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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

lustre vieillard avait l’instinct de ces amitiés-là : tout ce qui fut grand plus tard a été honoré de son amitié ou de sa protection.

La mort de Jacquemont fit à peine impression en France : il était complètement inconnu à ses compatriotes ; sa réputation data de la publication posthume de ses ouvrages et surtout de sa correspondance de famille, que tout homme d’esprit a lue. Je dis tout homme d’esprit, car il n’y a pas de plus obstiné chercheur d’esprit que l’homme d’esprit. Or, un esprit réel, mais sec et sceptique, est le fond de cette correspondance de Jacquemont ; quant à la foi, c’est autre chose : Jacquemont doute évidemment de tout, même de Dieu.

Dans ses dernières lettres à sa famille, il n’y a pas un mot d’espérance pour une autre vie ; l’immortalité de l’âme, chez Jacquemont, n’est pas même à l’état de rêve. La lettre où il dit adieu à son frère et, par l’intermédiaire de son frère, à toute sa famille, est désespérante, je ne dirai pas de résignation, mais presque d’insouciance. Jacquemont y parle de lui-même comme il parlerait du premier venu. Mettez la lettre à la troisième personne ; que le moribond dise il au lieu de dire je, et vous aurez l’annonce officielle de la mort d’un étranger faite par un indifférent.

Voyez, en effet, si cette lettre est celle d’un homme qui meurt à quatre mille lieues de son pays :


« Bombay, au quartier des officiers malades, 1er décembre 1832.


 » Cher Porphyre,

» Il y a trente-deux jours que je suis arrivé ici fort souffrant, et trente et un que je suis au lit. J’ai pris, dans les forêts empestées de l’île de Salsette, exposé à l’ardeur du soleil dans la saison la plus malsaine, le germe de cette maladie, dont, au reste, j’ai reçu souvent, depuis mon passage à Adjmir, des atteintes sur la nature desquelles je m’étais fait illusion ; c’étaient des inflammations de foie. Les miasmes pestilentiels de Salsette m’ont achevé. Des le début du mal, j’ai