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Discours sur la religion/Discours V

La bibliothèque libre.
Traduction par Isaac-Julien Rouge.
Aubier-Montaigne (p. 273-324).

CINQUIÈME DISCOURS

SUR LES RELIGIONS

[235] Que l’homme absorbé dans l’intuition de l’Univers doive être pour vous tous un objet d’estime et de respect, qu’aucun de ceux qui sont encore capables de comprendre quelque chose à cet état d’âme ne puisse le considérer sans éprouver ces sentiments, le fait est hors de doute. Il vous est loisible de mépriser tous ceux dont l’esprit est facilement et complètement rempli par des choses mesquines, mais c’est en vain que vous essayeriez de dédaigner celui qui aspire en lui, pour l’absorber et s’en nourrir, ce qui est de nature supérieure ; — vous pouvez aimer ou haïr chaque être humain selon que, sur la voie bornée de l’activité et de la culture, il se meut dans le même sens que vous ou dans le sens contraire, mais vous n’êtes pas libres d’éprouver un autre sentiment que l’admiration la plus haute à l’égard de celui qui [236] se trouve vous surpasser, au degré où quiconque a l’intuition de l’Univers est supérieur à ceux qui ne partagent pas cet état avec lui. Les plus sages de vos sages disent que vous devez respecter, fût-ce de mauvais gré, l’homme vertueux, qui cherche à déterminer le fini conformément à des exigences infinies selon les lois de la nature morale ; mais si même il vous était possible de trouver dans la vertu elle-même un certain ridicule, provenant du contraste entre des forces finies et une entreprise infinie, vous ne pourriez pas refuser votre estime et votre respect à celui dont les organes s’ouvrent à l’Univers et qui, éloigné de tout esprit de dispute et de contradiction[1], supérieur à toute aspiration irréalisable[2], pénétré des influences de cet Univers et devenu un avec lui, si vous le considérez dans ce moment, le plus précieux de l’existence humaine, renvoie sur vous, inaltéré, le rayon céleste.

L’idée de la nature intime de la religion que je vous ai communiquée vous a-t-elle imposé pour celle-ci l’estime que vous lui avez souvent refusée par suite de conceptions fausses, et parce que vous vous arrêtiez à des détails fortuits ? Mes pensées sur la corrélation qui existe entre cette disposition, immanente en nous tous, et les [237] autres dons excellents et divins départis par ailleurs à notre nature, vous ont-elles incités à une contemplation intuitive plus pénétrante de notre être et de notre devenir ? Dans cette communion des esprits, plus sublime et si méconnue, où chacun, comptant pour rien la gloire de sa libre volonté propre, pour rien la possession souveraine de sa personnalité la plus intime et du secret de celle-ci, se livre de son plein gré, pour se laisser contempler, en tant qu’il est une œuvre de l’éternel Esprit du monde plasmateur de toutes choses[3] — dans cette communion, dis-je, admirez-vous maintenant, du point de vue plus élevé que je vous ai montré, ce qu’il y a de plus sacré dans l’esprit de société, ce qui est incomparablement supérieur à toute liaison terrestre, plus sacré que même le lien d’amitié le plus tendre entre esprits de délicate moralité ? Et ainsi toute la religion, dans son infinité, dan sa force divine, vous a-t-elle ravis en admiration ? Je ne vous le demande pas, car je suis certain du pouvoir qu’exerce un tel objet, pouvoir qu’il suffisait de libérer de sa gangue pour qu’il agît sur vous.

Mais à présent une nouvelle tâche m’incombe, et j’ai à vaincre une nouvelle résistance. Je veux vous mener pour ainsi dire au Dieu devenu chair ; je veux vous montrer la religion telle que, dépouillée de son infinitude, elle est apparue parmi les hommes, [238] sous une forme souvent minable : il s’agit que, dans les religions mêmes, vous découvriez la religion ; il s’agit que, dans ce qui se présente à vous sous un aspect terrestre, déchu de sa pureté, vous cherchiez à retrouver, isolés, épars, les traits de la céleste beauté dont j’ai essayé de reproduire l’image[4].

Si vous jetez un regard sur l’état actuel des choses, où la multiplicité des Églises correspond presque partout à celle des religions, et où dans cette division même les unes et les autres semblent indissolublement unies, où il y a autant de doctrines et de professions de foi que d’églises et de communautés religieuses, vous pourriez facilement être induits à croire que mon jugement sur la multiplicité des Églises exprimé en même temps aussi celui que je porte sur la multiplicité des religions. Ce serait là méconnaître complètement mon opinion. J’ai condamné la pluralité des églises. Mais précisément par le fait que, de la nature de la chose, j’ai tiré la démonstration qu’ici tous les contours s’effacent, tous les compartiments arrêtés disparaissent, et que non seulement sur le plan de l’esprit et de la participation affective, mais aussi sur celui des connexions réelles, tout doit constituer un tout indivisé, précisément par là j’ai postulé la pluralité des religions, et la différence la plus nette entre elles, comme une chose nécessaire et inévitable. Car [239] pourquoi l’Église intérieure, l’Église véritable, devait-elle[5] être une ? Afin que chacun pût considérer intuitivement et se faire communiquer la religion d’autrui, qu’il ne peut pas considérer comme la sienne propre, et qu’il a par suite conçue comme tout à fait différente de celle-ci ? Pourquoi l’Église extérieure, improprement appelée de ce nom, devait-elle[5] aussi être une ? Afin que chacun pût chercher la religion sous la forme homogène, au germe qui sommeille en lui, laquelle devait donc être d’une espèce déterminée, puisqu’il ne peut être fécondé et éveillé que par cette même espèce déterminée. Et ces manifestations de la religion ne pouvaient pas être conçues comme de simples fragments complémentaires, différents les uns des autres seulement sous le rapport numérique et à l’égard de leur grandeur, et qui, si on les eût assemblés, auraient constitué un tout uniforme et dès lors seulement complet ; car dans ce cas chaque croyant, en vertu de sa progression naturelle, parviendrait de lui-même à la croyance d’autrui ; la religion qu’il se fait communiquer se transformerait en la sienne propre et ne ferait plus qu’un avec elle ; et l’Église, cette communion avec tous les croyants qui, par suite de la conception précitée, se présente à tout être humain religieux comme indispensable, ne serait qu’une institution intérimaire, vouée à [240] se supprimer elle-même avec une rapidité égale à celle de l’action exercée par elle. Or ce n’est pas du tout ainsi que j’ai voulu la concevoir ou la présenter. J’ai donc présupposé la pluralité des religions, et je trouve celle-ci fondée de même dans l’essence de la religion.

Chacun voit aisément que personne ne peut posséder la religion tout entière, car l’homme est un être fini, et la religion est infinie ; mais cet autre fait ne saurait pas ne plus vous être étranger, qu’elle ne peut pas être morcelée entre les hommes par parcelles, selon ce que chacun est capable d’en saisir et d’en comprendre, au petit bonheur ; elle doit bien plutôt s’organiser en manifestations qui sont plus différentes les unes des autres. Rappelez-vous seulement les nombreux degrés de la religion sur lesquels j’ai attiré votre attention, faisant voir que la religion de celui qui considère l’Univers comme un système ne peut pas être un simple prolongement de la vue de celui qui n’en a l’intuition que dans ses éléments en apparence opposés les uns aux autres, et qu’à son tour ne peut pas parvenir à ce point de vue en suivant sa propre voie celui pour lequel l’Univers n’est encore qu’une représentation chaotique et indistincte[6]. Il vous est loisible de donner à ces différences le nom d’espèces ou de degrés de la religion. Vous n’en devrez pas moins accorder [241] que, partout ailleurs où il y a de semblables subdivisions, ce qu’on trouve ordinairement comme y correspondant, ce sont des formations de caractère individuel[7]. Toute forme infinie qui ne se subdivise en parties distinctes que dans ses manifestations visibles se révèle aussi sous la forme de figures particulières et différentes les unes des autres ainsi donc, la pluralité des religions est tout autre que celle des églises. Ces dernières sans doute ne sont en majorité que des fragments d’un unique individu, parfaitement déterminé dans son unicité aux yeux de l’entendement, et inaccessible en cette unicité à la vision[8] sensible seulement ; et ce qui poussa ces fragments distincts à se considérer comme des individus particuliers, ce ne fut toujours qu’un malentendu, qui ne pouvait reposer que sur l’action d’un principe de nature étrangère. Mais la religion, elle est dans son concept et dans son essence pour l’entendement aussi chose infinie et incommensurable ; elle doit donc avoir en elle-même un principe qui la pousse à s’individualiser, parce que sans cela elle ne pourrait pas du tout ni être, ni être perçue.

Nous devons donc postuler, et chercher à découvrir une masse infinie de formes finies et déterminées dans lesquelles elle se manifeste, et là où nous trouvons quelque chose qui prétend être une de ces formes or chaque religion distincte a cette prétention nous devons l’étudier en vue de voir si ce quelque chose [242] est construit conformément à ce principe, et dans ce cas nous devons tirer au clair quel est le concept déterminé que ce quelque chose doit représenter[9], nous le devons, sous quelque voile étranger que ce concept se dissimule, et si défiguré qu’il soit par l’action de l’éphémère, à laquelle l’intemporel a condescendu à s’adapter, et aussi par la main sacrilège des hommes.

Si vous voulez avoir de la religion plus qu’une idée générale, — et il serait indigne que vous vous contentiez d’une connaissance si incomplète si vous voulez la comprendre aussi dans sa réalité et ses manifestations ; si vous voulez considérer ces manifestations elles-mêmes dans un esprit religieux, comme une œuvre de l’Esprit du monde que celui-ci poursuit à l’Infini ; s’il en est ainsi, il vous faut renoncer au stérile et vain désir qu’il n’y ait qu’une religion, il vous faut écarter votre répugnance à l’égard de la pluralité des religions, et, dans un état d’âme aussi dépouillé de préjugés que possible, vous approcher pour les considérer de près de toutes celles qui se sont déjà développées, telles que, au cours et sous les aspects changeants de l’évolution, en ceci aussi progressives de l’humanité, elles ont jailli du sein éternellement riche de l’Univers.

Vous appelez religions positives ces manifestations religieuses déterminées dont on peut constater l’existence, et qui, sous ce nom, ont été depuis longtemps déjà [243] l’objet d’une haine toute particulière ; par contre, avec toute votre répugnance à l’égard de la religion en général, vous avez toujours admis plus facilement cette autre chose qu’on appelle la religion naturelle, et même vous en avez parlé avec estime. Je n’hésite pas à vous permettre tout de suite un coup d’œil sur mes sentiments les plus intimes à cet égard, en protestant quant à moi de la façon la plus nette contre cette préférence, et en dénonçant là, chez tous ceux qui prétendent avoir de la religion, de quelque nature que ce soit, et aimer la religion, en dénonçant là chez eux, dis-je, l’inconséquence la plus grossière et l’autoréfutation la plus flagrante, et cela pour des raisons auxquelles vous donnerez certainement votre approbation quand j’aurai pu les développer. De votre part au contraire, chez vous à qui répugnait la religion en général, j’ai toujours trouvé très naturel que vous fissiez cette distinction.

Ce qu’on appelle religion naturelle est ordinairement si élimé, et a des manières si philosophiques et morales, qu’elle laisse peu transparaître du caractère particulier de la religion ; elle a tant de savoir-vivre, sait si bien observer la mesure et s’adapter, qu’elle est partout aisément tolérée. Toute religion positive au contraire a des traits fortement accentués et une physionomie très marquée, de telle sorte qu’à chaque mouvement [244] qu’elle fait, à chaque coup d’œil qu’on jette sur elle, on est immanquablement rappelé à ce qu’elle est dans son être propre particulier. Si telle est la vraie raison intime de votre aversion, — et c’est la seule valable à l’égard de la chose elle-même, — il vous faut maintenant vous départir de cette répugnance, et je ne devrais plus avoir à la combattre. Si en effet vous portez à présent, comme je l’espère, un jugement plus favorable sur la religion en général, si vous reconnaissez qu’elle a pour base une disposition particulière et noble dans l’être humain, laquelle par suite, partout où elle apparaît, doit être cultivée et prendre forme : s’il en est ainsi, il ne peut pas vous répugner de la considérer sous les aspects sous lesquels elle s’est déjà réellement manifestée, et vous devez juger ces manifestations d’autant plus dignes de votre attention que ce qu’il y a de particulier et de distinctif dans la religion y a plus nettement pris figure.

Mais peut-être, refusant de reconnaître cette raison, allez-vous déverser sur les religions particulières tous les vieux reproches que vous aviez l’habitude de faire à la religion en général, et soutenir que c’est précisément dans ce que vous appelez le positif en religion que doit résider ce qui toujours de nouveau occasionne et justifie, ces reproches. Vous [245] nierez que ce puissent être là des manifestations de la vraie religion. Vous me rendrez attentif au fait que toutes, sans distinction, sont pleines de ce qui, d’après ma propre déclaration, n’est pas de la religion, et que par conséquent un principe de corruption doit être profondément inhérent à leur constitution ; vous me rappellerez que chacune d’elles se proclame la seule vraie, et professe que c’est précisément ce qu’elle a de particulier qui constitue sa supériorité suprême ; vous me rappellerez comment elles se distinguent les unes des autres précisément par ce qui, considéré par elles comme chose essentielle, est-ce que chacune devrait autant que possible éliminer d’elle-même ; comment, d’une façon tout à fait contraire à la nature de la vraie religion, elles démontrent, réfutent et discutent, soit avec les armes de l’art et de la raison, soit avec d’autres encore plus étrangères et indignes ; vous ajouterez que, précisément dans la mesure où vous estimez à présent la religion, et la reconnaissez comme chose importante, il devrait être d’un vif intérêt pour vous que lui soit accordée partout la plus grande liberté de se développer en tous sens et des façons les plus variées, et que vous devriez par conséquent détester d’autant plus vivement les formes déterminées de la religion, qui retiennent tous ceux qui y adhèrent attachés à la même figure, leur enlèvent la liberté de suivre leur propre nature [246] et leur imposent des limitations qui ne sont point naturelles[10], et à tous ces égards vous me vanterez vigoureusement les avantages de la religion naturelle sur la positive.

Je proteste encore une fois que je n’entends pas nier ces défigurations, et que je n’objecte rien à la répugnance que vous éprouvez à leur égard. Je vais plus loin. Je reconnais dans toutes ces adultérations la dégénérescence et la déviation par tendance à passer dans un domaine étranger qu’on déplore souvent. Et plus la religion elle-même est divine, moins je suis disposé à pallier sa corruption comme à favoriser, en l’admirant, la prolifération de ses excroissances sauvageonnes. Mais sachez une fois oublier cette façon de voir, qui a pourtant elle aussi, son étroitesse et suivez-moi dans la considération des choses d’un autre point de vue. Demandez-vous dans quelle mesure cette corruption est imputable à ceux qui ont extrait du fond des cœurs la religion pour l’amalgamer à la société civile[11]. Avouez que, dans tous les domaines, beaucoup d’altérations sont inévitables sitôt que l’Infini revêt une forme imparfaite et limitée, et descend s’insérer dans le domaine du temps et de l’universelle interaction des choses finies, pour se soumettre à leur domination. Mais, si profondément que la corruption puisse être enracinée dans ces individuations, et quelques altérations que celles-ci aient subies, tenez compte cependant de ce fait : la façon vraiment [247] religieuse de considérer toutes choses veut que, même dans ce qui nous paraît vulgaire et bas, nous recherchions toutes les traces du Divin, du Vrai, de l’Éternel, et adorions jusqu’à celle qui en est la plus distante ; et pourquoi priverait-on de l’avantage d’être considéré dans cet esprit ce qui précisément a le plus justement droit à être jugé religieusement ?

Mais vous trouverez plus que des traces lointaines de la Divinité. Je vous invite à soumettre à examen toute foi que des êtres humains ont professée, toute religion que vous désignez par un nom et un caractère distincts, et qui peut-être a depuis longtemps dégénéré en un code d’usages vides de sens, en un système de concepts et de théories abstraites ; si vous remontez à la source, si vous examinez leurs éléments originels, vous trouverez que toutes les scories mortes ont été jadis des jets ardents du feu intérieur, que toutes contiennent de la religion, et plus ou moins de ce qui constitue sa véritable essence, telle que je vous l’ai présentée ; que chacune a été une des formes que la religion éternelle et infinie a nécessairement dû revêtir, au milieu d’êtres finis et limités.

Cependant, afin que vous ne tâtonniez pas au hasard [248] dans ce chaos infini — car je dois renoncer à vous y diriger de manière à en faire l’exploration méthodique et complète, ce serait là un objet d’étude pour une vie et non pour un entretien — afin que, sans être induits en erreur par des concepts courants, vous puissiez mesurer à une juste mesure la vraie teneur et la véritable essence des diverses religions, et distinguer, conformément à des idées nettes et solides, l’intérieur de l’extérieur, la nature propre de l’élément emprunté et étranger, le sacré du profane — commencez par oublier chaque religion particulière, et ce qui est considéré comme sa marque caractéristique, et cherchez d’abord, en allant du dedans au dehors, à parvenir à une idée générale de ce qui constitue effectivement l’essence de telle ou telle forme déterminée de la religion. Vous trouverez alors que les religions positives sont précisément les formes déterminées sous lesquelles la religion infinie se manifeste dans le fini, et que la religion naturelle ne peut avoir aucune prétention à être quelque chose de semblable, vu qu’elle n’est qu’une idée indéterminée, indigente et misérable, qui ne peut avoir aucune existence propre en elle-même et pour elle-même. Vous trouverez qu’il ne peut y avoir de véritable développement structurel de la disposition religieuse que dans les religions positives, [249] et que celles-ci, à considérer leur essence, ne portent à cet égard nulle atteinte à la liberté de leurs adhérents.

Pourquoi ai-je admis que la religion ne peut être complètement représentée[12] que dans une quantité infinie de formes déterminées ? Uniquement pour des raisons qui ont été développées quand j’ai parlé de l’essence de la religion. Ces raisons, les voici : Toute intuition de l’Infini a sa pleine existence en elle-même ; elle ne dépend d’aucune autre, et n’entraîne non plus nécessairement l’existence d’aucune autre ; leur nombre est infini et il n’y a en elles-mêmes aucune raison pour laquelle on devrait établir de l’une à l’autre telle relation plutôt que telle autre ; et cependant, chacune d’elles apparaît sous un aspect tout différent si on la considère d’un autre point de vue, ou par rapport à une autre ; par suite, la seule possibilité, pour que la religion passe totalement à l’existence, est que toutes ces diverses vues de chaque intuition, qui peuvent naître de la sorte, soient réalisées ; et cela n’est possible que dans une masse infinie de formes diverses, dont chacune est absolument déterminée par le principe particulier de la relation[13] en elle, et dans chacune desquelles le même élément religieux est modifié de façon tout à fait particulière ; cela revient à dire : qui sont toutes de véritables individus.

Maintenant, [250] ces individus, par quoi sont-ils déterminés ? En quoi diffèrent-ils les uns des autres ? Quel est entre leurs éléments le principe commun qui les tient unis, ou le principe d’attraction auquel ils obéissent ? D’après quoi juge-t-on à quel individu doit être attribuée telle ou telle donnée religieuse[14] ?

Ce n’est pas une quantité déterminée de matière religieuse qui peut constituer le principe distinctif d’une forme déterminée de la religion. C’est là l’erreur totale, au sujet de la nature essentielle des diverses religions particulières, qui s’est souvent répandue parmi leurs adeptes mêmes, et a été la cause initiale de leur perte. Leur erreur a été de penser que, si tant d’êtres humains s’approprient la même religion, c’est qu’ils partagent aussi les mêmes vues et les mêmes sentiments religieux, les mêmes opinions et les mêmes croyances, et que c’est ce qu’il y a là de commun entre eux qui doit constituer l’essence de leur religion. Il n’est nulle part facilement possible d’établir avec certitude ce qui est proprement l’élément caractéristique et individuel d’une religion, quand on cherche à l’abstraire de ce qu’elle a de particulier ; mais c’est dans cet élément commun dont je viens de parler[15], si générale que soit cette notion, que l’essence en question a le moins de chance de se trouver, et si par hasard vous croyez, vous aussi, que la raison pour laquelle les religions positives diminuent chez le croyant la liberté [251] dans l’agencement de sa religion[16], c’est qu’elles exigent une somme déterminée d’intuitions et de sentiments et en excluent d’autres, vous êtes dans l’erreur.

Des intuitions et des sentiments existant à l’état isolé sont, comme vous le savez, les éléments de la religion ; considérer ceux-ci d’une façon purement quantitative, en supputant combien d’entre eux, et surtout, de quelle espèce, sont présents, cela ne peut absolument pas conduire à distinguer le caractère d’une religion individuelle. Si la raison pour laquelle la religion doit s’individualiser est que, de toute intuition, des vues diverses sont possibles, selon le rapport qu’on établit entre elle et les autres, un tel assemblage, exclusif de plusieurs d’entre elles, par quoi aucune de ces vues possibles n’est déterminée, ne nous serait d’aucune utilité, et si les religions positives ne se distinguaient les unes des autres que par une telle exclusion, elles ne seraient assurément pas les manifestations individuelles que nous cherchons. Mais cela n’est en fait pas leur caractère ; la preuve en est que, en partant de ce point de vue, il est impossible de se faire d’elles une idée déterminée. Là il est nécessaire qu’une telle idée soit à leur base, car sinon elles ne tarderaient pas à se mêler et se confondre.

Nous avons considéré [252] comme de l’essence de la religion qu’il n’y a pas, entre les diverses intuitions et les divers sentiments à l’égard de l’Univers, de corrélation interne déterminée ; que chaque élément particulier a son existence en soi et pour soi, et peut conduire à tout autre élément par mille combinaisons qui dépendent de circonstances accidentelles. C’est pourquoi, déjà dans la religion de chaque individu telle qu’elle se développe au cours de sa vie, rien n’est plus aléatoire que la somme de sa matière religieuse dont il prend distinctement conscience[17]. Certaines vues peuvent s’obscurcir à ses yeux, d’autres peuvent se présenter à lui et se clarifier, et à cet égard sa religion est toujours mouvante et fluente. Ce qui est ainsi fluent ne peut absolument pas être l’élément fixe et essentiel dans une religion commune à plusieurs adeptes, car combien suprêmement aléatoire et rare doit être le fait que plusieurs êtres humains restent fixés, ne fût-ce qu’un temps, dans le même cercle de perceptions intuitives, et se meuvent sur la même voie dans l’ordre des sentiments[18] ! C’est pourquoi aussi parmi ceux qui déterminent leur religion de cette manière, la discussion est constante au sujet de ce qui est essentiel à celle-ci ou ne l’est pas ; ils ne savent pas ce qu’ils doivent poser comme caractéristique et nécessaire, ce qu’ils doivent disjoindre comme libre et contingent ; ils ne trouvent pas le point de vue d’où ils pourraient dominer [253] l’ensemble, et ne comprennent pas la manifestation de la religion au sein de laquelle ils croient vivre eux-mêmes, en faveur de laquelle ils s’imaginent lutter et à la dégénérescence de laquelle ils contribuent, parce qu’ils ne savent pas où ils sont ni ce qu’ils font.

Mais l’instinct, qu’ils ne comprennent pas, les conduit mieux que leur entendement, et la nature maintient uni ce que détruiraient leurs réflexions erronées et leurs façons d’agir fondées sur cette base. Celui qui fait résider le caractère d’une religion particulière dans une quantité déterminée d’intuitions et de sentiments doit nécessairement admettre une corrélation interne et objective qui lie entre eux ces intuitions précisément et ces sentiments, à l’exclusion de tous les autres. Cette conception erronée est justement le principe, tout à fait opposé à l’esprit de la religion, de la tendance à la systématisation et au sectarisme ; le tout que ces adeptes travaillent à façonner de cette manière ne serait pas de la nature de celui que nous cherchons, par lequel la religion acquiert dans toutes ses parties une forme déterminée ; ce serait un fragment violemment découpé et détaché de l’Infini ; non pas une religion, mais une secte, la notion la plus irréligieuse que l’on peut vouloir réaliser dans le domaine de la religion.

Mais les formes que l’Univers[19] a produites, et qui existent réellement, [254] ne sont pas non plus des touts de cette nature. Tout découpage en sectes[20], qu’il soit spéculatif, pour établir un certain rapport philosophique entre des intuitions isolées, ou ascétique, pour insister en faveur d’un système et d’une succession déterminée de sentiments, vise à une uniformité aussi complète que possible de tous ceux qui veulent participer au même fragment de religion ; et si ceux qu’a contaminés cette rage, et qui certes ne manquent pas d’activité, n’ont jamais réussi jusqu’à maintenant à amener jusqu’à ce point une religion positive quelconque, vous avouerez cependant que ces dernières, puisque tout de même elles ont eu elles aussi leur naissance à un moment donné, et dans la mesure où, malgré les attaques dont elles sont l’objet, elles existent encore, doivent avoir été formées d’après un autre principe et avoir un autre caractère. Et même, si vous pensez à l’époque où elles sont nées, vous vous en rendrez compte encore plus distinctement. Vous vous souviendrez alors en effet que toute religion positive, dans la période de son développement et de sa floraison, à l’époque par conséquent où sa force vitale propre agit de la façon la plus juvénile et avec le plus de fraîcheur, où par suite elle peut être le plus sûrement connue, se meut dans une direction tout à fait opposée, non pas dans le sens de la concentration sur elle-même et de l’exclusion de beaucoup de ses éléments, mais dans celui d’une poussée de croissance au dehors, produisant toujours de nouveaux [255] rameaux, s’assimilant toujours plus de substance religieuse, et l’élaborant conformément à sa nature particulière à elle. Elles ne se sont donc pas développées et constituées conformément à ce principe faux ; celui-ci ne fait pas partie intégrante de leur nature ; c’est une corruption qui s’est insinuée en elles venant du dehors, il leur est tout aussi contraire qu’il l’est à l’esprit de la religion en soi, et le rapport entre lui et elles n’est qu’un état de guerre perpétuelle. Ces faits sont de nature à prouver, plutôt qu’à infirmer, qu’elles sont, elles, ces manifestations individuelles de la religion que nous cherchons.

Toutes les différences, au sein de la religion en soi, sur lesquelles j’ai jusqu’ici attiré de temps à autre votre attention, suffisent tout aussi peu pour produire une forme de religion absolument déterminée et constituant un individu. Les trois façons si souvent mentionnées de contempler intuitivement l’Univers, que ce soit comme chaos, comme système, ou dans sa multiplicité élémentaire[21], sont bien éloignées de constituer tout autant de religions distinctes et déterminées. Vous n’ignorez pas que, quand on divise un concept autant qu’on veut et jusqu’à l’infini, on n’arrive jamais par là à des individus, mais toujours seulement à des concepts moins généraux contenus dans les premiers, à des espèces et des subdivisions de concepts. Ces dernières peuvent à leur tour comprendre une masse [256] d’individus très différents les uns des autres. Mais pour trouver le caractère de ces êtres particuliers eux-mêmes, il faut sortir du cadre du concept général et de ses caractères distinctifs. Les trois différences au sein de la religion rappelées plus haut ne sont en fait qu’une division habituelle, et qui revient partout, du concept de l’intuition[22]. Ce sont par conséquent des espèces, non des formés déterminées de la religion, et le besoin qui nous fait chercher ces dernières ne serait pas non plus et pas du tout satisfait par le fait que la religion se présente de ces trois façons. Dans chacune de celles-ci, il arrive sans doute que des intuitions particulières ont un caractère qui leur est propre, et c’est pourquoi chaque forme déterminée de la religion doit se rapporter à l’une de ces espèces. Mais ces dernières ne déterminent nullement une relation et une situation particulières des diverses intuitions les unes à l’endroit des autres, d’une façon exclusive, et à cet égard, tout reste après cette division tout aussi infini et tout aussi polyvalent qu’auparavant.

On pourrait peut-être voir plus d’apparence de vérité dans le fait que le personnalisme d’une part, et la représentation opposée, le panthéisme, d’autre part, nous offrent dans la religion deux de ces formes individuelles ; mais ce n’est tout de même encore qu’apparence. [257] Ces espèces de représentations se retrouvent dans chacune des trois espèces de religions, et pour cette raison déjà ne peuvent pas être des individus, car il est impossible qu’un individu réunisse en lui trois caractères spéciaux distinctifs. Mais à considérer les choses de près, vous devez voir en outre que ces deux espèces de représentations ne donnent pas non plus de relation déterminée de plusieurs intuitions religieuses, les unes à l’égard des autres.

Sans doute, si l’idée d’une divinité personnelle était une intuition religieuse particulière, alors assurément le personnalisme serait dans chacune des trois espèces de religions une forme tout à fait déterminée, car en lui toute substance religieuse est rapportée à cette idée. Mais en est-il ainsi ? Cette idée est-elle une intuition particulière de l’Univers, une impression particulière faite par lui, qu’une particularité déterminée du fini produit en moi ? Dans ce cas le panthéisme, qu’on oppose au personnalisme, devrait être aussi une intuition particulière de l’Univers ? Et ainsi il devrait y avoir pour tous deux certaines perceptions déterminées d’où seraient puisées ces intuitions. Or, où a-t-on jamais fait voir ces perceptions ? Et il devrait y avoir des intuitions particulières de la religion opposées les unes aux autres, ce qui ne peut pas être. Aussi ces deux espèces de représentations ne sont-elles pas du tout des intuitions différentes de l’Univers perçues dans le [258] fini, ce ne sont pas des éléments de la religion, mais des façons différentes de penser l’Univers comme individu en même temps qu’on le contemple intuitivement dans le fini ; en effet, une de ces façons lui attribue une conscience particulière et propre ; et l’autre pas. Tous les éléments particuliers de la religion restent tout aussi indéterminés par rapport à leur situation respective et aucune des nombreuses façons de voir de la religion ne se trouve réalisée du fait que l’une ou l’autre de ces pensées l’accompagne[23]. Vous pouvez vous en rendre compte partout où quelque chose doit être présenté à la fois sous une forme religieuse et sous une forme purement déiste ; vous trouverez là que toutes les intuitions, tous les sentiments, et en particulier ce qui est le point autour duquel tout tourne ordinairement dans cette sphère les vues intuitives portant sur les mouvements de l’humanité dans le particulier, et sur l’unité dans ce qui dépasse le plan de sa libre volonté, ces vues, en ce qui concerne leurs rapports réciproques, flottent dans une indétermination et une ambiguïté complètes. Elles ne sont donc également toutes deux que des formes plus générales, dont le domaine doit d’abord recevoir, pour en être rempli, les formes individuelles et déterminées ; et si même vous limitez ce domaine en reliant ces dernières une à une avec une des trois espèces de la contemplation intuitive[24], ces formes composées de divers [259] principes de division du tout ne seront toujours que des subdivisions particulières et fermées, ce ne seront nullement des touts absolument déterminés et formés. Ainsi donc ni le naturalisme — par où j’entends l’intuition de l’Univers contemplé dans sa pluralité élémentaire, sans représentation de conscience et volonté personnelles des divers éléments particuliers, — ni le panthéisme, ni le polythéisme, ni le déisme, ne sont des religions particulières et déterminées telles que nous les cherchons. Ce ne sont que des espèces, dans le domaine desquelles beaucoup d’individus proprement dits se sont déjà développés, et un plus grand nombre encore se développeront[25]. Notez bien que le panthéisme et le déisme ne sont pas des formes déterminées de la religion, notez-le, afin de pouvoir assigner la place qui lui convient à votre religion naturelle, si par hasard il devait apparaître qu’elle n’est que cela.

Pour le dire brièvement, une religion individuelle, telle que nous la cherchons, ne peut naître que du fait qu’une intuition particulière de l’Univers, n’importe laquelle, soit, par un acte de libre volonté spontanée — il ne saurait en être autrement parce que toute autre que la choisie y aurait le même droit — qu’une intuition particulière soit, dis-je, instituée point central de toute la religion, de telle sorte que tout en celle-ci soit rapporté [260] à ce centre. Par là le tout se trouve d’un coup investi d’un esprit déterminé et d’un caractère commun ; tout ce qui jusque-là était polyvalent et indéterminé prend de la fixité ; des innombrables vues et relations d’éléments particuliers, qui toutes étaient possibles, et toutes avaient à prendre forme, l’une se trouve être, par chaque formation de ce genre, parfaitement réalisée ; tous les éléments particuliers apparaissent dès lors d’un même côté homonyme, celui qui est tourné vers ce centre, et tous les sentiments revêtent par là une tonalité commune, et deviennent plus vivants et plus synergiques les uns par rapport aux autres. Ce n’est que dans la totalité de toutes les formes ainsi conçues comme possibles, que la religion totale peut être vraiment réalisée[26] ; elle ne prend donc forme que dans une succession infinie de figures qui surgissent et passent, et seul ce qui en revêt une contribue à compléter cette totalité de sa manifestation. Chacune des semblables formes déterminées de la religion, où tout est vu et senti par rapport à une intuition centrale, où et comme qu’elle prenne corps, et quelle que soit l’intuition qui a été choisie de préférence, constitue une vraie religion positive. Par rapport à l’ensemble total c’est une hérésie — mot qu’on [261] devrait remettre en honneur[27] — parce que la cause de son surgissement est quelque chose de suprêmement arbitraire. Par rapport à la communauté de tous les participants, et de leur relation avec celui qui a le premier fondé leur religion, parce qu’il a le premier vu cette intuition au centre de la religion, c’est en soi une école, et un cercle de disciples. Et si la religion ne se manifeste réellement que dans et par de semblables formes déterminées, il en résulte que seul celui qui, avec la sienne, s’établit au sein de l’une d’elles, a vraiment un domicile stable et je dirai un droit de cité actif dans le monde religieux ; lui seul peut se vanter de contribuer à l’existence et au devenir du tout. Lui seul est une vraie personne religieuse, douée d’un caractère et de traits stables et déterminés.

Suit-il de là, demanderez-vous un peu déconcertés, que tous ceux dans la religion de qui une intuition est la dominante doivent se rattacher à une des formes existantes ? Nullement ; mais il faut qu’une intuition soit la dominante dans sa religion, sinon, celle-ci est autant que rien. Ai-je donc parlé de deux ou trois figures déterminées et dit qu’elles doivent rester les seules ? Non. D’innombrables doivent au contraire se développer, surgir de toutes parts, et celui qui [262] ne peut pas s’adapter à l’une de celles qui existent déjà, je dirais volontiers : celui qui n’aurait pas été capable de la confectionner lui-même, si elle n’avait pas encore existé, celui-là ne se rattachera pas non plus à l’une des existantes mais en confectionnera une nouvelle[28]. S’il reste seul avec sa religion, sans disciples, il n’en résultera aucun dommage. Toujours et partout, existent des germes de ce qui ne peut pas encore atteindre à une existence plus largement répandue ; ils n’en existent pas moins, et la religion de celui dont je parle existe aussi ; elle a tout aussi bien une figure et une organisation déterminées, elle est tout aussi bien une religion proprement positive, que s’il avait fondé la plus grande école.

Vous voyez que ces formes existantes n’empêchent, du fait de leur antériorité, aucun homme d’élaborer pour lui-même une religion conforme à sa nature propre et à son sens. Habitera-t-il une des préexistantes ou s’en bâtira-t-il une à lui ? Cela dépend uniquement de l’intuition de l’Univers qui le saisit d’abord avec la vivacité voulue. D’obscurs pressentiments qui, sans pénétrer jusqu’au fond de l’âme, disparaissent de nouveau sans avoir été vraiment connus, tout homme sans doute en sent fréquemment, tôt ou tard, flotter autour de lui ; ils peuvent résulter de propos entendus et restent des faits isolés sans conséquences ; ils ne sont d’ailleurs rien d’individuel. Mais s’il arrive à quelqu’un que son [263] sens pour l’Univers s’ouvre, pour toujours, dans un état de claire conscience et dans une intuition déterminée, ce quelqu’un-là dès lors rapporte tout à cette intuition ; c’est autour d’elle que pour lui tout s’organise ; sa religion est déterminée par le moment où il l’a eue.

Vous ne direz pas, j’espère, que cela puisse être influencé par quelque chose de naturel ou d’héréditaire ; et vous ne penserez pas non plus que la religion d’un être humain lui soit moins particulière, soit moins à lui, parce qu’elle se situe dans une région où déjà plusieurs sont assemblés[29]. Quand bien même avant lui, avec lui et après lui, des milliers d’êtres ont pour point de départ de leur vie religieuse la même intuition, cette vie sera-t-elle en tous la même ? Et la religion prendra-t-elle chez tous la même figure ? Rappelez-vous donc que, dans chacune des formes déterminées de la religion, ce n’est pas seulement un nombre limité d’intuitions se rapportant à la même façon de voir et même relation avec une seule qu’on doit permettre, mais toute leur innombrable quantité : cela n’offre-t-il pas à chacun une liberté de jeu suffisante ? Pas une seule de ces religions, que je sache, n’a réussi jusqu’ici à occuper et posséder tout son domaine et à tout déterminer et tout modeler conformément à son esprit. Il n’a été accordé qu’à peu d’entre elles, au temps de leur liberté [264] et du meilleur de leur vie, de bien façonner, jusqu’à lui donner sa forme achevée, ce qui est le plus proche du centre, et cela seulement. La moisson est grande, et les ouvriers sont peu nombreux[30]. Dans chacune de ces religions un champ infini est ouvert, où des milliers peuvent se disperser ; assez de régions encore incultes se présenteront aux yeux de quiconque est capable de créer et produire quelque chose qui soit son œuvre propre[31], et des fleurs saintes répandent leur parfum et leur éclat dans toutes les régions où personne encore n’a pénétré pour les contempler et en jouir.

Votre objection, d’après laquelle, au sein d’une religion positive, l’homme ne pourrait plus développer la sienne d’une façon qui lui soit propre, cette objection est si peu fondée que non seulement, comme vous venez de le voir, ces religions laissent à chacun un champ suffisant, mais que, dans la mesure précisément où un être humain adhère à une religion positive, et pour la raison même qui l’y fait adhérer, la sienne, dans un autre sens encore, non seulement peut être un individu, mais le deviendra d’elle-même[32].

Considérez de nouveau l’instant sublime où l’homme pénètre pour la toute première fois dans le domaine de la religion. La première vue religieuse déterminée qui pénètre dans son âme avec une force telle que, [265] par cette seule excitation, son organe pour l’Univers est éveillé à la vie et mis en activité pour toujours désormais, cette vue détermine assurément sa religion, elle est et reste son intuition fondamentale, par rapport à laquelle il considérer à toute chose, et ainsi se trouve déterminée à l’avance la figure sous laquelle chaque élément de la religion, sitôt qu’il en a la perception, doit lui apparaître. C’est là le côté objectif de ce moment. Mais considérez-en aussi le côté, subjectif.

Par l’effet de ce moment, la religion de cet être est à cet égard déterminée en ce sens qu’elle se rapporte à un individu, parfaitement délimité à l’égard du Tout infini, mais qui n’est pourtant qu’un fragment indéterminé de ce tout, car ce n’est qu’associé à plusieurs autres qu’il peut le représenter. De même aussi, par l’effet de ce même moment, la religiosité de cet être est créée, par rapport aux aptitudes religieuses infinies de l’humanité, comme un individu de nature toute particulière et nouvelle. En effet, cet instant est, dans la vie de cet être, à la fois un point déterminé, un membre dans la série d’activités spirituelles qui lui est tout à fait propre, une circonstance qui, de même que toutes les autres, se trouve dans un rapport déterminé avec un auparavant, un à présent et un après ; et comme cet avant et cet à présent ont chez chacun [266] leur caractère tout à fait particulier, il en sera de même de l’après. Étant donné qu’à ce moment, et à l’état dans lequel il a surpris l’âme, comme à la connexion de celui-ci avec la moins riche existence antérieure[33], se rattache toute la vie religieuse, ultérieure, qui en sort pour ainsi dire par développement génétique, il résulte de là que la vie religieuse de cet après à chez chacun sa personnalité propre parfaitement déterminée, de même qu’il en est chez chacun de sa vie humaine.

Quand une particule de la conscience infinie se détache et, devenue être fini, se relie à un moment déterminé dans la série des évolutions organiques[34], à ce moment naît un homme nouveau, un être ayant sa constitution propre, dont l’existence distincte, indépendante de la masse et de la nature objective des événements et des actes de sa vie, consiste, d’une part, dans l’unité de la conscience dont la continuité reste attachée à ce premier moment, d’autre part dans la connexion particulière de toute ultériorité avec une antériorité déterminée, ainsi que dans l’influence de cet antérieur sur la formation de cet ultérieur, au même instant où se produit une prise de conscience déterminée à l’égard de l’Univers, commence aussi une vie religieuse particulière, particularisée non par une irrévocable limitation à un nombre et à un choix déterminés d’intuitions [267] et de sentiments, non par la nature de la substance religieuse qui s’y rencontre et qui est commune à ce croyant avec tous ceux qui sont nés spirituellement à la même époque et dans la même région de la religion que lui, mais particularisée par ce qu’il ne peut avoir en commun avec personne, par l’influence perdurante de l’état dans lequel se trouvait son âme quand pour la première fois l’Univers l’a saluée et embrassée[35], par la façon particulière dont il élabore les considérations et réflexions qui s’y rapportent, par le caractère et la tonalité avec lesquels s’harmonise toute la série ultérieure de ses vues et de ses sentiments religieux, et qui jamais ne s’effacent, si avant qu’il progresse plus tard dans la contemplation intuitive de l’Univers, par delà ce que lui offrait la première enfance de sa religion.

Tout être intellectuel fini atteste sa nature spirituelle et son individualité par le fait qu’il vous ramène, parce que là est son origine, à ce mariage de l’Infini avec le fini, à ce fait incompréhensible, par delà lequel vous ne pouvez pas poursuivre plus loin la série du fini, et où votre imagination vous refuse ses services quand vous voulez expliquer ce fait par n’importe quoi d’antérieur, que ce soit libre volonté ou nature ; [268] de même devez-vous reconnaître une vie spirituelle particulière à quiconque vous présente comme document de son individualité religieuse un fait tout aussi incompréhensible, la façon dont tout d’un coup, au milieu du fini et du particulier, s’est développée en lui la conscience de l’Infini et de la Totalité. Quiconque peut indiquer ainsi le jour de naissance de sa vie spirituelle, et raconter quelque histoire miraculeuse au sujet de l’origine de sa religion, de telle sorte que celle-ci apparaît comme l’effet d’une action directe et d’une impulsion[36] de l’esprit de la divinité : cet homme, vous avez à considérer qu’il doit être quelque chose d’original, et signifier quelque chose de particulier, car chose pareille ne survient pas pour produire une tautologie vide dans le domaine de la religion[37]. Et de même que tout être né de cette manière ne peut être expliqué que par lui-même, et ne peut jamais être complètement compris qu’à la condition de remonter aussi loin que possible jusqu’aux premières extériorisations de la libre volonté dans les temps les plus anciens, de même la personnalité religieuse d’un chacun est un tout fermé, et ne peut être comprise qu’à la condition que vous cherchiez à en étudier et connaître les premières manifestations.

C’est pourquoi je crois aussi que toute cette plainte que vous portez contre les religions positives n’est pas de votre part chose sérieuse ; ce n’est sans doute qu’un [269] jugement préconçu, car vous êtes beaucoup trop insoucieux de la chose pour être autorisés à juger ainsi. Vous ne vous êtes sans doute jamais sentis appelés à vous attacher étroitement aux quelques rares êtres religieux que vous pouvez peut-être rencontrer — et qui sont pourtant toujours attirants et dignes d’affection — en vue de les étudier plus exactement, disons à l’aide du microscope de l’amitié, ou tout au moins de la connaissance plus intime qui ressemble à l’amitié, et de voir comment ces êtres sont organisés pour l’Univers et par lui.

Moi qui les ai observés attentivement, qui les recherche avec autant d’application et les examine avec le même soin religieux que vous vouez aux singularités de la nature, la question s’est souvent posée à mon esprit s’il ne suffirait pas déjà, pour vous conduire à la religion, que vous prissiez garde avec quelle toute puissance la Divinité agit dans la partie de l’âme qu’elle habite le plus volontiers, où elle se manifeste dans ses interventions directes et se contemple elle-même, et se construit là son sanctuaire le plus sacré, de façon qu’il lui appartienne entièrement, distinct et séparé de tout ce qui, dans l’homme, a été construit et façonné d’autre manière ; de telle sorte que vous vissiez comme la Divinité fait éclater là sa magnificence dans la richesse de l’inépuisable diversité de ses formes[38]. Quant à moi du moins, je suis toujours de nouveau étonné des nombreuses formations remarquables qui se manifestent dans le domaine [270] si peu peuplé de la religion, des différences qui s’établissent entre elles du fait des nuances si diverses de la sensibilité à l’égard du charme d’un même objet ; du fait aussi de la suprême diversité dans les effets de l’action exercée sur elles ; du fait encore de la variété du ton dicté par la prédominance nette de l’une ou l’autre des espèces de sentiments ; du fait enfin de toutes sortes d’idiosyncrasies de l’excitabilité et de toutes sortes de particularités de la disposition d’esprit, d’où résulte que bientôt il y a pour chacun une situation propre, dans laquelle la vision religieuse des choses le domine de préférence.

Je constate de plus avec étonnement comme le caractère religieux de l’être humain est souvent en lui quelque chose de tout à fait particulier, combien distinct et séparé de tout ce qui se découvre dans les autres dispositions de sa nature ; comme l’âme la plus tranquille et la plus modérée est capable dans ce domaine de l’affectivité la plus vive, allant jusqu’à la passion ; comme le sens qui, pour les choses communes et terrestres, est le plus obtus a ici des impressions dont l’intériorité va jusqu’à la mélancolie, et voit avec une clarté qui va jusqu’au ravissement en extase et à la prophétie ; comme un esprit des plus timide et craintif dans toutes les affaires du monde, quand il s’agit de choses saintes s’exprime sur elles et en leur faveur à haute voix, souvent bravant le monde et bravant son époque jusqu’au martyre. Et ce caractère religieux lui-même, combien sont merveilleuses souvent sa nature et sa composition, mêlant et fondant ensemble chez chacun d’une manière particulière l’affinement de la culture et la [271] grossièreté de l’inculture, l’extension et la stricte étroitesse de la capacité, la tendresse et la dureté.

Où j’ai vu tous ces traits prendre figure ? Dans le domaine propre de la religion, dans ses formes déterminées, dans les religions positives, que vous décrivez en les accusant du contraire, chez les héros et martyrs d’une foi déterminée, chez les exaltés animés d’un enthousiasme mystique pour des sentiments déterminés, chez les adeptes respectueux d’une lumière déterminée et de révélations individuelles, voilà où je veux vous les montrer à toutes les époques et chez tous les peuples. Et ce n’est que là qu’on peut les trouver, les choses étant ce qu’elles sont. Aucun être humain ne peut entrer dans l’existence en tant qu’individu sans être transféré en même temps aussi, par le même acte, dans un monde, un ordre déterminé des choses, et parmi des objets distincts les uns des autres ; de même un homme religieux ne peut pas atteindre à son individualité sans s’insérer aussi par le même acte dans une forme déterminée quelconque de la religion. Les deux faits sont la conséquence d’une seule et même cause, et ne peuvent donc pas être séparés l’un de l’autre. Si l’originelle intuition de l’Univers n’a pas assez de force chez un homme pour s’instituer elle-même [272] centre de sa religion, autour duquel tout en elle se meut, son charme aussi n’agit pas assez fortement pour mettre en mouvement le processus d’une vie religieuse personnelle et vigoureuse.

Et maintenant, après que je vous ai présenté ainsi mon compte rendu, dites-moi à votre tour ce qu’il en est, dans votre religion naturelle si vantée, de ce façonnement personnel, de cette individualisation ? Montrez-moi donc, parmi ceux aussi qui la professent, une telle diversité de caractères fortement marqués ! Car je dois avouer que je n’ai jamais pu moi-même les trouver parmi eux, et si vous la louez de laisser à ses adhérents plus de liberté de se développer religieusement selon leur sens propre, je ne peux concevoir cette liberté, — et le mot est souvent employé dans cette acception que comme celle de se passer aussi de culture, — la liberté à l’égard de tout ce qui peut contraindre à être, voir et ressentir quelque chose de déterminé. La religion joue vraiment dans leur esprit un rôle par trop indigent. Il semble qu’elle n’ait en elle aucune pulsation propre, aucun système de vaisseaux à elle, aucune circulation propre, et par conséquent aucune température propre, aucune force attractive d’assimilation, et aucun caractère ; elle est partout en [273] état d’amalgame avec sa moralité et son affectivité naturelle ; en liaison avec celles-ci, ou plutôt, humblement à leur suite, elle se meut paresseusement et parcimonieusement, et ne se sépare d’elles qu’occasionnellement, rejetée par gouttelettes, pour donner un signe de son existence. Il m’est arrivé, il est vrai, de rencontrer maint caractère religieux estimable et vigoureux que les adhérents de religions positives, non sans s’étonner de ce phénomène déclaraient être un adhérent de la religion naturelle ; mais, à considérer les choses de près, ces derniers ne le reconnaissaient plus pour l’un des leurs ; il s’était toujours déjà quelque peu départi de la pureté originelle de la religion naturelle, et avait admis dans la sienne quelques éléments arbitraires et positifs, que n’admettaient pas les adeptes de celle en question, parce que c’était trop différent de la leur. Pourquoi les partisans de la religion naturelle se méfient-ils de quiconque introduit quelque chose de particulier dans sa religion ? Ils veulent également eux tous être uniformes — mais, à l’opposé de l’extrême contraire, je veux dire, celui des sectateurs d’une religion positive, ils veulent l’être dans l’indéterminé. Il est si peu possible de penser à une formation particulière, personnelle, dans la religion naturelle, que ses plus authentiques adeptes n’admettent même pas que la religion de l’homme doive avoir son histoire [274] à elle, et débuter par un fait mémorable. Cela est déjà trop pour eux, car la modération est pour eux la chose principale en religion, et quiconque se trouve avoir à raconter de lui-même un fait de ce genre est par là déjà suspect d’avoir une disposition au fâcheux mysticisme[39]. L’homme doit devenir religieux peu à peu, comme il devient avisé et sensé, et tout ce qu’il doit être d’autre ; tout cela doit lui venir par l’effet de l’enseignement et de l’éducation ; il ne doit y avoir là-dedans rien qui puisse être tenu pour surnaturel, ou même seulement pour singulier.

Je ne veux pas dire que la constatation de ce fait, que l’enseignement et l’éducation doivent y être tout, me porte à soupçonner la religion naturelle d’être très particulièrement atteinte de ce mal qu’est un mélange avec la philosophie et la morale, ou, ce qui est plus grave, une transformation de la religion en philosophie et morale. Mais il est pourtant clair que ses adeptes ne sont pas partis d’une quelconque intuition vivante, et qu’aucune non plus n’est leur centre fixe, parce que, entre eux, ils n’ont connaissance de rien dont l’homme devrait être saisi d’une manière particulière. La foi en un Dieu personnel, ils savent eux-mêmes qu’elle n’est pas le résultat d’une intuition particulière et déterminée de l’Univers dans le fini ; c’est pourquoi ils ne demandent à aucun de ceux qui la [275] partagent comment il y est venu ; ils veulent la démontrer, et pensent qu’elle doit être de même administrée à tous, par voie démonstrative. Un autre centre, plus déterminé, qu’ils auraient, vous auriez de la peine à me le montrer.

Le peu que contient leur maigre et mince religion n’est que polyvalence indéterminée. Ils ont une providence en soi, une justice en soi, une éducation divine en soi : toutes ces intuitions ils les voient les unes par rapport aux autres, tantôt dans une perspective et un raccourci, tantôt dans d’autres, et elles ont pour eux tantôt cette valeur-ci tantôt celle-là ; ou, quand il arrive qu’on y trouve une relation commune avec un point, ce point est situé en dehors de la religion, et cette relation se rapporte à quelque chose d’étranger à elle : éviter tout obstacle mis à la moralité, donner quelque aliment à la recherche instinctive de la félicité choses dont jamais n’ont eu souci, dans l’agencement structurel des éléments de leur religion, les hommes vraiment religieux, connexions par suite desquelles l’indigent patrimoine religieux des partisans de la religion naturelle est encore plus éparpillé et dispersé. Elle n’a donc, cette religion naturelle, pour ses intuitions religieuses, rien de l’unité d’une vue déterminée ; elle n’est donc pas non plus une forme [276] déterminée, une représentation individuelle de la religion, et ceux qui ne professent qu’elle n’ont aucun lieu de résidence déterminé dans le monde religieux ; ils sont des étrangers, dont la patrie, s’ils en ont une, ce dont je doute, doit être ailleurs. Elle m’apparaît comme cette masse qui doit flotter, ténue, éparse entre les systèmes stellaires, attirée un peu ici par l’un, là par l’autre, par aucun assez fortement pour être entraînée dans son tourbillon.

Pourquoi elle est là, aux dieux de le savoir ! À moins que ce ne soit pour montrer que l’indéterminé peut, lui aussi, exister d’une certaine manière. À proprement parler ce n’est cependant qu’une attente de l’existence, et ses adeptes ne pourraient parvenir à cette dernière que si une puissance les saisissait, plus forte que toutes les précédentes, et d’une autre manière. Tout ce que je peux reconnaître en eux, ce sont les obscurs pressentiments, précurseurs de l’intuition vivante qui ouvre à l’homme sa vie religieuse. Il y a certaines émotions et représentations obscures qui n’ont aucun lien avec la personnalité d’un homme, qui ne font pour ainsi dire qu’en remplir les intervalles, et sont chez tous uniformément les mêmes : telle est la religion de ces gens. Tout au plus est-elle religion naturelle [277] au sens où, parlant de philosophie naturelle ou de poésie naturelle, on applique cette épithète aux manifestations de l’instinct brut, pour les distinguer de l’art et de la culture. Mais ils ne sont pas, eux, dans l’attente de quelque chose de meilleur, qu’ils estimeraient supérieur, avec le sentiment de ne pas pouvoir y atteindre : non, ils s’y opposent au contraire de toutes leurs forces.

L’essence de la religion naturelle, c’est vraiment bien la négation de tout élément positif et caractéristique en matière de religion, et la polémique la plus violente contre ces éléments. C’est pourquoi aussi elle est le digne produit de l’époque dont le dada a été une manie de pitoyable généralisation et d’indigente sobriété, qui sont ce qui en toutes choses fait le plus obstacle à la vraie culture. Il y a deux choses qu’ils haïssent par-dessus tout : ils ne veulent en rien partir d’un fait extraordinaire et incompréhensible, et, quoi qu’ils soient et fassent, rien ne doit avoir une sorte d’avant-goût d’école. C’est la corruption que vous constatez dans tous les arts et toutes les sciences ; elle a pénétré aussi dans la religion, et le produit en est cette chose sans fond ni forme. Ses adeptes voudraient être en religion des autochtones et autodidactes, mais ils n’en ont que ce qu’il y a chez ceux-là de [278] brut et inculte : produire chose qui ait son caractère propre, ils n’en ont ni la force ni la volonté. Ils se hérissent contre toute religion déterminée, existante, parce qu’elle est en même temps une école ; mais s’il était possible que survînt quelque chose en eux par quoi une religion proprement dite voudrait en eux prendre forme, ils se dresseraient tout aussi violemment contre, parce qu’une école pourrait après tout en sortir. Et ainsi leur opposition à tout ce qui est positif et librement voulu est en même temps opposition à tout ce qui est déterminé et réel. Si l’on ne veut pas qu’une religion déterminée commence par un fait, elle ne commencera jamais, car il lui faut un fondement, et d’un tel fondement[40] seul quelque chose peut surgir et devenir centre. Or si une religion ne doit pas être une religion déterminée, elle n’en est pas une, elle n’est que matière inconsistante et incohérente. Rappelez-vous ce que les poètes racontent d’un état des âmes avant la naissance, et supposez que l’une d’elles refusât violemment de venir au monde, parce qu’elle ne voudrait pas être tel ou tel, mais un être humain en soi[41] : cette polémique contre la vie est la polémique de la religion naturelle contre la [279] positive, et c’est l’état permanent de ses adeptes.

Demi-tour donc, si vous avez sérieusement l’intention d’étudier la religion dans ses formes déterminées. De celle dite éclairée, revenons à ces formes positives méprisées, dans lesquelles tout apparaît réel, vigoureux et déterminé ; où chaque intuition distincte a sa teneur déterminée et sa relation propre avec les autres, chaque sentiment son propre cercle et sa connexion spéciale ; où chacune des modifications de la religiosité peut se rencontrer quelque part, ainsi que chacun des états d’âme dans lesquels l’être humain ne peut être mis que par la seule religion ; où vous trouvez quelque part élaborée chacune de ses parties, et porté au degré de perfection chacun de ses effets ; où toutes les institutions communes et toutes les extériorisations isolées prouvent la haute valeur qu’on attribue à la religion, allant jusqu’à l’oubli de tout le reste ; où le saint zèle avec lequel on la considère, on la communique, on jouit d’elle, et l’enfantine aspiration avec laquelle on élève les regards dans l’attente de nouvelles révélations de forces divines[42] : où tout cela vous garantit que pas un de ses éléments perceptibles de ce point de vue n’est resté inaperçu, que pas un de ses moments ne s’est évanoui sans avoir [280] laissé un monument commémoratif.

Considérez toutes les formes variées sous lesquelles est déjà apparue chaque façon particulière de contempler intuitivement l’Univers ; ne vous laissez effrayer ni par une obscurité pleine de mystère, ni par des traits grotesques tenant du merveilleux, et ne vous laissez pas aller à la croyance erronée que tout cela pourrait bien n’être qu’imagination et poésie. Creusez seulement, toujours plus profondément, là où votre baguette magique a décelé le trésor : vous ferez sûrement surgir de terre ce qui est d’origine céleste.

Mais ne manquez pas non plus de tenir compte aussi de l’enveloppe humaine que la divine a dû revêtir ; n’oubliez pas qu’elle porte en tout les marques de la civilisation de chaque époque, de l’histoire de chaque race humaine, qu’elle a dû souvent prendre l’allure de la servitude, manifestant dans ce qui l’entourait et la paraît l’indigence et de ses disciples, et de son habitat ; ne l’oubliez pas, afin que vous fassiez les distinctions et les différences qui conviennent ; tenez compte des bornes qu’on a souvent mises à sa croissance en ne lui accordant pas l’espace nécessaire pour l’exercice de ses forces, et considérez comme souvent elle a succombé, dans sa première enfance, aux mauvais traitements et à l’atrophie. Et si vous voulez embrasser le tout, ne vous en tenez pas seulement aux formes de la religion qui [281] ont brillé pendant des siècles et dominé de grands peuples, diversement magnifiées par des poètes et des sages. Ce qui du point de vue historique et religieux était le plus digne d’intérêt, est souvent resté réparti entre un petit nombre, et caché aux regards du commun[43].

Mais si même vous embrassez ainsi du regard, entièrement et complètement, les objets qui importent, ce sera toujours encore une tâche difficile de découvrir l’esprit de la religion, et de la comprendre tout à fait. Je vous avertis une fois encore de ne pas vouloir l’abstraire de ce qui est commun à tous ceux qui professent une religion positive : sur cette voie, vous vous égarez dans mille recherches vaines, et aboutissez finalement toujours non à l’esprit de la religion, mais à une certaine quantité de matière[44]. Il faut vous souvenir qu’aucune religion ne s’est jamais totalement réalisée, et que vous ne la connaissez que quand, loin de la chercher dans un espace restreint, vous êtes vous-mêmes en état de la compléter, et de déterminer ce que ceci et cela aurait dû devenir en elle, si son horizon s’était étendu jusque-là[45]. Vous ne pouvez pas vous pénétrer assez fortement de cette vérité que la condition dont tout dépend, c’est de trouver l’intuition fondamentale d’une religion, [282] que toute la connaissance du détail ne vous aide en rien tant que vous ne connaissez pas cette intuition, et que vous ne la connaissez que quand vous pouvez expliquer tout le détail par un seul principe. Et même munis de cette règle de recherche, qui n’est pourtant qu’une pierre de touche, vous serez encore exposés à mille errements ; beaucoup de choses se présenteront à vous d’elles-mêmes comme pour vous égarer à dessein ; beaucoup se mettront sur votre chemin pour attirer votre regard dans une fausse direction.

Avant tout, je vous prie de ne jamais perdre de vue la différence entre ce qui constitue la nature essentielle d’une religion particulière, dans la mesure où celle-ci est vraiment une forme et manifestation sensible de la religion en soi, et ce qui caractérise son unité en tant qu’école, et la maintient unie en tant que telle. Les êtres humains religieux sont absolument historiques[46], ce n’est pas le plus petit éloge qu’on puisse faire d’eux, mais c’est aussi la source de grands malentendus. Le moment où eux-mêmes ont été remplis par l’intuition qui s’est faite le centre de leur religion leur est toujours sacré ; il leur apparaît comme l’effet d’une action directe de la Divinité, et ils ne parlent jamais de ce qui leur est particulier dans la religion et de la forme que celle-ci a prise en eux, sans y faire [283] d’allusion.

Vous pouvez imaginer dès lors combien plus sacré encore doit être pour eux le moment où d’abord cette intuition infinie a été, pour la première fois, posée dans le monde comme fondement et centre d’une religion ayant sa nature propre. À ce moment se rattache en effet, tout aussi historiquement, toute l’évolution de cette religion, dans toutes les générations et chez tous les individus. Or cette totalité religieuse et la formation religieuse d’une grande masse de l’humanité, voilà qui est chose bien plus grande que leur propre vie religieuse, et le petit fragment de cette religion qu’ils représentent personnellement. Ce fait, ils le magnifient donc de toutes les manières, ils accumulent sur lui toutes les parures de l’art religieux, ils l’adorent comme l’action miraculeuse du Très Haut, la plus riche et la plus bienfaisante, et ne parlent jamais de leur religion, n’exposent jamais un de ses éléments, sans mettre celui-ci en relation avec ce fait et le présenter dans cette connexion.

Si donc la mention constante de ce fait accompagne toutes les extériorisations de la religion et leur donne une couleur particulière, rien de plus naturel que de confondre ce fait avec l’intuition fondamentale de la religion elle-même[47] ; cette confusion a égaré bien près de tous[48] et altéré la vision de presque toutes les religions. N’oubliez donc jamais que l’intuition fondamentale d’une religion ne peut être [284] qu’une quelconque intuition de l’Infini dans le fini, un quelconque élément général de la religion, qui peut cependant se rencontrer aussi dans toutes les autres, et devrait s’y rencontrer elle. devaient être complètes, avec cette différence que, là, il n’est pas posé comme le point central.

Je vous prie de ne pas considérer comme religion tout ce que vous trouvez chez les héros de la religion ou dans les documents sacrés, et de ne pas chercher là l’esprit qui la distingue. Ce que j’entends ici, vous pouvez facilement penser que ce ne sont pas des détails insignifiants, ni de ces choses qui, au jugement de chacun, sont tout à fait étrangères à la religion ; j’entends parler de ce qui est souvent confondu avec elle. Ayez présent à l’esprit combien peu préméditée est la confection de ces documents, et qu’il était impossible de veiller à en écarter tout ce qui n’est pas religion ; tenez compte que ces hommes ont vécu la vie de ce monde dans toute espèce de conditions, et qu’il était impossible que à chaque mot qu’ils prononçaient, ils pussent dire : ceci n’est pas du domaine de la religion. Quand par conséquent ils parlent sagesse de ce monde et morale, ou métaphysique et poésie, ne pensez pas que cela aussi doive être incorporé de force à la religion, et que là-dedans aussi doive être cherché le caractère de celle-ci. La morale tout au moins doit être partout identique[49], et, les religions, [285] qui ne doivent pas être partout identiques, ne peuvent pas se distinguer les unes des autres d’après ces différences de la morale, qui doivent par conséquent toujours être éliminées de la religion.

Mais ce que je vous demande par-dessus tout, c’est de ne pas vous laisser égarer par les deux principes hostiles qui partout, et presque dès les premiers temps, ont cherché à défigurer et masquer l’esprit de la religion. En tout lieu il y a eu de très bonne heure des hommes qui ont voulu compartimenter cet esprit en quelques dogmes distincts, et exclure de la religion ce qui en elle n’avait pas encore été adapté à ces dogmes[50], et il y a eu d’autres hommes qui, soit par haine de la polémique, soit pour rendre la religion plus agréable aux irréligieux, soit par inintelligence ou par ignorance, et faute de sens, décrient tout ce qui a son caractère propre, particulier, en le qualifiant de lettre morte, pour aller droit à l’indéterminé. Gardez-vous des uns et des autres. Vous ne trouverez l’esprit d’une religion ni chez ceux qui systématisent avec roideur, ni chez les indifférents qui s’en tiennent à la superficie. Vous le trouverez chez ceux qui vivent en elle comme dans leur élément, et se meuvent en elle, allant toujours plus avant, sans entretenir en eux l’illusion qu’ils puissent l’embrasser tout entière.

Avec ces mesures de précaution, réussirez-vous à découvrir l’esprit de la religion ? [286] Je ne sais. Mais je crains que la religion aussi ne puisse être comprise que par elle même, et que sa structure particulière, son caractère distinctif, ne puissent devenir clairs pour vous que quand vous appartiendrez vous-mêmes à l’une quelconque d’entre elles. Votre plus ou moins de succès dans l’effort pour déchiffrer les religions grossières et incultes de peuples lointains, ou pour distinguer les unes des autres les si diverses incarnations de la religion que recèle la belle mythologie des Grecs et des Romains, cela me laisse très indifférent : qu’en cela vos dieux vous conduisent. Mais si vous vous approchez du sanctuaire sacro-saint où l’Univers est contemplé intuitivement dans son unité suprême, si vous voulez examiner les diverses figures prises par la religion systématique, et non pas les exotiques et étrangères, mais celles qui existent encore plus ou moins parmi nous, alors il ne saurait m’être indifférent que vous trouviez le point de vue juste d’où vous devez les considérer[51].

À vrai dire, je ne devrais parler que d’une seule, car le judaïsme est depuis longtemps une religion morte ; ceux qui maintenant encore en portent la couleur ne font à proprement parler que gémir, assis autour de la momie imputrescible, et pleurer sur son décès et sur le triste héritage qu’il a laissé. Si [287] j’en parle, ce n’est pas non plus parce qu’on pourrait voir en lui le précurseur du christianisme : je déteste ce genre de connexions historiques sur le plan de la religion ; la nécessité qui régit cette dernière est d’un ordre bien plus haut, éternel et tout commencement en elle est un fait originel. Mais le judaïsme a un caractère d’enfance d’une telle beauté, et que les vestiges du temps masquent si complètement, l’ensemble est un si remarquable exemple de la corruption de la religion, et de sa disparition totale du sein d’une grande masse où elle se trouvait auparavant, que cela vaut bien la peine qu’on perde quelques mots à son sujet[52].

Éliminez tous les traits politiques et, Dieu voulant, tous les traits moraux, par lesquels on caractérise communément le judaïsme ; oubliez toute la tentative expérimentale faite par lui en vue de rattacher l’État à la religion, pour ne pas dire à l’Église ; oubliez que le judaïsme a été dans une certaine mesure en même temps un ordre[53], fondé sur une vieille histoire de famille et maintenu par les prêtres ; ne regardez en lui qu’à ce qu’il a de proprement religieux — à quoi tous ces éléments n’appartiennent pas — et dites-moi : quelle est l’idée de l’Univers qui transparaît ici partout ? Nulle autre que celle d’une sanction générale directe, d’une réaction particulière de l’Infini, à l’endroit de tout fini distinct dont l’origine est une volonté libre, par le moyen d’un autre fini, dont l’origine n’est pas regardée [288] comme étant une libre volonté.

C’est ainsi que sont considérées toutes choses : surgissement et disparition, bonheur et malheur ; même à l’intérieur de l’âme humaine, pas d’autre alternance que celle d’une manifestation de liberté et de volonté indépendante, avec une intervention directe de la Divinité. Tous les autres attributs de Dieu, qui sont aussi l’objet d’intuitions, se manifestent selon cette règle, et sont toujours considérés par rapport à elle ; récompensant, punissant, châtiant le particulier dans le particulier, voilà comment la Divinité est constamment représentée. Quand les disciples demandèrent un jour à Jésus : « Qui a péché, ceux-ci ou leurs pères ? » et qu’il leur répondit : « Pensez-vous que ceux-ci aient péché plus que d’autres ? » la question exprime l’esprit religieux du judaïsme dans ce qu’il a de plus tranchant, et la réponse de Jésus formule sa polémique à cet égard[54]. De là vient le parallélisme dont la sinuosité se prolonge partout, qui n’est pas une forme fortuite ; de là le tour de dialogue qui se rencontre ici dans tout ce qui est de caractère religieux. Toute l’histoire, alternance continue de cette stimulation et de cette réaction, est présentée comme un entretien entre Dieu et les hommes, entretien à la fois en parole et en acte, et tout ce qui se trouve là réuni ne l’est que par l’égalité dans ce traitement. [289] De là le caractère sacré de la tradition, qui contient le solidaire ensemble de ce grand entretien ; de là l’impossibilité d’atteindre à la religion autrement que par l’initiation à cet ensemble ; de là, à une époque tardive encore, la polémique entre les sectes au sujet de la possession de cet entretien continu.

De cette façon de voir résulte encore que, dans la religion judaïque, le don de prophétie est complètement développé comme dans aucune autre, car, dans le prophétisme, les chrétiens ne sont, comparés avec elle, que des enfants. Toute cette conception est en effet des plus enfantines, adaptée au cadre d’un petit théâtre, où ne se produisent pas de complications, de telle sorte que, au sein d’un monde simple, les conséquences naturelles des actions ne sont ni déviées ni empêchées. Mais à mesure que les adeptes de cette religion progressèrent sur la scène du monde et se trouvèrent en relations avec un plus grand nombre de peuples, la mise en relief et en lumière de cette idée devint plus difficile, et la parole que le Tout-Puissant avait à prononcer avant l’événement, l’imagination devait l’anticiper, prévoyant de loin le second moment du même événement, et supprimant le temps et l’espace entre ces deux moments. C’est là ce qui constitue une prophétie, et le zèle à prophétiser devait nécessairement rester une [290] manifestation maîtresse du judaïsme aussi longtemps qu’il fut possible de maintenir valide cette idée, et avec elle cette forme de la religion. La foi dans le Messie en fut le dernier fruit, produit d’un grand effort : un nouveau souverain devait venir pour restaurer dans sa magnificence la Sion où la voix du Seigneur s’était tue ; par la subordination de tous les peuples à la loi ancienne, le déroulement simple des événements devait comprendre de nouveau, comme au temps des patriarches[55], tous les événements du monde, alors que son cours se trouvait à présent[56] entrecoupé par l’hostilité réciproque des peuples, l’antagonisme des forces et la différence des mœurs dans l’univers. Cette foi s’est maintenue longtemps, comme il arrive souvent qu’un fruit isolé, après que toute la sève vitale a disparu du tronc, reste jusque dans la saison la plus rude, suspendu à une branche flétrie, et là se dessèche. Ce point de vue borné permit à cette religion, en tant que religion, une durée courte. Elle mourut quand ses livres saints furent fermés. Alors l’entretien de Jéhova avec son peuple fut considéré comme terminé ; l’alliance politique qui y était attachée traîna encore quelque temps une existence languissante ; son apparence extérieure s’est maintenue beaucoup plus tardivement encore, manifestation déplaisante d’un [291] mouvement mécanique, après que vie et esprit se sont depuis longtemps retirés.

L’intuition primordiale du christianisme est plus grandiose, plus haute, plus digne d’une humanité parvenue à la maturité ; elle est apte à pénétrer plus profondément dans l’esprit de la religion systématique, et à se répandre plus largement sur tout l’univers. Cette intuition n’est autre que celle de l’universelle opposition de tout ce qui est fini à l’égard de l’Unité du tout, et celle de la façon dont la Divinité traite cette opposition, atténue par des médiations cette hostilité à son propre égard, et limite le grandissant éloignement, en parsemant l’ensemble de points isolés, qui participent à la fois du fini et de l’infini, de l’humain et du divin. La corruption et le rachat, l’hostilité et la médiation, sont les deux faces indissolublement unies entre elles de cette intuition ; elles déterminent la figure que prend toute la substance religieuse du christianisme, et toute la forme de celui-ci. Le monde physique[57] est toujours plus fortement déchu de sa perfection et de son immarcescible beauté ; mais tout le mal, même le fait que le fini doit expirer avant d’avoir entièrement accompli le cycle de son existence, est un effet de la volonté, de la tendance [292] égocentrique de la nature individuelle, qui s’arrache partout à sa connexion avec l’ensemble, afin d’être quelque chose en soi et pour soi : la mort aussi est venue à cause du péché. Le monde moral[58], allant de mal en pis, est incapable de produire quelque chose où vive vraiment l’esprit de l’Univers[59] ; l’intelligence est obscurcie et s’est détournée de la vérité ; le cœur est corrompu et dépourvu de tout ce qui peut être titre de gloire devant Dieu ; l’image de l’Infini est effacée dans toutes les parties de la nature finie. C’est par rapport à cet état de fait que toutes les manifestations de la divine Providence aussi sont considérées ; on ne la voit pas dirigée dans son action vers les conséquences immédiates pour la sensibilité ; on ne la voit pas attentive au bonheur ou à la souffrance qu’elle dispense ; on ne la voit plus empêchant ou favorisant des actions isolées ; on ne la voit soucieuse que d’obvier en grandes masses à la corruption, de détruire sans merci ce qui ne peut plus être ramené en arrière, et de douer des créations nouvelles de nouvelles forces fécondantes tirées d’elle-même. Ainsi produit-elle des signes et des miracles qui interrompent et ébranlent le cours des choses ; ainsi délègue-t-elle des émissaires dans lesquels habite plus ou moins de son propre esprit, pour répandre des forces divines [293] parmi les hommes.

C’est de même que le monde religieux aussi est représenté. Dans son effort aussi pour connaître intuitivement[60] l’Univers, l’être fini aspire à le rencontrer, cherche toujours sans trouver et perd ce qu’il a trouvé ; toujours étroit d’esprit, toujours oscillant, toujours arrêt et retenu par le parcellaire et le fortuit, voulant toujours plus encore que contempler intuitivement, il perd de vue le but de ses regards. Toute révélation est faite en vain. Un esprit terrestre absorbe et engloutit tout, le principe irréligieux immanent entraîne et emporte tout ; et la Divinité prend toujours de nouvelles mesures et dispositions ; leur seule force fait surgir du sein même des vieilles révélations de nouvelles révélations toujours plus magnifiques ; elle dresse entre elle et les hommes des médiateurs toujours plus sublimes ; elle unit toujours plus étroitement le divin avec l’humain, dans chacun des émissaires ultérieurs, afin que par ceux-ci et de ceux-ci les hommes puissent apprendre à connaître l’Être éternel ; et jamais cependant fin n’est mise à la vieille plainte, qui toujours déplore que l’homme ne saisisse pas ce qui est d’esprit divin. Le fait que le christianisme, dans l’intuition qui constitue son principe fondamental le plus particulier, considère le plus souvent et le plus volontiers l’Univers dans le cadre de la religion et de son histoire, qu’il traite la religion elle-même en matière qu’il élabore de façon qu’elle puisse servir à la religion, qu’il est par conséquent pour ainsi dire [294] la religion à une puissance supérieure[61] : c’est là son caractère le plus distinctif, ce qui détermine toute sa forme.

Précisément parce qu’il suppose un principe irréligieux partout répandu, parce que ce fait constitue un élément essentiel de l’intuition à laquelle tout le reste est rapporté, le christianisme est de part en part animé d’un esprit de polémique.

Il est polémique dans sa manière de se communiquer au dehors, car pour rendre claire sa nature la plus intime, il doit dénoncer partout chaque corruption, qu’elle apparaisse dans les mœurs ou dans la pensée, et avant tout il doit dénoncer le principe irréligieux lui-même. C’est pourquoi il démasque sans ménagement toute fausse morale, toute religion défectueuse, toute malheureuse combinaison de l’une et l’autre par laquelle on cherche à dissimuler leurs défauts à toutes deux ; il pénètre jusqu’au fond le plus secret du cœur corrompu, et éclaire de la torche sainte de sa propre expérience tout vice qui rampe dans les ténèbres. C’est ainsi qu’il réduisit à néant, — ce fut presque sa première impulsion — la suprême attente de ses frères et contemporains les plus proches, et déclara irréligieux et impie de désirer ou attendre une autre restauration que celle tendant à la religion meilleure, à la vision supérieure des choses et à la vie éternelle en Dieu[62]. Il fait hardiment franchir aux païens la séparation qu’ils [295] avaient creusée entre la vie et le monde des dieux d’une part, des hommes d’autre part. À ses yeux, pour celui qui ne sait pas vivre, se mouvoir et être dans l’Éternel[63], pour celui-là l’Éternel est complètement inconnu, et celui qui, sous la masse des impressions et des désirs des sens, a perdu ce sentiment naturel, cette intuition interne, aucune religion n’a encore pénétré dans son esprit étroitement limité. Ses hérauts[64] ouvrirent ainsi partout de force les sépulcres blanchis, et produisirent à la lumière les ossements des morts[65], et s’ils avaient été des philosophes, ces premiers héros du christianisme, ils auraient tout aussi bien polémiqué contre la corruption de la philosophie. Assurément, ils n’ont méconnu nulle part les traits fondamentaux de l’image divine, assurément ils ont su voir, derrière toutes les déformations et dégénérescences, le germe céleste de la religion ; mais, en tant que chrétiens, le principal pour eux était l’éloignement qui s’est produit entre les individus et la Divinité, éloignement qui rend nécessaire un médiateur, et quand ils parlaient christianisme, ce n’est que cela qu’ils visaient.

Mais le christianisme est polémique aussi, avec tout autant d’acuité et de tranchant, à l’intérieur de ses propres frontières, et au plus intime de sa communion des saints. Nulle part la religion n’est aussi parfaitement idéalisée que dans le christianisme et cela par son propre postulat primordial ; et de là aussi résulte que la polémique constante [296] contre tout élément réel dans la religion se trouve posée comme une tâche à laquelle jamais ne peut être donnée une satisfaction entièrement suffisante. Précisément parce que le principe irréligieux existe et agit partout, et parce que tout ce qui est réel apparaît en même temps comme dépourvu de sainteté, le but du christianisme est une sainteté infinie. Jamais satisfait de ce qu’il a obtenu, il cherche, même dans ses intuitions les plus pures, jusque dans ses sentiments les plus sacrés, il cherche encore les traces du principe irréligieux, et de la tendance de tout fini à s’opposer à l’Univers[66] et à s’en détourner. Un des plus anciens écrivains sacrés critique, sur le ton de l’inspiration la plus haute, l’état religieux des communautés de croyants[67] ; les grands apôtres parlent d’eux-mêmes avec une franchise naïve, et ainsi chacun doit s’avancer pour prendre place dans le cercle sacré, en tant non seulement que membre inspiré et enseignant mais, de plus, offrant son apport en toute humilité au contrôle général ; et rien ne doit être ménagé, pas même ce qu’on a de plus cher et précieux, rien ne doit jamais être paresseusement mis de côté, pas même ce qui est le plus universellement admis. Ce qui, sur le plan exotérique, est proclamé saint et présenté au monde comme l’essence de la religion, est toujours encore, sur le plan exotérique, soumis au jugement répété d’une juridiction sévère, afin que toujours plus d’impureté soit éliminée, et que l’éclat des [297] couleurs célestes brille toujours plus pur sur toutes les intuitions de l’Infini.

Vous voyez dans la nature qu’une masse composite, quand elle a dirigé ses forces chimiques contre quelque chose d’extérieur à elle, dès qu’elle en est venue à bout ou que l’équilibre est établi, entre elle-même en fermentation intérieure, et élimine ceci ou cela de sa propre masse. Il en est ainsi pour des éléments partiels et des masses entières du christianisme ; il finit par diriger sa force polémique contre lui-même ; craignant toujours d’avoir, dans sa lutte contre l’irréligion externe, absorbé quelque élément étranger, ou même de recéler encore en lui un principe de corruption, il ne recule pas même devant les mouvements intérieurs les plus violents pour l’extirper. C’est là l’histoire du christianisme telle qu’elle résulte de sa nature essentielle. Je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée[68], dit son fondateur, dont l’âme si douce ne peut pas avoir eu l’idée qu’il fût venu pour occasionner les mouvements sanglants qui sont si contraires à l’esprit de la religion, ou ces misérables disputes de mots qui se rapportent à la matière morte qu’exclut la religion vivante ; il n’a prévu et, les prévoyant, ordonné, que ces guerres saintes qui naissent nécessairement du centre essentiel de sa doctrine.

[298] Mais la nature des éléments particuliers du christianisme n’est pas seule soumise à ce perpétuel criblage. La suite ininterrompue de leur existence et de leur vie dans l’âme est elle aussi sous la dépendance de son insatiable besoin d’épurement toujours plus rigoureux et de plénitude toujours plus riche[69]. À chacun des moments où le principe religieux ne peut pas être perçu dans l’âme, on pense que l’irréligieux y est dominant, car ce qui est ne peut être supprimé et anéanti que par son contraire. Toute interruption dans la religion est irréligion. L’âme ne peut pas se sentir un instant dépouillée d’intuitions et de sentiments se rapportant à l’Univers sans prendre conscience en même temps d’une, hostilité et d’un éloignement en ce qui le concerne. C’est ainsi que le christianisme a, le premier et en en faisant une condition essentielle, posé l’exigence que la religiosité doit être dans l’homme un état continu ; il dédaigne, avec les expressions du plus vigoureux mépris, de se satisfaire d’une religiosité qui n’affecterait et ne dominerait que certaines parties de la vie. Elle ne doit jamais se reposer, et rien ne doit lui être diamétralement contraire au point de ne pouvoir s’accorder avec elle ; de n’importe quel point du fini nous devons chercher et saisir du regard l’Infini ; nous devons être en état d’associer à toutes les impressions de l’âme, d’où qu’elles proviennent, [299] à tous les actes, quels que soient les objets qu’ils visent, des façons de sentir et de voir religieuses. C’est là le but propre et suprême de la virtuosité[70] sur le plan du christianisme.

L’intuition originelle de celui-ci, celle d’où procèdent toutes ces façons de voir, comment détermine-t-elle le caractère de ses sentiments ? Vous vous en rendrez compte aisément. Comment appelez-vous le sentiment d’une nostalgie insatisfaite, dont l’objet est un grand objet, et de la nature infinie de laquelle vous avez conscience ? Qu’est-ce qui vous saisit, là où vous trouvez le sacré et le profane, le sublime et le médiocre ou l’insignifiant mêlés de la façon la plus intime ? Et comment appelez-vous la disposition d’esprit qui vous contraint parfois à supposer partout un tel mélange et à chercher à le discerner partout ? Ce n’est pas de temps à autre que cette disposition s’emparé du chrétien ; elle est la tonalité dominante de tous ses sentiments religieux. Cette sainte mélancolie — car c’est le seul nom que m’offre le langage — accompagne toute joie et toute douleur, tout amour et toute crainte ; même dans son orgueil comme dans son humilité, elle est le ton fondamental auquel tout se rapporte. Si vous vous entendez à dégager de quelques traits particuliers, et [300] à reconstituer ainsi, l’intérieur d’une âme, sans vous laisser troubler par les éléments étrangers qui y sont mêlés, venus Dieu sait d’où, vous trouverez cette disposition tout à fait dominante chez le fondateur du christianisme. Si un écrivain qui n’a laissé que quelques pages écrites dans une langue simple ne vous semble pas trop insignifiant pour que vous lui accordiez votre attention, dans chaque mot qui nous reste de son ami de cœur, ce ton vous touchera, et si jamais un chrétien vous a laissés pénétrer dans le secret sacro-saint de son âme, il n’est pas douteux que c’est celui-là[71].

Tel est le christianisme. Je ne veux pas pallier ses défigurations et ses multiples corruptions, car la corruptibilité de tout ce qui est saint, dès que cela devient humain, est une partie de sa propre conception primordiale du monde. Je ne veux pas non plus vous faire pénétrer plus avant dans le détail de ce qu’il est ; vous avez ses tractations[72] sous les yeux, ce qui manifeste sa manière de mener ses affaires, et je pense vous avoir donné le fil conducteur qui vous dirigera à travers toutes les anomalies et vous rendra accessible, insoucieux de l’issue, la vue d’ensemble la plus exacte possible. Tenez-le solidement en main et, dès le début, n’attachez votre regard qu’à la clarté, la diversité et la richesse [301] avec lesquelles s’est développée cette idée fondamentale.

Quand je considère, dans les descriptions tronquées de sa vie, la sainte figure de celui qui est le sublime auteur de ce qu’il y a jusqu’ici de plus magnifique dans la religion, ce que j’admire ce n’est pas la pureté de sa doctrine morale ; celle-ci n’a fait après tout qu’exprimer ce que tous les hommes parvenus à la conscience de leur nature spirituelle ont de commun avec lui, et à quoi ne peuvent ajouter une plus grande valeur ni le fait de l’exprimer, ni celui d’être le premier à l’exprimer ; je n’admire pas ce qui fait la particularité de son caractère, l’intime union d’une haute force avec une touchante douceur : chaque âme sublimement simple, dans une situation particulière, doit manifester en traits déterminés un grand caractère. Tout cela, ce n’est que choses humaines. Mais ce qui est véritablement divin, c’est la magnifique clarté qu’a revêtue dans son âme la grande idée qu’il était venu représenter, l’idée que tout ce qui est fini a besoin, pour sa liaison avec la Divinité, de médiations supérieures[73]. Il est d’une témérité vaine de vouloir écarter le voile qui dissimule la naissance de cette idée en lui, et doit la cacher, parce que dans la religion tout commencement est mystérieux. La criminelle indiscrétion qui a [302] tenté ce dévoilement n’a pu que défigurer ce qu’il y a là de divin, en le présentant comme si le Christ était parti de la vieille idée de son peuple, alors qu’Il ne voulait que prononcer l’anéantissement de cette idée, et l’a effectivement prononcé sous une forme trop glorieuse, en déclarant être celui qu’ils attendaient[74].

Considérons seulement la vivante intuition de l’Univers, qui remplissait toute son âme, sous la forme parfaite sous laquelle nous la trouvons en lui[75]. Si tout fini, pour ne pas s’éloigner toujours plus de l’Univers et ne pas aller s’éparpillant dans le vide et le néant, pour maintenir sa liaison avec le Tout[76] et s’élever à la conscience de cette liaison, a besoin de la médiation d’un élément supérieur, s’il en est ainsi, cet élément médiateur, qui ne doit pas avoir lui-même à son tour besoin d’une médiation, ne peut absolument pas n’être que fini ; il doit appartenir aux deux règnes : il doit participer de la nature divine de même et dans le même sens qu’il participe de la nature finie. Or, que voyait-il autour de lui qui ne fût fini et soumis au besoin de la médiation ? Et où se trouvait un principe de médiation en dehors de Lui ? Personne ne connaît le Père que le Fils, et celui auquel Il veut le révéler[77]. Cette conscience du caractère unique de sa religiosité[78], du caractère primordial [303] de sa conception, et de la force dont celle-ci était douée pour se communiquer et susciter de la religion, a été chez lui à la fois la conscience et de sa fonction médiatrice et de sa divinité.

Quand arriva le moment — je ne veux pas dire où il se trouva exposé à la brutale violence de ses ennemis, sans espoir de pouvoir prolonger sa vie — car cela est indiciblement peu de chose — mais quand vint le moment où, abandonné, sur le point de se taire pour toujours, sans voir posée la moindre base réelle d’une communauté des siens, quand alors, en face de la solennelle magnificence de la vieille religion corrompue, qui se présentait forte et puissante, entourée de tout ce qui inspirait le respect et peut commander la soumission, de tout ce que dès son enfance on lui avait appris à révérer, quand il se trouva ainsi, sans autre soutien que ce sentiment, et quand alors, sans attendre, Il prononça ce oui[79], le plus grand mot que jamais mortel ait prononcé, ce fut là la plus magnifique des apothéoses, et aucune divinité ne peut être plus certaine que celle qui se pose ainsi elle-même[80].

Avec cette foi en lui-même, qui peut s’étonner qu’il ait été certain non seulement d’être médiateur pour beaucoup d’êtres, mais encore de laisser derrière lui une grande école, qui déduirait de sa religion à Lui sa religion à elle, toute semblable ; il en était si certain qu’il institua des symboles pour elle, avant qu’elle existât, convaincu [304] que cela suffirait pour l’appeler à l’existence, et qu’auparavant déjà il parle, avec un enthousiasme prophétique, de ce qui se fera en elle pour éterniser les faits mémorables de sa vie. Mais il n’a jamais affirmé être l’unique objet de l’application de son idée, être le seul médiateur, et il n’a jamais confondu son école avec sa religion. Il a pu supporter qu’on laissât en suspens la question de sa dignité de médiateur, pourvu qu’on ne blasphémât pas contre l’esprit, contre le principe d’où sa religion se déroulait en lui et dans d’autres — et ses disciples étaient aussi très éloignés de cette confusion. Ils considéraient sans discussion comme des chrétiens des adeptes de Jean-Baptiste, qui ne partageait pourtant que très incomplètement l’intuition fondamentale du Christ, et les admettaient au nombre des membres actifs de la communauté. Aujourd’hui encore il devrait en être ainsi : celui qui pose cette même intuition comme base de sa religion est un chrétien, sans considération d’école, qu’il déduise historiquement sa religion[81] de lui-même ou de n’importe qui d’autre. Le Christ n’a jamais donné les intuitions et les sentiments qu’il pouvait communiquer lui-même comme contenant tout ce que devait embrasser la religion qui devait sortir de son intuition fondamentale ; il a toujours engagé à tenir compte de la vérité qui viendrait [305] après lui[82].

[305] Ainsi ont fait également ses disciples ; ils n’ont jamais imposé de limites au Saint-Esprit, ils en ont partout reconnu la liberté sans bornes, de même que l’unité ininterrompue de ses révélations. Si plus tard, quand le premier temps de sa floraison fut passé et qu’il parut se reposer de ses œuvres, ces œuvres, pour autant qu’il y en avait de contenues dans les saintes Écritures, furent illégitimement[83] proclamées code fermé de la religion, cela ne fut le fait que de ceux qui prenaient le sommeil de l’Esprit pour sa mort, ceux pour qui la religion même était morte. Tous ceux qui sentaient encore sa vie en eux, ou la percevaient chez d’autres, se sont toujours déclarés contre cette novation qui n’a rien de chrétien. Les saintes Écritures sont devenues Bible par leur force propre ; elles n’interdisent à aucun autre livre d’être ou de devenir aussi Bible ; ce qui serait écrit avec une égale force, elles se le laisseraient volontiers adjoindre[84].

Par suite de cette liberté illimitée, de cette essentielle infinitude, l’idée maîtresse du christianisme, l’idée de forces médiatrices divines, s’est développée sous des formes diverses, et toutes les intuitions, tous les sentiments relatifs à des emménagements de la nature divine dans la nature finie ont été [306] portés dans cette religion à leur point de perfection. Ainsi les saintes Écritures, où la nature divine avait aussi d’une certaine manière son siège, furent très vite tenues pour un médiateur logique, propre à faciliter comme tel à la raison, de nature finie et corrompue, la compréhension de la divinité ; et d’autre part le Saint-Esprit, — dans une signification ultérieure du mot — fut tenu pour un médiateur éthique, en vue du rapprochement pratique avec la divinité ; un parti nombreux de chrétiens est toujours encore prêt à déclarer nature médiatrice et divine quiconque peut prouver que, par une vie divine ou n’importe quelle autre impression qu’il donne de quelque chose de divin en lui, il a été, fût-ce pour un cercle restreint seulement, le point de communication avec l’Infini. Pour d’autres, Christ est resté l’unique et le tout ; d’autres encore se sont déclarés eux-mêmes, ou ont déclaré ceci ou cela médiateurs pour eux. Quelques fautes qu’on ait souvent commises en tout cela, soit dans la forme, soit dans le fond, le principe est authentiquement chrétien, aussi longtemps qu’il est libre. Ainsi d’autres intuitions, d’autres sentiments se sont manifestés[85], par rapport au centre du christianisme, dont rien ne se trouve ni en Christ ni dans les saintes Écritures, et plusieurs se manifesteront dans la suite, parce que de vastes régions de la religion n’ont pas encore été mises en culture pour le christianisme, [307] et que celui-ci aura encore une longue histoire, malgré tout ce qu’on dit de sa fin prochaine ou déjà survenue.

Comment aussi prendrait-il fin ? L’esprit qui vit en lui sommeille souvent et longtemps, et se replie, engourdi, sous le couvert de la lettre morte ; mais toujours de nouveau il se réveille, quand le climat du monde spirituel qui varie, se trouve être favorable à sa reviviscence et met sa sève en mouvement, ce qui arrivera souvent encore.

L’intuition fondamentale de toute religion positive prise en elle-même est éternelle, parce qu’elle est une partie complémentaire du Tout infini, dans lequel tout doit être éternel ; mais la religion elle-même et toute sa structure n’a qu’une durée limitée, car, pour voir cette intuition fondamentale justement au centre de la religion, il faut non seulement une orientation déterminée de l’âme, mais aussi une situation déterminée de la société humaine, dans laquelle seule, jusqu’ici, l’Univers peut être vraiment perçu intuitivement ; quand elle aura parcouru tout son cycle, quand l’humanité aura assez progressé dans sa marche en avant pour ne plus pouvoir revenir en arrière, alors cette intuition aussi sera destituée de sa dignité d’intuition fondamentale, et la religion ne pourra [308] pas continuer à exister sous cette figure. Pour toutes les religions enfantines de l’époque où marquait à l’humanité la conscience de ses forces essentielles, tel est le cas depuis longtemps déjà ; il est temps de la collectionner comme monuments du monde primitif, et de les déposer dans les magasins de l’histoire ; leur vie a pris fin et ne recommencera jamais.

Supérieur à elles toutes, à la fois plus historique et plus humble dans sa magnificence, le christianisme a reconnu expressément cette limite de durée de sa nature : un temps viendra, dit-il, où il ne sera plus question de médiateur, où le Père sera tout en tout[86]. Mais quand ce temps doit-il venir ? Je crains qu’il ne soit hors de toute époque du temps. La corruptibilité, dans les choses humaines et finies, de tout ce qui est grand et divin, constitue une des moitiés de l’intuition originelle du christianisme. Un temps devrait-il vraiment venir ou cette corruptibilité — je ne veux pas dire ne serait plus du tout perçue — mais seulement, ne serait plus le fait qui s’impose à l’attention ? Où l’humanité progresserait si également et tranquillement qu’on remarquerait à peine comme, parfois, elle est repoussée en arrière, par un vent contraire passager, sur le grand océan qu’elle traverse, si bien que, seul le spécialiste qui calcule [309] ce parcours d’après les astres, aurait connaissance de ce fait, qui pour les autres humains, ne serait jamais un grand et remarquable objet d’intuition ? Je le souhaiterais et[87], je vivrais volontiers sur les ruines de la religion que je révère. L’autre moitié de cette intuition, c’est que certains points brillants et divins sont ceux d’où part originellement toute amélioration de cette corruption, et toute nouvelle et plus étroite réunion du fini et de la divinité. Un temps pourra-t-il jamais venir où cette force, qui attire à l’Univers[88], serait si également répartie dans la grande masse de l’humanité, que ceux qui sont plus puissamment saisis par elle cesseraient d’être des médiateurs pour cette masse ? Je le souhaiterais, et j’aiderais volontiers à aplanir toute grandeur qui s’élève ainsi ; mais cette égalité est sans doute moins possible que n’importe quelle autre. Des époques de corruption attendent et menacent tout ce qui est terrestre, l’origine en fût-elle divine ; de nouveaux émissaires de Dieu deviennent nécessaires pour attirer à eux, avec une force rehaussée, ce qui a reculé, purifier par un feu céleste ce qui a été corrompu, et de telles époques de l’humanité deviennent chacune la palingénésie du christianisme, elles en réveillent l’esprit sous une forme nouvelle et plus belle.

Mais s’il doit par conséquent toujours y avoir des chrétiens, le christianisme doit-il pour cette raison être sans limite dans son extension générale aussi et [310] régner seul dans l’humanité, comme forme unique de la religion ? Il dédaigne ce despotisme ; il respecte assez chacun de ses propres éléments pour voir volontiers, dans chacun d’eux aussi, le centre d’un tout ayant sa nature propre ; il ne veut pas pousser la diversité jusqu’à l’infini en lui-même seulement, il veut en avoir la vision intuitive en dehors de lui aussi. N’oubliant jamais qu’il porte la meilleure preuve de sa propre éternité dans sa propre corruptibilité, dans sa propre[89] triste histoire, attendant toujours une délivrance de la misère[90] qu’il sent peser sur lui, il voit volontiers surgir, en dehors de cette corruption, d’autres formes, plus jeunes, de la religion, tout à côté de lui, de tous les points, même des régions aussi qui lui apparaissaient comme les limites extrêmes et sujettes à discussion. La religion des religions n’arrive pas à assembler assez de matière pour ce qui constitue la tendance la plus particulière de son intuition la plus intime, et de même que rien n’est plus irréligieux que d’exiger l’uniformité dans l’humanité en général, rien n’est moins chrétien que de chercher l’uniformité dans la religion.

Que l’Univers[91] soit l’objet en toute manière de la contemplation intuitive et de l’adoration. Des formes innombrables de la religion sont possibles, et s’il est nécessaire [311] que chacune d’elles devienne réelle à un moment quelconque, il serait tout au moins souhaitable qu’en tout temps beaucoup pussent être pressenties. Les grands moments ne peuvent être que rares où tout converge pour assurer à l’une d’entre elles une vie largement étendue et durable, où une même façon de voir se développe à la fois et irrésistiblement chez beaucoup d’humains, et les pénètre de la même impression du divin. Mais que ne peut-on attendre d’une époque qui est si manifestement la frontière entre deux ordres de choses différents ! Que seulement la violente crise soit franchie : elle peut aussi amener un tel moment, et une âme douée de pressentiments, orientée vers le génie créateur, pourrait[92] à présent déjà indiquer le point qui doit devenir pour des générations futures, le centre de l’intuition de l’Univers[93].

Mais quoi qu’il en soit, et si longtemps que se fasse encore attendre un tel instant, de nouvelles formes de religion doivent se produire, et cela bientôt, alors même que pendant longtemps elles ne seraient perceptibles que dans des manifestations isolées et fugitives. Du néant surgit toujours une nouvelle création, et la religion est néant chez presque tous les êtres du temps présent, alors que leur vie spirituelle s’épanouit en force et en plénitude. Chez beaucoup elle [312] se développera sous la poussée d’une quelconque des innombrables causes occasionnelles, et, sur un sol nouveau, revêtira une forme nouvelle. Seulement, que soit révolu le temps de la retenue et de la timidité craintive. La religion déteste la solitude, et dans sa jeunesse surtout qui, pour tout, est l’heure de l’amour, elle se consume en dévorante nostalgie.

Si elle se développe en vous, si vous ressentez les premiers indices de sa vie, entrez tout de suite dans la communion une et indivisible des saints, qui admet toutes les religions, et qui est la seule dans laquelle chacune de celles-ci peut prendre son développement. Vous pensez, parce que cette communauté est éparse et lointaine, que vous devriez par conséquent alors parler à des oreilles profanes aussi ? Vous demandez, quel langage est assez secret, le discours, l’écriture, l’action, la mimique silencieuse de l’esprit ? Je réponds : n’importe lequel, et comme vous voyez, je n’ai pas craint le plus sonore. Quel que soit le langage, le sacré y reste secret et caché aux yeux des profanes. Laissez ceux-ci ronger l’écorce comme ils veulent et peuvent ; mais ne nous[94] refusez pas d’adorer le Dieu qui sera en vous.

FIN
DES « DISCOURS SUR LA RELIGION »
  1. Kontrast, remplacé dans B par Gegensatz.
  2. Ou : à tout effort inachevable, unvollendbares Streben, le qualificatif est ajouté dans B.
  3. Cf. p. 233-34.
  4. Le théologien va donc montrer ce qu’il y a de religion vraie, pure, dans les religions positives, qui en sont des représentations nécessairement imparfaites, mais les seules approximations possibles.
  5. a et b Ou : « devrait-elle » ?
  6. Cf. p. 126-7, 129-30, 187, 202, 255.
  7. Le texte dit « des individus », Individuen, cf. la même expression p. 249-50.
  8. Darstellung, présentation ou représentation, pour s’opposer à « entendement » : il semble que le mot doit être pris ici au sens actif de façon de « se représenter »
  9. B supprime cette idée, peu conforme à l’esprit général des Discours, d’un « concept représenté et dissimulé ».
  10. Schleiermacher aura très à cœur de combattre cette objection, cf. p. 251, note 16, et 264, note 32.
  11. Ceci rappelle la polémique en faveur de la séparation de l’Église et de l’État, p. 210-18 et 226-27.
  12. L’auteur use en général du mot darstellen, représenter ; ici il emploie le terme bien vague gegeben, donné, qui prend plus de force quelques lignes plus loin, et p. 260, dans l’expression wirklich gegeben, réellement donné, qu’on peut rendre par « réalisé ».
  13. Beziehung est ici tout à fait indéterminé ; ailleurs, le mot est assez souvent employé pour le rapport entre fini et Infini.
  14. D’ici à la page 261, l’auteur va chercher à définir les traits particuliers qui individualisent les religions positives ; les variantes de B ne modifient pas le caractère abstrait de cette discussion générale.
  15. La logique dicte cette interprétation, alors que, grammaticalement, hierin devrait au contraire se rapporter à « l’élément caractéristique et individuel ».
  16. Au sujet de cette crainte, cf. p. 246, note 10, et 264, note 32.
  17. Version de B. A disait plus vaguement : « que la somme déterminée de sa substance religieuse ».
  18. Dans sa note 2 de 1821, Schleiermacher observe que, depuis le moment où il s’exprimait ainsi, les épreuves, puis les gloires de la patrie ont suscité chez les Allemands une plus large et plus durable communauté de sentiments.
  19. C : « l’histoire ».
  20. Alles Sektiren.
  21. Cf. p. 128, 187, 240, 258-9.
  22. B explique : conformément au schéma universellement répandu de unité, pluralité, totalité, cf. p. 126-30.
  23. Application de la différence profonde statuée par l’auteur entre la religion, intuition et sentiment de l’Infini, et la philosophie, effort pour connaître et comprendre cet Infini.
  24. Cf. p. 255, 257.
  25. La note 6 de 1821 explique cette affirmation de 1799 par des renseignements de missionnaires de l’époque sur certaines religions fétichistes ; depuis lors, déclare l’auteur, ces faits ont changé d’aspect.
  26. Wirklich gegeben ; cf. p. 249, note 12.
  27. Dans la note 7 du commentaire de 1821, l’auteur veut justifier historiquement cette assertion, en rappelant comment le mot était appliqué par les Grecs à la philosophie.
  28. B : sera tenu d’en produire une nouvelle en lui-même. Dans le commentaire de 1821 no 8, l’auteur s’applique à nuancer sa pensée à ce sujet. Cf. ici p. 122, note 89, et p. 305, note 84.
  29. Noter la teinte volontairement biblique de l’expression, Matthieu XVIII, 20.
  30. Dans le commentaire 9, le théologien reconnaît que, dans ce qui précède, il n’a pas assez tenu compte du degré de développement atteint par les grandes religions positives.
  31. Au sujet de l’objection combattue ici, cf. p. 246, note 10, et p. 251, note 16.
  32. Matthieu IX, 37.
  33. Texte de B ; A disait : conscience psychologique, Bewusstsein.
  34. B ne nous renseigne en rien sur le détenteur de cette « conscience infinie ». Mais C la laisse tomber, et dit : « Quand l’esprit vivant de la terre se détache pour ainsi dire de lui-même ».
  35. Ceci rappelle la description épithalamique de l’intuition de l’Univers dans le 2e discours, p. 73-75.
  36. Regung.
  37. La note 10 de 1821 reconnaît que l’importance des « moments déterminants » a été ici exagérée, qu’ils sont loin d’être toujours aussi décisifs, et que le sentiment religieux peut aussi naître et se développer de façon presque insensible.
  38. Tout ce passage est de ceux où Schleiermacher est le plus près d’attribuer, sans paraître s’en rendre compte, au divin tel qu’il le conçoit, une sorte de personnalité.
  39. B remplace par Schwärmerei le Fanatismus de A qui, conformément à un usage assez répandu alors, avait déjà le même sens.
  40. Version de B ; A disait : « et d’un fondement subjectif seul » ; B laisse tomber « subjectif », et C insiste en ajoutant : « qui ne peut être qu’un fait ».
  41. Je n’ai pas su trouver à quel texte l’auteur se réfère ici.
  42. Le commentaire 11 de 1821 explique qu’il ne s’agit pas ici de nouvelles révélations proprement dites, mais d’une intensification des sentiments exaltés par les révélations acquises.
  43. Ici encore le commentaire de 1821, le no 12, juge devoir expliquer et nuancer, en disant qu’il s’agit là de sentiments qui se rencontrent aussi dans les grandes religions, la catholique et la protestante.
  44. Cf. p. 250-53.
  45. Il convient de noter cette remarque, plus raisonnable que d’autres, sur ce que le croyant peut créer dans le domaine de sa religion.
  46. L’auteur entend par là, ainsi que cela ressort de ce qui a précédé et de ce qui suit, que le croyant attache la plus grande importance à l’intuition personnelle qui a vivifié et déterminé sa religion ; or cette intuition personnelle est un fait qui s’est produit à un moment déterminé, dans certaines circonstances précises, ce qui l’apparente aux faits historiques. Schleiermacher avait lui-même des souvenirs de ce genre (cf. Correspondance, I, 33 et 294). À cela s’ajoute, pour les fidèles d’une religion positive, la révélation, historique au sens ordinaire du mot, à laquelle se rattache en général leur foi personnelle.
  47. Cf. remarque analogue, p. 116.
  48. Nur nicht alle, qui reste indéterminé.
  49. Le commentaire no 13 de 1821 retire presque complètement cette affirmation.
  50. Version de C. Le ihm gemäss de A est une inadvertance, qui ne sera corrigée qu’en 1821 par la transformation en zur Uebereinstimmung mit diesen.
  51. Voici venir enfin ce que Schleiermacher juge bon de dire de : grandes religions positives. Il ne parlera d’ailleurs que du judaïsme p. 286-291, et du Christianisme, p. 291 à 310.
  52. Ces deux propositions, complément nécessaire des « si » précédents, sont une adjonction de B.
  53. Orden, ordre au sens où l’on parle de l’ordre des Templiers ou de l’ordre Teutonique ; cf. p. 4, note 5.
  54. Jean IX, 2 et 3.
  55. Ce complément de temps est une adjonction de C.
  56. Ce complément-ci est une adjonction du traducteur, dans l’intérêt de la clarté.
  57. À ce « physique », C substituera : « spirituel ».
  58. À ce « moral », C substituera : « spirituel ».
  59. À « l’esprit de l’Univers », C substituera ici : « l’esprit divin ».
  60. B : s’unir avec.
  61. Dans le même esprit de potentialisation, les amis romantiques de Schleiermacher appelaient leur poésie « la poésie de la poésie ».
  62. Il a déjà été question plus haut, p. 290, de la fausse conception des Juifs au sujet du Messie.
  63. Utilisation pertinente du in eo vivimus, movemur et sumus de saint Paul aux Athéniens, Actes XVII, 28.
  64. Précision donnée par C à la place d’un « Ils » tout à fait indéterminé.
  65. Utilisation de Matthieu XXIII, 27.
  66. C : à l’unité du Tout.
  67. Peut être inspiré par saint Paul, en particulier 1re aux Corinthiens, 5.
  68. Matthieu X, 34.
  69. Version de C ; A et B disaient d’une façon plus vague : sous la dépendance de son insatiabilité à l’égard de la religion.
  70. Le seul emploi de ce mot sur le plan religieux qui ait été maintenu.
  71. La note 14 de 1821 présente à ce propos quelques observations sur l’Évangile selon saint Jean, qu’on sent le préféré de Schleiermacher. Sa façon de parler de l’apôtre rappelle celle dont il a parlé du Christ lui-même, p. 86, note 38.
  72. Seine Verhandlungen.
  73. C remplace ce pluriel par le singulier.
  74. Au sujet du messianisme judaïque, cf. p. 290 et 294.
  75. À noter cette attribution au Christ lui-même de la fameuse « intuition de l’Univers », principe de la religion selon les Discours ; modifié en 1821 en « la participation intime vivante au monde spirituel ».
  76. Texte de 1821, A répétait : « l’Univers ».
  77. Utilisation de Matthieu XI, 27, ou Luc X, 22.
  78. « De sa religiosité », est remplacé en 1806 par « de sa connaissance de Dieu et de son existence en Dieu ».
  79. Marc XIV, 61-2.
  80. À cette expression, qui pourrait faire penser à un idéalisme subjectif à la Fichte, B substitue celle-ci : « qui se proclame ainsi elle-même ». Dans sa note 15 de 1821, le théologien cherche à nuancer ce qu’il y a de convaincant, mais aussi de toujours discutable, dans cette affirmation du Christ, il dit en substance : la certitude qui l’inspire est nécessairement tout intérieure et par conséquent sujette à caution, mais la foi de tous ses disciples et celle de tous les martyrs qui lui ont joyeusement sacrifié leur vie est le reflet de cette certitude, et jamais sans doute l’illusion sur elle-même d’une âme individuelle n’a exercé une telle action.
  81. Cf. p. 282, la note 46.
  82. S’inspire probablement en particulier de Jean, XVI, 7-15.
  83. Unbefugterweise.
  84. Cf. ce qu’il dit de la Bible, p. 122 et 262, et noter qu’en fait des poésies religieuses de laïques, de Novalis en particulier, ont été admises dans des recueils de cantiques protestants allemands.
  85. Haben sich dargestellt.
  86. Il s’inspire sans doute, non sans en forcer un peu le sens, de la parole de saint Paul dans la 1re aux Corinthiens, XV, 28 : « Et lorsque toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même sera soumis à celui qui lui a soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous ».
  87. C ajoute : à cette condition.
  88. C : qui nous attire vers l’Être suprême.
  89. B ajoute ici cette restriction : souvent.
  90. C adoucit en : « imperfection ».
  91. B : la Divinité.
  92. C ajoute prudemment : peut-être.
  93. B : le centre de leur communion avec la Divinité.
  94. Pünjer qui publie le texte de la 1re édition écrit ce pronom avec l’initiale majuscule ; Otto qui publie le même l’écrit avec la minuscule et Schwarz qui publie celui de la 4e, avec la majuscule.