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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 10.djvu/61

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

de mourir, l’ours avait tué l’homme et dévoré une partie de sa tête. En ma qualité de poète dramatique, j’ai mis la chose en scène, voilà tout. Il m’est arrivé ce qui est arrivé à Werner, à l’auberge de Schwartzbach, avec son drame du Vingt-Quatre Février.

— Et qu’est-il arrivé à Werner ?

— Ah ! ma foi ! cher ami, achète mes Impressions de Voyage ouvre le premier volume, et tu le sauras.

Sur quoi, nous continuâmes notre chemin.

Voilà, chers lecteurs, la vérité pure révélée pour la première fois sur le bifteck d’ours, qui a fait, depuis vingt ans, un si grand bruit dans le monde.

Du reste, je n’ai jamais été heureux avec les célébrités que j’ai faites.

Une de mes créations, — création presque aussi européenne que le bifteck d’ours, — c’est Jacotot ; pas l’inventeur de la fameuse méthode d’orthographe ; mais mon Jacotot, à moi ; le Jacotot de mes Impressions de Voyage.

— Ah ! oui, oui, le garçon limonadier du café d’Aix. Justement, chers lecteurs ; vous voyez bien que Jacotot est célèbre, puisque vous vous rappelez son nom.

Qui est-ce qui ne se rappelle pas le nom de Jacotot !

Je puis donc le dire hautement, c’est moi qui ai fait la fortune de Jacotot ; car Jacotot est riche, Jacotot est retiré ; Jacotot a maison de ville à Aix, maison de campagne sur le lac du Bourget.

Et, cependant, comme le maître de l’auberge de la Poste de Martigny, Jacotot m’exècre, Jacotot m’abomine, Jacotot me maudit !

D’où vient pareille ingratitude ?

J’ai blessé l’amour-propre de Jacotot, — toujours à cause de la mise en scène ; le nombre d’ennemis que m’a faits mon talent dramatique est incalculable ! Un homme qui ne serait pas, comme moi, perdu par la rage du pittoresque, un de ces écrivains qui ne se croient pas obligés de peindre quand ils écrivent, ayant à rendre la première apparition de Jacotot, aurait dit tout simplement : « Jacotot entra. » Il n’au-