Wyandotté/Chapitre II

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 13-25).


CHAPITRE II.


Toutes choses sont renouvelées, les bourgeons, les feuilles qui dorent la cime mouvante de l’orme, et même les nids au bord des toits… Il n’y a plus d’oiseaux dans le nid de l’an passé.
Longfellow


J’ai de bonnes nouvelles à vous annoncer, Wilhelmina, s’écria le capitaine d’un air joyeux en entrant dans le parloir où sa femme avait l’habitude de passer la moitié du jour à coudre et à tricoter. Voici une lettre de mon bon vieux colonel. L’affaire de Robert est arrangée et conclue ; il quittera sa pension la semaine prochaine pour endosser la livrée de Sa Majesté.

Madame Willoughby sourit, et cependant deux ou trois larmes descendirent sur ses joues. Le sourire venait du plaisir qu’elle ressentait en apprenant que son fils entrait comme enseigne dans le 60e régiment ou Royal-américain ; ses larmes étaient un tribut payé à la nature, et témoignaient les craintes d’une mère qui livre un fils unique à la carrière des armes.

— Je me réjouis, Willoughby, dit-elle, parce que vous vous réjouissez ; et je sais que Robert sera enchanté d’avoir une commission du roi ; mais il est bien jeune pour être exposé aux dangers des camps et des batailles.

— J’étais plus jeune que lui lorsque je marchai au feu ; car nous avions la guerre alors. Aujourd’hui, nous jouissons d’une paix qui semble devoir être sans fin, et Robert aura le temps de cultiver sa barbe avant de sentir l’odeur de la poudre. Quant à moi, ajouta-t-il d’un ton de regret, car les vieux souvenirs et les vieilles habitudes renaissaient de temps à autre en lui, quant à moi la culture des navets doit être mon occupation future. Eh bien, ma commission est vendue, Robert a la sienne en place ; la différence du prix est dans ma poche qu’il n’en soit plus question. Voici nos chères filles, Wilhelmina, elles doivent dissiper tous les regrets. Le père de deux enfants semblables doit assurément être heureux.

Au même instant entrèrent dans la chambre Beulah et Maud Willoughby, car la fille adoptive portait comme l’autre le nom de la famille. Elles venaient visiter leurs parents dans la promenade du matin que leur faisait faire régulièrement leur maîtresse de pension. Et ce n’était pas sans raison que leurs tendres parents en étaient fiers. Beulah, aînée, avait onze ans, et sa sœur était plus jeune de dix-huit mois. La première avait une physionomie calme, mais gracieuse, ses joues étaient colorées, ses yeux brillants, et son sourire charmant. Maud, la fille adoptive, avec le même air de santé que sa sœur, avait la physionomie rayonnante d’un ange. Sa figure avait plus de finesse, ses regards plus d’intelligence, sa sensibilité plus d’enjouement, son sourire plus de tendresse et souvent plus d’expression. Il est à peine utile d’ajouter que toutes deux se distinguaient par cette délicatesse de contours qui se rencontre presque invariablement chez les femmes de ce pays. Ce qui était peut-être plus commun à cette époque que de notre temps, toutes deux parlaient leur langue avec une pureté remarquable, sans aucun accent et avec une grâce qui s’éloignait également de toute affectation et de toute habitude provinciale. Le hollandais étant alors d’un usage très-commun à Albany, et la plupart des femmes d’origine hollandaise conservant dans l’anglais certaines locutions de leur langue-mère, cette pureté de dialecte chez les deux sœurs devait être attribuée à ce que leur père était un véritable Anglais, leur mère une Américaine d’origine anglaise, tandis que la maîtresse de la pension où elles étaient depuis trois ans, était née à Londres, et avait reçu l’éducation la plus distinguée.

— Allons, Maud, dit le capitaine, après avoir embrassé la petite favorite sur le front, les yeux et les joues, allons, Maud, je vous donne à deviner les bonnes nouvelles que je vous apporte ainsi qu’à Beulah.

— Vous et ma mère renoncez à passer l’été à ce vilain étang appelé le domaine des Castors, répondit l’enfant avec la vivacité de l’éctair.

— C’est charmant de votre part, plutôt charmant que sage, ma chérie, mais vous vous trompez.

— Et vous, Beulah, interrompit ta mère, qui, tout en chérissant la cadette, avait presque du respect pour la solidité d’esprit et la justesse de jugement de l’aînée, voyons si vous devinerez.

— Il s’agit de quelque chose concernant mon frère ; je le vois dans les yeux de ma mère, répondit Beulah en regardant attentivement madame Willoughby.

— Oh oui ! s’écria Maud, en sautant joyeusement à travers la chambre, et en se jetant dans les bras de son père. Robert a sa commission ! Je le vois maintenant ; vous n’avez pas besoin de me le dire ; je le vois bien. Cher Robert ! comme il sera content ! que je me sens heureuse !

— Est-ce vrai, ma mère ? demanda Beulah avec inquiétude et sans même sourire.

— Maud a raison : Robert est enseigne, ou il le sera dans un ou deux jours. Vous ne paraissez pas satisfaite, mon enfant ?

— J’aurais voulu que Robert ne fût pas militaire. Maintenant il sera toujours absent, et nous ne le verrons jamais ; puis il sera obligé de se battre, et qui sait ce qui pourra lui arriver ?

Beulah pensait plus à son frère qu’à elle-même, et, à vrai dire, la mère partageait ses tristes sentiments. Il en était autrement de Maud ; elle ne voyait que le beau côté du tableau, Robert, joyeux et brillant, admiré de tous, la physionomie riante, heureux et faisant le bonheur des siens. Le capitaine sympathisait avec sa favorite. Accoutumé aux armes, il se réjouissait de voir ouverte à son fils unique une carrière où il avait lui-même, il ne se le dissimulait pas, en partie échoué. Il couvrit Maud de caresses, et sortit précipitamment de la maison, sentant son cœur trop plein pour qu’il s’exposât à trahir sa faiblesse en présence des femmes.

Huit jours plus tard, les dernières neiges de la saison ayant disparu, le capitaine Willoughby et sa femme quittèrent Albany pour se rendre à la Hutte. Les adieux furent tendres et douloureux pour les parents quoique, après tout, ils ne fussent séparés de leurs bien-aimés enfants que par une distance d’environ cent milles mais cinquante de ces milles étaient des déserts, et pour franchir le reste, il fallait traverser des forêts épaisses et dénuées de routes ou naviguer sur des fleuves pleins de dangers. Les communications ne pouvaient être que rares et difficiles. Cependant elles ne devaient pas être entièrement interrompues, et la prévoyante mère laissa à la maîtresse de pension, madame Waring, de nombreuses recommandations sur la santé de ses filles et sur les moyens de les faire revenir en cas d’accidents sérieux.

Madame Willoughby avait souvent surmonté, à ce qu’elle croyait, les difficultés d’un voyage entrepris de concert avec son mari à travers les solitudes. On a coutume de vanter hautement le passage des Alpes par Napoléon ; mais jamais une brigade ne s’est avancée pendant vingt quatre heures à travers les solitudes américaines, sans rencontrer des obstacles physiques bien autrement embarrassants, excepté dans les cas où un cours d’eau vient offrir les secours de la navigation. Néanmoins, le temps et la nécessité avaient créé des espèces de routes militaires, vers les points les plus importants de la frontière occupés par les garnisons britanniques, et madame Willoughby n’avait pas encore rencontré les rudes épreuves qu’elle allait avoir à subir.

Les cinquante premiers milles se firent en traîneau en quelques heures, et sans trop de fatigue. Cela conduisit les voyageurs à une auberge hollandaise sur les bords de la Mohawk, où le capitaine avait souvent fait ses haltes, et où il envoyait de temps en temps ses éclaireurs pendant l’hiver et le printemps. Là, un cheval avait été préparé pour madame Willoughby, et le capitaine le conduisant lui-même par la bride, le passage à travers la forêt se fit jusqu’à la source de l’Otségo. Quoique la distance ne fût que de douze milles, il fallut deux jours pour la franchir. Comme les établissements s’étendaient à quelques milles au sud de la Mohawk, la première nuit fut passée dans une grossière cabane située aux extrêmes limites de la civilisation, si l’on pouvait appeler de ce nom les rudes essais des premiers colons. Les huit milles restants furent parcourus dans la journée du lendemain. C’est assurément plus qu’on n’aurait pu faire dans les forêts vierges, si les gens du capitaine n’avaient déjà souvent parcouru cette route, apprenant par là à éviter les plus grandes difficultés, jetant çà et là des ponts grossiers, brûlant les arbres qui faisaient obstacle, et traçant un chemin en ligne à peu près directe.

Aux sources de l’Otségo, nos aventuriers étaient au cœur du désert. Des cabanes avaient été construites pour recevoir les voyageurs et là se réunit toute la troupe, prête à continuer l’excursion avec ensemble. Elle se composait de douze personnes, y compris les domestiques nègres et quelques ouvriers qu’emmenait le capitaine pour continuer ses travaux. Les éclaireurs n’avaient pas été oisifs, pas plus que les hommes laissés à l’établissement principal : ils avaient construit quatre chaloupes, un petit bateau et deux canots. Tout cela était sur l’eau, attendant la disparition des glaces, réduites alors en masses de stalactites, vertes et sombres lorsqu’elles flottaient réunies, diaphanes et brillantes lorsqu’elles étaient séparées et exposées aux rayons du soleil. Les vents du sud commençaient à dominer, et le rivage étincelait de glaçons entassés qui fondaient rapidement, mais à travers desquels il était encore impossible de se frayer un passage.

L’Otségo est une nappe d’eau que nous avons déjà eu plus d’une occasion de décrire, et la plupart de nos lecteurs se figureront aisément le tableau qu’elle présentait au milieu de son cadre de montagnes. En 1765, aucun signe d’établissement ne s’apercevait sur ses rives car peu de concessions territoriales s’étendaient aussi loin. Cependant cet endroit était déjà connu et depuis plus de vingt ans il était fréquenté par les chasseurs, sans pourtant qu’il restât aucune trace de leur présence. Le matin de son arrivée, madame Willoughby, appuyée sur le bras de son mari, contemplait les scènes environnantes, et assurait qu’elle n’avait jamais vu un si éloquent et si gracieux tableau de la solitude.

— Il y a, dit-elle, quelque chose de doux et d’encourageant dans ce vent du sud, qui semble nous annoncer que nous devons rencontrer une nature bienfaisante dans l’endroit où nous allons. Les doux zéphyrs du printemps me semblent toujours remplis de promesses.

— C’est juste, ma chère ; car ils sont les messagers d’une végétation nouvelle. Si ce vent augmente, nous verrons bientôt cette froide nappe de glace se convertir en eau limpide. C’est ainsi que tous ces lacs ouvrent leur sein au mois d’avril.

Le capitaine ignorait qu’alors même, à deux milles plus loin, l’extrémité méridionale du lac était complètement libre, et que cette ouverture donnant une nouvelle impulsion à la brise, les glaçons étaient poussés vers le haut du lac, avec une vitesse d’un mille à l’heure. Dans le même moment, un Irlandais nommé Michel O’heara, récemment arrivé en Amérique, et que le capitaine avait pris à son service, se précipita vers son maître, et lui exprima ses idées à ce sujet avec un sérieux de manières et un désordre de rhétorique, qui caractérisaient à la fois l’homme et sa nation.

— Est-ce vers le sud que se dirige Votre Honneur, c’est-à-dire vers l’autre extrémité de cette pièce d’eau, c’est-à-dire de glace ? Eh bien, il y aura de la place pour nous tous, et de reste encore, et il y aura diablement d’oiseaux à tuer dans ces quartiers vers le soir, et il sera difficile de les compter.

Tout cela était dit non-seulement avec une extraordinaire vivacité, mais encore avec un accent que la plume ne saurait reproduire. Aussi madame Willoughby n’y comprenait-elle rien ; mais son mari, plus habitué aux manières et au langage des hommes de la classe de Michel, devina ce dont il s’agissait.

— Vous voulez parler des pigeons, sans doute, Mike ; il y en a certainement un bon nombre, et je suppose que nos chasseurs nous en rapporteront pour dîner. C’est un signe certain que l’hiver s’en va. D’où venez-vous, Mike ?

— Du comté de Leitrim, Votre Honneur, répondit l’Irlandais en portant la main à sa casquette.

— Ah ! cela se devine, dit le capitaine en riant ; mais d’où venez-vous en dernier lieu ?

— De l’endroit des pigeons, Monsieur ; oh ! c’est une vue merveilleuse et qui prouve qu’il y aura place pour nous dans les pays d’où viennent toutes ces créatures. Je crois vraiment que si nous ne les mangeons pas, ils pourront nous manger.

— Une telle volée de pigeons ferait sensation en Irlande, ajouta le capitaine désireux d’amuser un peu sa femme en faisant jaser l’homme de Leitrim.

— Ah ! cela ferait un dîner pour le fils de chaque mère, et pour les filles par-dessus le marché. Une telle masse d’oiseaux ferait tomber, singulièrement tomber la valeur des pommes de terre, et même du lait de beurre. Y en aura-t-il toujours une telle abondance à la Hutte ? Ou bien cette vue n’est-elle qu’une illusion, faite pour nous donner des espérances qui ne se réaliseront jamais ?

— Les pigeons manquent rarement dans ce pays, Mike, à l’automne et au printemps ; nous avons d’ailleurs en abondance d’autre gibier bien plus exquis.

— D’autre gibier ! est-il aussi abondant ? Eh bien ! la vue seule suffirait pour détruire l’appétit humain. Oh ! je donnerais un de mes doigts pour voir les enfants de ma sœur à même de choisir leur souper au milieu de cette troupe volante. Oh ! qu’il serait doux de voir ces pauvres enfants se satisfaire pleinement, pour la première fois, avec ces oiseaux sauvages !

Le capitaine Willoughby ne put s’empêcher de sourire de la naïveté de son nouveau domestique, et reconduisit sa femme dans la cabane, car il devenait nécessaire de prendre de nouvelles dispositions pour se remettre en marche vers le soir : le lac se dégageait et un des chasseurs, revenu des montagnes voisines, annonça qu’il avait vu l’eau entièrement libre à trois ou quatre milles plus loin. En même temps le vent fraîchit et chassa devant lui les glaçons amoncelés. Au coucher du soleil, toute la rive septentrionale blanchissait sous l’amas des glaces étincelantes, tandis que la surface de l’Otségo, que ne ridait plus le vent, devint unie comme un miroir.

Le lendemain de bonne heure, toute la troupe s’embarqua. Il n’y avait pas de vent, et les hommes furent placés aux rames et aux pagaies. On prit soin, en quittant les huttes, d’en fermer les portes et les volets ; car c’étaient des cavernes pour servir d’endroits de repos aux voyageurs dans les fréquentes allées et venues qui se faisaient de la hutte aux établissements. Les stations étaient alors de la dernière importance, et l’homme des frontières avait pour elles le même respect que le montagnard des Alpes professe pour les couvents de refuge.

La traversée de l’Otségo fut la partie la plus facile et la plus agréable du voyage. La journée était belle et les rameurs vigoureux, sinon habiles, de sorte que les mouvements étaient rapides et suffisamment directs mais un incident troubla la tranquillité du voyage. Parmi les ouvriers engagés par le capitaine était un habitant du Connecticut, nommé Joël Strides, qui avait commencé une guerre de taquineries et de petites malices avec l’homme de Leitrim. Cette guerre était complétement défensive de la part de Michel O’heara, qui se bornait, en manière de riposte, à plaisanter sur les formes longues, grêles et maigres de son adversaire. Depuis que Joël était au service du capitaine, on ne l’avait pas vu sourire une seule fois, quoique deux ou trois fois il eût ri aux éclats et toujours aux dépens de Michel O’heara, qui ne manquait jamais de tomber dans le piège que lui tendait son camarade.

Dans l’occasion présente, Joël, qui présidait aux opérations de l’embarquement, avait placé Michel seul dans une chaloupe, lui persuadant qu’il la conduirait facilement jusqu’au bout du lac. Autant eût valu demander à Michel de marcher sur la surface de l’eau ; car il n’avait de sa vie manié une rame. Cependant, plein de cœur et de bonne volonté, il accepta sa tâche. — S’il suffit d’une certaine quantité de vigueur et de travail, dit-il, du diable si je n’en viendrai pas à bout !

Quant à Joël Strides, il devait conduire le bateau où se trouvaient le capitaine et sa femme, et il avait choisi pour cela les meilleures rames dans les autres bateaux, et tout disposé de manière à naviguer rapidement sans trop d’efforts. Le principe d’égoïsme dominait chez lui, et il ne songeait qu’à son bien-être personnel, quoique dans cette occasion ses soins dussent profiter à ses maîtres.

La plupart des chaloupés et des canots étaient partis une demi-heure avant que madame Willoughby fût prête ; Joël prenant ses mesures pour que Mike restât le dernier, sous prétexte qu’il avait besoin de son aide pour transporter la literie de la hutte dans la chaloupe. Tout fut près enfin, et Joël, prenant son siège, dit à Mike avec son accent traînard : — Vous nous suivrez, et vous ne pouvez rester longtemps loin de nous. Puis il s’éloigna du rivage et poussa la chaloupe avec une grande rapidité.

Michel O’heara demeura quelques minutes à regarder avec une admiration muette la chaloupe qui s’éloignait. Il était seul, les autres bateaux étant déjà à deux ou trois milles, et la distance l’empêchant de voir la joie malicieuse qui brillait dans les yeux hypocrites de Joël.

— Te suivre ! se dit-il le diable te brûle, méchant Yankeese ! comment puis-je suivre des jambes comme les tiennes ? Si ce n’était pour mon maître et ma maîtresse, je te tournerais le dos pour m’enfoncer dans le désert, et je te laisserais trouver le domaine des castors dans ta propre et désagréable compagnie. Enfin, il faut essayer, et si le bateau ne marche pas, ce ne sera pas faute d’un homme de bonne volonté.

Michel prit son siège sur une planche placée en travers du plat-bord à une hauteur très-gênante, plaça dans l’eau les deux rames, dont l’une était de six pouces plus longue que l’autre, et mit la chaloupe à flot. Il se trouvait précisément que la plus longue rame était dans la main droite ; et comme Michel n’était pas gaucher, l’inégalité devenait plus marquée. Joël, la face tournée vers le haut du lac, jouissait par anticipation des embarras qui allaient accabler le citoyen de Leitrim ; quant au capitaine et à sa femme, ils ne songeaient guère à regarder derrière eux. Mike parvint à s’éloigner un peu du bord ; mais bientôt, le bras le plus fort et le levier le plus puissant agissant en même temps, la chaloupe inclina vers l’ouest.

Le zèle du pauvre diable était néanmoins si appliqué, qu’il ne s’aperçut du changement de direction que lorsqu’il fut tourné de manière à voir de loin son maître qui s’éloignait ; il en conclut que tout allait bien, et il se mit à ramer avec plus de calme. Il en résulta qu’au bout d’environ dix minutes, le bateau revint au rivage, touchant à environ deux ou trois pas de l’endroit d’où il était parti. L’honnête Irlandais se leva, regarda autour de lui, se gratta la tête, jeta un coup d’œil sur la chaloupe de son maître qui s’éloignait de plus en plus, et commença à murmurer un nouveau monologue.

— Malédiction sur ceux qui t’ont fabriquée, machine tournante, dit-il en apostrophant la chaloupe ; tu es libre de faire ton devoir, et tu ne le fais pas par esprit de contradiction. Pourquoi diable ne peux-tu pas faire comme les autres bateaux, et aller du côté voulu, vers la demeure des castors ? Oh ! tu t’en repentiras, quand tu seras laissée en arrière et hors de vue.

Alors, il vint à l’esprit de Mike, que probablement quelque article d’importance était resté dans la cabane, et que le bateau venait le rechercher ; il courut donc vers l’habitation abandonnée, chercha dans tous les coins et, ne trouvant rien, revint en se grattant encore la tête et en recommençant à marmotter :

— Du diable si je vois quelque chose ; ce doit être par esprit de contradiction. Peut-être se conduira-t-elle mieux cette fois ; je m’en vais l’essayer encore. À part l’obstination, elle a aussi bonne mine que les autres.

Michel fit ainsi qu’il disait, et procura à la chaloupe les plus belles occasions de faire son devoir. Sept fois il quitta le rivage, et autant de fois il y revint, s’avançant graduellement vers la rive occidentale, jusqu’à ce qu’enfin, à force de descendre le lac, il rencontra une barrière de terre qui empêchait la chaloupe d’incliner davantage vers l’ouest.

— Que le diable te brûle ! s’écria l’honnête Irlandais, le visage ruisselant de sueur ; je pense que tes fantaisies n’iront pas jusqu’à rentrer dans la forêt, où je voudrais de tout mon cœur que tu fusses encore au milieu des arbres qui t’ont donné naissance. Maintenant, je vais voir si tu aimeras assez les contradictions pour remonter une colline.

Il essaya donc de ramer le long du rivage, espérant que la vue de la terre et le voisinage des arbres guériraient le bateau de ses fantaisies. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que ses espérances furent trompées, et il fut enfin réduit à entrer dans l’eau, malgré la fraîcheur de la saison, et à s’avancer ainsi le long du rivage, traînant le bateau derrière lui. Aucun de ces incidents n’échappait à Joël, mais pas un seul mouvement de ses muscles ne mit le capitaine dans le secret des perplexités du pauvre Irlandais.

Cependant la flottille s’avançait sans obstacle, et dans l’espace de trois heures elle avait traversé tout le lac. Comme cette distance avait été plusieurs fois parcourue par plusieurs des compagnons du capitaine, il n’y avait pas d’hésitation sur la direction à suivre. Les bateaux abordèrent près du rocher, aujourd’hui appelé le roc Otségo, au pied d’une rive escarpée et couverte de bois, à l’endroit où la Susquehannah sort du lac en un rapide courant, surmonté d’un arceau de branches entrelacées qui n’étaient pas encore ornées de leurs feuilles.

Ici l’on commença à s’inquiéter de l’absence de Michel. On ne voyait nulle part sa chaloupe, et le capitaine sentit la nécessité d’envoyer à sa recherche avant d’aller plus loin. Après une courte conférence, on détacha vers l’ouest un bateau monté par deux nègres, le père et le fils, qu’on appelait Pline l’ancien et Pline le jeune. Sur la plaine qui à cet endroit traverse la vallée, on prépara immédiatement une hutte pour madame Willoughby. À cet endroit s’élève aujourd’hui la jolie petite ville de Cooperstown, qui ne fut commencée que vingt ans plus tard.

La nuit était tombée avant que les deux Plines revinssent, traînant derrière eux la chaloupe de Michel, comme leurs illustres homonymes auraient pu ramener en triomphe une galère carthaginoise. L’Irlandais avait laborieusement fait son chemin à travers les eaux, parcourant l’espace d’une lieue avant d’être rencontré, et n’avait pas été médiocrement satisfait en voyant approcher du secours. À cette époque, il n’existait pas encore entre les émigrés irlandais et les nègres la violente antipathie que l’on rencontre aujourd’hui, la concurrence entre ces deux races pour le service intérieur ne s’étant développée que cinquante ans plus tard. Cependant, comme le nègre aime par constitution les drôleries, Michel ne fut pas à l’abri de leurs sarcasmes.

— Pourquoi donc, Irlandais, s’écria Pline le jeune, traîner ce bateau comme un bœuf ? Pourquoi pas le ramener à la rame, comme tout le monde ?

— Ah ! vous ne valez pas mieux que les autres, murmura Michel. On m’avait dit que l’Amérique est un pays chaud, et je le trouve effectivement chaud, quoique l’eau ne soit pas aussi chaude que du bon whiskey. Allons, diables noirs, voyons si vous pourrez contraindre cet être contrariant à faire ce qu’on lui demande ?

Les nègres eurent bientôt pris Michel à la remorque, et descendirent gaiement le lac en faisant mille plaisanteries aux dépens de l’Irlandais. Quand il eut rejoint son maître, il ne dit pas un mot de sa mésaventure ; Joël se garda bien de révéler son secret, et fit même chorus avec Michel en dénonçant les mauvaises qualités du bateau. Nous devons ajouter que les méchancetés de Joël venaient de ce qu’il voyait dans Michel un domestique favorisé par ses maîtres ; et il voulait le faire tomber en discrédit.

Le lendemain de bon matin, le capitaine prescrivit à Michel et aux nègres de descendre la Susquehannah pour débarrasser le fleuve d’un amas d’arbres flottants, qui, d’après le rapport d’un chasseur, obstruait le passage à environ un mille de distance. Deux heures plus tard, les bateaux quittèrent le rivage en descendant le courant ; ils eurent bientôt atteint l’endroit où travaillaient Michel et les nègres. Au grand contentement de Joël, ils faisaient les choses tout de travers commençant leur travail par la partie supérieure du radeau, et empilant les troncs d’arbres les uns sur les autres, afin d’ouvrir un passage au centre.

On fit halte, et les femmes débarquèrent. Le capitaine Willoughby regarda autour de lui avec hésitation :

— Il me semble que cela ne va pas trop bien ? dit-il.

— Cela va très-mal, dit Joël en riant comme un homme enchanté des fautes d’autrui. Toute créature sensée aurait commencé la besogne en enlevant les troncs d’arbres au côté inférieur du radeau.

— Prenez la direction des travaux et faites comme vous l’entendrez.

C’était justement ce que Joël voulait ; le travail qu’il préférait était celui où il occupait la première place il s’y mit avec ardeur et résolution. Après avoir gourmandé les nègres en termes de mépris qui retombaient sur Michel, il recueillit ses forces, et commença à débarrasser le courant avec intelligence et promptitude.

Attaquant le côté inférieur du radeau, il en détacha un ou deux arbres que les eaux entraînèrent, et qui devaient être bientôt suivis par d’autres. Par ce moyen, un passage fut ouvert en une demi-heure, Joël ayant la précaution de ne pas mettre en mouvement trop d’arbres à la fois, de peur que le courant inférieur ne se trouvât obstrué. De cette manière, le voyage put se poursuivre, et à la nuit, nos aventuriers étaient à moitié chemin de l’embouchure de l’Unadilla. Le lendemain au soir, ils campèrent au confluent des deux rivières, et firent leurs préparatifs pour remonter la dernière dès le jour suivant.

Cependant les difficultés pour remonter ne commencèrent que lorsque les bateaux entrèrent dans le petit cours d’eau, tributaire de l’Unadilla, qui traversait la propriété du capitaine. À cet endroit, la marche fut lente et laborieuse ; la rapidité du courant et le peu de profondeur des eaux, rendant le travail excessivement pénible. Cependant, à force de persévérance et d’adresse, on surmonta tous les obstacles, et les bateaux atteignirent avant la nuit les chutes d’eau sur lesquelles étaient construits les moulins du capitaine. Là s’arrêtèrent les embarcations : une route grossière avait été percée ; elle suffit pour transporter le bagage sur des traîneaux. Pendant toute cette journée fatigante, Joël non-seulement avait dirigé les travaux, mais il avait aussi payé de sa personne. Quant à Michel, jamais il n’avait fait d’aussi désespérés efforts. Il sentait tout le ridicule de son aventure sur le lac, et voulait en effacer te souvenir par ses exploits sur les rivières. Serviteur loyal, il avait vendu sa chair et son sang, et, dans sa conscience, il voulait que le maître en eût pour son argent. La facilité avec laquelle le bateau avait descendu la rivière lui causait, il est vrai, quelque-surprise, et en débarquant, il ne put s’empêcher de la témoigner au jeune Pline.

— Voilà un curieux bateau, après tout, dit-il : un jour il est plein de contrariétés ; un autre, il est obligeant comme une bonne mère. Il nous a suivis toute une journée comme un chien fidète, tandis que sur cette grande surface d’eau, là bas, il n’y avait pas plus à le faire marcher qu’un pourceau entêté. Oh ! à en juger par ses caprices, il doit être du sexe féminin !