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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 10.djvu/118

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

de ces princes qui meurent sous un dais, et qu’on enterre, comme Charlemagne, les pieds sur leur bouclier, l’épée au flanc, la couronne en tête, le sceptre à la main.

» — Prenez garde ! il y a longtemps qu’on ne m’a flatté, et je serais capable de m’y laisser reprendre. Allons donner à manger à mes poules.

» Sur mon honneur, j’aurais voulu tomber à genoux devant cet homme, tant je le trouvais à la fois simple et grand.

» Nous nous engageâmes sur le pont de la Cour, qui traverse un bras du lac : c’est le pont couvert le plus long de la Suisse, après celui de Rappersweil… Nous nous arrêtâmes aux deux tiers à peu près de son étendue, à quelque distance d’un endroit couvert de roseaux. M. de Chateaubriand tira de sa poche un morceau de pain qu’il y avait mis après le déjeuner, et commença de l’émietter dans le lac. Aussitôt, une douzaine de poules d’eau sortirent de l’espèce d’île que formaient les roseaux, et vinrent en hâte se disputer le repas que leur préparait à cette heure la main qui avait écrit le Génie du Christianisme, les Martyrs et le Dernier des Abencerrages. Je regardai longtemps, sans rien dire, le singulier spectacle de cet homme penché sur le pont, les lèvres contractées par un sourire, mais les yeux tristes et graves. Peu à peu, son occupation devint machinale ; sa figure prit une expression de mélancolie profonde ; ses pensées passèrent sur son large front comme des nuages au ciel : il y avait parmi elles des souvenirs de patrie, de famille, d’amitiés tendres, plus sombres que les autres. Je devinai que ce moment était celui qu’il s’était réservé pour penser à la France, je respectai cette méditation. tout le temps qu’elle dura. À la fin, il fit un mouvement, et poussa un soupir. Je m’approchai de lui ; il se souvint que j’étais là, et me tendit la main.

» — Mais, si vous regrettez tant Paris, lui dis-je, pourquoi n’y pas revenir ? Rien ne vous en exile, et tout vous y rappelle.

» — Que voulez-vous que j’y fasse ? me répondit-il. J’étais à Cauterets lorsque arriva la révolution de juillet. Je revins à Taris : je vis un trône dans le sang, et l’autre dans la boue,