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Page:Schleiermacher - Discours sur la religion, trad. Rouge, 1944.djvu/157

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base ? Parce que vous manquez du sentiment fondamental de la nature infinie et vivante, qui a pour symbole diversité et individualité. Tout ce qui est fini ne subsiste que par la détermination de ses limites, qui doivent être pour ainsi dire découpées de manière à se détacher de l’Infini. C’est ainsi seulement que le fini peut à l’intérieur même de ces limites être infini, et l’objet d’une formation qui lui soit propre ; sinon, vous perdez tout dans l’uniformité d’un concept général. Pourquoi la spéculation vous a-t-elle si longtemps donné des fantasmagories au lieu d’un système, et des mots en guise de pensées ? [54] Pourquoi n’était-elle que jeu vide avec des formules, qui reparaissaient toujours, sous des formes différentes, et auxquelles rien ne voulait jamais correspondre ? Parce que la religion lui faisait défaut, parce que le sentiment de l’Infini ne l’animait pas, que l’aspiration à l’Infini, le respect de l’Infini ne contraignait pas ses fines pensées vaporeuses à prendre une consistance plus ferme pour se maintenir contre la puissance de cette pression. C’est de l’intuition que tout doit partir, et celui à qui manque le désir de saisir intuitivement l’Infini, celui-là n’a pas de pierre de touche, et n’en a à vrai dire aucun besoin[1], pour savoir s’il a pensé à ce sujet quelque chose de sensé.

Et qu’adviendra-t-il du triomphe de la spéculation, de l’idéalisme achevé et arrondi, si la religion ne lui fait pas équilibre, et ne lui donne pas à pressentir un réalisme supérieur à celui qu’il se subordonne si hardiment et à si bon droit ? Il anéantira l’Univers en semblant le former[2] ; il l’abaissera au rang de simple allégorie, d’inexistante ombre portée de nos propres étroites limites. Sacrifiez avec moi respectueusement une boucle de nos cheveux aux mânes de Spinoza, le saint qui fut réprouvé ! Le haut Esprit du monde le pénétrait tout entier, l’Infini était son alpha [55] et son oméga, l’Univers était son unique et éternel amour ; il se reflétait dans le monde éternel, avec une sainte innocence et une profonde humilité, et s’en voyait lui-même le plus aimable miroir ; Il était plein de religion et plein de saint esprit ; et c’est aussi pourquoi Il

  1. Évidemment ironique : parce que le problème ne se pose même pas pour lui.
  2. B : en semblant vouloir le former. Cf. p. 42, note 5.