, en ce qui regarde sa base, repose sur le dessin et la plastique, qu’elle évente de la sorte. » (Goethe aus näherm personlichem Umgange dargestellt.)

  4. Le grand-duc de Weimar avait réuni tous les musées, ainsi que tous les instituts de science et d’art, en un seul département, dont la direction souveraine était confiée à Goethe. Les fragmens d’une lettre que Goethe écrivait de Rome à Charles-Auguste mettront le lecteur au courant des rapports d’intimité qui existaient entre le poète et le prince : « S’il m’est permis de vous exprimer ici un souhait que je forme pour mon retour, je vous dirai que j’aurais l’intention, sitôt mon arrivée, de visiter tous vos états en étranger, et d’étudier vos provinces avec des yeux tout fraîchement ouverts et l’habitude des hommes et du pays. Je pourrais ainsi me faire un nouveau tableau à ma manière, acquérir une idée complète des choses, et reconnaître quels genres de service votre bonté et votre confiance seraient en mesure d’exiger de moi. Mon cœur et mon esprit sont avec vous et les vôtres, et cela quand les débris d’un monde pèseraient de l’autre côté de la balance. L’homme a besoin de peu : l’amour et la sécurité des relations avec ceux qu’il a choisis et auxquels il s’est une fois donné lui sont indispensables. »
  5. Pour citer un exemple, l’idée première de Guillaume Tell vint de Goethe, pendant un voyage qu’il fit en Suisse avec le prince héréditaire de Weimar, vers l’année 1797. Goethe communiqua son idée à Schiller, qui se prit d’enthousiasme pour elle et la mit en œuvre, on sait comment. On dit même qu’il ne s’en tint point là, et donna généreusement à son illustre ami plusieurs indications de détail sur la manière de traiter le sujet. C’est un bruit assez généralement accrédité parmi les commentateurs d’Allemagne, que l’idée d’amener Jean le parricide au dénouement a été suggérée à Schiller par Goethe. Même en éloignant toute insinuation qui tendrait à disputer à Schiller la propriété légitime de son œuvre, nous inclinons assez à croire à cette collaboration lointaine, ou, si l’on aime mieux, à cette influence de l’auteur d’Egmont dans Guillaume Tell. Le mouvement de cette pièce rappelle la manière de Goethe dans ses drames historiques, et peut-être qu’il y aurait un rapprochement assez curieux à faire de ce point de vue entre Guillaume Tell et Goetz de Berlichingen.
  6. Briefwechsel. — Goethe’s Werke, IV, 175, passim.
  7. Il convient de lire ici ce qu’il écrivait à ce sujet à Merck en 1778 : « Je suis maintenant tout-à-fait plongé dans les affaires de la cour et de l’état, et probablement je ne m’en départirai plus. Ma position est assez importante, et les duchés de Weimar et d’Eisenach sont un assez beau théâtre pour qu’on puisse voir si le rôle vous sied. » Et deux ans plus tard à Lavater : « La tâche qui m’est imposée, et qui me devient de jour en jour plus légère et plus lourde, exige que je lui consacre toutes mes veilles et tous mes rêves. Ce devoir m’est chaque jour plus cher, et c’est surtout dans son accomplissement, comme ce qu’il y a de plus grand, que je voudrais me rendre l’égal des plus grands hommes. Ce désir, pyramide de mon existence, dont il m’a été donné de porter dans l’air la base aussi haut que possible, ce désir efface toute autre préoccupation et me laisse à peine un instant de répit. » (Goethe’s Briefe, Nr. 29, Nr. 47. Ausgabe, V. Döring.)
  8. Goethe n’avait-il pas raison lorsqu’il disait de lui-même, en écrivant à Schiller : « L’imprévu n’est pas dans mon existence ? » Quels incidens, quelles péripéties chercher dans la biographie d’un homme inaccessible aux passions, ces éternels mobiles de la vie, inaccessible à l’amour, du moins tel que l’entendirent Marguerite, Lucinde et Frédérique ? car, pour ce qui était de la galanterie et de l’ardeur des sens, il fallait bien que la nature trouvât son compte. En général, les mœurs n’avaient rien à gagner à cette décomposition étrange de l’amour que l’alchimiste singulier faisait en lui, au profit de la poésie et de l’art. Frédérique en voulait à sa pensée, à sa tête, à son cœur ; il la laissa mourir. Sa servante n’en voulait qu’à ses sens, il l’épousa. — Un mot de la femme de Goethe. Elle vint à lui un matin pour demander une grace : jeune, fraîche, accorte, elle lui plut, il la prit avec lui. Goethe eut de cette femme plusieurs enfans, qui tous moururent, tous, jusqu’à ce fils unique qui devait continuer sa race. — Le fils de Goethe mourut avant l’âge, comme le fils de Napoléon ; la destinée frappa les deux titans dans leur postérité. Goethe ressentit ce coup profondément, mais avec résignation et sans se plaindre. — Goethe vécut de longues années avec la mère de ce fils, et finit par l’épouser en 1809, au moment même où tonnait la canonnade d’Iéna. Cette femme avait été fort belle ; cela suffisait à Goethe, et d’ailleurs elle avait pour loi de ne jamais sortir de ses attributions domestiques, de ne jamais le déranger. Dans la société qui gravitait autour de son maître, elle avait choisi son monde et s’y tenait. Lorsque Goethe descendait des sphères de la pensée, il était bien aise de trouver là cette femme de la terre, à laquelle il savait gré de n’avoir rien perdu de son individualité, et qui lui rappelait par son air et ses façons les douces voluptés d’un temps vers lequel il aimait à revenir. Et puis, elle lui avait donné un héritier de son nom, qui, pour la force du corps, ne le cédait en rien à son père. À vrai dire, c’était là tout ce qu’il y avait de commun entre Goethe et ce jeune homme, que Wieland appelait à bon droit le fils de la servante (der Sohn der Magd). Cette femme avait un attachement profond pour Goethe ; le conseiller intime, comme elle disait toujours, était son dieu, et malheur à qui osait douter lorsque le conseiller intime avait prononcé ! Ce fut après une querelle de ce genre que Mme de Goethe ferma sa porte à la célèbre Bettina, dont Goethe commençait alors à se lasser, de sorte qu’il ne fit rien pour que l’arrêt fût révoqué.

    Tous ses soins, toutes ses attentions étaient pour le conseiller intime, à qui elle s’efforçait de rendre la vie agréable et commode. « Qui pourrait croire, disait-il un jour à ses amis, qui pourrait croire que cette personne a déjà vécu vingt ans avec moi ? Ce qui me plaît en elle, c’est que rien ne change dans sa nature, et qu’elle demeure telle qu’elle était. »

    Dans une promenade qu’ils faisaient ensemble à la campagne, Mme de Goethe, frappée d’un coup d’apoplexie, resta étendue et comme morte dans la voiture. Goethe donne l’ordre au cocher de retourner, et se contente de murmurer à part lui : « Quelle frayeur ils vont avoir à la maison lorsque nous allons nous arrêter et qu’ils verront cette personne morte dans la voiture ! »

  9. Pendant la maladie qui lui enleva son fils, au moment où le malheureux allait succomber à sa dernière crise, Goethe, assis immobile au chevet, se leva tout à coup, et, secouant la torpeur dans laquelle il était plongé : « Elle est là, dit-il, la Mort ! elle est là, qui étend ses longs bras sur nous ! Mais patience, mon ami, cette fois encore elle ne nous aura pas ! »

    « La Mort est un pitoyable peintre de portraits, dit-il à l’occasion de Wieland ; je veux conserver dans mon souvenir des êtres que j’ai chéris quelque chose de plus animé que ce masque affreux qu’elle leur pose sur le visage. Aussi je me suis bien gardé d’aller voir, après leur mort, Herder, Schiller et la grande-duchesse Amélie. »

  10. On a beaucoup parlé des façons aristocratiques de Goethe, de son affectation à se montrer partout vêtu d’habits de cour, d’uniformes chamarrés de soie et d’or. Cependant il convient de rétablir la vérité dans son exactitude. Le fait est que Goethe, comme tout homme qui a conscience de sa force et de sa grandeur personnelle, tenait le rang où son génie et la distinction du prince qu’il servait l’avaient placé ; mais cela sans faste, sans parade, toujours avec modération, mesure et bon goût. Il aimait aussi ce qu’on appelle encore aujourd’hui le décorum, et même un jour il alla jusqu’à faire sentir l’inconvenance de sa conduite à un certain étudiant de Leipzig, qui, dans ses allures de Brutus, s’obstinait à demeurer assis sur un sopha au moment où le grand-duc de Weimar entrait dans le salon. Mais il me semble qu’on ne peut guère voir là que les façons d’agir d’un homme bien élevé qu’une indélicatesse pique au vif. Avant tout, il faut être poli, même avec les princes. Il se plaisait aussi beaucoup dans la société des femmes, et, lorsqu’il s’en trouvait de jeunes et de belles dans son salon, il déployait à leurs pieds une galanterie d’ancien régime qui convenait à merveille à son air. Quant à son costume, on aurait pu s’épargner tant de frais d’imagination et de broderies, car chacun sait que son habit de gala était tout simplement un frac noir, et qu’il ne portait jamais qu’une seule plaque sur sa poitrine. Le reste du temps, on le trouvait chez lui en robe de chambre, le cou nu, ses larges tempes découvertes, tantôt marchant à grands pas, un arrosoir à la main, à travers ses plates-bandes, et mouillant ses beaux rosiers, dont il se faisait gloire dans la ville ; tantôt assis sous les figuiers du jardin, devant une petite table, entouré de livres, de crayons, de bocaux et d’objets d’histoire naturelle.
  11. Voici les seuls vers dans lesquels Goethe ait jamais chanté l’amitié de Charles-Auguste :

    « Entre tous les princes de Germanie, le mien est petit ; ses états sont bornés, eu égard seulement à ce qu’il pourrait faire. Mais si chacun savait, comme lui, tourner ses forces au dedans et au dehors, ce serait une fête d’être Allemand avec les Allemands. Pourquoi le louer, lui que ses actions et ses œuvres proclament ? Peut-être on doutera de ma bonne foi, car il m’a donné ce que les grands ne donnent guère, sympathie, loisir, confiance, champs, et jardin, et maison. Je ne dois rien à personne qu’à lui, et certes il me fallait beaucoup, à moi poète qui comprenais si mal les soins de la fortune. L’Europe m’a loué : que m’a donné l’Europe ? rien. J’ai payé bien cruellement, hélas ! mes vers. L’Allemagne m’imita, la France put me lire ; Angleterre, tu reçus en amie ton hôte en proie au trouble. Cependant, que m’importe que le Chinois lui-même peigne d’une main peu sûre Werther et Lolotte sur la porcelaine ? Jamais un empereur, jamais un roi ne s’est enquis de ma personne ; lui seul fut pour moi Auguste et Mécène. »

  12. Tout en faisant la part du calcul dans ce soin extrême avec lequel il évitait toute impression violente, il faut dire que cet instinct prodigieux de la conservation personnelle, cette volonté ferme de ne jamais intervenir, se trouve aussi dans le caractère de sa mère. À cet égard, Goethe renchérissait bien un peu sur la nature ; mais on doit convenir que la femme énergique et puissante à laquelle il devait le jour, lui avait transmis avec son sang cet esprit d’impassibilité souveraine qu’il avait fini par ériger en système ; système inexorable, auquel nous voyons qu’il ne dérogea pas même en faveur de Charles-Auguste, de l’ami qu’il devait par la suite le plus sincèrement regretter. — La mère de Goethe, lorsqu’un domestique, une servante, entrait chez elle, lui posait ceci pour première condition : « Si vous apprenez qu’un évènement affreux, désagréable, inquiétant, est arrivé dans ma maison, ou dans la ville, ou dans le voisinage, ne venez jamais me le rapporter. Une fois pour toutes, je n’en veux rien savoir. S’il me touche de près, je l’apprendrai toujours assez à temps ; sinon, qu’ai-je besoin d’en être affectée ? Ainsi, tenez-vous-le pour dit : quand il y aurait le feu dans la rue, je n’en veux rien savoir avant le moment. » Ces instructions furent si bien suivies, qu’en 1805, comme Goethe était dangereusement malade à Weimar, personne n’osa en parler à sa mère. Quelque temps après, lorsqu’une amélioration sensible se déclara, elle fut la première à rompre le silence, et dit à ses amies : « Vous aviez beau vous taire sur l’état de Wolfgang, je savais tout ; maintenant vous pouvez parler de lui, il va mieux : Dieu et sa bonne nature l’ont tiré d’affaire. Maintenant il peut être question de Wolfgang sans que son nom me soit un coup de poignard dans le cœur chaque fois qu’on le prononce. » — Le jour que sa mère atteignit sa soixante-douzième année, Goethe reçut d’elle une lettre, et sur l’adresse de cette lettre une main inconnue avait tracé ces mots : « Dieu aurait dû faire tous les hommes de cette trempe. » — Parmi les traits caractéristiques que Goethe tenait de sa mère, née sur les bords du Rhin, n’oublions pas de mettre cette verve mordante, cette causticité de bon aloi qui coulait dans sa veine comme un flot de Rudesheimer ou de Johannisberg. La mère de Goethe était une femme alerte et de bonne humeur. Mariée à seize ans, elle en avait à peine dix-sept lorsqu’elle donna le jour à son fils. « Wolfgang et moi, disait-elle, nous nous sommes toujours entendus à merveille ; cela vient de ce que nous avons été jeunes en même temps. La différence d’âge qui le séparait de son père n’existait pas entre nous deux. » Ce père était un homme froid et circonspect, un bourgeois tiré au cordeau de la ville impériale de Francfort, qui mesurait ses pas et réglait sa vie avec méthode. Goethe le rappelait dans ses formes et dans sa démarche.
  13. Bien entendu que ce découragement dont il fut atteint vers ses derniers jours lui venait seulement de la conscience qu’il avait acquise que désormais son activité avait touché à son terme dans cette vie. Dans les regrets qu’il donnait à Charles-Auguste, le dernier représentant au trône d’un âge auquel il avait communiqué, lui Goethe, l’impulsion souveraine, la misérable inquiétude du favori qui craint de manquer de protecteur dans l’avenir n’entrait pour rien. Je ne soutiendrai pas que la douleur que le poète ressentit de cette perte n’ait point été plus profonde, plus âpre et plus sincère que celle de l’ami ; mais, on peut le dire, le cœur de Goethe fut toujours fermé à d’indignes calculs d’intérêt personnel, que, du reste, les circonstances ultérieures n’eussent point justifiés. Ces nobles sentimens à l’égard du prince de la pensée en Allemagne étaient héréditaires dans la famille de Saxe-Weimar. Charles-Auguste, en mourant, les légua à son fils avec la couronne, et Goethe trouva jusqu’à la fin dans Charles-Frédéric, son royal élève, les délicates prévenances et la généreuse sympathie dont il ne cessa jamais d’être l’objet de la part de ses souverains.
  14. Anne-Amélie, Louise, Marie-Paulowna. Ces nobles princesses se succédèrent dans la cour de Weimar pendant l’espace d’environ un siècle, et Goethe vécut assez pour les connaître et les apprécier toutes trois. Ce fut toujours entre ces augustes personnes et le grand poète, qui eut l’honneur d’être admis dans leur intimité, un rare commerce de sentimens généreux et de belles pensées. En échange de la sollicitude si délicate et si tendre, des prévenances si intelligentes, des sympathies de toute espèce dont elles ne cessèrent d’environner le génie, Anne-Amélie, Louise et Marie-Paulowna eurent chacune à son tour les prémices de ses moissons : Goethe leur disait ses projets, ses plans, ses idées sur la nature et l’esthétique. Il leur faisait part de son œuvre encore inachevée, et prenait conseil d’elles, heureuses de recevoir en secret les premières confidences du poète. Goethe ne parlait jamais de ces trois nobles princesses sans rendre hommage aux égards qu’elles avaient eus pour lui, et disait volontiers que leur protection affectueuse avait ennobli et dirigé sa jeunesse, enrichi et comblé de bonheur son âge mûr, et réjoui et paré sa vieillesse. Ce fut sur le tombeau de la duchesse Anne-Amélie que Goethe prononça ces belles paroles, qu’on pourrait presque lui adresser : « Oui ! c’est le privilége des nobles natures que leur passage dans les régions supérieures est une bénédiction, comme leur séjour ici-bas ; que d’en haut, étoiles de lumière, elles brillent à nos yeux comme des points vers lesquels nous devons diriger notre course dans une traversée trop souvent troublée par les orages, et que ces mêmes êtres que nous avons aimés dans la vie bienveillans et secourables, désormais bienheureux, attirent encore vers eux nos regards avides ! »
  15. Chêne majestueux qui s’élève non loin de cette heureuse chaumière du Kickelhahn, où Goethe se retira quelques jours pour écrire, au milieu du plus vaste et du plus romantique paysage, le cinquième acte de son Iphigénie, et sur lequel on lit encore son nom inscrit de sa propre main, auprès de ceux de Herder, de Gleim, de Lavaler, de Wieland, de Schiller. Du reste, ce chêne n’est pas le seul privilégié dans la forêt, et l’on en trouve çà et là bien d’autres, illustrés aussi par des inscriptions charmantes, dont le sens, toujours mélancolique, comme il convient au recueillement solitaire du lieu, rappelle les beaux jours d’une jeunesse ardente et poétique passée au sein de la nature. Ces inscriptions sont de Goethe, de Schiller, de Herder. Les grands cerfs de la Thuringe, errant au clair de lune, éveillent dans les bois de mélodieux souvenirs, et la feuille qu’ils broutent leur parle de Werther ou d’Oberon.