Aller au contenu

Page:Schleiermacher - Discours sur la religion, trad. Rouge, 1944.djvu/206

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

[128] pouvez pas ne pas accorder que cette intuition de l’Univers est infiniment supérieure en dignité à la précédente ; ne devrez-vous pas convenir aussi que celui qui s’est élevé jusqu’à elle, mais s’incline devant la nécessité éternelle et inaccessible sans avoir l’idée de dieux, a pourtant plus de religion que le grossier adorateur d’un fétiche ?

Eh bien, montons plus haut encore, là où tous les antagonismes se réconcilient dans l’unité retrouvée, où l’Univers se présente comme totalité, comme unité dans la pluralité, comme système, et ainsi mérite le nom auquel il n’a pas droit jusque-là. Celui qui le saisit intuitivement ainsi comme un et tout, ne devrait-on pas, même s’il n’a pas l’idée d’un dieu, lui reconnaître plus de religion qu’au polythéiste le plus cultivé ? La place de Spinoza[1] n’est-elle pas au-dessus de celle d’un pieux Romain autant que celle de Lucrèce au-dessus de celle d’un adorateur de fétiches ? Mais c’est la vieille inconséquence, c’est le signe irrécusable de l’inculture, de rejeter le plus loin qu’on peut ceux qui ont place au même échelon que soi, pour peu que ce soit en un autre point de cet échelon !

Laquelle de ces intuitions de l’Univers un être humain s’approprie, cela dépend de son sens pour l’Univers, et là est la vraie mesure de sa religiosité ; qu’il ait ou non un dieu pour son intuition, cela dépend du sens où s’oriente [129] son imagination créatrice[2]. Dans la religion, l’Univers est saisi intuitivement, il est posé comme primordialement agissant sur l’homme. Si votre imagination est liée à la conscience de votre liberté au point de ne pas pouvoir penser ce qu’elle est obligée de penser comme agissant primordialement sous une autre forme que celle d’un être libre, soit, l’esprit de l’Univers, elle le personnifiera alors, et vous aurez un dieu. Si elle est liée à l’intelligence de telle sorte qu’il est toujours clair à vos yeux que la liberté n’a de sens que dans le particulier et pour le particulier, soit, vous aurez alors un monde, et pas de dieu.

Quant à vous, j’espère que vous ne considérerez pas

  1. Sur Spinoza, cf. p. 54-6.
  2. Phantasie.