Wyandotté/Chapitre XXVII

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 324-335).


CHAPITRE XXVII.


Il me semblait que son visage pâle était d’une beauté surnaturelle. Elle regardait autour d’elle ; et arrêtait sur moi ses grands yeux égarés et remplis de larmes ; son cœur se brisait et elle s’écriait : — Il est mort !
Hillbouse


Maud avait été si empressée et tellement agitée, qu’elle réfléchit à peine à la singularité et à la nouveauté de sa position, jusqu’à ce qu’elle se fût assise, ainsi que nous l’avons dit dans le dernier chapitre. Alors elle commença à penser qu’elle s’était embarquée dans une entreprise peut-être imprudente et se demanda en quoi sa coopération pouvait être utile. Pourtant, ni son cœur ni ses espérances ne faiblirent. Elle vit que Nick était grave et occupé comme un homme bien décidé à effectuer ses desseins, et elle pensait qu’il n’en avait pas d’autres que la mise en liberté de Robert Willoughby.

Dès que Maud fut assise ; et que Nick eut trouvé une position favorable, il se mit à l’œuvre avec une grande assiduité. Il a été dit que la laiterie, ainsi que la cabane, était bâtie de bûches, ce qui constituait un obstacle suffisant à la fuite du prisonnier. Celles de la laiterie étaient cependant beaucoup plus petites que celles du corps de logis ; mais toutes venaient du pin blanc, arbre commun dans le pays et dont le bois est solide, employé comme il l’était là, mais cède aisément à des outils tranchants. Nick se servit du ciseau pour ouvrir un trou de communication avec l’intérieur en enlevant le mortier qui bouchait les interstices des bûches. Ce fut l’affaire d’un moment ; puis il appliqua son œil à ce trou ; regarda, murmura : — bon ! — et se retira en faisant signe à Maud de venir voir aussi. Notre héroïne obéit ; elle aperçut, à quelques pieds d’elle, Robert Willoughby lisant avec un air de calme qui annonçait son ignorance de l’horrible événement qui venait d’arriver récemment et si près de lui.

— Que jeune squaw parle, murmura Nick. Voix douce comme un roitelet. Aller à l’oreille du major comme le chant de l’oiseau. Musique pour le jeune guerrier.

Maud se recula. Son cœur palpitait violemment, sa respiration devint pénible et le sang battit dans ses tempes. Elle appliqua sa bouche au trou.

— Robert, cher Robert, dit-elle à demi-voix. Nous sommes ici, nous sommes venus pour vous délivrer.

L’impatience de Maud ne lui permit pas d’attendre plus longtemps, et son œil remplaça immédiatement sa bouche. Elle avait certainement été entendue du major, car le livre tomba de sa main et il se montra très-surpris. — Il reconnaît ma voix, même quand je parle bas, pensa Maud dont le cœur battit encore plus vite pendant qu’elle examinait le jeune soldat regardant autour de lui d’un air égaré, comme s’il eût entendu les murmures d’un ange consolateur.

Pendant ce temps, Nick avait enlevé un gros morceau de mortier, et il regardait aussi dans la laiterie. Afin de se faire mieux comprendre, l’Indien enfonça le ciseau dans l’ouverture, et en le remuant il eut bientôt attiré l’attention de Willoughby qui s’avança, appliqua son œil à la large crevasse, et aperçut la face basanée de Nick.

Willoughby savait que la présence de l’Indien dans ce lieu, et dans de telles circonstances, nécessitait quelques précautions. Il ne parla donc pas, mais il fit un geste significatif vers la porte de son étroite prison, comme pour indiquer que les sentinelles étaient proches, et il demanda tout bas quel était l’objet de cette visite.

— Venir pour mettre major en liberté, répondit Nick.

— Puis-je vous croire, Tuscarora ? Quelquefois vous paraissez ami, d’autres fois ennemi. Je sais que vous êtes en très-bons termes avec mes ravisseurs.

— Bonne chose. Indien regarde deux côtés à la fois. Guerrier le doit, si lui grand guerrier.

— Je désire avoir une preuve, Nick, que vous êtes de bonne foi.

— Voici une preuve alors, murmura le sauvage en saisissant la petite main de Maud, et en la passant à travers l’ouverture avant que la jeune fille interdite pût se douter de ce qu’il allait faire.

D’un coup d’œil Willoughby reconnut la main. Elle était facile à distinguer par sa forme, sa blancheur et sa délicatesse, et de plus un de ses doigts effilés portait une bague dont Maud se servait depuis peu ; c’était un diamant qui venait de sa véritable mère. On ne s’étonnera donc pas qu’il saisît le gage qui lui était offert d’une manière si étrange, et qu’il le couvrît de baisers avant que Maud eût eu la présence d’esprit ou la force de retirer sa main. Cependant, dans un tel moment, elle ne put s’empêcher de répondre aux preuves d’ardente affection qui lui étaient prodiguées en pressant doucement la main qui tenait la sienne.

— C’est si étrange, Maud, et si extraordinaire, que je ne sais qu’en penser, murmura le jeune homme aussitôt qu’il put voir le visage de la charmante Elle. Pourquoi êtes-vous ici, ma bien-aimée, et dans une telle compagnie ?

— Fiez-vous à moi, Robert. Nick est venu comme votre ami. Aidez-le autant que possible et ne parlez pas. Quand vous serez libre, il sera temps de tout vous apprendre.

Après avoir fait un signe d’assentiment, le major recula d’un pas, afin de donner à Nick les moyens de continuer. L’Indien s’était mis à l’œuvre avec son couteau, et il passa bientôt le ciseau au prisonnier qui le prit et commença à couper les bûches de l’autre côté. Il fallait introduire une scie, ce qui nécessitait quelque travail. À force de persévérance et en coupant la bûche en haut et en bas, un espace saffisant fut obtenu en quelques minutes. Nick passa la scie à travers l’ouverture avec son adresse habituelle.

Willoughby éprouvait l’ardeur et le zèle d’un captif qui voit luire l’heure de la liberté. Malgré cela, il agit avec autant d’intelligence que de précaution. La couverture qui lui avait été donnée par ses oppresseurs pour lui servir de lit était accrochée à un clou ; il prit la précaution d’ôter ce clou, de le placer au-dessus de l’ouverture, afin de pouvoir y suspendre la couverture pour cacher le trou en cas de visite. Quand tout fut prêt, et la couverture convenablement placée, il commença à se servir de l’outil de façon à en amortir le son. C’était une opération délicate, mais la couverture rendait le bruit moins fort. À mesure que l’ouvrage avançait, les espérances de Willoughby augmentaient, et il fut bientôt charmé d’entendre Nick dire qu’il était temps de faire jouer la scie à une autre place. Le succès rend quelquefois imprudent, et le bras de Willoughby travaillait avec une plus grande rapidité, lorsqu’un bruit qui se fit à la porte vint lui annoncer qu’on allait le visiter. Il n’eut que le temps de quitter sa besogne et de laisser retomber la couverture devant le trou. La sciure et les copeaux avaient été soigneusement enlevés, et aucun indice ne pouvait trahir le secret.

Il s’écoula à peu près un quart de minute entre le moment où Willoughby s’assit et reprit son livre, et celui où la porte s’ouvrit. Quelque court qu’eût été cet intervalle, il avait suffi à Nick pour enlever la dernière bûche coupée et pour retirer le manche de la scie, afin que la couverture pût couvrir complétement le trou. La sentinelle qui parut était un Indien en apparence, mais en réalité un grossier campagnard blanc.

— J’avais cru entendre le son d’une scie, major, dit-il avec toute la nonchalance villageoise, et pourtant je trouve ici chaque chose à sa place.

— Où me serais-je procuré un tel outil ? répliqua froidement Willoughby et que pourrais-je scier ?

— Le son était pourtant aussi naturel que si le charpentier l’eût fait lui-même.

— Il est possible que le moulin ait été mis en mouvement par quelques-uns de vos paresseux et vous avez entendu la grande scie, qui à distance peut avoir le même son qu’une petite qui serait tout près.

L’homme regarda un instant son prisonnier avec incrédulité, puis il sortit afin de s’assurer par lui-même de la vérité, et appela à haute voix un de ses compagnons pour se joindre à lui. Willoughby reconnut qu’il n’y avait pas de temps à perdre. En moins d’une minute, il eut franchi le trou, fait retomber la couverture derrière lui, entouré la fine taille de Maud d’un de ses bras, tandis que de l’autre il écartait les broussailles ; et il suivit Nick dans l’étroit passage placé entre les rochers et le moulin. Le major semblait plus occupé d’éloigner Maud de cet endroit que de se sauver lui-même. Son pied avait à peine touché la terre, que déjà il montait vers l’endroit où Joyce avait fait halte. Nick s’arrêta un instant et leva le doigt comme pour faire signe d’écouter. Ses oreilles exercées avaient entendu parler à peu près à cinquante pieds de distance. Les hommes s’appelaient les uns les autres par leurs noms, et une voix qui paraissait venir d’en bas leur apprit que l’un d’eux devait avoir passé sa tête par le trou.

— Voilà la scie, et en voici l’œuvre, s’écria la voix.

— Et là, il y a du sang, dit un autre. Voyez ; en voici une mare cachée avec de la terre et des pierres.

Maud frissonna d’horreur, comme si son âme allait abandonner son corps, et le major fit signe à Nick de marcher. Mais pendant un instant, le sauvage parut dérouté. Pourtant le danger était si proche et si évident qu’il se remit en route. Les fugitifs atteignirent le sentier par lequel Nick et Maud avaient gagné diagonalement les rochers, Nick le prit, et alors les buissons le cachèrent à ceux qui auraient pu les poursuivre. Un peu plus bas, cependant, il y avait un espace découvert ; l’esprit vif du sauvage lui fit comprendre qu’il valait mieux s’arrêter un moment, la fuite étant inutile, puisque l’ennemi était sur leurs talons.

Au bout de quelques secondes, les voix s’entendaient au-dessus des fugitifs. Willoughby voulait franchir le sentier en portant Maud dans ses bras, mais Nick s’y opposa. Ce n’était pas le moment de discuter, et des voix s’exprimant en anglais, ce qui prouvait que la plupart de ces hommes étaient anglais, ou de naissance, ou d’origine, se disputaient sur le chemin qu’il fallait prendre, car ils se trouvaient à la jonction des deux sentiers.

— Prenons le plus bas, cria une voix de derrière. Il doit avoir suivi le ruisseau pour rejoindre les colonies de l’Hudson. Il l’a déjà fait une fois à ce que m’a dit Strides.

— Strides, répondit un autre qui était plus en avant, est un misérable poltron qui aime la liberté comme un porc aime le grain, pour l’amour du bien-être. Le major aura pris la colline qui le mènera sur les hauteurs, tout près de la garnison de la Hutte.

— Il y a des marques de pas sur la hauteur, fit observer un troisième ; pourtant elles semblent descendre au lieu de monter. Ce sont les traces de ceux qui l’ont aidé à s’échapper. Montons, et nous les tiendrons tous dans dix minutes ; montons, montons.

Tous ces hommes s’élancèrent dans le sentier placé au-dessus de la tête de Willoughby, ardents à la poursuite et se flattant du succès. Nick n’attendit pas plus longtemps, il se laissa glisser au bas du rocher et fut bientôt dans le sentier qui conduisait à la Hutte. Les fugitifs se trouvaient encore exposés au danger de faire une rencontre, mais heureusement il ne leur arriva rien, et ils passèrent le pont en sûreté. Nick tourna tout à coup vers le nord et s’enfonça dans les bois en suivant le chemin des bestiaux, par lequel il était descendu dans la vallée, il y avait bien peu de temps. Ils ne s’arrêtèrent pas. Willoughby entoura Maud de son bras et l’emporta avec rapidité. Moins de dix minutes après l’évasion du prisonnier, les fugitifs atteignaient la chute d’eau et la plaine de l’étang. Comme on ne pouvait raisonnablement supposer que les ennemis eussent passé de ce côté de la vallée, il était inutile de se hâter, et Maud put respirer un moment.

Le temps d’arrêt fut court, notre héroïne elle-même ne pouvant se figurer que le major serait en sûreté avant d’avoir franchi les palissades. C’est en vain que Willoughby essaya de calmer ses craintes. Les nerfs de Maud étaient excités et les tristes nouvelles qui lui restaient à annoncer pesaient sur son esprit.

Nick leur donna bientôt le signal d’avancer et ils tournèrent la plaine comme l’avaient déjà fait Maud et son guide. Quand ils atteignirent un endroit favorable, l’Indien les fit arrêter de nouveau et alla sur la lisière du bois pour faire une reconnaissance. Ses deux compagnons furent satisfaits de cet arrangement. Willoughby était impatient de dire de vive voix à Maud ce qu’il lui avait si bien fait comprendre en lui envoyant la boîte, et il voulait lui faire avouer qu’elle n’en était pas offensée ; Maud sentait la nécessité d’apprendre au major la triste circonstance qu’il ignorait encore. Ce fut avec ces divers sentiments que nos deux amants virent Nick s’éloigner.

Willoughby fit asseoir Maud sur un tronc d’arbre, il se plaça auprès d’elle, lui prit la main et la pressa silencieusement sur son cœur.

— Nick s’est montré véritablement fidèle, ma chère Maud, lui dit-il, malgré mes doutes et mes soupçons.

— Oui, il m’a dit que vous n’avez pas confiance en lui, et c’est pourquoi je l’ai accompagné. Nous avons pensé, Bob, que vous vous fieriez à moi.

— Soyez bénie, ma bien-aimée Maud. Mais avez-vous vu Michel ? A-t-il eu une entrevue avec vous ? En un mot, vous a-t-il donné ma boîte ?

Les sentiments de Maud avaient été tellement excités que la déclaration des sentiments de Willoughby, quoique précieuse à son cœur, ne produisait pas au dehors les signes que son sexe laisse ordinairement voir quand il entend pour la première fois le doux langage de l’amour. Ses idées étaient embarrassées par son triste secret, et elle cherchait le meilleur moyen de le dire au major. Aussi, c’est à peine si elle rougit à la question de Bob, et ses regards, pleins d’une vive tendresse, restèrent attachés sur le visage de son compagnon.

— J’ai vu Mike, cher Bob, répondit-elle avec une assurance qu’elle trouva dans la pureté de ses intentions, et il m’a remis la boîte.

— Mais m’avez-vous compris, Maud ? Vous souvenez-vous que cette boîte contient le grand secret de ma vie ?

— Si je m’en souviens ! Ami, je sais que la boîte contient le grand secret de votre vie.

— Mais vous ne m’avez donc pas compris, Maud, que votre regard est si indifférent, si vague ? Je suis bien malheureux.

— Non, non, interrompit vivement Maud. J’ai compris tout ce que vous avez voulu me dire, et vous n’avez pas sujet d’être… La voix de Maud s’éteignit et elle se souvint du coup qu’il lui fallait porter.

— Tout ceci me paraît si étrange et si peu semblable à vos manières habituelles, Maud, qu’il doit y avoir quelque mystère. La boîte ne devait contenir rien autre chose qu’une mèche de vos cheveux, ma chère Maud.

— Oui, rien autre chose. Je les ai reconnus dès l’instant que je les vus.

— Et cela ne vous a-t-il pas appris mon secret ? Pourquoi n’y a-t-il pas des cheveux de Beulah ? Pourquoi sont-ce les vôtres, Maud, et les vôtres seuls ? Vous ne m’avez pas compris.

— Si, mon bien cher Bob. Vous m’aimez, vous avez voulu me dire que nous ne sommes pas frère et sœur, que nous avons l’un pour l’autre une affection bien plus forte, une affection qui nous lie pour la vie. N’ayez pas l’air si malheureux, Bob, j’ai compris tout ce que vous vouliez me dire.

— Je vous ai envoyé cette boîte, ma bien-aimée Maud, pour vous dire que vous possédez mon cœur tout entier ; que je pense à vous le jour et la nuit ; que vous êtes le but de mon existence ; que je serais misérable sans vous, et que je ne puis être heureux qu’avec vous ; en un mot que je vous aime, Maud, et que je ne puis jamais aimer que vous.

— Oui, c’est bien ainsi que je vous ai compris, Bob. Et Maud, malgré ses tristes pensées, ne put s’empêcher de rougir.

— Et comment avez-vous reçu ma déclaration ? Dites-le-moi, ma chère enfant, avec votre franchise habituelle. Pouvez-vous, voulez-vous m’aimer ?

C’était une question directe, et dans une autre occasion elle aurait peut-être causé à Maud de l’embarras et de l’hésitation. Mais la jeune fille fut charmée de l’idée qu’il était en son pouvoir d’adoucir la violence du coup qu’elle allait bientôt porter, en mettant l’esprit de Robert en repos sur ce point.

— Je vous aime, Bob, dit-elle avec une fervente affection qui fit rayonner tous les traits de son angélique visage. Je vous aime depuis plusieurs années. Comment pourrait-il en être autrement ? Qui aurais-je pu aimer ? Et comment vous voir sans vous aimer ?

— Bonne, charmante Maud. Mais c’est une chose étrange, je crains encore que vous ne me compreniez pas. Je ne parle pas d’une affection comme celle que me porte Beulah et que ressentent un frère et une sœur. Je parle de l’amour que ma mère a pour mon père, de l’amour d’un homme et d’une femme.

Un gémissement de Maud arrêta l’ardent jeune homme, qui reçut sa compagne dans ses bras au moment où à demi évanouie elle laissait tomber sa tête sur son sein.

— Êtes-vous fâchée ou heureuse, ma chère Maud ? demanda-t-il, agité par tout ce qui se passait.

— Oh ! Bob ! mon père ! mon père ! mon pauvre père !

— Mon père ! qu’y a-t-il, Maud ? que lui est-il arrivé qui puisse vous mettre dans cet état ?

— Ils l’ont tué, cher Bob, et vous devez maintenant être père, mari, frère, fils vous devez enfin nous tenir lieu de tout. Nous n’avons plus que vous.

Un long silence suivit. Le choc fut terrible pour Robert Willoughby, mais il le supporta en homme. L’embarras et l’air égaré de Maud lui étaient maintenant expliqués. Ils se témoignèrent une tendresse augmentée par le douloureux événement, mais ils ne parlèrent plus d’amour. Un profond chagrin semblait encore rapprocher leurs cœurs, et ils n’avaient pas besoin de paroles. Le désespoir de Robert Willoughby se mêla avec celui de Maud ; il la serra sur son cœur, et ils confondirent leurs larmes.

Ce ne fut qu’au bout de quelque temps que le major Willoughby put faire des questions et que Maud fut en état de lui donner des explications. Elle raconta brièvement tout ce qu’elle savait, et son compagnon l’écouta avec la plus grande attention. Le fils pensa que la catastrophe était aussi extraordinaire qu’affligeante, mais que ce n’était pas le moment de faire des recherches.

Il fut heureux pour nos amants que Nick se trouvât obligé de s’éloigner ; au bout de dix minutes il revint lentement avec un air pensif et un peu inquiet. Au bruit de ses pas, Willoughby laissa Maud s’échapper de ses bras, et ils tâchèrent de paraître tous deux aussi tranquilles que pouvait le leur permettre l’état de leurs cœurs.

— Il vaut mieux marcher, dit Nick avec son air sentencieux. Les Mohawks furieux.

— Comment l’avez-vous appris ? demanda le major sachant à peine ce qu’il disait.

— Quand Indien furieux, lui scalpe. Prisonnier échappé, vouloir le scalper.

— Je crois que vous êtes injuste, Nick. Loin de témoigner des intentions aussi cruelles, ils m’ont aussi bien traité que le permettaient les circonstances, et pourtant nous étions dans les bois.

— Oui, eux pas scalper, parce qu’ils croyaient la corde prête. Jamais se fier aux Mohawks, tous mauvais Indiens.

Il faut dire ici qu’un des grands défauts des sauvages des forêts de l’Amérique était d’avoir sur les tribus voisines les mêmes idées que les Anglais ont sur les Français, et vice versâ, les Allemands sur ces deux nations, et toutes les nations sur les Yankees. En un mot chaque tribu se croit parfaite, comme Paris est parfait aux yeux de ses bourgeois, Londres à ceux des cockneys, et l’Amérique à ceux de ses citoyens. Nick, devenu plus libéral à cause de ses relations avec les blancs, avait pourtant encore gardé assez des impressions de son enfance pour mettre les autres Indiens au-dessous de lui. C’est pourquoi il avertissait ses compagnons de ne pas se mettre à la merci des Mohawks.

Cependant le major Willoughby aurait voulu être certain des intentions hostiles de l’ennemi. Son évasion avait dû allumer un désir de vengeance ; il le croyait facilement, mais sa mère, sa mère désolée, et l’affligée Beulah, étaient constamment devant lui ; il prit le bras de Maud et suivit Nick. Dire que le charmant être qui s’attachait à lui comme la vigne à l’arbre était oublié, ou qu’il n’avait pas conservé un vif souvenir de tout ce qu’elle lui avait si ingénument avoué, ce ne serait pas exact, mais ces nouvelles espérances ne luisaient plus que dans le lointain, cachées sous le chagrin, comme le soleil illumine le ciel pendant que sa face opposée est entièrement cachée par une éclipse.

— Ne voyez-vous rien qui annonce qu’on veut attaquer la maison, Nick ? demanda le major quand ils eurent marché quelques minutes sur la lisière de la forêt.

Le Tuscarora se retourna, baissa la tête et jeta un coup d’œil à Maud.

— Partez franchement, Wyandotté.

— Bien, interrompit l’Indien avec emphase et en prenant une dignité de manières que le major ne lui avait jamais vue. Wyandotté venir, Nick en aller. Jamais revoir Saucy Nick à l’étang.

— Je suis heureux de vous entendre, Tuscarora, et, comme le dit Maud, vous pouvez parler sans crainte.

— Il vaut mieux être près. Mohawks plus mauvais que s’ils avaient perdu dix, trois, six chevelures. Indien connaître les sentiments des Indiens. Face Pâle pouvoir pas arrêter Homme Rouge quand le sang l’attire.

— Pressons-nous alors, Wyandotté, pour l’amour de Dieu ! Laissez-moi mourir en défendant ma bien-aimée mère.

— Mère, bien. Elle médecin du Tuscarora, quand la mort grimaçait devant lui. Elle ma mère aussi.

Ceci fut dit énergiquement et de manière à prouver aux auditeurs qu’ils avaient un allié sûr et fidèle dans ce belliqueux sauvage. Ils étaient loin de penser que cet homme, jouet de ses passions, était l’auteur du coup qui venait de les frapper si inopinément.

Le soleil avait encore une heure à rester sur l’horizon quand Nick amena ses compagnons vers l’arbre qui traversait le ruisseau. Il s’arrêta, montrant les toits de la Hutte qu’on voyait à travers les arbres, comme s’il voulait dire que son devoir de guide était fini.

— Je vous remercie, Wyandotté, dit Willoughby, et si la volonté de Dieu nous laisse sains et saufs, vous serez bien récompensé pour nous avoir rendu ce service.

— Wyandotté chef, avoir pas besoin de dollars, avoir été Indien coureur, être maintenant guerrier indien. Major suivre, squaw suivre. Mohawks se dépêchent.

Nick sortit lentement de la forêt, suivi de Willoughby dont le bras était toujours passé autour de Maud, à laquelle il ne permettait guère de toucher la terre. En ce moment, quatre ou cinq cors sonnèrent dans la direction des moulins, le long de la lisière occidentale des prairies. Le vent semblait se faire écho à lui-même. Alors l’infernal hurlement connu pour être le cri de guerre des Indiens, s’entendit du côte opposé aux bâtiments. À en juger par le bruit, les prairies devaient être remplies d’assaillants se pressant autour des palissades. Dans cet effrayant moment, Joyce parut sur la galerie du toit, criant d’une voix qu’on aurait pu entendre du point le plus éloigné de la vallée :

— Prenez vos armes, ils arrivent ces misérables ! et ne tirez que lorsqu’ils essaieront de traverser la palissade.

Il y avait en ceci un peu de bravade mêlée avec le courage que les habitudes et la nature avaient donné au sergent. Le vétéran connaissait la faiblesse de sa garnison et croyait que ses cris belliqueux pourraient contre-balancer les hurlements qui s’élevaient de tous côtés.

Nick et le major hâtèrent le pas. Le premier mesura la distance avec son oreille, et pensa qu’en ne perdant pas un moment, on avait encore le temps de se mettre en sûreté.

En une minute, on pouvait atteindre le pied du rocher ; pour monter au trou de la palissade, il fallait la moitié moins de temps, et encore moins pour la franchir, Maud fut mise en avant ; le moment où ils approchèrent tous trois de la porte ne fut pas sans danger. On les aperçut, et cinquante carabines firent feu. Les balles frappèrent contre la Hutte et les palissades, mais personne ne fut blessé. À la voix de Willoughby, la porte s’ouvrit, et quelques instants après, ils étaient tous à l’abri dans la cour.