« Sanguis martyrum » (Narsy)

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Journal des débats du 05 août 1918 (p. 2-11).


« Sanguis martyrum »



M. Louis Bertrand vient, une fois de plus, d’emprunter à l’antiquité chrétienne la matière d’un beau livre : Sanguis martyrum ; c’est une page pathétique des annales de cette vénérable Église de Carthage dont Saint Augustin nous apporta naguère une si puissante évocation.

M. Bertrand y demeure fidèle à l’esprit dans lequel était conçue sa biographie du grand évêque d’Hippone. Il entend nous intéresser au passé, non comme à un archaïsme ou un exotisme, mais comme à une réalité qui se prolonge dans le temps et qui nous reste sensible par de profondes et persistantes analogies. C’est à ces analogies mêmes qu’il le réduit presque et qu’il demande de nous en donner l’intelligence. Avec lui, époques et milieux, faits et personnages ne nous apparaissent pas étrangers et lointains, dans la solennité morne de l’Histoire, mais, tels et si prochains, si palpitants de la même vie qui nous anime, que le présent nous les explique et qu’en eux, c’est nous que nous retrouvons. « Qu’on ne cherche point dans ce récit, lit-on dans le prologue de Sanguis martyrum, ce qu’on appelle une « résurrection historique », une œuvre de dilettante et d’érudit, qui s’applique à faire comprendre tout ce qui, dans l’héritage du passé, est décidément mort et inintelligible pour nous. Il ne s’agit ici que de ce qui vit toujours, de ce qui nous est éternellement contemporain dans la plus lointaine histoire. »

Ce qui est « contemporain » de nous, dans une page du martyrologe africain, le voici : « En un temps où l’héroïsme abonde, il n’est peut-être pas inutile de savoir quelle espèce de héros furent les saints et les martyrs, et, en nous demandant pourquoi ils sont morts, de dégager, avec le sens mystique, la signification de leur sacrifice. » Mais, leur sacrifice aurait-il pour nous toute sa « signification », et la leçon n’en serait-elle pas épuisée, si nous ne devions voir en eux que les témoins de temps révolus, des êtres d’exception, les modèles de vertus inaccessibles ? Gardons-nous de les envisager ainsi. Ces saints, ces héros furent des hommes avec tous les entraînements et toutes les faiblesses de notre commune nature ; ils nous ressemblent même quand ils nous surpassent et les générations qui vénèrent leur exemple ne sont point dispensées d’en renouveler l’héroïsme : « les martyrs ne sont point des ossements poudreux enfouis dans les niches des catacombes, ou dans les auges de pierre des nécropoles. Leur sang est une vivante semence qui doit fructifier jusqu’au dernier jour. Leur geste se renouvelle indéfiniment » ; il y a, pour l’humanité, une « loi du sacrifice », une « nécessité périodique du martyre, c’est-à-dire du témoignage en faveur de la justice et de la vérité ».

Tel est le grand enseignement que M. Louis Bertrand nous conduit à dégager des événements qui se déroulèrent « dans les mines de Sigus et sur le territoire de Cirta, de Lambèse et de Carthage », au temps des persécutions de Valérien et Gallien, l’évêque Cyprien étant évêque de Carthage.

L’époque est une des plus troublées de l’histoire de l’église d’Afrique. Un esprit de mollesse et d’indiscipline s’y est insinué dans les années de répit qui ont suivi la persécution de l’empereur Dèce. Celle-ci avait causé d’innombrables apostasies et, en même temps, suscité un appétit déréglé du martyre, contre lequel l’autorité religieuse avait dû réagir. Il en était résulté une situation confuse dans laquelle les évêques, et notamment Cyprien, s’étaient vus traités en suspects par les exaltés, qui leur reprochaient leur prudence, pressés par les tièdes de se prêter à de la complaisance pour la réintégration des chrétiens défaillants. Sur ces querelles disciplinaires le schisme et l’hérésie se greffaient, achevant de déchirer l’unité, « ébranlant la foi en propageant l’anarchie dans l’Église ».

D’autre part, en dépit de l’appareil extérieur de sa domination, la puissance romaine fléchit ; à toutes les frontières la poussée des Barbares menace la sécurité de l’empire, et déjà il compose avec eux. Enfin, des indices multipliés sont venus ajouter aux tristesses de l’évêque de Carthage, l’angoisse d’une persécution prochaine. C’est dans ce cadre d’épopée que se développent les événements rapportés par M. Bertrand et qui embrassent les deux dernières années de la vie de saint Cyprien ; à la vérité, c’est toute la vie religieuse, politique et sociale d’une province romaine et d’une communauté chrétienne, au cours d’une période agitée et tragique de leur histoire, qui se déroule dans la complexité de ses problèmes, la multiplicité de ses aspects, la variété contrastante de ses protagonistes.

La grande figure du Père de l’Église les domine de haut. Elle est le centre et comme la lumière du livre de M. Bertrand, elle en illumine toutes les pages d’une évidence de « raison, positive et clairvoyante, à la romaine », de sagesse pratique « qui n’avait rien de médiocre ni de bas, parcequ’elle tendait vers une fin sublime ». En face de Cyprien, se détache une autre figure non moins attachante, celle de son ami Cecilius Natalis, sénateur, flamine perpétuel… et chrétien. C’est un puissant personnage, de naissance illustre, de fortune opulente, et que les conjonctures d’une époque troublée ont, peu à peu, ébranlé dans sa foi, incliné vers les compromis de conscience et de conduite. La rédemption particulière de Cecilius, le magistère doctrinal et le gouvernement de Cyprien, leur perfectionnement intérieur jusqu’au témoignage public de l’effusion du sang, voilà le thème du livre.

Il est cela, mais il est bien autre chose, de surcroît. Autour de Cyprien et de Cecilius se pressent les représentants de la suprématie romaine, légats, proconsuls, soldats ; ceux des petites métropoles africaines, évêques, prêtres, diacres et, derrière eux, le peuple païen avec ses préjugés, ses méfiances, son hostilité, le peuple chrétien ici plein de ferveur, là déchiré par les factions, ailleurs lamentablement défaillant. Les doctrines, les intérêts, les passions, les personnes se heurtent, s’opposent, se combattent, rude et incessante mêlée où la violence et la ruse, le despotisme et la contrainte, la force aveugle prétendent subjuguer tout ce qui leur résiste. C’est la vie même, et devant cet effroyable conflit, nous sommes à peine dépaysés. Que de rapprochements, que d’identifications même il suggère.

On sent ce qu’une pareille matière offrait de favorable à un talent aussi varié dans ses moyens que celui de M. Louis Bertrand. Il a la profondeur et il a l’éclat, le don de composer, d’analyser et de peindre. Ses personnages sont d’une vie incomparable ; ses dialogues pleins de substance et de mouvement, ses descriptions, d’une intensité, d’un relief, d’un coloris puissant qui supportent le grand souvenir de Flaubert. Des pages comme la descente aux mines de Sigus, la chasse du légat Macrinius, ou encore la visite de Cyprien à la villa de Cecilius sont des pages de premier ordre. Mais c’est peut-être plus encore par le dessein et la portée générale que Sanguis martyrum est un grand livre.

Il est, à sa façon, ce que l’on a dit de l’œuvre de Corneille : une leçon de grandeur d’âme. En le fermant, on se souvient du mot de Renan « La raison fait peu de martyrs ; on ne meurt guère que pour ce qu’on croit. »

Raoul Narsy.