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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

la sobriété s’étaient un peu fourvoyées ce jour-là. L’honnête armurier n’a point oublié ce mémorable exploit d’ivrogne ; aussi fait-il évader par une fenêtre le comte Édouard, tandis que la crosse des soldats français heurte à sa porte.

» M. le comte Édouard de Bray sauvé, vous vous imaginez qu’il emporte la plus vive reconnaissance pour le brave homme à qui il doit de n’être point fusillé ou pendu ? Oh ! que non pas ! notre drame actuel, notre grand drame, comme on dit, n’est pas si enfant que de nous habituer à des sentiments si naturels et si bourgeois ; il lui faut bien autre chose, vraiment ! — de l’odieux, de l’ignoble et de l’absurde avant tout.

» Voici donc ce qu’a fait M. le comte Édouard de Bray pour se conformer à cette triple obligation du grand drame. À peine hors de danger, il écrit à Grégoire Humbert : « Tu te crois heureux père et heureux mari ; tu te trompes, Humbert. Dans cette nuit d’orgie que j’ai passée chez toi, ta femme t’attendait dans son lit : je m’y suis glissé à ta place ; le fils qu’elle va te donner n’est pas le tien. »

» Si vous demandez maintenant l’explication de cette infamie du comte de Bray, apprenez qu’il a voué une haine implacable au peuple, et qu’il commence à la mettre en œuvre sur son bienfaiteur. C’est avec de telles choses qu’on a la prétention de faire maintenant du drame, et du drame qui émeuve et intéresse !

» La lettre du comte jette Humbert dans le désespoir ; il prend un poignard, et veut tuer sa femme… À ce moment, le fond du théâtre s’ouvre : c’est une scène d’accouchement qui succède à une scène de stylet. « J’ai l’honneur de vous faire part de la naissance du fils de l’émigré. » Le prêtre bénit le nouveau-né ; la mère et l’enfant se portent bien. Ce spectacle désarme Humbert, qui rengaine son poignard ; mais il faut qu’il tue quelqu’un : à défaut de madame Humbert et de son fruit équivoque, c’est Édouard qu’il tuera. Malheureusement, il est trop tard : Édouard est bien loin. L’armurier ne renonce pas pour cela à la vengeance : il fera un second fils à sa femme, un fils qui sera le sien, pour tuer le père du premier