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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 10.djvu/27

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

là que, pour la première fois, j’entendis des hommes s’appeler du nom de citoyens. Toutes les figures étaient empreintes de je ne sais quel enthousiasme électrique qui se communiquait simultanément à toute la foule ; une vive émotion, qui n’était ni celle de la douleur ni celle du recueillement, illuminait tous les visages. Je n’avais alors que quatorze ans, et je ressentis au fond du cœur cet enthousiasme et cette émotion qu’aucun langage ne saurait exprimer.

» — Ah bah ! me dis-je, je serai grondé par mon père ; mais n’importe ! il faut que je tire la corde ; un jour, si j’ai des enfants, je leur dirai : « Moi aussi, j’ai tiré le cercueil du général Lamarque ! » comme mon grand’père nous disait toujours, à nous autres ; « Moi aussi, j’étais de la fédération ! »

» À peine eus-je la corde dans la main, — et ce ne fut pas tout de suite, je vous prie de le croire : on faisait queue ! — à peine eus-je la corde dans la main, que je compris que le plus ou le moins de soldats ne faisait rien à la chose, et que mieux valait être un général de la patrie qu’un ministre de Louis-Philippe.

» Au bout de cent pas, il me fallut céder la place à d’autres : ils m’eussent assommé, je crois, pour me prendre ma corde ; je la lâchai donc, et j’allai me ranger devant une des haies que formait le peuple sur toute la longueur du boulevard ; mais, poussé violemment par les flots de la foule contre le cheval d’un dragon, j’eus le gros doigt du pied à moitié écrasé ; j’éprouvai une douleur terrible ! mais, ma foi, il paraît que l’enthousiasme, s’il ne me la fit pas oublier, me donna du moins le courage de la supporter, car, clopin-clopant, j’accompagnai le convoi jusqu’à la place d’Austerlitz.

» Les groupes nombreux qui s’y étaient formés devenaient de plus en plus menaçants.

» — Un homme à longue barbe haranguait les citoyens ; il tenait un drapeau rouge ; il était coiffé d’un bonnet phrygien.

» On parlait de se préparer à la lutte.

» J’écoutais tout cela sans trop savoir ce que cela voulait dire.