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Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/63

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Comment pres l’iſle de Chaneph[BD 1] Pantagruel
ſommeilloit, & les problemes propouſez
à ſon reueil.


Chapitre LXIII.


Av iour ſubſequent en menuz deuis ſuyuans noſtre routte, arriuaſmes pres l’iſle de Chaneph. En laquelle abourder ne peut la nauf de Pantagruel : par ce que le vent nous faillit, & feut calme en mer. Nous ne voguions que par les Valentiennes changeans de tribort en babort, & de babort en tribort : quoy qu’on euſt es voiles adioinct les bonnettes trainnereſſes. Et reſtions tous penſifz, matagraboliſez, ſeſolfiez, & faſchez, ſans mot dire les vns aux aultres. Pantagruel tenent vn Heliodore grec en main ſus vn tranſpontin au bout des Eſcoutilles ſommeilloit. Telle eſtoit la couſtume, que trop mieulx par liure dormoit, que par cœur. Epiſtemon reguardoit par ſon Aſtrolabe en quelle eleuation nous eſtoit le Pole. Frere Ian s’eſtoit en la cuiſine tranſporté : & en l’aſcendent des broches & horoſcope des fricaſſees conſyderoit quelle heure lors pouoit eſtre.

Panurge auecques la langue parmy vn tuyau de Pantagruelion faiſoit des bulles & guargoulles. Gymnaſte apoinctoit des curedens de Lentiſce. Ponocrates reſuant, reſuoit, ſe chatouilloit pour ſe faire rire, & auecques vn doigt la teſte ſe grattoit. Carpalim d’vne coquille de noix groſliere faiſoit vn beau, petit, ioyeulx, & harmonieux moulinet à aeſle de quatre belles petites aiſſes d’vn tranchouoir de Vergne. Euſthenes ſus vne longue Couleurine iouoit des doigtz, comme ſi feuſt vn Monochordion. Rhizotome de la coque d’vne Tortue de Guarrigues compouſoit vne eſcarcelle veloutee. Xenomanes auecques des iectz d’Eſmerillon repetaſſoit vne vieille lanterne. Notre pilot tiroit les vers du nez à ſes matelotz. Quand frere Ian retournant de la cabane apperceut que Pantagruel eſtoit reſueiglé.

Adoncques rompant ceſtuy tant obſtiné ſilence à haulte voix : en grande alaigreſſe d’eſprit demanda. Maniere de haulſer le temps[1] en calme ? Panurge ſeconda ſoubdain demandant pareillement. Remede contre faſcherie ? Epiſtemon tierça en guayeté de cœur demandant. Maniere de vriner la perſonne n’en eſtant entalentee ? Gymnaſte ſoy leuant en pieds demanda. Remede contre l’eſblouyſſement des yeulx ? Ponocrates s’eſtant vn peu frotté le front, & ſeſcoué les aureilles demanda. Maniere de ne dormir poinct en Chien ? Attendez, diſt Pantagruel. Par le decret des ſubtilz philoſophes Peripateticques nous eſt enſeigné, que tous problemes, toutes queſtions, tous doubtes propoſez doibuent eſtre certains, clairs, & intelligibles. Comment entendez vous, dormir en Chien ? C’eſt (reſpondit Ponocrates) dormir à ieun en hault Soleil, comme font les Chiens.

Rhizotome eſtoit acropy ſus le Courſouoir. Adoncques leuant la teſte & profondement baiſlant, ſi bien qu’il par naturelle ſympathie[BD 2] excita tous ſes compaignons à pareillement baiſler, demanda. Remède contre les oſcitations & baiſlemens ? Xenomanes comme tout lanterné à l’acouſtrement de ſa lanterne, demanda. Maniere de æquilibrer & balancer la cornemuſe de l’eſtomach, de mode qu’elle ne panche poinct plus d’un couſté que d’aultre ? Carpalim iouant de ſon moulinet demanda. Quans mouuemens ſont præcedens en Nature auant que la perſone ſoit dicte auoir faim ? Euſthenes oyant le bruyt acourut ſus le tillac, & des le capeſtan s’eſcria, demandant. Pourquoy en plus grand dangier de mort eſt l’home mords, à ieun d’vn Serpent ieun, que apres auoir repeu tant l’home que le Serpent ? Pourquoy eſt la ſalliue de l’home ieun veneneuſe à tous Serpens & Animaulx veneneux ?

Amis, reſpondit Pantagruel, à tous les doubtes & quæſtions par vous propouſees compete vne ſeule ſolution : & à tous telz ſymptomates[BD 3] & accidens vne ſeule medicine. La reſponſe vous ſera promptement expouſee, non par longs ambages & diſcours de parolles, l’eſtomach affamé n’a poinct d’aureilles[2], il n’oyt goutte. Par ſignes, geſtes, & effectz ſerez ſatisfaicts, & aurez reſolution à voſtre contentement. Comme iadis en Rome Tarquin[3] l’orgueilleux Roy dernier des Romains (ce diſant Pantagruel toucha la chorde de la campanelle frère Ian courut à la cuiſine) par ſignes reſpondit à ſon filz Sex. Tarquin eſtant en la ville des Gabins. Lequel luy auoit enuoyé home expres pour entendre, comment il pourroit les Gabins du tout ſubiuguer, & à perfaicte obeiſſance reduyre. Le Roy ſuſdict ſoy defiant de la fidelité du meſſaigier, ne luy reſpondit rien. Seulement le mena en ſon iardin ſecret : & en ſa veue & præſence auecques ſon bracquemart couppa les haultes teſtes des Pauotz là eſtans. Le meſſaigier ſans reſponſe, & au filz racontant ce qu’il auoit veu faire à ſon pere : feut facile par telz ſignes entendre, qu’il luy conſeilloit trancher les teſtes aux principaux de la ville, pour mieulx en office & en obeiſſance totale contenir le demourant du menu populaire.


  1. Chaneph. Hypocriſie. Hebr.
  2. Sympatie. compaſſion, conſentement, ſemblable affection
  3. Symptomates. accidens ſuruenans aux maladies : comme mal de couſté, toux, difficulté de reſpirer, Pleureſie
  1. Haulſer le temps. Jeu de mots. Le Dictionnaire de Trévoux l’explique par : « laisser le temps se mettre au beau ; » mais il est certain que cette expression, par une extension de sens assez difficile à expliquer, signifiait aussi « boire. » Oudin lui donne ce sens dans ses Curioſitez françoiſes ; et les exemples suivants prouvent qu’il a raison :

    Si le temps eſt bas, ie le hauſſe,
    En bien beuuant, voire du bon.

    (Le Varlet à louer. — Poésies françoises des XVe et XVIe s., t. I, p. 77. Bibl. elz.)

    « Charles-Quint fit publier… vn edit portant que l’on n’eût plus à faire carroux, c’eſt-à-dire boire copieuſement, ce qui révolta ſi fort les Allemands qu’ils trouuerent touiours moyen de l’eluder, & l’empereur fut contraint de laiſſer hauſſer le tems aux bons biberons, comme ils eſtoient accoutumés. » (Brantôme, Vie de Charles Quint)

  2. L’eſtomach affamé n’a poinct d’aureilles. Voyez ci-dessus, p. 301, note sur la l. 26 de la p. 470.*
    * Gaſter ſans oreilles feut creé. Selon Plutarque (De l’art de conſeruer ſa ſanté) Caton a dit, probablement le premier, que le ventre n’a pas d’oreilles. Ce proverbe est devenu populaire dans notre langue. Rabelais qui l’emploie un peu plus loin, p. 494 : « l’eſtomach affamé n’a poinft d’aureilles, il n’oyt guoutte, » l’avait déjà placé dans le discours latin de Panurge, où il le qualifie de vieil adage, (t. I, p. 263)
  3. Tarquin. Tite-Live I, 54.