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La Salle d’armes/II — Pascal Bruno/09

La bibliothèque libre.
Dumont (2p. 281-295).


IX


Le 1er mai 1805, il y avait fête au château de Castelnuovo ; Pascal Bruno était de bonne humeur, et donnait à souper à un de ses bons amis, nommé Placido Meli, honnête contrebandier du village de Gesso, et à deux filles que ce dernier avait ramenées avec lui de Messine dans l’intention de passer une joyeuse nuit. Cette attention amicale avait sensiblement touché Bruno, et, pour ne pas demeurer en reste de politesse avec un si prévoyant camarade, il s’était chargé de faire les honneurs de son chez lui à la société ; en conséquence, les meilleurs vins de Sicile et de Calabre avaient été tirés des caves de la petite forteresse, les premiers cuisiniers de Bauso mis en réquisition, et tout ce luxe singulier auquel se plaisait parfois le héros de notre histoire déployé pour cette circonstance.

L’orgie allait un train du diable, et cependant les convives n’étaient encore qu’au commencement du dîner, lorsque Ali apporta à Placido un billet d’un paysan de Gesso. Placido le lut, et froissant avec colère le papier entre ses mains :

— Par le sang du Christ, s’écria-t-il il a bien choisi son moment !

— Qui cela, compère ? dit Bruno.

— Pardieu ! le capitaine Luigi Cama de Villa-San-Giovani.

— Ah ! dit Bruno, notre fournisseur de rhum ?

— Oui, répondit Placido : il me fait prévenir qu’il est sur la plage, et qu’il a tout un chargement dont il désire se débarrasser avant que les douaniers n’apprennent son arrivée.

— Les affaires avant tout, compère, dit Bruno. Je t’attendrai ; je suis en bonne compagnie ; et sois tranquille, pourvu que tu ne sois pas trop long-temps, tu retrouveras de tout ce que tu laisses, et plus que tu n’en pourras prendre.

— C’est l’affaire d’une heure, reprit Placido paraissant se rendre au raisonnement de son hôte ; la mer est à cinq cents pas d’ici.

— Et nous avons toute la nuit, dit Pascal.

— Bon appétit, compère.

— Bon voyage, maître.

Placido sortit, Bruno resta avec les deux filles, et, comme il l’avait promis à son convive, l’en train du souper ne souffrit aucunement de cette absence ; Bruno était aimable pour deux, et la conversation et la pantomime commençaient à prendre une tournure des plus animées, lorsque la porte s’ouvrit et qu’un nouveau personnage entra : Pascal se retourna et reconnut le marchand maltais dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, et dont il était une des meilleures pratiques.

— Ah ! pardieu ! lui dit-il, soyez le bien venu, surtout si vous nous apportez des pastilles du sérail, du tabac de Latakié, et des écharpes de Tunis : voilà deux odalisques qui attendent que je leur jette le mouchoir, et elles aimeront autant qu’il soit brodé d’or que s’il était de simple mousseline. À propos, votre opium a fait merveille.

— J’en suis aise, répondit, le Maltais ; mais en ce moment je viens pour autre chose que pour mon commerce.

— Tu viens pour souper, n’est-ce pas ? Assieds-toi là, alors, et une seconde fois sois le bien venu : voilà une place de roi ; en face d’une bouteille et entre deux filles.

— Votre vin est excellent, j’en suis sûr, et ces dames me paraissent charmantes, répondit le Maltais, mais j’ai quelque chose d’important à vous dire.

— À moi ?

— À vous.

— Dis.

— À vous seul.

— Alors, à demain la confidence, mon digne commandeur.

— Il faut que je vous parle tout de suite.

— Alors parle devant tout le monde ; il n’y a personne ici de trop, et j’ai pour principe, quand je suis bien, de ne pas me déranger, fut-il question de ma vie.

— C’est justement de cela qu’il s’agit.

— Bah ! dit Bruno remplissant les verres, il y a un Dieu pour les honnêtes gens. À ta santé, commandeur. — Le Maltais vida son verre. — C’est bien ; maintenant assieds-toi et prêche, nous écoutons.

Le marchand vit bien qu’il fallait faire selon le caprice de son hôte ; en conséquence, il lui obéit.

— À la bonne heure, dit Bruno ; et maintenant qu’y a-t-il ?

— Il y a, continua le Maltais, que vous savez que les juges de Calvaruso, de Spadafora, de Bauso, de Saponara, de Divito et de Romita ont été arrêtés.

— J’ai entendu dire quelque chose comme cela, dit insouciamment Pascal Bruno en vidant un plein verre devin de Marsalla, qui est le Madère de la Sicile.

— Et vous savez la cause de cette arrestation ?

— Je m’en doute ; n’est-ce pas parce que le prince de Carini, de mauvaise humeur de ce que sa maîtresse s’est retirée dans un couvent, trouve qu’ils mettent trop de lenteur et de maladresse à arrêter un certain Pascal Bruno dont la tête vaut trois mille ducats ?

— C’est cela même.

— Vous voyez que je suis au courant de ce qui se passe.

— Cependant il se peut qu’il y ait certaines choses que vous ignoriez.

— Dieu seul est grand, comme dit Ali ; mais continuez, et j’avouerai mon ignorance ; je ne demande pas mieux que de m’instruire.

— Eh bien ! les six juges se sont rassemblés, et ils ont mis chacun en commun vingt-cinq onces, ce qui fait cent cinquante.

— Autrement dit, répondit Bruno toujours avec la même insouciance, dix-huit cent quatre-vingt-dix livres. Vous voyez que, si je ne tiens pas exactement mes registres, ce n’est pas faute de savoir compter… Après ?

— Après, ils ont fait offrir cette somme à deux ou trois hommes qu’ils savent de votre société habituelle, s’ils voulaient aider à vous faire prendre.

— Qu’ils offrent, je suis bien sûr qu’ils ne trouveront pas un traître à dix lieues à la ronde.

— Vous vous trompez, dit le Maltais, le traître est trouvé.

— Ah ! fit Bruno fronçant le sourcil et portant la main à son stylet ; et comment sais-tu cela ?

— Oh ! mon Dieu, de la manière la plus simple, et la plus naturelle : j’étais hier à Messine, chez le prince de Carini, qui m’avait fait venir pour acheter des étoffes turques, lorsqu’un valet vint lui dire deux mots à l’oreille. — C’est bien, répondit tout haut le prince ; qu’il entre. — Il me fit signe alors de passer dans un cabinet ; j’obéis, et, comme il ne se doutait aucunement que je vous connusse, j’entendis la conversation qui vous concernait.

— Oui, eh bien ?

— Eh bien ! l’homme qu’on annonçait, c’était le traître ; il s’engageait à ouvrir les portes de votre forteresse, à vous livrer sans défense pendant que vous souperiez, et à conduire lui-même les gens d’armes jusqu’à votre salle à manger.

— Et sais-tu quel est le nom de cet homme ? dit Bruno ?

— C’est Placido Meli, répondit le Maltais.

— Sang-Dieu ! s’écria Pascal en grinçant des dents, il était là tout-à-l’heure.

— Et il est sorti ?

— Un instant avant que vous n’arrivassiez,

— Alors il est allé chercher les gendarmes et les compagnies ; car, autant que j’en puis juger, vous étiez en train de souper.

— Tu le vois.

— C’est cela même. Si vous voulez fuir, il n’y a pas un instant à perdre.

— Moi fuir ! dit Bruno en riant. Ali !… Ali !… — Ali entra. — Ferme la porte du château, mon enfant ; lâche trois de mes chiens dans la cour ; fais monter le quatrième Lionna… et prépare les munitions. — Les femmes poussèrent des cris. — Oh ! taisez-vous, mes déesses, continua Bruno avec un geste impératif ; il ne s’agit pas de chanter ici : du silence, et vivement s’il vous plaît. — Les femmes se turent. — Tenez compagnie à ces dames, commandeur, ajouta Bruno ; quant à moi, il faut que je fasse ma tournée.

Pascal prit sa carabine, ceignit sa giberne, s’avança vers la porte ; mais au moment de sortir il s’arrêta écoutant.

— Qu’y a-t-il ? dit le Maltais.

— N’entendez-vous pas mes chiens qui hurlent ? l’ennemi s’avance ; voyez, ils n’ont été que de cinq minutes en retard sur vous. — Silence, mes tigres, continua Bruno ouvrant une fenêtre et faisant entendre un sifflement particulier. C’est bien, c’est bien, je suis prévenu. Les chiens gémirent doucement et se turent ; les femmes et le Maltais frissonnèrent de terreur, devinant qu’il allait se passer quelque chose de terrible. En ce moment Ali entra avec la chienne favorite de Pascal ; la noble bête alla droit à son maître, se dressa sur ses pattes de derrière, lui mit les deux pattes de devant sur les épaules, le regarda avec intelligence, et se mit à hurler doucement.

— Oui, oui, Lionna, dit Bruno, oui, vous êtes une charmante bête. — Puis il la caressa de la main, et l’embrassa au front comme il aurait fait à une maîtresse. La chienne poussa un second hurlement bas et plaintif. — Allons, Lionna, continua Pascal, il paraît que cela presse. Allons, ma belle, allons. — Et il sortit, laissant le Maltais et les deux femmes dans la chambre du souper.

Pascal descendit dans la cour et trouva les trois chiens qui s’agitaient avec inquiétude, mais sans indiquer encore que le danger fût très-pressant. Alors il ouvrit la porte du jardin et commença d’en faire le tour. Tout à-coup Lionna s’arrêta, prit le vent, et marcha droit vers un point de l’enclos. Arrivée au pied du mur, elle se dressa comme pour l’escalader, faisant claquer ses mâchoires l’une contre l’autre, et rugissant sourdement en regardant si son maître l’avait suivie. Pascal Bruno était derrière elle.

Il comprit qu’il y avait dans cette direction, et à quelques pas de distance seulement, un ennemi caché, et, se rappelant que la fenêtre de la chambre où Paolo Tommasi avait été prisonnier donnait justement sur ce point, il remonta vivement suivi de Lionna, qui, la gueule béante et les yeux pleins de sang, traversa la salle où les deux filles et le Maltais attendaient, pleins d’anxiété, la fin de cette aventure, et entra dans la chambre voisine, qui se trouvait sans lumière et dont la fenêtre était ouverte. À peine entrée, Lionna se coucha à plat ventre, rampa comme un serpent vers la croisée, puis, lorsqu’elle n’en fut plus éloignée que de quelques pieds, et avant que Pascal ne pensât à la retenir, elle s’élança comme une panthère par l’issue qui lui était offerte, s’inquiétant peu de retomber de l’autre côté de la hauteur de vingt pieds.

Pascal était à la fenêtre en même temps que la chienne ; il lui vit faire trois bonds vers un olivier isolé, puis il entendit un cri. Lionna venait de saisir à la gorge un homme caché derrière cet olivier.

— Au secours ! cria une voix que Pascal reconnut pour être celle de Placido ; à moi ! Pascal, à moi !… rappelle ton chien, ou je l’éventre.

— Pille !… Lionna, pille ! À mort, à mort, Lionna ! à mort le traître !…

Placido vit que Bruno savait tout : alors, à son tour, il poussa un rugissement de douleur et de colère, et un combat mortel commença entre l’homme et le chien : Bruno regardait ce duel étrange appuyé sur sa carabine : pendant dix minutes, à la clarté incertaine de la lune, il vit lutter, tomber, se relever, deux corps dont il ne pouvait distinguer ni la nature ni la forme, tant ils semblaient n’en faire qu’un. Pendant dix minutes il entendit des cris confus sans pouvoir reconnaître les hurlemens de l’homme de ceux du chien : enfin, au bout de dix minutes, l’un des deux tomba pour ne plus se relever ; c’était l’homme.

Bruno siffla Lionna, traversa de nouveau la chambre du souper sans dire une proie, descendit vivement et alla ouvrir la porte à sa chienne favorite ; mais au moment où elle rentrait toute sanglante de coups de couteau et de morsures, il vit, dans la rue qui montait du village au château, luire, sous un rayon de la lune, des canons de carabines. Aussitôt il barricada la porte et remonta dans la chambre où étaient les convives tremblans ; Le Maltais buvait : les deux filles disaient leurs prières.

— Eh bien ? dit le Maltais.

— Eh bien ! commandeur ? dit Bruno.

— Placido ?

— Son affaire est faite, dit Bruno ; mais voilà une autre légion de diables qui nous tombe sur le corps.

— Lesquels ?

— Les gendarmes et les compagnies de Messine, si je ne me trompe.

— Et qu’allez-vous faire ?

— En tuer le plus que je pourrai d’abord.

— Et ensuite ?

— Ensuite… je me ferai sauter avec le reste.

Les filles jetèrent de grands cris.

— Ali, continua Pascal, conduis ces demoiselles à la cave, et donne-leur tout ce qu’elles te demanderont, excepté de la chandelle, de peur qu’elles ne mettent le feu aux poudres avant qu’il ne soit temps.

Les pauvres créatures tombèrent à genoux.

— Allons, allons, dit Bruno frappant du pied, obéissons. Et il dit cela avec un geste et un accent tels, que les deux filles se levèrent et suivirent Ali sans oser proférer une seule plainte.

— Et maintenant, commandeur, dit Bruno lorsqu’elles furent sorties, éteignez les lumières et mettez-vous dans un coin où les balles ne puissent pas vous atteindre, car voilà les musiciens qui arrivent et la tarentelle va commencer.