Wyandotté/Chapitre XVII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 211-222).


CHAPITRE XVII.


Je n’adore pas le soleil, la lune et les étoiles ; je n’adore ni le vent, ni les flots, ni la flamme ; je ne fléchis pas le genou devant la sagesse, la vertu, la liberté. Le vrai Dieu que j’adore se nomme Jéhovah.
Montgoméry


Le passage de Robert à travers la cour avait été si soudain et si inattendu, qu’il ne fut reconnu de personne. Quelques-uns virent bien un étranger, mais, sous son déguisement, aucun n’eut le temps de s’assurer qui c’était. Le drapeau blanc qu’il avait déployé leur indiqua seulement qu’il partait avec Joël pour remplir un message au camp des Indiens.

Aussitôt que le capitaine eut été assuré que l’alarme du matin n’aurait pas de résultats immédiats, il avait congédié tous ses gens, à l’exception d’une petite garde qui veillait près de la porte extérieure sous les ordres du sergent Joyce. Ce dernier était un de ces soldats qui considèrent les détails de la profession comme le point capital et quand il vit le capitaine diriger une sortie, il mit son orgueil à ne lui adresser aucune question. Jamie Allen, l’un de ses hommes, approuva tranquillement cette réserve, mais ce fut une grande privation pour les trois ou quatre autres de ne pas être instruits de ce qui se passait.

— Attendez les ordres, braves gens, attendez les ordres, leur fit observer le sergent, afin de modérer l’impatience qu’ils montraient. Si Son Honneur, le capitaine, avait voulu que nous connussions la raison de ses mouvements, il nous en aurait déjà instruits, comme il le fait, vous le savez, quand il est nécessaire. C’est un drapeau qu’on porte vers le camp ennemi, vous voyez, et si une trêve s’ensuit, nous pourrons mettre les mousquets de côté et reprendre la direction de la charrue. Serait-ce une capitulation ? Je connais trop bien le brave et vieux capitaine qui nous commande pour le supposer ; mais quand même ce serait cela, nous déposerons nos armes et tout sera pour le mieux.

— Et si Joël et son compagnon, qui m’est étranger, allaient être scalpés ? demanda un des hommes de la petite troupe.

— Alors nous les vengerions. C’est ce que nous avons fait quand milord Hume tomba. Vengez sa mort ! cria notre colonel ; et tous s’élancèrent jusqu’à ce que deux mille d’entre nous fussent tombés devant les retranchements des Français. Oh ! c’était un spectacle digne d’être vu, et dont un jour on parlera.

— Oui, mais vous avez été battus d’une belle manière ; je l’ai entendu dire par quelques-uns de ceux qui y étaient.

— Qu’importe, Monsieur, nous obéissions à l’ordre. Vengez sa mort ! voilà le cri qui nous excitait ; et nous marchâmes jusqu’à ce qu’il ne restât plus assez d’hommes dans notre bataillon pour porter les blessés à l’arrière.

— Et ceux qui furent blessés ensuite, qu’en fit-on ? demanda un jeune homme qui regardait le sergent comme un autre César, le nom de Napoléon n’étant pas encore cité en 1776.

— Nous les laissâmes où ils tombaient. La guerre nous donne d’utiles leçons, jeune homme, elle nous apprend qu’on ne peut faire l’impossible. La guerre est la grande école de la race humaine, et bien savant est celui qui a fait dix-neuf ou vingt campagnes. Et si l’on doit mourir dans une bataille, ne vaut-il pas mieux mourir avec un esprit pourvu de connaissances, que d’être tué comme un chien, qui lorsqu’il est mort a son utilité ? Chaque bataille emporte hors de ce monde sciences sur sciences acquises dans la carrière des armes. Mais voilà Son Honneur qui vous confirmera tout ce que je vous dis. — Je faisais comprendre à ces gens, Monsieur, que l’armée et le champ de bataille sont les meilleures écoles de la terre. Tous les soldats maintiendront cette opinion, n’est-ce pas, capitaine ?

— Oui, nous sommes disposés à penser ainsi, Joyce. Les armes ont-elles été examinées ce matin ?

— Dès que le jour a paru, j’en ai fait l’inspection moi-même, Monsieur.

— Vous avez vu les pierres, les gibernes et les baïonnettes, je pense ?

— Rien n’a été oublié, Monsieur. — Vous rappelez-vous, capitaine, l’affaire à laquelle nous avons pris part près du Fort Duquesne ?

— Vous voulez parler de la défaite de Braddock, je suppose Joyce ?

— Je n’appelle pas cela une défaite, capitaine Willoughby. On nous a rudement traités ce jour-là, mais je ne puis dire que ce fut une défaite. Il est vrai que nous avons été repoussés et que nous avons perdu des armes et des bagages ; mais enfin nous nous sommes ralliés sous notre étendard. Non, Monsieur, je ne puis pas appeler cela une défaite.

— Vous avouerez au moins que nous fûmes pressés de la bonne manière, et qu’il aurait pu nous en arriver bien pis sans le secours d’un certain corps colonial qui arrêta bravement les sauvages.

— Oui, Monsieur, je le reconnais. Je me souviens de ce corps ; et celui qui le commandait était, avec la permission de Votre Honneur, un colonel Washington.

— C’est vrai, Joyce. Et savez-vous ce qu’est devenu ce même colonel Washington ?

— Je n’ai jamais pensé à m’en informer, Monsieur, car c’était un provincial. J’ose dire qu’il aurait pu commander un régiment ou même une brigade alors, et l’un ou l’autre auraient été bien dirigés.

— Vous n’y êtes pas tout à fait, Joyce ; c’est maintenant un général en chef.

— Vous voulez plaisanter, capitaine, le général en chef vit encore.

— C’est Washington qui conduit l’armée américaine dans la guerre contre l’Angleterre.

— Hé bien, Monsieur, ils remporteront vite des avantages alors ; je ne doute pas qu’un si bon soldat ne sache se faire obéir.

— Pensez-vous qu’il ait eu raison d’embrasser la cause des Américains ?

— Je ne pense rien là-dessus, Monsieur. Celui qui a pris du service avec le congrès, comme ils appellent le nouveau quartier général ne doit-il pas obéir au congrès, aussi bien que celui qui sert le roi doit se soumettre aux ordres de Sa Majesté ?

— Et dans cette crise, sergent, puis-je vous demander dans quel service vous croiriez devoir entrer vous-même actuellement ?

— Je me conformerai au commandement de Votre Honneur.

— Si tous étaient animés du même esprit, nous serions assez nombreux pour défendre la Hutte contre deux fois plus de sauvages qu’il n’y en a sur les rochers, répondit le capitaine en souriant.

— Et pourquoi n’y réussirions-nous pas ? demanda Jamie Allen avec vivacité. Vous êtes le maître ici, nous n’avons ni le temps, ni la capacité d’étudier et de comprendre rien aux débats survenus entre la maison de Hanovre et les maisons des Américains ; et si nous défendons la maison et la famille de notre maître, le Seigneur sourira à nos efforts, et nous laissera la victoire.

— Vous n’avez jamais mieux parlé, Jamie, dit Mike. Tenons bon pour le capitaine, et le Seigneur sera de notre côté.

Le sergent fit de la tête un signe d’approbation et le plus jeune Pline qui arrivait sur ces entrefaites, serra le poing, ce qui était de sa part une marque d’assentiment. Mais les Américains, instruments de l’artifice de Joël et du meunier, manifestent plus de froideur. Ces hommes s’étaient laissé tromper par les machinations d’un démagogue, et n’était plus maîtres d’agir selon leur propres idées. Le capitaine fut frappé du calme qu’ils montraient ; mais il avait depuis assez longtemps observé le flegme des habitants du pays pour l’attribuer au climat. Son impression ne fut pas d’ailleurs assez forte pour le faire entrer dans quelques explications. Tournant ses regards vers la route que suivent les deux messagers, ses pensées furent bientôt loin de ce qui venait de se passer.

— Ils ont envoyé deux hommes au-devant de nos messagers, sergent, dit-il ; cela me porte à croire qu’ils comprennent les lois de la guerre.

— C’est tout à fait vrai, Votre Honneur. Ils devraient maintenant leur boucher les yeux, quoiqu’il n’y ait pas là un grand avantage, car il n’y a pas un pouce de ces rochers qui ne soit connu de Strides.

— Et de quelle nécessité est la cérémonie que vous avez mentionnée ?

— On ne l’a jamais su, Votre Honneur. Il est convenu que c’est dans les règles ; et je banderais les yeux à celui que je verrais arriver un drapeau à la main, avant de le laisser s’approcher. On gagne beaucoup et l’on ne perd jamais rien à se conformer à la règle.

Le capitaine sourit, ainsi que tous les Américains du poste ; quant à Jamie et à Mike, ils reçurent l’opinion du sergent comme une loi. En ce moment, cependant, tous étaient curieux d’examiner le résultat de la rencontre.

Robert Willoughby et Joël s’étaient avancés vers les rochers sans hésiter, tenant leur drapeau en vue. Mais leur approche ne sembla produire aucun mouvement parmi les sauvages, qui préparaient alors leur déjeuner ; ce ne fut que lorsqu’ils se trouvèrent à deux cents pas du camp, que deux Peaux-Rouges, après avoir mis leurs armes de côté, s’avancèrent à la rencontre des visiteurs. C’était cette entrevue qui attirait l’attention de ceux qui étaient à la Hutte ; ils la suivirent des yeux avec le plus profond intérêt.

La rencontre parut être amicale. Après une courte conférence, ils marchèrent tous les quatre vers les rochers. Le capitaine Willoughby avait pris sa longue-vue, et pouvait aisément apercevoir ce qui allait se passer dans le camp à l’arrivée de son fils. Les mouvements du major étaient calmes et fermes, et un sentiment d’orgueil traversa le cœur du père à cette remarque. Le capitaine observa aussi que cette arrivée ne causa pas de visible sensation parmi les Hommes Rouges. Même ceux près desquels le major passa ne parurent pas le remarquer. Les préparatifs du déjeuner continuèrent comme si personne ne fût entré dans le camp. Les deux hommes qui avaient été à la rencontre du drapeau suivirent seuls ceux qui le portaient. Enfin, tous les quatre firent halte, et le major se retourna et regarda derrière lui comme un soldat qui, d’avance, mesure le terrain, et ne paraît pas disposé à s’interrompre dans cet examen qui, comme le prononça le sergent Joyce, était hardi et contre les usages de la guerre. Le capitaine trouva que le stoïcisme des sauvages était porté à l’exagération, ce qui renouvela sa défiance sur le caractère réel de ces visiteurs. Cependant, une ou deux minutes après, on vit trois ou quatre Hommes Rouges se consulter entre eux, puis ils s’approchèrent des messagers et s’entretinrent quelque temps avec eux. La nature de ces communications ne pouvait se reconnaître, quoique la conférence parût amicale. Après quelques instants de conversation, Robert Willoughby, Strides, les deux hommes qui avaient été au-devant d’eux, et les quatre chefs qui s’étaient joints au groupe, quittèrent ensemble le sommet du rocher, et prirent un sentier qui conduisait au moulin. En peu de temps ils disparurent.

La distance n’était pas si grande qu’on ne pût voir ces mouvements à l’œil nu, mais la lunette était nécessaire pour en distinguer les détails. Le capitaine Willoughby avait pointé l’instrument sur les palissades, et il tint son regard fixé sur le groupe aussi longtemps qu’il fut à la portée de la vue, puis il se tourna vers ses compagnons et les regarda comme s’il voulait lire leurs opinions sur leurs physionomies. Joyce le comprit, et le saluant selon l’usage militaire, il répondit à sa muette interrogation :

— Tout me paraît aller droit, Votre Honneur, si ce n’est qu’on a négligé de leur bander les yeux. Le drapeau a été rencontré avant d’être arrivé aux avant-postes et accompagné dans le camp : l’officier ou le sauvage qui fait le service a entendu le message, et sans doute ils vont maintenant faire leur rapport.

— J’ai recommandé à mon fils, Joyce…

— Qui ? Votre Honneur ?

Le mouvement général apprit au capitaine combien était grande la surprise de ses auditeurs à cette annonce inattendue de la présence du major au Rocher. Il était trop tard pour revenir sur ses paroles, et il semblait si peu probable que Robert pût échapper à la pénétration de Joël, que le capitaine ne crut pas utile de garder le secret plus longtemps.

— Je dis que j’ai recommandé à mon fils le major Willoughby qui porte ce drapeau, reprit-il d’un ton ferme, d’élever son chapeau d’une manière particulière, si tout lui paraissait aller bien, ou de faire un certain geste du bras gauche s’il voyait quelque chose qui dût nous porter à nous tenir sur nos gardes.

— Et quel signe a-t-il fait à la garnison ? Votre Honneur veut-il nous le faire connaître ?

— Aucun. J’ai pensé qu’il manifestait l’intention de faire le signal avec son chapeau quand les chefs sont venus le joindre, mais il hésitait, et sa main retomba sans faire ce que j’attendais. C’est alors justement qu’il disparut derrière le rocher ; le bras gauche était en mouvement, mais le signal n’a pas été complet.

— Ne semblait-il pas embarrassé, Votre Honneur, comme si l’ennemi l’empêchait de vous communiquer ses pensées ?

— Non pas du tout, Joyce, c’est sa manière de voir qui semblait irrésolue.

— Pardonnez-moi, Votre Honneur, le mot incertain conviendrait mieux à un aussi bon soldat. Le major Willoughby a-t-il quitté le service du roi, qu’il se trouve parmi nous juste à ce moment ?

— Dans un autre moment je vous dirai ce qu’il est venu faire, sergent. À présent, je ne puis penser qu’aux dangers qu’il court. Ces Indiens sont de vils misérables, on ne peut jamais s’en rapporter à leur parole.

— Qui donc pourrait avoir la mauvaise foi de mépriser les droits de gens qui viennent en parlementaires ? répondit gravement le sergent ; les Français eux-mêmes, Votre Honneur, ont toujours respecté nos envoyés.

— Je voudrais bien les apercevoir d’ici. C’est un grand avantage pour eux, Joyce, de se mettre à couvert dans le moulin pour délibérer.

Le sergent regardait le camp à ce moment ; son œil suivit les bois et les côtés de la montagne qui bordaient la plaine, jusqu’à ce qu’il tournât le dos à l’ennemi et se trouvât vis-à-vis de la forêt qui était derrière la Hutte.

— S’il est agréable à Votre Honneur, un détachement peut aller faire une démonstration (Joyce n’employait pas exactement ce mot, mais il sonnait militairement) ; je puis faire sortir une petite troupe par derrière et lui faire suivre le ruisseau. Une fois dans les bois, il sera aisé de faire un mouvement de flanc sur la position de l’ennemi, après quoi le détachement agirait suivant les circonstances.

Le capitaine ne répondit pas, et se dirigea vers la maison en soupirant et en secouant la tête. Le chapelain le suivit, tandis que les autres restaient pour observer les sauvages.

— Votre proposition, sergent, semble ne pas satisfaire complétement Son Honneur, dit le maçon aussitôt que son maître ne fut plus à portée de l’entendre ; cependant c’eût été agir militairement. Je m’y connais, moi, qui ai fait partie du 45e. Les mouvements de flanc, les surprises, les observations, les démonstrations et tous les expédients de ce genre sont l’âme de la guerre et se trouvent sur le grand chemin qui conduit à la victoire. Votre idée me plaît beaucoup, sergent, et si vous arrivez à la mettre en pratique, j’espère que vous n’oublierez pas que vous avez un vieil ami qui veut être de la partie.

— Je ne pense pas que le capitaine soit charmé d’être questionné sur les sentiments de son fils et sur sa visite à la Hutte dans un temps comme celui-ci, dit un des Américains.

— Il a des entrailles de père, ce pauvre capitaine, s’écria Mike ; vous ne savez pas ce que c’est que d’être père, sans cela vous comprendriez ce qui doit se passer dans son esprit au moment où il voit son propre fils sous les griffes de ces diables furieux. Vous n’avez pas demandé, sergent, comment le major a pu entrer dans la maison sans être vu d’un vigilant soldat comme vous.

— Je suppose qu’il a obéi au commandement, et ce n’est pas le devoir d’un sergent de questionner son supérieur sur ce qui lui paraît sortir de la voie ordinaire. Je prends les choses comme elles se trouvent, et j’obéis aux ordres. J’espère seulement que le fils, comme un digne officier, n’est pas venu pour renverser l’autorité du père, ce qui ne serait pas bienséant, l’ancienneté et la supériorité ayant toujours droit au respect.

— Je pense plutôt, si un major au service du roi devait entreprendre de s’emparer du pouvoir ici, dit l’Américain, qu’il n’en trouverait pas beaucoup pour marcher à sa suite.

— Les mutins ne seraient pas bien traités s’ils osaient lever la tête dans cette garnison, répondit le sergent avec dignité. Le capitaine Willoughby et moi nous avons vu souvent des tentatives de rébellion dans les régiments, et nous n’avons été ni l’un ni l’autre témoins de leur réussite.

— Je voudrais bien savoir au service de qui il faut m’enrégimenter, dit un laboureur.

— Et ne sommes-nous pas au service de notre bon maître, de Son Honneur le capitaine Willoughby ? dit Jamie Allen. Puisse le Seigneur le préserver de tout danger !

Une discussion aurait pu s’engager après ces paroles, si l’attention ne se fût trouvée appelée à cet instant vers le tumulte qui avait lieu parmi les sauvages. Un mouvement semblait général, et Joyce ordonna à ses hommes de se tenir l’arme au bras ; il hésitait cependant à donner l’alarme. Au lieu de s’avancer vers la Hutte, les Indiens poussèrent un cri général, et suivant le penchant de la montagne, ils disparurent dans la direction du moulin, comme une nuée d’oiseaux qui prennent ensemble leur volée. Après avoir attendu vainement une demi-heure pour s’assurer si rien ne signalait le retour des Indiens, le sergent alla lui-même faire son rapport au capitaine.

Le capitaine Willoughby avait communiqué à sa femme tout ce qui s’était passé, et mistress Willoughby, à son tour, l’avait répété à ses filles. Maud était la plus affligée, ses soupçons sur Joël lui revenant plus sérieusement à l’esprit. Dès qu’elle eut tout appris elle craignit de graves conséquences pour Robert Willoughby, mais elle eut le courage de renfermer en elle-même ses appréhensions.

Quand Joyce demanda son audience, la famille déjeunait, mais on mangeait peu et l’on partait moins encore. Le sergent fut admis, et il fit son récit avec une précision toute militaire.

— Cela me paraît suspect, Joyce, dit le capitaine après quelques instants de réflexion ; il me semble, à moi, qu’ils veulent nous induire à les suivre, afin de nous attirer dans une embuscade.

— Cela pourrait bien être, Votre Honneur, ou bien est-ce simplement une honnête retraite. Ils ont fait deux prisonniers, c’est un exploit considérable. On dit que lorsqu’ils en font un, ils le comptent comme une victoire.

— Ne vous alarmez pas, Wihelmina, le rang de Bob lui assure un bon traitement ; et s’il est vrai qu’ils l’ont fait prisonnier, ils regarderont son échange comme plus important que sa mort. Il n’est pas encore temps de décider un tel point, sergent. Après tout les Indiens peuvent s’être réunis en conseil au moulin ; ils ont l’habitude de consulter tous leurs guerriers avant de prendre un parti important, et puis leurs chefs désirent peut-être donner à nos envoyés une idée de leur force.

— Tout cela est militaire, Votre Honneur, et tout à fait possible ; cependant, d’après leurs mouvements, il me semble plutôt qu’ils font retraite.

— Je saurai bientôt la vérité, s’écria le chapelain. Moi, un homme de paix, je puis sortir en toute sûreté, et m’assurer qui ils sont et quels sont leurs projets.

— Vous ! mon cher ami ; vous imaginez-vous qu’une tribu de sauvages respectera votre caractère sacré ?

Je vous demande pardon, Monsieur, dit le sergent, le révérend M. Woods a raison, c’est à peine s’il y a une tribu dans la colonie qui n’ait pas entendu les instructions de nos prêtres, et je n’en connais pas un seul que les sauvages aient maltraité.

Le chapelain s’était levé que le sergent parlait encore, et avait quitté la chambre sans être aperçu.

— Voilà qui me paraît beaucoup trop beau, Joyce, pour les Mohawks, les Oneidas, les Onondagas et les Tuscaroras. Et Woods ne recevrait pas, je pense, ces témoignages de vénération.

— On ne sait pas, Hugh, fit observer à son mari la mère alarmée. Notre cher Robert est entre leurs mains ; et si M. Woods est disposé à remplir cette mission de miséricorde, son père et sa mère pourraient-ils s’y opposer ?

— Une mère n’est que mère, murmura le capitaine, qui se leva de table embrassa sa femme avec affection, et sortit en faisant signe au sergent de le suivre.

— À peine le capitaine eut-il quitté la chambre, que le chapelain reparut, vêtu de son surplis et coiffé de sa plus belle perruque ; à cette époque les vieux gentilshommes regardaient cette dernière parure comme nécessaire à la dignité et à la gravité de leurs personnes. Pour dire la vérité, mistress Willoughby fut ravie. Si cette excellente femme était jamais injuste, c’était en considération de ses enfants ; sa sollicitude lui faisait quelquefois dépasser les lois rigides de la justice.

— Nous verrons qui comprend mieux l’influence du caractère sacré dont je suis revêtu, du capitaine Willoughby ou de moi, dit le chapelain avec un peu plus d’importance que n’en prenait d’ordinaire cet homme si simple.

L’animation de M. Woods impressionna les trois femmes. Beulah et Maud, que le résultat de cette entreprise intéressait à un si haut point, ne voulurent pas s’opposer aux desseins de celui que dès l’enfance on leur avait appris à révérer et qui agissait d’une manière si peu conforme à ses habitudes. Quant à mistress Willoughby, jamais elle n’avait trouvé à M. Woods cette expression évangélique ; il lui apparaissait comme entouré d’une auréole de sainteté, et elle se persuada qu’il agissait sous l’empire d’un pouvoir surhumain.

Le digne chapelain avait une idée exaltée de son caractère ; il attachait tant d’importance à ce titre de prêtre, qu’il voulait prouver par lui-même combien on a peu à craindre quand le pouvoir qu’on a reçu s’exerce avec foi et humilité, fût-ce même auprès des Indiens.

— Je tiendrai cette branche de laurier au lieu de la branche d’olivier, dit-il comme un symbole de paix. Il n’est pas probable que les sauvages puissent les distinguer l’une de l’autre, et s’ils font cette distinction, il sera aisé de leur expliquer que l’olivier ne croît pas en Amérique.

— Vous leur direz de laisser revenir Robert sans délai, dit mistress Willoughby avec vivacité.

— Je leur dirai de respecter Dieu et leurs consciences. Je ne puis pas m’arrêter maintenant à vous détailler la manière dont je m’y prendrai, mais tout est arrangé dans mon esprit. Il sera nécessaire, pour me faire comprendre, que j’appelle la Divinité le Grand-Esprit ou Manitou, et que j’emploie quelques images poétiques, mais le moment m’inspirera. Prêcher d’abondance est loin de m’être agréable en général, mais je saurai me soumettre à cette nécessité.

Il était si rare que M. Woods exprimât de si belles idées ou prît une manière qui dépassât la plus grande simplicité, que ses auditrices se sentirent pénétrées de respect, et quand il se tourna vers elles, Maud et Beulah s’agenouillèrent pour recevoir sa bénédiction, qu’il leur donna avec solennité. Cela fait, il sortit de la chambre, traversa la cour et se dirigea vers la porte. Il est probablement heureux pour le projet du révérend M. Woods, que ni le capitaine ni le sergent ne se fussent trouvés dans son chemin pour s’y opposer. Le premier l’aurait certainement fait par égard pour son ami ; et le dernier par égard pour les ordres. Mais les deux militaires étaient dans la bibliothèque, en grande consultation sur le parti qu’il allait être nécessaire de prendre. Nul autre ne se crut une autorité suffisante pour arrêter le chapelain, surtout quand on le vit paraître avec sa perruque et son surplis. Jamie Allen lui ouvrit aussitôt la porte, et le salua respectueusement.

Le capitaine ne reparut dans la cour que lorsque le chapelain, qui avait fait la plus grande partie du chemin vers les rochers, errait comme un fantôme parmi les ruines, à travers les tentes désertes du dernier campement.

— Quel est l’animal de couleur blanche qui marche sur les rochers ? demanda le capitaine qui avait regardé d’abord du côté du camp.

— On dirait un Indien habillé de blanc Votre Honneur. Sur ma parole, il a un chapeau à trois cornes.

— Allons, interrompit Jamie, vous ne connaîtriez jamais la vérité sans l’aide de ma petite révélation ; l’esprit que vous avez vu est justement le chapelain Woods.

— Woods ! le diable !

— Mais non, Votre Honneur, c’est le révérend chapelain lui-même, et pas le diable du tout. Il a son froc blanc. Pourquoi n’a-t-il pas gardé le noir ? c’est plus que je ne pourrais dire mais le voilà marchant parmi les tentes des Indiens, comme si c’étaient les bancs de son église.

— Et comment l’avez-vous laissé franchir la porte contre mes ordres ?

— Hé bien, c’était pour obéir aux ordres de l’église, de cette autorité dont il nous a si souvent parlé ; le voyant vêtu de blanc et sachant que nous avons beaucoup de fêtes dans l’église d’Angleterre, je m’imaginai qu’il allait prier dans la chapelle qui est dans la plaine.

Se plaindre eût été inutile alors ; le capitaine fut forcé de se soumettre, et commença même à concevoir quelque espoir de cette entreprise, quand il vit M. Woods continuer sa marche à travers le camp. La lunette fut pointée, et l’on examina tous les mouvements du chapelain avec le plus grand intérêt.

Il explora d’abord chaque tente hardiment et avec diligence, puis il descendit les rochers, et on le perdit de vue comme ceux qui l’avaient précédé.

Une heure d’angoisses se passa sans qu’aucun être humain parut dans la direction des moulins ; de temps à autre les observateurs croyaient voir une fumée s’élever sur le sommet des rochers comme signe précurseur de l’incendie auquel ils s’attendaient ; mais un moment après leurs appréhensions disparaissaient, ainsi que la fumée imaginaire. Le jour s’avançait, et la solitude régnait toujours au-dessus de la mystérieuse vallée. Aucun bruit n’en venait, aucune forme humaine ne paraissait près de là ; il était impossible de découvrir un signe d’hostilité ou de paix. Tout était silencieux dans cette direction, comme si le ravin eut été un tombeau qui eût englouti les Indiens.