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Page:Schleiermacher - Discours sur la religion, trad. Rouge, 1944.djvu/156

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est, qu’il le veuille ou non. Ainsi, elle ne peut prétendre à s’assurer un domaine et un caractère qui lui soient propres qu’en séparant complètement ceux-ci de ceux de la spéculation aussi bien que de la pratique, et c’est seulement par le fait qu’elle prend place à côté de ces deux-là, que le champ commun se trouve entièrement occupé, et que la nature humaine se trouve achevée de ce côté.

La religion se manifeste à vous comme le troisième élément, nécessaire et indispensable aux deux autres, comme leur contre-partie naturelle, et qui ne le cède en rien en dignité et magnificence à n’importe ce que vous voudrez de ces deux autres. Vouloir participer à la spéculation et à la pratique sans religion, c’est une présomption téméraire, c’est une insolente hostilité à l’égard des dieux, c’est l’esprit impie de Prométhée, qui déroba lâchement ce qu’il aurait pu exiger et attendre dans un état de tranquille sécurité. Le sentiment de son infinité et de sa parente avec le divin, l’homme ne l’a que pour l’avoir volé, et ce bien illégitime ne peut tourner à son profit que s’il prend conscience en même temps de ses limites, de ce qu’il y a d’adventice dans toute sa forme, du degré auquel toute son existence se perd et disparaît sans bruit dans l’incommensurable. Aussi les dieux ont-ils de tout temps châtié ce crime[1].

[53] La pratique est du domaine de l’art, la spéculation de celui de la science, la religion est sens et goût de l’Infini. Sans elle, comment la pratique peut-elle s’élever au-dessus du cercle de formes aventureuses et transmises par la tradition ? Comment la spéculation peut-elle devenir quelque chose de mieux qu’un squelette rigide et maigre ? Ou pourquoi, dans son effort pour agir au dehors et sur l’univers, votre activité pratique oublie-t-elle finalement toujours de former l’homme lui-même ? Cela vient de ce que vous l’avez opposé à l’Univers, et ne le recevez pas de la main de la religion, comme une partie de cet Univers, et comme quelque chose de sacré. Comment en est-elle réduite à cette misérable uniformité, qui ne connaît qu’un seul idéal et le pose partout comme

  1. Le jugement sur ce qui est présenté ici comme une criminelle présomption est très abrégé et atténué dans B, et l’évocation de Prométhée n’y figure plus ; sur ce dernier, cf. p. 80, et aussi 102.