Ypres (Verhaeren)

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Les Ailes rouges de la guerreMercure de France (p. 105-112).

YPRES


Au temps des communiers têtus et arrogants,
Ypres, la ville égale et de Bruge et de Gand,
Soutint sièges sans fin et révoltes sans nombre,
Si bien que, dans l’histoire,
Sa gloire,
Quoique de splendeur rouge, est de clarté plus sombre.

Les tout premiers,
Ses ouvriers
Organisent chez eux, en leurs maisons minimes,
Avec la trame aux mille jeux,
Tissant les draps lourds et moelleux,
Le travail clair, familial et unanime.


Femmes, filles, garçons aident dûment celui
Qui est, tout à la fois, et le maître et le père.
Chacun tient sa besogne et son devoir de lui
Et l’accomplit,
Selon l’ordre qu’il juge utile et nécessaire.

Avec quelle âpre ardeur, ramassée et concise,
L’homme défend son toit, sa gilde et son église ;
Il est têtu, parce qu’il croit
Que sa cause est le droit,
Et qu’avec son front libre et ses deux mains serviles,
Il travaille à l’orgueil crénelé de sa ville.

Il la veut ferme et forte autant
Qu’est ferme et fort son cœur battant.
Déjà les Halles
Sortent de terre, lentement,
Et muraille à muraille, et fragment par fragment,
Montent, d’une poussée ardente et triomphale,
Vers l’or épars du firmament.


Dans les blocs du fronton, dans, les moellons du seuil,
Dans chaque pierre, il scelle un peu de son orgueil.
Bientôt la voûte immense éclairera son arche
Du voyage quotidien de l’astre en marche,
Tandis que son comptoir à lui étalera
Le luxe ténébreux et luisant de ses draps,
Au pied du seul pilier dont le chapiteau s’orne
D’une acanthe mêlée aux fleurs d’une viorne.

Et puis,
Ne sait-il point aussi,
Qu’aux jours de la prochaine année,
Par-dessus les pignons, les toits, les cheminées,
Se carrera dans l’été d’or
Unique, immense et droit,
Le beffroi ?

Alors,
Grâce à la grande cloche aux poutres suspendue,
Ypres imposera son âme à l’étendue.

Chacun sera d’accord avec ce battement
Pour en rythmer sa joie ou son ressentiment.
Le cœur de la cité pacifique ou guerrière
Vivra et bondira dans ce torse de pierre ;
Il dira le passé, il criera l’avenir,
Si bien qu’aux jours lointains, les races à venir
Ne pourront croire
Que ce témoin de tant de gloire
N’ait authentiquement été,
Dans un morceau d’éternité,
Sculpté.

En vain les temps de décadence et de ruine
Planteront-ils leurs couteaux noirs dans sa poitrine ;
En vain mille ouvriers, avec leurs métiers clairs,
S’en iront-ils ensemble, au delà de la mer,
Installer leur travail sous quelque autre contrôle,
Jamais le haut beffroi ne quittera son rôle
D’être la majesté, la force et l’ornement
D’un beau ciel bleu rempli de nuages flamands.


Hélas ! pour qu’il croulât, hélas ! il a fallu
Qu’un peuple descendît jusqu’au crime absolu
Et, niant la fierté et l’orgueil de la guerre,
Se fît traîtreusement et bassement incendiaire.

Les Halles, et Saint-Martin, et le beffroi
S’allumèrent tous à la fois :
On eût dit que leurs flammes
Faisaient un large brasier d’âmes.
Ce que la ville avait conquis obstinément
Au cours des temps,
En sa croissance triomphale,
Et ses chartes et ses décrets et ses annales,
Et sa tenace ardeur et son courage altier,
Et le renom européen de ses métiers,
Et surtout l’admirable et gothique visage
Que l’âge lui avait fait et parfait d’âge en âge,
Tout fut brûlé et lentement anéanti
Jusqu’au ras de la terre.


Dites, quel éclair fou de haine et de colère
Doit aujourd’hui
Illuminer le cœur de ceux
Qui ont cru voir avec leurs yeux,
Et dans les feux
Et dans les cendres,
Se tordre de douleur et crier jusqu’aux cieux
La Flandre !