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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 10.djvu/116

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

» — Eh bien, allons lui faire une visite… C’est le monument le plus important de la ville. Vous savez à quelle occasion il a été érigé ?

» — En mémoire du 10 août.

» — C’est cela.

» — Est-ce une belle chose ?

» — C’est mieux que cela : c’est un beau souvenir !

» — Il n’y a qu’un malheur : c’est que le sang répandu pour la monarchie était acheté à une république, et que la mort de la garde suisse n’a été que le payement exact d’une lettre de change.

» — Cela n’en est pas moins remarquable, dans une époque où il y avait tant de gens qui laissaient protester leurs billets.

» Comme on voit, ici nous différions dans nos idées ; c’est le malheur des opinions qui partent de deux principes opposés ; toutes les fois que le besoin les rapproche, elles s’entendent sur les théories, mais elles se séparent sur les faits. Nous arrivâmes en face du monument ; situé à quelque distance de la ville, dans le jardin du général Pfyffer. C’est un rocher taillé à pic, dont le pied est baigné par un bassin circulaire ; une grotte, de quarante-quatre pieds de longueur sur quarante-huit pieds d’élévation, a été creusée dans ce rocher, et, dans cette grotte, un jeune sculpteur de Constance, nommé Ahrorth, a, sur un modèle en plâtre de Thorwaldsen, taillé un lion colossal percé d’une lance dont le tronçon est resté dans la plaie, et qui expire en couvrant de son corps le bouclier fleurdelisé, qu’il ne peut plus défendre. Au-dessus de la grotte, on lit ces mots : Helvetiorum fidei ac virtuti, et, au-dessous de cette inscription, les noms des officiers et des soldats qui périrent le 10 août. Les officiers sont au nombre de vingt-six, et les soldats de sept cent soixante. Ce monument prenait, au reste, un intérêt plus grand de la nouvelle révolution qui venait de s’accomplir, et de la nouvelle fidélité qu’avaient déployée les Suisses. Cependant, chose bizarre ! l’invalide qui garde le lion nous parla beaucoup du 10 août, mais ne nous dit pas un mot du 29 juillet. La plus récente des deux catastrophes était celle qu’on avait déjà oubliée. C’est tout simple ;